CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1

This may well be an introduction to a discipline (the general study of representations) that does not exist and never will. If its only accomplishment is as a de-disciplinary exercise to make the segregation of the disciplines more difficult, that will be enough.
(Mitchell, PT, 7)

2

Perhaps the problem is not just with pictures, but with theory and, more specifically, with a certain picture of theory. The very notion of a theory of pictures suggests an attempt to master the field of visual representation with a verbal discourse. But suppose we reversed the power relations of “discourse” and “field” and attempted to picture theory?
(Mitchell, PT, 9)

3Il suffit de consulter, aux États-Unis mais aussi en Grande-Bretagne, les catalogues des éditeurs universitaires et les syllabi en sciences humaines et sociales pour constater l’expansion considérable du ou des domaine(s) étiqueté(s) visual culture, visual culture studies, visual studies. Au regard de l’organigramme universitaire français, l’ascension de ce domaine explicitement transdisciplinaire ou « dé-disciplinaire » au rang d’étape obligée de tout parcours en lettres et sciences humaines peut paraître problématique, pour diverses raisons qui dépassent le simple réflexe iconophobe. On peut y voir, d’abord, une menace pour l’équilibre fragile de ces disciplines de l’image, précaires ou encore jeunes, que sont en France l’histoire de l’art, les études cinématographiques ou encore la sociologie des médias, sans parler d’entreprises plus confidentielles comme l’histoire de la photographie ou la sémiotique de l’illustration ; face à l’effort de ces disciplines pour définir des objets et des méthodes spécifiques, la notion de « culture visuelle » apparaît floue, porteuse de tous les nivellements et de tous les amalgames [1]. L’avènement de la visual culture est-il autre chose que la traduction universitaire du triomphe, mainte fois dénoncé d’Adorno à Régis Debray, du « visuel » (de la vulgarité commerciale, du relativisme et de l’esthétisme généralisés, etc.) sur l’art et même sur « l’image », notion aujourd’hui pensée surtout, en France, sur le mode ontologique, sinon théologique [2] ? Au-delà de ces disciplines de l’image, l’émergence de la visual culture risque de mettre en cause des partages disciplinaires plus fondamentaux, ne serait-ce que parce que ses tenants, acquis à l’idée d’un « tournant visuel » (pictorial turn) dans la culture contemporaine, englobent volontiers l’écrit, le texte et le livre dans l’ordre du visuel, et prétendent traiter, sous la problématique de la représentation, de tous les domaines de l’histoire et de la culture. Après la « dé-définition » post-moderne de l’art, la visual culture n’annonce-t-elle pas la dé-définition des humanités, de façon parallèle et convergente aux cultural studies avec lesquelles elle a d’ailleurs partie liée ?

4Le but de cet article n’est pas de répondre à ces questions, quelque peu caricaturales, mais de tenter, par un bref aperçu, de faire connaître un peu mieux un courant de recherche et d’enseignement méconnu en France. Dans ces quelques pages, je me bornerai, sans ignorer la partialité d’une telle présentation, à évoquer l’abondante production des manuels de visual culture, pour me concentrer ensuite sur le dynamisme de la recherche théorique sur l’image et ses rapports au langage, au texte et à l’idéologie, dont je prendrai pour seul exemple l’œuvre influente, mais méconnue en France, de W. J. T. Mitchell, inventeur de la notion de pictorial turn ; je terminerai par quelques remarques sur le renouveau de l’histoire de l’art qui procède de cette recherche. À travers cette évocation, je souhaite souligner deux priorités récurrentes dans ce champ, particulièrement intéressantes dans un contexte français peu enclin à la théorie, et ce d’autant qu’elles sont marquées d’une référence récurrente à la sémiologie, au structuralisme et plus généralement à la « French theory » des années 1960-1980. La première consiste à mettre l’accent sur la théorisation de l’image et de son face-à-face avec le langage, les textes et les discours, cela au détriment, par exemple, de l’histoire socio-économique des images et de la sociologie des médias, mais aussi de toutes les métaphysiques de l’image ; c’est à cette théorisation que Mitchell donne le nom d’iconology. La seconde priorité, étroitement liée à la précédente, est à la déconstruction des valeurs idéologiques et politiques des images (par opposition à une lecture esthétisante, mais aussi à l’histoire matérielle), déconstruction qui caractérise assez généralement les travaux inspirés par Mitchell, notamment en histoire de l’art, et qu’on retrouve dans les études et manuels de visual culture.

