CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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« Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre […]. Et, parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait… »  [1]

2La mémoire des hommes se souvient encore de l’incendie qui ruina la bibliothèque d’Alexandrie comme de la disparition d’une immense culture livresque. Plus près de nous, l’attentat du World Trade Center en 2001 racontait, par le désastre, de nouveaux équilibres entre les grandes puissances ; tandis que, plus à l’est, les talibans avaient dynamité, la même année, les statues géantes des bouddhas de la vallée de Bâmiyân, en Afghanistan. Les monuments soutiennent la mémoire des hommes. Les raconter, c’est raconter qui nous sommes devant et avec eux. Car la monumentalité a ceci de singulier qu’elle est, dans l’ici de l’espace, un axis mundi, l’expression du grand temps qui lie les générations en leurs mémoires comme en leurs attentes.

3Victor Hugo, que je viens de relire, comme beaucoup d’autres, parce qu’il me fallait ses mots monumentaux, écrivait à propos de Notre-Dame de Paris : « Les grands édifices, comme les grandes montagnes, sont l’ouvrage des siècles […]. Le temps est l’architecte, le peuple le maçon. »  [2] Un monument, telle est sa grandeur, est parfois le trait d’union entre des histoires ; et son effondrement, sa chute ou sa débandade suscite alors une émotion, pas moins monumentale. Dans les moments de grande peine ou de grande joie, il nous faut des mots de grand souffle, une langue nourrie de qualificatifs, des phrases assez amples pour les embrasser sans les étouffer, pour les dire sans les trahir. Le verbe hugolien, son lyrisme de l’excès nous est aujourd’hui d’un grand secours pour accompagner, à la loupe du scalpel littéraire, au plus juste, de bien plus près que ne le fait aucun des reportages en boucle de BFM TV, le désastre de la cathédrale. La proximité que nous offre la littérature en ces moments n’est pas de précision ou d’exhibition un peu voyeuse, mais d’attention. Quand les mots nous manquent, parce que nous sentons que ce qui est à dire est de l’ordre de l’outre-descriptif, pourquoi se tourne-t-on vers les travailleurs de la langue ? N’est-ce pas que la littérature réveille nos mots anciens pour les faire vibrer dans de justes désarrois ? Ainsi, c’est vers le vieil Hugo, toujours neuf, aujourd’hui tête des ventes chez les libraires, que nous nous sommes tournés. Non comme un vieux souvenir d’école mais parce que sa poésie, chantant toujours en nous, alors que nous ne le savions plus, nous a aidés à trouver un chant à la hauteur de ce qui nous bouleversait.

4Sans confondre accident ou attentat, l’incendie qui vient de ravager la voûte de la cathédrale Notre-Dame de Paris, cette vieille mamie toujours vive dans son élan céleste, rentre donc dans la série noire des grands désastres. Il fera partie de ces désastres symboliques qui ne peuvent nous faire oublier les désastres silencieux, engageant des vies humaines ou non humaines, dont nous sommes aujourd’hui aussi les témoins atterrés. Il ne faut sans doute pas les comparer. Mais on peut se demander comment la brisure de l’un peut, dans la langue des pierres qui est la sienne, chanter, exhorter, protester et s’élever aujourd’hui contre les monstres qui, parmi nous, en nous, sont en marche, comme le suggère la citation tronquée mise en exergue.

Une Dame qui nous rassemble

5La silhouette de Notre-Dame condense bien des cristallisations. Dans une mémoire mêlée, faite de clichés touristiques, de piété soutenue et d’admiration cultivée, quelque chose du questionnement chrétien interpelle non seulement une communauté de fidèles mais, au-delà, les humains de toutes langues, de toutes croyances ou non-croyances. La Dame de Notre-Dame est capable de faire un nous plus vaste que celui d’une tribu.

6Assez banalement, la cathédrale Notre-Dame est présentée comme une icône de la ville de Paris au même titre que la tour Eiffel. Au sens le plus pauvre, parler d’icône en fait un signal à la portée expressive très réduite. Sorte d’image emblème, relevant d’un stéréotype aux vertus publicitaires et de stratégies de communication, elle sert à différencier Paris des autres capitales du monde. Comme il y a la tour de Taipei, celle de Dubaï ou de l’Empire State Building, les pyramides du Caire ou le Corcovado, il y a, dans la grande signalétique planétaire, Notre-Dame. Après tout, Notre Dame, c’est une marque de luxe, mais d’un luxe pour tous. C’est un produit d’appel pour les publicitaires et les commerciaux et on ne dénombre pas tous les produits dérivés et bibelots à l’effigie des deux tours à la rosace. Dans les mythologies barthiennes, Notre-Dame de Paris aurait pu figurer en bonne place, au même titre que la barbe de l’Abbé Pierre, moins majestueuse toutefois !

