CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À l’heure de la gouvernance par les nombres et du souci de la rentabilité, les métiers du soin, dans leur diversité, se questionnent sur leur devenir. Alors qu’on se souvient encore des grèves des infirmières de la fin des années 1980, du début des années 1990 revendiquant le passage de la vocation (Beruf, en allemand) à la profession – les slogans d’alors disaient « ni nonne ni conne », « infirmière, ce n’est pas une vocation, c’est une profession » –, les enjeux contemporains se sont déplacés. Un autre passage est franchi. Il va de la profession vers l’activité alors que le soin fait l’objet de nouvelles pratiques managériales et d’une gestion ou d’une surveillance par une tarification à l’activité (T2A), relayée par des dispositifs informatiques.

2La profession prenait ses distances avec la vocation dans sa dimension religieuse, parfois oublieuse des droits du travail mais attentive à ce qui s’engageait de la recherche d’unité profonde d’une vie engagée au travail. La réduction du métier à l’activité opère une dissolution de son unité au profit de la transparence que serait censée comptabiliser une série de tâches « impersonnelles ». Mais le risque est grand alors d’invisibiliser ce qui se donne dans le soin ; il est tout aussi grand que l’inventivité professionnelle s’efface au profit de pratiques procédurales.

3Nous voulons questionner ce qui du soin ne peut être mesuré, non seulement pour des raisons de faisabilité technique mais aussi d’impossibilité anthropologique et éthique. En termes plus polémiques, il s’agirait de sonder si un conflit est vraiment engagé entre les conteurs et les comptables, entre la capacité à raconter une expérience soignante et celle de la comptabiliser, comme un conflit frontal du narrateur et du tableur ?

Raconter, compter, coder

4Quelle langue inventer qui soit la plus à même de traduire ce qui se donne dans le soin, sans le trahir ? Est-ce une langue universelle faite d’indicateurs, de chiffres et de codes qu’on croit univoques et transparents ? Ou est-ce une mise en discussion coordonnée de la pluralité des langues des métiers du soin, envisagée comme une bénédiction de Babel[1] : langue des médecins, des différentes épistémologies que portent les somaticiens, les soignants, les patients, les psychologues, les assistants sociaux, les départements d’information médicale, les statisticiens, les comptables ? Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle et de la réduction des mots du soin en données (data), des événements de vie en informations, une révolution langagière est en cours qui risque d’appauvrir encore les mots du soin. La prise en considération de données massives (big data), via les algorithmes, transforme l’intelligence clinique. Des choix éthiques sont donc à faire en amont, dans la conception d’une interface numérique conçue comme des machines à traduire des événements biographiques (les maladies) en données massives. Ils sont également présents dans le souci éthique de faire en sorte que les dispositifs techniques (le numérique, les logiciels, les techniques de gestion) et l’organisation du soin soutiennent, et non mutilent, des activités de coopération dans le soin. Avec les pratiques de new management et ses dispositifs de comptage (indicateurs, normes ISO, etc.), comment maintenir la dimension personnalisante du soin ? Les leçons de la philosophie de la technique d’un Gilbert Simondon nous ont suffisamment rappelé que les enjeux éthiques ne se situent pas uniquement dans les usages bons ou mauvais d’une technique – génomique, administrative ou informatique – mais également dans le design des choix, la manière d’appréhender une situation et de poser le problème que ce dispositif met en place. Un logiciel de codage pour la tarification à l’activité, par exemple, n’est pas qu’une fonction de support pour le soin. Il est stratégiquement une mise en forme du soin, un langage pour le formaliser et en rendre compte, lui imposant littéralement sa logique. Nous sommes en train de prendre la mesure que le numérique dans le système de soin (du département d’informations médicales aux services des statistiques gestionnaires jusqu’au système d’information) est loin de n’être qu’une fonction de support. Seule peut le penser une conception très naïve et instrumentale de la technique. Il est, en fait, un dispositif stratégique, porteur d’une vision du monde, engendrant un milieu de vie porté par l’importance de la vitesse, de la transparence, de l’efficacité. Ce sont là autant de valeurs qui entrent en conflit et reconfigurent l’idée que l’on se fait du soin.