5Cette appellation de visual culture est, au premier abord, trompeuse : car les manuels qui affichent cette étiquette n’ont manifestement pas pour objet la transmission d’une histoire ou d’une culture des images — au sens où l’on parle d’histoire de la littérature, ou de culture littéraire. Peu diserts en général sur l’histoire des formes, des techniques, de l’économie ou des fonctions des images, étrangers aux pratiques érudites de la connoisseurship, ces ouvrages tendraient plutôt à dénoncer le projet d’une histoire des images comme une illusion positiviste. Non sans rappeler la sémiologie de l’image des années 1970 et 1980 (laquelle n’avait guère pénétré le cursus universitaire moyen aux États-Unis), la visual culture trouve son terrain de prédilection dans le contemporain et le « vernaculaire » (télévision, cinéma, publicité, Internet) et promeut l’interprétation des images sociales et de leur fonctionnement rhétorique, politique, ou commercial. Elle vise moins la connaissance des formes ou des objets singuliers que l’intelligence du fait social ou du « problème » de l’image dans la culture (américaine) contemporaine. C’est pourquoi les manuels donnent la priorité à la « critique culturelle » sur toute historiographie, et proposent une série de méthodologies visant à l’analyse des images et au décodage des discours qu’elles soutiennent ou qu’elles masquent ; et c’est aussi pourquoi les visual culture readers sont le plus souvent des anthologies de textes philosophiques, critiques et méthodologiques sur l’image, sa circulation et les pouvoirs qui s’y expriment. La visual culture a, en effet, pour véritable sujet les rapports de l’image et du pouvoir (pouvoirs de l’image, mais aussi images du pouvoir), fréquemment associés aux méfaits du capitalisme, de l’impérialisme, du colonialisme, du sexisme ou du racisme. Les sources théoriques qui y sont invoquées n’appartiennent guère à l’histoire ou à la philosophie de l’art, ni, encore moins, à la vieille tradition iconophobe américaine (de Henry James à Daniel J. Boorstin), mais aux grandes critiques européennes de la modernité, de l’école de Francfort à la « French theory » (le Barthes de La Chambre claire, mais aussi de Mythologies, le Foucault de Surveiller et punir, Lyotard, Althusser…) et aux cultural studies (W. E. B. Du Bois, Fredric Jameson, Edward Said, entre autres).

6Cette critique des images, transdisciplinaire, globalisante, peu formaliste, peu historienne, polyvalente et politisante, bien loin de ressembler à une nouvelle discipline, rappelle ainsi le programme plus général des cultural studies et le processus continu de révision des frontières et des hiérarchies académiques qui caractérise, depuis les années 1980, le paysage universitaire américain en sciences humaines. Dans ce paysage, les études sur l’image présentent cependant plusieurs particularités. Au niveau des objets, l’essor des visual studies a moins pour conséquence la recomposition d’un canon préexistant que l’accession à la visibilité universitaire de tout un nouveau champ d’objets traditionnellement associés à la culture de masse, ou jusqu’ici cantonnés dans le champ des media studies : non seulement cinéma et photographie, installés depuis longtemps, mais télévision, publicité et vidéo, bande dessinée, dessin de presse, couvertures de romans, etc. Or, si cet élargissement peut faire penser au slogan d’une démocratisation de la culture, il tend aussi à servir un projet peut-être plus radical de reconfiguration des humanités, où la pédagogie visual culture semble destinée à jouer le rôle de propédeutique générale, et non plus celui d’une « matière » parmi d’autres : dans cette perspective, l’acquisition d’une visual literacy deviendrait un objectif fondamental des premiers cycles universitaires, au point même d’englober tout ou partie des disciplines littéraires traditionnelles. Et si une telle évolution peut sembler discutable du point de vue de l’avenir de ces disciplines, il faut bien reconnaître qu’elle est amplement motivée par ce que toute la classe universitaire américaine, ou presque, a ressenti comme une urgence éducative vitale dans l’ère Reagan-Bush. Comment nier l’intérêt de propager par tous les moyens l’esprit critique dans le contexte de la régression, constatée ou annoncée, de l’écrit et de la lecture, de l’explosion de l’offre et de la consommation d’images (sur écran), de leur incidence pathogène, réelle ou supposée, sur le comportement des adolescents, de la concentration croissante des canaux d’information et de divertissement, ou encore de la confusion du réel et du virtuel dans le visuel, depuis la couverture de la première guerre du Golfe par CNN jusqu’aux dinosaures de Jurassic Park ?