7Notre-Dame est aussi un blason qui condense l’expression spatiale et temporelle d’une cité. Notre-Dame inscrit dans la topographie – le point zéro du kilométrage routier part de son parvis – la manifestation d’un espace habité. Elle est un lieu d’être. Signe d’une entente propre entre les humains et leur milieu. Elle vibre de la tension du transcendant et de l’immanent entre les affaires humaines heureuses ou malheureuses. Notre-Dame habite l’entre-deux de l’Hôtel-Dieu (et ses souffrances humaines) et de l’Hôtel de Ville (et sa politique). Hôtel-Dieu, Hôtel de Ville, hospitalités. Le parvis de Notre-Dame est le lieu non de surplomb mais de jointures et de rendez-vous des attentes humaines qu’il recueille. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Une cathédrale, une île, un fleuve, une ville, des humains. Au-delà de l’espace cadastré et administré, elle signale un espace habité. Ce signal s’entend aussi au sens strict. L’acoustique des villes réduit les sons à leur statut de nuisances. L’instauration d’un langage laïque assumé rythme la socialité avec ses sirènes. S’y estompe la dimension sonore de l’architecture. Comme le Big Ben de Westminster, le clocher de Notre-Dame, entre bourdon et carillon, demeure pourtant, son des sons, le signal pour une résonance partagée et partageable. Langage des cloches, vibration de la sonnerie campanaire au cœur de la rumeur urbaine, trace sonore de la rythmique profonde de nos vies qui célèbre le commencement de tous les commencements… et salue le recommencement, fêtant le périodique et perpétuel renouveau[3].

8Plus encore, Notre-Dame est un symbole. Notre-Dame de Paris est le symbole d’un nous, dont on finirait presque par oublier qu’il fait référence à Marie, à la Madre, à la Madona, à la mère de Jésus. Le lieu de culte d’une dévotion mariale aurait pu rester dans le cercle étroit de ses croyants. Pourtant, est-ce dû à la figure de la « mère », le nous de l’entre-nous des fidèles, nous intimiste, n’a eu de cesse d’être invité à s’arracher à l’entre-soi pour s’ouvrir à une promesse pour tous, un luxe de beauté partageable, dans le fécond dialogue qui s’est tissé entre le matrimoine religieux de Notre-Dame la Vénérée et le patrimoine séculier visité. Ce presque oubli de la dévotion mariale a une importante portée. Il manifeste l’exode du beau à l’égard de ses initiateurs pour le promettre à d’autres interprétations et appropriations, jamais définitives. Il arrache la figure de Notre-Dame à la mémoire d’une communauté de foi, de chrétiens, de catholiques, non pour la leur enlever mais pour la sublimer et en faire la figure d’accueil et d’hospitalité d’une ville également rangée sous la figure du fleuve, du Fluctuat nec mergitur. L’indistinction du nous de « notre dame » signe l’intimité charnelle, noueuse comme un pied de vigne aux capillarités secrètes et innombrables, d’une foi et de l’histoire, dans une culture.

9Mobilisant un univers symbolique, Notre-Dame dit que la mémoire d’une société et d’une culture est une mémoire mêlée, faite de traditions plurielles, et où le fait chrétien joua une bonne part, mais une part. Parce qu’une religion, quelle qu’elle soit, est un fait social total, elle se fait géographie, histoire, architecture, beaux-arts. Au-delà du culte, du lieu de culte, il y a la culture dans la multiplicité de ses visages et de ses langages. Un monument, en raison de sa relative pérennité, est en ce sens le condensé d’un nous aux mémoires multiples : le projet médiéval, les aménagements modernes, la flèche d’Eugène Viollet-le-Duc au XIXsiècle, etc. Il devient alors difficile de dire que Notre-Dame est la propriété d’un clan ou d’une communauté. En elle, sur elle et avec elle se concentre un dialogue des mémoires. Cela fait d’elle ce que Pierre Nora a pu appeler un « lieu de mémoire ». Pour que la mémoire ait lieu, il faut qu’elle ait un lieu. Notre-Dame, vieille de plus de 850 ans, plonge dans notre mémoire longue et la découverte de sa destructibilité questionne aujourd’hui nos réaménagements mémoriels : de qui sommes-nous les filles et les fils ? Quelle place faisons-nous, dans notre mémoire, aux idéaux portés par celles et ceux qui nous devancèrent dans cette monumentalité qui est aussi un présent du passé ?