5L’importance de la « gouvernance par les nombres » [2] selon l’heureuse formule du juriste Alain Supiot, la valorisation des données massives (ou dataïsation) mobilisent un paradigme informatique. Ce dernier généralise un modèle d’intelligibilité donnant sa primauté à l’information dite accessible, dans tous les secteurs, de la médecine aux sciences de l’organisation, de la génétique à la robotique. Ce savoir est de l’ordre d’une connaissance exacte relevant de l’ordre d’une information codable et dépersonnalisée. Il nous fait vivre à l’heure du code : code génétique ou codage administratif. De fait, le traitement du réel en termes d’informations, littéralement, donne une forme. Le processus informatique transforme ainsi les données vivantes du soin en informations médicales. Or, raisonner en termes de données, d’indicateurs et de codage mobilise une intelligence analytique qui opère un profond travail d’abstraction et d’anesthésie qui n’est pas sans effets sur ce que sont l’intelligence clinique et la relation soignante. Ce travail de traduction prend le risque de la trahison, lorsqu’il traduit la relation de soin dans ce qu’elle a de plus individuant, concret et sensible, d’abord en mots (sémiologie et nomenclature), puis de mots en nombres (numération, quantification biologique, score) et maintenant de nombres en données (données massives ou big data en médecine génétique). Il faut se demander ce qui se gagne et ce qui se perd dans cette traduction. Ce travail de traduction n’a-t-il pas pour effet d’encourager un processus d’insensibilisation de l’expérience et une disparition du vif du travail de soin ?

6Enfin, comme l’apparition de nouvelles professions en témoigne – des bio-informaticiens aux biostatisticiens –, nous sommes contemporains d’un bouleversement de l’univers sémantique qui nous sert à penser, dire et organiser nos expériences et singulièrement le soin de l’humain malade. Du mot au nombre et du nombre au code se déploient trois écritures. On retrouve ces trois registres dans l’histoire de la médecine : les nomenclatures et les classifications des maladies ; la médecine des nombres et des numérations via la biologie ; la médecine du codage avec la génomique. Aujourd’hui, nous sommes en train de vivre le passage du chiffre au codage, opérant une abstraction encore plus grande pour rendre compte du soin. Il est des sociétés où l’on se préoccupe peu de nombres. Il en est d’autres où l’État et la statistique (il faut entendre le mot « État » dans Statistik car il s’agit bien d’une manière de gouverner), la comptabilité et les sciences de gestion ont répandu leurs usages. « Cette valorisation des chiffres et du calcul écrit les a imposés comme un mode de connaissance du monde, des choses et des êtres, voire comme un mode de connaissance de la connaissance. » [3] Le codage poursuit cette abstraction par une formalisation plus grande encore, relayée par le dispositif numérique.

7Ce processus d’abstraction qui va du mot au chiffre et du chiffre au code a des conséquences sur la manière de parler du soin. Quel grand récit fabrique-t-on lorsqu’on valorise le codage comme manière de nous dire qui nous sommes ? Comment coder la détermination à soigner faute de moyens ou le respect dans le soin, par exemple ? Parce qu’un code informatique n’est pas réflexif, il a besoin des humains pour lui donner cette dimension de réflexivité grâce à laquelle une information ou une donnée redevient un événement biographique. Aussi, cette généralisation d’une culture du codage ne donne-t-elle pas une forme ultime à ce que Walter Benjamin affirmait lorsqu’il disait que « l’art de raconter est en voie de se perdre » ? Il observait, il y a près d’un siècle, que la culture de l’information prenait la place de celle de la narration ; la perte de l’art narratif, « cette forme pour ainsi dire artisanale de la communication, s’accompagnant également du don de prêter l’oreille » [4]. N’en voit-on pas l’incidence sur la dimension relationnelle du soin, lorsqu’on n’a plus le temps de l’écoute ?