7C’est à ce contexte du début des années 1990 que se réfère W. J. T. Mitchell, professeur de littérature et d’art à l’Université de Chicago et rédacteur de Critical Inquiry, quand il annonce, au début de Picture Theory, que la période contemporaine se caractériserait par un pictorial turn, succédant au linguistic turn décelé par Richard Rorty dans la philosophie du xxe siècle. Par « tournant visuel », Mitchell entend une réorientation théorique : « the way modern thought has re-oriented itself around visual paradigms that seem to threaten and overwhelm any possibility of discursive mastery » (PT 9). Ce tournant serait caractéristique de la période post-moderne : « the picture now has a status somewhere between what Thomas Kuhn called a “paradigm” and an “anomaly,” emerging as a central topic of discussion in the human sciences in the way that language did : that is, as a kind of model or figure for other things (including figuration itself), and as an unsolved problem, perhaps even the object of its own “science,” what Erwin Panofsky called an “iconology” » (PT 13). On peut toutefois se demander ce que recouvre exactement le « now ». À l’appui de la thèse sont cités, d’une part, le développement des technologies magnétiques et numériques et l’expansion des images dans la société de la fin du xxe siècle, mais aussi une série de virages théoriques de plus grande envergure temporelle, entre autres, l’émergence de l’iconicité comme concept-clé de la sémiotique du xxe siècle, la « picture theory of meaning » de Wittgenstein, la coïncidence des thématiques du « spectacle » (Debord) et de la « surveillance » (Foucault), la critique derridienne du phonocentrisme, le renouveau d’intérêt pour l’iconologie panofskyenne, l’émergence d’une histoire du regard et des spectacles (voir les ouvrages cités de Jonathan Crary), etc. Mitchell tend à interpréter, un peu sommairement peut-être, tous ces développements comme autant de manifestations d’une pensée de l’image oscillant entre « idolâtrie » et « iconoclasme » (PT 11-15), tandis que la fin du chapitre montre de façon assez saisissante une convergence rhétorique entre l’iconologie panofskyenne et la critique althussérienne de l’idéologie. Mais comme on le verra plus loin, Mitchell a montré dans son livre précédent que le « tournant » était aussi un penchant de la tradition philosophique et esthétique, marquée dans toute l’époque moderne par une pulsion iconoclaste, l’imbrication de la pensée de l’image dans la théorie du langage, et jusqu’à la convergence entre iconologie et idéologie. Le pictorial turn, qui a connu une certaine fortune, n’est peut-être pas, finalement, la thèse la plus convaincante du livre. Au demeurant, même si cet ouvrage se termine par une remarquable mise en perspective des images de CNN en 1991 avec le film d’Oliver Stone JFK, il est moins consacré à caractériser l’époque qu’à déployer, à travers une série d’essais, une pratique extraordinairement agile de reconnaissance et de décryptage de l’activité des représentations (images, mais aussi textes, et surtout leurs hybridations), inspirée notamment par l’analyse foucaldienne de l’articulation visible/énonçable.