La transmission d’une mémoire plurielle

10Un monument n’a ni l’évanescente temporalité des besoins aussitôt satisfaits, ni l’insistante imprévisibilité de l’action. Il relève d’un régime de temporalité singulier, fixant dans la dureté des matériaux, de la pierre ou du bois, du verre et du plomb, les obstinations des hommes. Il assure ainsi d’une forme de permanence du monde. Fait de mains d’hommes avec les matériaux de la nature, il donne un semblant d’éternité aux affaires humaines, stabilité assurée et rassurante qui fait durer un monde, des valeurs, des gestes et des attentes. Il fait d’une nature – changeante, mouvante et instable – un monde habitable. Selon la philosophe Hannah Arendt, « parmi les objets qui donnent à l’artifice humain la stabilité sans laquelle les hommes n’y trouveraient point de patrie, il y en a qui n’ont strictement aucune utilité et qui, en outre, parce qu’ils sont uniques, ne sont pas échangeables et défient par conséquent l’égalisation au moyen d’un dénominateur commun, tel que l’argent »  [4]. Notre-Dame est de ceux-là : un monument non à la patrie, mais comme une patrie. Notre-Dame, combien ça coûte ? On voit combien serait maladroite, désolante et même absurde cette question ; même si, a contrario, il est bien légitime de se demander à quel montant s’élèvera le coût du chantier de sa restauration. La question sonne faux parce que la monumentalité d’une cathédrale, haussée au rang de chef-d’œuvre vise, au-delà de la pérennité, l’éternité. Comme toutes les œuvres d’art, la cathédrale est un monument au potentiel expressif excédentaire eu égard à sa finalité et à sa destination initiale. Elle est ainsi ouverte, offerte à une appropriation sans propriétaires définitifs.

11L’historien Reinhart Koselleck s’est intéressé aux « monuments aux morts comme lieux de fondation de l’identité des survivants ». Ce qu’il écrit de la monumentalité, de ses réaffectations et des changements de destination ou d’interprétation qu’elle connaît, rend compte de l’imprévue inscription de Notre-Dame de Paris, non à l’inventaire national des monuments historiques, mais dans la mémoire des humains, croyants ou non. Il nous permet de comprendre ce qui la fait échapper aux tentatives d’appropriation publicitaire ou identitaire qui en ferait le manifeste d’une France très chrétienne, même s’il serait amnésique et absurde de ne pas reconnaître sa dimension chrétienne. Selon Koselleck : « Le langage formel… des monuments… se démode sans cesser de dire quelque chose. Il survit manifestement aux circonstances sociopolitiques particulières qui l’ont motivé […]. C’est en quelque sorte dans cette marge, dans cette faille, que se glisse l’esthétique qui interroge les formes dans la perspective de leur expression "spontanée". […] Les facultés d’expression "esthétique" survivent aux injonctions politiques identitaires qu’elles avaient pour but de fonder. »  [5] Notre-Dame n’est pas un monument aux morts, bien sûr. Mais sa monumentalité excède toute emprise qui voudrait l’assigner à un rôle, une tâche ou un projet idéologique, politique ou religieux. Ce potentiel d’ouverture et de résistance à une assignation l’a promise à un auditoire universel, qui permet des croisements plus féconds et inattendus que ce qui l’enferme dans la Chrétienté identitaire. C’est ce souffle capable de transcender les chapelles, fussent-elles saintes, qui en fait non pas un monument mais un antimonument. C’est ce défi de réussir l’antimonumentalité que les enjeux de reconstruction de Notre-Dame vont nous poser : faire en sorte que ce qui s’y cherche et s’y donne demeure ouvert, offert sans domination, au monde de ce temps. Le touriste et le pèlerin ont peut-être cela en partage : le déplacement qu’impose la marche dans l’espace de l’ouvert. La cathédrale, on y passe, on y déambule. On n’y demeure pas dans la statique de l’ostension, mais on y vibre dans la dynamique de l’incarnation.