Entre exactitude, sollicitude et rentabilité

8La question de l’offre de soin et de son organisation soulève des aspects éthiques peu investis. Le soin et la santé ont pu être envisagés comme s’ils étaient des industries comme les autres et être organisés avec des méthodes issues du monde industriel. On pense au new management et à la biopolitique [5] comme méthodes de gouvernementalité du vivant qui étend le paradigme de la gestion et de l’entreprise à tous les domaines dont les loisirs, l’éducation et la santé. Parler d’offre et de demande de soin nous situe dans une économie et une gestion de la santé, au risque d’oublier l’offrande sous l’offre et de minimiser ce qui se donne dans ce qui s’échange. Cela suppose d’envisager le devenir du soin à l’intérieur d’un modèle de production capitaliste, consacré dans l’idée d’un « capital santé ». Cette production donne une importance centrale à la gestion de soi dans une petite entreprise de production de soi et de soin, et dont le fitness et le bien-être sont l’expression. Or le respect, la disponibilité et l’attention dans le soin sont-ils de l’ordre de l’offrande ou de l’offre, du don ou de l’échange ? Le respect est-il la « plus-value » du soin ou ce qui le rend possible, si on ne le réduit pas à une obligation réglementaire ? La souffrance, l’épuisement et l’impression de mépris redisent en creux, sur le mode négatif, combien le travail de soin mobilise un plaisir relationnel, une forme de reconnaissance et d’estime mutuelle qui est mutilée par les manières d’en rendre compte. On n’a pas tout dit du travail de soin, comme le laisseraient penser les pratiques du codage et de la mesure de l’activité, lorsque l’on envisage ce dernier en termes de production de soin.

9En effet, le soin se décrit sur un triple plan et non sur un seul. L’acte médical et le soin, dans leur dimension relationnelle, sont ce premier plan où une confiance s’en remet à une compétence. Un cadre éthique et juridique protège cette relation qui n’ignore ni le tragique ni le danger : la violence et le risque de morbidité inhérents à notre médecine.

10Sur le plan de la recherche et de l’acte médical, il y a tout ce qui ramène le malade du côté de la maladie et des savoirs inhérents à la science médicale. Ici, le laboratoire est l’antichambre de la chambre d’hôpital. On y conquiert une forme d’objectivité portée par le souci de la recherche. L’intelligence curieuse l’emporte sur l’importance d’une forme de sollicitude. Le risque est grand de voir le souci de savoir l’emporter sur l’attention que requiert un savoir-faire. Le soin risque de n’être plus qu’une technique d’application, lorsque s’impose une sorte de primat de l’exactitude sur la sollicitude.

11Sur le plan de sa dimension publique, enfin, une logique quasiment industrielle ne cessera de dire que la santé n’a pas de prix mais qu’elle a un coût. Si, pour l’individu, en termes de valeurs, la santé n’a pas de prix, elle a pour la santé publique un coût en termes monétaires. Le soin est moins dans cette perspective une relation qu’un travail qu’on peut vouloir envisager comme s’il était une production. À cet endroit, les orientations générales de politique de la santé et de gestion des coûts exercent sur le soin une orientation, sinon une pression. Elles inaugurent une tension entre l’efficacité sinon la rentabilité et la sollicitude. Parce que la maladie revêt cette double dimension (affaire privée et affaire publique), on peut toujours être tenté de déployer un primat de la mesure et du comparable sur la « dé-mesure » du soin. La santé devient un enjeu économique (économie de la santé) et un enjeu politique (politique de la santé publique et justice dans l’accès au soin). Une tension traverse donc le soin, que rappelle le Code français de déontologique médicale en son deuxième article : « Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité. » Il s’agit d’une tension car il y a, d’un côté, une dimension personnelle du soin engagée dans des relations insubstituables et, de l’autre, la reconnaissance que la santé publique a besoin de produire du comparable par le biais du mesurable. Le soin pense en termes de relations personnelles. Son administration et sa gestion l’envisagent en termes de cohortes et de populations impersonnelles. Elles donnent un rôle majeur aux statistiques et une place centrale, en termes de traduction, aux départements d’information médicale.

La dé-mesure du soin

12Le pilotage des institutions de santé passe ainsi par la médiation d’une gouvernance par les nombres. Les récentes grèves du codage dans les services d’urgence méritent d’être interrogées. Ce nouveau moyen d’action pointe l’existence non seulement d’une inventivité dans les rapports de force mais également identifie où se déploient les relations de pouvoir dans l’organisation du soin. En faisant une grève du comptage, on pose de façon radicale, ce faisant, une opposition ou du moins une discussion relative à l’évaluation du soin : pour rendre compte du travail de soin, qui compte et qu’est-ce qui compte ? Qui compte : comment ne pas être dessaisi de la capacité à raconter et à évaluer, au sens de mettre en valeur son travail, si l’on ignore « qui » décide que le « respect ne coûte rien » et si le soignant est réduit, pour compter, au rang d’« ouvrier du clic » ? Qu’est-ce qui compte : quels critères et quelles méthodes retient-on pour expliciter ce qui importe et comment fait-on la part entre les approches analytiques qui segmentent (la tarification à l’activité ou T2A) et les approches narratives ? La mesure du soin est-elle compatible avec sa dé-mesure ?