8Activité théorique des images, d’abord, puisque picture theory, écho explicite de Wittgenstein, de sa « picture theory of meaning » et de sa critique de cette même théorie dans les Philosophical Investigations, est aussi à prendre comme un syntagme verbal (« imager la théorie » venant répondre à « théoriser l’image »). Ce titre Picture Theory, sonnant comme un impératif, fait aussi écho à un essai de Joel Snyder qui montrait comment certaines pratiques photographiques réfléchissent et déplacent à la fois la problématique cartésienne de la vision (Snyder). La plus grande partie de Picture Theory est ainsi consacrée à l’exploration de plusieurs de ces modes théoriques de l’image, plus généralement de cette action-réaction théorique par laquelle les images et les textes mettent en scène leur altérité et leur tropisme mutuels. Il y a d’abord les metapictures, images réflexives qui mettent en abyme leur condition iconique et illustrent en même temps « l’impossibilité d’un pur métalangage » (PT 83) ; on soulignera ici la diversité des exemples, qui vaut modèle pour bien des études de visual culture : le Ceci n’est pas une pipe de Magritte (et son analyse par Foucault), mais aussi un cartoon apparemment anodin du New Yorker, ou encore le fameux « lapin-canard » de Wittgenstein (PT 193-95), et pour finir la juxtaposition entre le Et in Arcadia Ego de Poussin et un calembour visuel du magazine Mad. Puis vient l’univers vaste et composite des imagetexts, catégorie par excellence du métissage, que Mitchell décline d’abord en « textual pictures » (chez William Blake notamment, mais aussi à travers deux exemples de présence-absence de l’image dans le texte aussi éloignés que le recours à l’ekphrasis dans une émission de radio et l’élision des images mémorielles dans l’autobiographie de Frederick Douglass) puis en « pictorial texts ». Cette dernière sous-catégorie est l’occasion pour Mitchell de s’attaquer à « trois institutions de la représentation visuelle » (PT 210) : la peinture (moderniste), dans un très bel essai intitulé « Ut Pictura Theoria » qui décortique, dans l’histoire et la théorisation du modernisme chez Clement Greenberg, Michael Fried et Rosalind Krauss, l’exclusion de la « littérature » et du « picturalisme littéraire » au nom de l’« opticité » ; la sculpture (minimaliste), à travers l’œuvre-phare de Robert Morris, œuvre hybride qui déplace le face-à-face mot/image vers la confrontation mot/objet et transforme l’artiste expressif en un sujet mixte de créateur-commentateur (un « sculpteur éloquent qui fabrique des objets muets pour un spectateur perplexe », PT 247) ; enfin la photographie (documentaire et illustrative) et plus exactement l’essai photographique, genre éminemment hybride lui aussi, abordé à partir de quatre exemples (dont le premier, le Let Us Now Praise Famous Men de James Agee et Walker Evans, est justement décrit comme un modèle du genre et de ses ambiguïtés politiques, mais aussi d’une tactique très particulière de creusement du hiatus texte/image).

9Toutes ces analyses mettent admirablement en œuvre le programme annoncé d’un « dé-disciplinage des divisions entre culture visuelle et culture verbale » (PT 100) ; il y a là un écart vigoureux par rapport à la longue tradition de l’étude comparative des sister arts, que critique Mitchell. Mais, comme le montrait déjà l’analyse foucaldienne des Ménines, longuement commentée à son tour, et comme l’exposent en détail le chapitre sur l’essai photographique ainsi que la dernière partie, consacrée à « Pictures in the Public Sphere », l’activité des images est aussi et d’abord activité politique, y compris dans le cas des œuvres d’art les plus abstraites : non seulement parce que les images servent des objectifs politiques, mais plus fondamentalement parce que le rapport image/langage renvoie au pouvoir, au politique et à leurs représentations. Ici la théorisation de la visual culture prépare explicitement des tactiques d’intervention dans le débat public, et cette politisation de la critique visuelle a des liens étroits avec le contexte de la première guerre du Golfe et du durcissement de la droite conservatrice au pouvoir. Rappelons qu’à la fin des années quatre-vingt, le National Endowment for the Arts était violemment mis en cause par des critiques et des politiciens néo-conservateurs, qui créèrent le scandale autour de plusieurs grandes expositions financées par des budgets fédéraux et jugées « un-American », comme la rétrospective Mapplethorpe de 1988 et, plus encore, The West as America (Smithsonian, 1991 ; cf. Truettner), qui réinterprétait les icônes de la conquête de l’Ouest à la lumière de sa relecture critique dans l’historiographie.