12Notre-Dame, on en parle souvent comme d’un vaisseau, figure maritime pour affronter les grands espaces, prête à glisser dans la Seine comme pour annoncer des odyssées prochaines. Mais il faut aussi l’entendre comme un vaisseau engageant une traversée du temps long. Il se fait ainsi connecteur temporel, trait d’union unissant sous son nom ce qui, sans cela, ne serait qu’une succession. La monumentalité de la cathédrale Notre-Dame articule l’axe vertical des successeurs en amont, du côté des bâtisseurs et des ancestralités spirituelles d’où elle tire son nom (la cathèdre et l’icône ancestrale dont elle consacre le nom), et en aval, du côté des générations qui viennent, promises aux héritages ; avec l’axe horizontal des contemporains qui, nous le voyons, s’ouvre à une contemporanéité planétaire, foule heureusement mêlée de fidèles, de curieux et de touristes. Mais ce travail de connexion est également un travail de reprise du temps qui relie le temps personnel – la cathédrale de Hugo, de Péguy, de Claudel et de tous ses visiteurs inconnus –, le temps social dans la rythmique des fêtes et des deuils, et le temps cosmique puisque la cathédrale, en ses liturgies, célèbre l’articulation du temps des hommes avec le grand temps du cosmos en ses saisons et le temps du divin.

Reconstruire Notre-Dame

13La consternation, la tristesse, mais aussi la solidarité mondiale que suscite ce désastre qu’a connu l’édifice – et qui peut susciter de la perplexité eu égard aux autres luttes et solidarités qui nous appellent – laisse entendre qu’il restera, lui aussi, dans la mémoire longue, parce qu’il fait déjà partie de notre mémoire commune. Car, de fait, pour les terrestres que nous sommes, notre mémoire est aujourd’hui une mémoire métisse, musée imaginaire planétaire où se recueillent les détresses et les grandes trouvailles de l’ingénieux génie humain, dispersées sur la Terre.

14S’il ne faut pas attendre les désastres pour apprendre à parler de patrimoine mondial de l’humanité, ces derniers nous donnent la fragilité retrouvée de monuments que nous croyions éternels, mais qui, en leur précarité même, portent un semblant d’éternité. Notre-Dame, gigantesque vaisseau de pierre, éventrée, retrouve sa petitesse comme le lieu précieux où se recueillait, jusqu’au sublime pourtant, une part du questionnement humain. Le recteur de cette cathédrale, le soir de l’incendie, disait que, pour lui, visiter Notre-Dame – ce bâtiment qui accueillait douze millions de touristes par an – était y rentrer en touriste pour en ressortir en pèlerin. Nul n’est le propriétaire du sens que chacun donne à son entrée dans une église, qu’il y passe ou non en touriste. Mais il se redit là que l’humain n’est pas qu’un être dans l’espace, mais un être capable d’espace. L’architecture d’une cathédrale tente d’élever cette capacité au rang de trace. Elle avait su se faire incision spatiale pour ouvrir, pointer et scruter les territoires du sens. La grande flèche de la cathédrale, effondrée dans les flammes, était un viseur pour cette visée d’une humanité appelée à se diviniser, sans se prendre pour le Dieu qu’elle peut prier.

15C’est pourquoi, chercher à la reconstruire demain, c’est nous demander ce qui, au juste, vient d’être détruit. Nous pressentons bien qu’il n’y est pas question que de pierres et de poutres. Ces questions sont importantes mais, techniques, elles seront faciles à résoudre, même s’il faudra du temps pour cela. Nous devinons qu’il n’y sera plus question de rebâtir « la Chrétienté » du temps des cathédrales et des croisades. Et ce, pour deux raisons : d’un côté, bien national depuis la loi de séparation des Églises et de l’État, c’est à ce dernier qu’il appartiendra d’arbitrer le partage des mémoires que la reconstruction engage dans un conflit des interprétations  [6] ; de l’autre, pour les chrétiens, ils ont à vivre l’écart existant entre des formes du christianisme héritées du passé et la vivacité d’un christianisme contemporain qui ne peut plus se dire de la même manière, en ce monde postchrétien. Le triomphe de la monumentalité gothique masque mal « la chance que nous avons de vivre un christianisme fragile », selon l’heureuse formule de Mgr Albert Rouet  [7]. Nous savons que la trace d’un christianisme glorieux qui vient de s’effondrer, au cœur même de la Semaine sainte, creuse symboliquement et pratiquement le dépouillement, la dépossession et le dés-arroi, au sens étymologique de la perte du grand arroi, comme aime à dire le poète Christian Bobin. Le défi de la reconstruction sera, pour les chrétiens, celui de l’invention d’une forme capable de dire un christianisme, fragile mais brûlant, pour le monde de ce temps.