13Que signifie que l’attention, la détermination à soigner et le respect ne coûtent rien ? Cette question est un défi. Elle demande comment rendre compte de ce qui, au sens fort, se donne dans le soin, activité que d’ordinaire nous décrivons trop rapidement sous la rubrique de l’échange. Sans doute que la souffrance au travail, l’épuisement professionnel et le ressenti d’être incités au travail mal fait tiennent à ce que, sous le régime de la production de soin, ne compte que ce qui est comptabilisé. Pourquoi écarter, dans son évaluation, ce que l’on met de soi dans un travail, ce qui fait qu’un travail, même s’il n’est pas une « vocation », est aussi une occasion d’expression de soi ?

14Dans le monde du travail, comme dans toutes les dimensions de nos vies, alors que l’écriture du code s’est partout répandue, n’existe que ce qui se mesure. Mais peut-on, voire faut-il, mesurer le respect ou le fait d’avoir été considéré, ou doit-on évaluer la gratitude par une enquête de satisfaction, par exemple ? En associant le soin, et ce qu’il porte de sollicitude et de respect, à l’idée d’une dé-mesure, il ne s’agit pas de sacrifier à une position romantique disant que le soin et la sollicitude seraient en amont de la mesure, dans des pratiques minuscules, dans des petits riens comme disent les soignants, dans les « recoins du soin » comme le formule la sociologue Pascale Molinier. Parler de dé-mesure du soin est une formule forte qui résiste à l’hubris (« démesure ») du mesurable. Il s’agit de dire que le soin résiste à la mesure parce qu’il est de l’ordre de la surabondance, de ce qui se donne, faisant du travail de soin un lieu de créativité, d’initiative et de résistance.

15« Un sourire cela ne se mesure pas, disait le psychiatre Jean Oury. Mais un sourire n’arrive jamais seul. Seule une vision romantique passablement naïve peut confondre le sourire d’une infirmière et celui de la Joconde. Dans le travail, chaque geste, chaque intention est tributaire de l’œuvre commune. L’idée qu’un sourire – ou que le respect – serait l’expression d’une âme en dehors de tout contexte est simplement absurde, bien que cette idée soit par ailleurs fort répandue. » [6] Ce propos est une incitation à ne pas décontextualiser la question du respect et de la sollicitude. Il interroge les conditions institutionnelles et organisationnelles qui les rendent possibles ou impossibles. Parler de dé-mesure du soin conteste une logique de production qui ne laisse pas de place au soin comme un art et une manière de faire, le réduisant à une application mécanique de techniques et de procédures.

16La logique des méthodes du new management est désormais appliquée au soin. Son principe est celui de l’Homo œconomicus selon lequel, si on propose à un agent n’importe quel but (sauver un enfant ou travailler au maximum au moindre coût), cette rationalité fournira des solutions que l’on pourra comparer et soupeser. Le benchmarcking[7] appliqué au soin croira pouvoir comparer le soin de rééducation en soins palliatifs ou en centre de rééducation fonctionnelle ou s’étonnera d’une durée de séjour jugée trop longue (!) dans une unité de soins palliatifs. S’il incite à définir des indicateurs de performance pertinents, il ne nous dit encore rien de ce qui serait un bon soin. Un soin rentable ou efficace n’est pas nécessairement un bon soin. Cette rationalité calculante ou instrumentale fait de l’acteur du soin un « agent » hospitalo-économique. Chacun agit de façon à calculer au mieux ses intérêts, c’est-à-dire à maximiser ses avantages et à minimiser ses inconvénients.