10Au-delà de ce contexte, cependant, il y va aussi d’une réflexion plus fondamentale sur le destin politique des images. Et pour bien saisir la portée des réflexions de Mitchell en la matière, il faut revenir au recueil précédent, Iconology: Image, Text, Ideology, qui constitue sans doute l’exposé le plus exigeant des recherches théoriques qui ont sous-tendu l’essor des études de visual culture. Précisons d’emblée que ce premier livre, s’il n’est pratiquement pas illustré et s’il se consacre surtout à l’image au sens de l’anglais image (image idéale et, on va le voir, idée de l’image), n’est pas un traité théorique dont le second serait l’application pratique à des pictures (images matérielles). On vient de voir que si PT se consacre au commentaire d’œuvres et d’images concrètes, c’est aussi pour montrer comment ces images concrètes « font de la théorie » à leur façon. Dans tous les essais de Mitchell, d’ailleurs, les fils croisés de la théorie littéraire, de la philosophie du langage, de la théorie et de l’histoire de l’art, ou encore de la critique foucaldienne, ne conduisent jamais à une doctrine mais bien plutôt au refus de tout corpus intangible de « méthodes » et à une pratique théorique « dé-disciplinaire » qui cherche avant tout à épouser l’infinie circulation du langage dans l’image et de l’image dans le langage.

11Alors qu’un recueil antérieur, intitulé The Language of Images, pouvait encore passer pour inspiré par la sémiotique, dans Iconology Mitchell ne fait pas mystère de son hostilité à cette dernière : elle y est comparée à « la rhétorique de la Renaissance, un métalangage proliférant » qui se prend pour une science (I 62). Le sujet annoncé de ce livre est plutôt « ce que les gens disent sur les images », par quoi il faut entendre la constitution dans et par le langage (surtout philosophique et littéraire) d’une « idée de l’image [image] » ; c’est donc l’exploration d’un débat constitutif entre « image » et « mot » que désigne ici le mot d’« iconologie » (I 1-3). Ce mot est donc pris ici dans un usage distinct de celui qu’en faisait Erwin Panofsky, qui opposait l’iconographie à l’iconologie comme la description rapprochée des motifs d’un tableau à la récapitulation de son horizon symbolique « total », c’est-à-dire idéologique et même civilisationnel. Appuyée sur la critique witgensteinienne des images mentales, cette iconologie « générale » déploie, en guise de réponse à la question « what is an image? », une généalogie, rapide mais originale, de la pensée occidentale de l’image, dans un mouvement rétrospectif nous menant de la fin du xxe siècle à la fin du xviiie, période qui a été le cadre des premières études de Mitchell, consacrées à Blake et Hogarth. À chaque étape de ce parcours, dont le leitmotiv est la critique du naturalisme naïf qui veut qu’une représentation soit peu ou prou une copie de la nature, on voit s’enrichir la problématique du rapport image/langage, à mesure que ce couple se réfléchit et s’enracine dans de multiples autres oppositions. Le premier moment est en gros celui du structuralisme, à ceci près que Mitchell marque sa distance avec les sémiologues (le Barthes de « La rhétorique de l’image », en particulier) pour explorer des théories plus philosophiques. Il interroge d’abord la théorie des symboles proposée par Nelson Goodman dans Languages of Art (1975, livre resté injustement méconnu en France, malgré une traduction bienvenue), dont il retient surtout l’opposition entre description et depiction (tout en soulignant avec Goodman qu’un paragraphe peut « dépeindre » un horizon tandis qu’un tableau peut être criblé de textes [I 70]), ainsi que la « densité » que Goodman reconnaît aux systèmes non linguistiques. Puis Mitchell remonte de Goodman à Ernst Gombrich et à la philosophie de l’art développée par celui-ci depuis Art and Illusion (1956), dans laquelle le critique américain traque les revirements, voire les contradictions, qui affectent l’opposition nature/convention. Gombrich a souvent passé pour un champion du conventionnalisme dans l’analyse de l’image, de l’art, et, avec Panofsky, de l’histoire de la perspective ; mais il est revenu, dans la dernière partie de son œuvre, à une position presque antithétique, remettant en selle, avec l’appui du Cratyle de Platon, la naturalité de l’image face à la conventionnalité du langage ; et Mitchell de montrer, avec toute sa dextérité, que même le Gombrich conventionaliste n’est pas exempt, à son insu, d’« illusions » naturalistes (I 74-95). Le second moment est celui de l’Enlightenment, et ce n’est pas le moindre des mérites de Mitchell que de nous conduire, sans perdre le fil de sa dialectique, de Goodman et Gombrich à Lessing et Burke, et à travers ces derniers à toute la tradition rhétorique du ut pictura poesis (et, au-delà, au Paragone de Léonard de Vinci). En effet, c’est un parcours convaincant et convergent qui mène des oppositions densité/différenciation (chez Goodman) ou nature/convention (chez Gombrich) à la panoplie des dichotomies esthétiques (peinture/poésie, espace/temps, œil/oreille, beau/sublime, etc.) que déploient Lessing dans le Laocoon et Burke dans son Enquiry : au-delà de la supériorité supposée de la poésie sur la peinture, le face-à-face entre image et langage devient à travers cette généalogie le nœud central de la réflexion esthétique occidentale.

12Parcours d’autant plus passionnant et efficace, du point de vue des enjeux globaux du livre, qu’avec ce second moment se dévoile pleinement l’inconscient politique, au sens de Jameson, des oppositions, réputées purement génériques, entre mot et image. Mitchell montre comment chez Lessing les « laws of genre » (la supériorité de la poésie sur la peinture) trahissent les « laws of gender » (la supériorité du masculin sur le féminin) et décline cet isomorphisme en une passionnante grille axiologique de la sémiotique pré-romantique (« painting/poetry, space/time, natural signs/arbitrary signs … beauty/sublimity, eye/ear, feminine/masculine ») (I 109-110) [3]. Et le chapitre suivant explique avec autant de force comment chez Burke, cette sexualisation des oppositions esthétiques (sublime = masculin/beau = féminin) s’élargit en une géopolitique, mettant aux prises la civilisation (masculine et européenne) du discours à la barbarie (féminine et exotique) de l’image, et plus spécialement la France comme nation (féminine) de l’œil, de la peinture et de la spéculation à l’Angleterre comme patrie (masculine) de l’oreille, du verbe et de la passion (I 132-134). Ainsi éclate le statut essentiellemment politique de l’image, « signe de l’autre racial, social et sexuel » chez Burke et Lessing, plus généralement « lieu d’un pouvoir spécial qui doit être soit contenu soit exploité » (I 150) ; du même coup, transparaît le lien constitutif entre la théorie de l’image et la peur des images — l’iconoclasme (I 152-155). Et l’on croit voir ici rempli le contrat d’un livre consacré à l’interdépendance de l’image, du texte et de l’idéologie. Or, la troisième et dernière partie du livre apporte à cette généalogie un nouveau tour d’écrou en montrant, à partir de l’usage déroutant que fait Marx de la camera obscura comme métaphore simultanée de la déformation du réel par l’idéologie et de la méthode critique visant à redresser l’illusion, comment l’analyse marxiste de l’idéologie et du fétichisme de la marchandise, et plus généralement toute la critique marxiste, sont fondamentalement tributaires d’une « rhétorique de l’iconoclasme » [4]. L’idéologie (ou sa critique) n’est pas plus exempte d’iconologie que l’iconologie n’est exempte d’idéologie : sur cette conclusion relativiste, qui introduit, sous l’égide de William Blake, un appel quelque peu éthéré à une « réconciliation » entre marxisme et libéralisme, se termine Iconology, publié, rappelons-le, en 1986.