17Cette règle de prudence est justifiée par le souci de vivre à l’équilibre entre coûts et bénéfices puisque l’offre de soins est « rare ». Mais ce principe du calcul des coûts et bénéfices n’est pas moral ou purement conséquentialiste. Il exclut ce qui se donne dans le soin, en ne le pesant qu’en termes d’échanges donnant-donnant. Or les acteurs du soin mobilisent aussi des sentiments, une inventivité pratique et une créativité irréductible à l’incitation néolibérale à l’innovation. Il importe donc de résister à cette interprétation tronquée de ce qui se fait et se donne dans le soin que la langue du codage et du cotable impose comme une nouvelle langue universelle, une mathesis universalis.

Éthique de l’hospitalité et hôpital

18La philosophie d’Emmanuel Levinas peut ici être d’un grand secours. Sa radicalité lance un défi critique quant aux relations que les institutions hospitalières entretiennent avec l’hospitalité. Envisageant la relation à autrui comme ce qui devance et subvertit toutes attentes, la pensée de Levinas paraît incompatible avec l’organisation procédurale du soin [8]. Pour lui, le soin n’est pas un projet mais un antiprojet. Il n’est pas une prestation qui installe toute relation de soin dans la logique totalisante du parcours de soin et du protocole thérapeutique. À proprement parler, il ne saurait y avoir de « projet de soin » pour qui veut laisser l’autre faire son entrée.

19Cette formule apparaîtra détonante, sinon irrecevable à l’heure de la structuration du travail des soignants en termes de « démarche de qualité », de « fiabilisation des parcours de soin », d’institutionnalisation et de performance de l’industrie de la santé. Levinas tente pourtant de penser le soin comme la possibilité d’une impossibilité. Dans un texte de 1937, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Freud, déjà, disait qu’il y avait trois métiers impossibles : gouverner, éduquer et soigner (au sens de l’analyse psychanalytique). Autant d’activités qui, pour Freud, étaient vouées à l’insuffisance, à l’impossible closure, contrairement à ce qu’en fait un néolibéralisme enfermant. Cette partition freudienne entre « le soin avec fin et le soin sans fin » fait apparaître une dérive qui guette ces trois champs, et à laquelle le soin n’échapperait pas : la dérive fonctionnaliste ou technicienne, réduisant le soin à un métier, et le métier à des activités.

20Comment les institutions hospitalières peuvent-elles demeurer ouvertes à l’hospitalité – il ne faut pas oublier qu’elles sont, au cœur de la cité, les institutions qui, 24 heures sur 24 et 365 jours par an, font vivre une hospitalité effective par l’accueil d’urgence –, alors qu’elles sont marquées par la tendance violente à homogénéiser ? Le fait que la crise de l’hospitalité se situe aujourd’hui aux urgences n’est en cela pas neutre. En effet, comment garantir et maintenir l’accueil de l’extériorité d’autrui, qu’on voudrait inconditionnel, dans un dispositif par définition conditionné ? « Autrui est présent dans un ensemble et s’éclaire par cet ensemble comme un texte par son contexte », dit Levinas. Mais la dérive d’une institution est qu’elle exige de produire une manière de se ressembler sans se rassembler. Elle se fait totalité qui identifie et qui profile des parcours afin de pouvoir être efficace, définissant « le bon réfugié », « le bon patient », « le bon élève ». Ce faisant, elle profile des existences, mettant l’accent moins sur leur singularité que sur leur identité ou mêmeté. Levinas n’ignore pas la logique du même, propre à l’institution. Mais il nous fait l’héritier d’une exigence : comment en subvertir la logique ?

21Plusieurs pistes s’offrent à nous. La première est de travailler à soutenir et à redéfinir les lieux de déploiement du questionnement éthique. Là où la cadence et l’accélération de la production de soin encouragent une pensée calculante, il importe d’installer, dans le travail de soin, des temps dédiés à rien d’autre qu’à la possibilité pour une pensée méditante de se dilater. Ceci suppose de veiller à l’existence d’une pluralité de rythmes de travail (microrythmes personnels, mésorythmes à l’échelle d’un service, macrorythmes à l’échelle d’un établissement) permettant ces ruptures grâce auxquelles une attention à l’autre et à la relation peut être soutenue.