13S’il fallait pointer, dans cette œuvre théorique et critique prodigieusement riche, une lacune ou une limite, ce serait sans doute le caractère un peu systématique de la recherche, inspirée par la vulgate foucaldienne des années 1980, des jeux et des effets du « pouvoir » dans la production artistique et plus généralement culturelle. C’est d’ailleurs ce que semble reconnaître Mitchell lui-même dans sa préface à la deuxième édition d’un recueil collectif publié sous le titre Landscape and Power (2002, première édition 1994) : le pouvoir du paysage, dit-il, est « faible en comparaison de celui des armées », et ce livre, dont l’introduction originale revendique l’objectif de « changer “landscape” de nom en verbe », montre amplement que l’activité paysage déborde de loin ses interprétations politiques (LP vii-1). La quête des signes du pouvoir ou de la répression qui se logeraient dans toute production culturelle — si elle demeure salutaire à titre d’antidote aux lectures désincarnées de l’art qui persistent ici et là, en France notamment — a pris aux États-Unis la tournure d’un nouveau rituel académique, parfois tout aussi stérile que ceux qu’il prétend démonter. Dans certains travaux explicitement inspirés par Mitchell, « l’iconologie » devient le nom d’un exercice mécanique d’application à la peinture de la critique « libérale » du nationalisme, de l’expansionnisme, du sexisme, ou encore de l’esclavagisme ; ainsi, dans certains des essais rassemblés par David Miller sous le titre American Iconology, la confrontation entre art et littérature tend-elle à retourner à la pure et simple comparaison que dénonçait Mitchell à propos de la tradition des sister arts, et la critique idéologique, si magistralement menée soit-elle, ne fait-elle que s’illustrer dans la peinture, au risque de noyer l’image dans le déluge de son message.

14Plus généralement, on peut se demander si la lecture politique des images et des œuvres ne tend pas, dans la pédagogie visual culture, à tenir lieu de toute histoire des images. Si Mitchell est profondément sensible à la thématique foucaldienne de l’historicité comme lieu d’articulation et de différence entre le visible et l’énonçable, et si sa généalogie du thème iconologique manifeste une attention fine à l’histoire comme terrain de la mutation des discours, on reste néanmoins sur sa faim, dans Picture Theory en particulier, quant à la perspective d’une histoire des images qui ne serait pas seulement une généalogie ou une méta-histoire. Même reconnue et éclairée comme activité théorique et politique, l’image n’est guère souvent décrite comme économie (malgré le très beau passage consacré dans Picture Theory [334-348] à la théorie de l’illusion chez Pline, appuyée par son auteur sur une interprétation du contexte économique impérial), ni plus généralement comme pratique sociale. Son histoire institutionnelle est décrite en termes abstraits ; quant à l’histoire des techniques de l’image et de l’audiovisuel, elle est à peu près absente des ouvrages de Mitchell, comme des manuels de visual culture.

15Mais cette objection n’en est pas vraiment une, dans la mesure d’une part où Mitchell ne se définit nulle part comme historien, et compte tenu, d’autre part, du remarquable renouveau qu’on observe aux États-Unis, depuis 1990 environ, dans les études d’histoire de l’art et du visuel. On se reportera, pour un panorama critique incomparablement fouillé de la période récente, à un récent article de John Davis. Même si ce renouveau déborde évidemment la seule influence des travaux de Mitchell, il en ressort que ce dernier avait raison, dans Picture Theory, de prédire à l’histoire de l’art une position de « centralité intellectuelle » dans la révolution de la visual culture (PT 15). En effet, depuis 1990, non seulement le canon de l’art américain a été vigoureusement révisé par l’attention nouvelle portée aux corpus mineurs ou aux traditions minoritaires (en particulier indienne et hispanique), mais c’est toute la définition du champ « art » qui a été élargie du fait de ce que Davis appelle « la dissolution des frontières (tant internes qu’externes) » (Davis 546) : intérêt croissant pour les modes mineurs (lithographie, réclame, photographie commerciale, patchwork, etc.), multiplication des approches « inter-média », contextualisation de plus en plus ambitieuse de l’histoire de l’art en « histoire sociale » et « histoire culturelle ». Les problématiques politiques, en particulier, ont renouvelé plus d’un chapitre classique de l’histoire de l’art américain : ainsi, par exemple, Angela Miller a-t-elle montré dans The Empire of Landscape (1993) comment l’école paysagiste de la Hudson River promut l’identité régionale new-yorkaise et ses préoccupations politiques particulières au statut de programme pictural « national ». Un autre exemple, très récent et particulièrement éloquent, de la position nouvelle de l’histoire de l’art aux États-Unis, qui en même temps illustre admirablement cette nouvelle critique culturelle qu’aspire à devenir la visual culture, est le livre de David Lubin, connu précédemment pour son analyse de la société dans la peinture américaine du xixe siècle (Picturing a Nation, 1993), sur l’assassinat de Kennedy comme lieu de confusion de la culture politique et de la culture visuelle (Lubin 2003). Certes, comme le montre aussi ce livre, la contextualisation réciproque des images et de l’histoire sociale et politique n’échappe pas au danger de la circularité et de la prolifération de pseudo-entités historiques. Mais elle a surtout pour résultat de conférer à l’histoire des images dans sa globalité une position centrale dans la culture américaine et un rôle paradigmatique pour la critique culturelle. Position à coup sûr très nouvelle, comme le rappelle John Davis, par rapport aux années 1970 et même 1980, où ce qui n’était guère envisagé que comme « art américain » restait — sa terminaison expressionniste exceptée — un domaine fort provincial, réservé aux amateurs de tableaux pompiers et de citations fleuries d’Emerson.

16De là à supposer que l’avènement de la visual culture n’aura été qu’un paravent pour une nouvelle stratégie nationaliste et expansionniste, il n’y a qu’un pas, qu’on se gardera de franchir. Souhaitons plutôt que le slogan « Wittgenstein à Jurassic Park », qui résume sur le web le dépaysement des disciplines suscité par les tenants de la critique des images, puisse éveiller quelque curiosité dans le débat français actuel sur l’organisation de l’université.

Notes

  • [1]
    Les rares ouvrages qui, en France, tentent d’adopter cette notion n’échappent guère au reproche de confusionnisme (voir Gervereau).
  • [2]
    Voir Debray, Rancière et Mondzain. On exceptera de cette tradition française, et de son ton volontiers nostalgique, le travail des historiens et théoriciens de l’art qui, dans le sillage de Louis Marin et Hubert Damisch, ont accordé l’exigence philosophique à une véritable attention à la matérialité et à l’histoire des images (voir par exemple Didi-Huberman, 2003) et qui combattent ainsi une tendance très insistante à figer « l’image » dans une catégorie abstraite, dont l’histoire se réduirait à ses commencements bibliques, byzantins ou encore modernes.
  • [3]
    Il ressortirait de cette grille que « paintings, like women, are ideally silent, beautiful creatures designed for the gratification of the eye, in contrast to the sublime eloquence proper to the manly art of poetry » (I 110).
  • [4]
    Mitchell n’est pas le premier à s’intéresser à la métaphore de la camera obscura chez Marx ; outre les auteurs qu’il utilise directement, on rappellera avec lui que Sarah Kofman a publié une remarquable analyse de cette métaphore chez Marx, Freud et Nietzsche (Kofman 1973).
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Résumé

Dans ses ouvrages Iconology (1986) et Picture Theory (1994), Thomas Mitchell expose un éventail de recherches animées par une réflexion théorique et généalogique sur l’image et son rapport avec le langage, et par une interrogation sur les usages esthétiques et les significations politiques de ce rapport image/langage. Ces recherches portent sur des objets, qui vont de la théorie esthétique pré-romantique au cinéma américain contemporain, ou aux grands thèmes de l’histoire de l’art moderne. La théorie de l’image de Mitchell, et plus généralement les études de visual culture, sont à rapprocher du renouveau actuel des études d’histoire de l’art aux États-Unis.

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François Brunet
Université Denis Diderot-Paris VII
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/etan.581.93
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