22La deuxième consiste à ne pas laisser le numérique et les sciences de l’organisation hors du champ de la considération éthique. On a longtemps réduit le numérique et l’organisationnel au rang des instruments alors que, comme milieux techniques, ils sont porteurs de valeurs (l’efficacité, la vitesse, la transparence, la fiabilité, le comparable, le mesurable) qui entrent en tension avec les valeurs du soin (le don, la patience, l’opacité troublante de la maladie, la confiance, l’incomparable, la dé-mesure). L’enjeu est donc de mener une réflexion éthique et politique sur la généralisation des métreurs, des indicateurs et codeurs par numérique interposé dans les institutions de soin.

23Enfin, il importe de considérer la dimension incommensurable du soin, là où le codage, une langue qui n’est pas faite pour être parlée, encourage une culture unidimensionnelle faisant taire les soignants comme les soignés. Il est une prétendue langue universelle faite de signes univoques, qu’on imaginerait capable de « rendre » la réalité dans sa clarté et sa distinction. On se plaît à croire, à la manière des ingénieurs utopistes du début du XIXe siècle, qu’elle nous éviterait le tracas et le trouble d’avoir à discuter, à assumer le conflit des interprétations sur les valeurs du soin que toute discussion et toute traduction supposent. Indicateurs, codages et culture de l’isonormé promeuvent une langue qui voudrait empêcher l’existence de la pluralité présente dans ce que François Marty avait placé sous la rubrique de la « bénédiction de Babel ». Il s’agit non de s’inquiéter mais de soutenir un pluralisme épistémologique qui ne soit pas une juxtaposition de langues (celles des cliniciens, des différents psychologues, des gestionnaires ou des informaticiens) mais qui invente des espaces de traduction et de confrontations (les anciens CHCST, les commissions médicales d’établissement, le projet d’établissement, etc.), pour donner à l’hospitalité son équivalent contemporain.

Notes

  • [1]
    François Marty, La bénédiction de Babel. Vérité et communication, Cerf, « La nuit surveillée », 1990. Méditant sur les « paroles unes » de Genèse 11,1 le philosophe attirait l’attention sur une tentation qui guette tout langage : celle d’être trop pressé. Il peut vouloir clore définitivement et trop vite en rassemblant et posant en adéquation – ce que la langue du codage exacerbe aujourd’hui à outrance – tout ce qui se donne dans la patience du détour et qui lui donne pourtant sa consistance : les corps, l’altérité, la rencontre, l’événement.
  • [2]
    Alain Supiot, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France, Fayard, 2015.
  • [3]
    Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures. Langue, nombre et code, Gallimard, 2007, pp. II-III.
  • [4]
    W. Benjamin, « Le narrateur » (1955), dans Rastelli raconte… et autres récits, traduction de l’allemand par Philippe Jaccottet et Maurice de Candillac, Seuil, « Points », 1987, pp. 145 et 156-157.
  • [5]
    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Gallimard – Seuil, 2004.
  • [6]
    P. Molinier, Le care monde, ENS éditions, 2018, p. 11. Nous soulignons.
  • [7]
    Analyse des techniques de gestion et des modes d’organisation des entreprises.
  • [8]
    Cf. Jean-Philippe Pierron, Bernard Schumacher et Agata Zielinski (dir.), « Levinas et le soin », Éthique, politique, religions, Classiques Garnier, décembre 2019 – 1, n° 14.
Français

Les récentes grèves dans les services d’urgence, à l’hôpital, en maison de retraite ou en Ehpad, les thèmes récurrents de la souffrance au travail et de l’épuisement professionnel témoignent de l’inquiétude des soignants. Les métiers du soin sont redéfinis par des logiques comptables et parfois menacés de disparaître avec l’apparition des logiciels et de la robotique « empathique ». Pourquoi le secteur de la santé est-il particulièrement touché ? Y aurait-il une dé-mesure du soin, résistante à la culture de la mesure, et qui serait rendue sensible lorsque le « plaisir » de soigner disparaît ?

Jean-Philippe Pierron
Directeur de la chaire « Valeurs du soin » à l’université de Bourgogne et membre du conseil scientifique de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap). A récemment publié Les valeurs du soin. Éthique, économie et politique (avec Didier Vinot, Seli Arslan, 2018), Vulnérabilité. Pour une philosophie du soin (PUF, 2019) et Prendre soin de la nature et des humains. Médecine, travail et écologie (Les Belles Lettres, 2019).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2020
https://doi.org/10.3917/etu.4268.0041
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