16Or quel est le monde de ce temps ? Le christianisme s’y renouvelle en rapport avec les autres traditions religieuses et culturelles. La conscience de notre précarité environnementale interroge ce que peut signifier bâtir à l’heure de la transition écologique. Ces points d’attention peuvent-ils faire un programme, sinon une commande, pour des architectes ?

17Notre rapport interprétatif à l’Histoire incite à nous comprendre à nouveau en notre incarnation. C’est pourquoi, rebâtir ne peut pas relever d’un rite de reconstruction à l’identique, quant à la forme et à l’usage, mais avec des matériaux neufs, à la manière des temples shinto  [8]. Une reconstruction sera une réinterprétation de ce que nous cherchons à témoigner et de nos manières de témoigner. Elle a à inventer un antimonument. Dans une synchronisation qu’on peut trouver douteuse, je n’ai pas pu m’empêcher de penser ensemble l’effondrement de l’Église mère et la condamnation en justice du primat des Gaules  [9] pour non-dénonciation d’abus sexuels. Ce double effondrement donne l’occasion d’une visitation de nos manières de faire Église, inventant un style moins hautain, monumental et hiérarchique au sens étymologique, disponible et à l’écoute de l’autre que soi.

18Dans les relations à d’autres cultures et traditions religieuses, comment figurer des liens nouveaux, à l’instar du dialogue amorcé entre les deux rives du fleuve entre l’Institut du monde arabe (IMA) et Notre-Dame ? Jean Nouvel, qui a dessiné l’IMA en 1981, a pensé ce bâtiment comme une nef aux moucharabiehs célèbres. Mais on oublie parfois la longue entaille qui sépare le bâtiment. Elle forme comme un chemin qui incite à la marche en regardant, de l’autre côté du fleuve, Notre-Dame. L’architecture initiait l’invite au dialogue entre Orient et Occident, entre musulmans et chrétiens. Ce projet, à l’époque, quittait la monumentalité surplombante de la Chrétienté pour penser le dialogue. Avec la reconstruction, sans céder aux fétichismes des pierres et de l’identique, saura-t-on prolonger ce dialogue et cette hospitalité à l’égard de l’autre côté de la Méditerranée et à ses peuples qui nous requièrent et nous espèrent ?

19Quant à la transition écologique, la cathédrale peut aussi être un signe parmi les signes des temps  [10]. Les innombrables sculptures de bêtes, bestioles et créatures qui ornent le bâtiment médiéval chantaient déjà la louange à l’égard de la prolifération grouillante du vivant en sa diversité de formes explorées, notamment de l’animal, « ce chef-d’œuvre de Dieu » (Job 40,19). Inventera-t-on une cathédrale qui, tout en sachant la précarité environnementale d’une Terre devenue vulnérable, soit capable d’exprimer la nouvelle alliance qui se cherche entre les humains et la Terre, chantant la responsabilité d’un « Loué sois-tu », Laudato sí ?

Notes

  • [1]
    Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831), Gallimard, « Folio classique », n° 4849, Gallimard, 2009, p. 592.
  • [2]
    V. Hugo, op. cit., pp. 200-201.
  • [3]
    Vladimir Jankélévitch, « L’ineffable sonorité. Les cloches », La présence lointaine. Albeniz, Séverac, Mompou, Seuil, 1983, p. 110.
  • [4]
    H. Arendt, La condition de l’homme moderne (1958), traduction de Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Calmann Levy, [1983] 1994, p. 222.
  • [5]
    R. Koselleck, L’expérience de l’histoire, traduction de Diane Meur, Gallimard – Seuil, « Hautes études », 1997, p. 160.
  • [6]
    Sur ce point, un grand enjeu attend le ministère de la Culture. Fera-t-il sienne cette doctrine de Viollet-le-Duc, formulée au XIXsiècle à propos de Notre-Dame : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » ?
  • [7]
    Alb. Rouet, La chance d’un christianisme fragile. Entretiens avec Yves de Gentil-Baichis, Bayard, 2000.
  • [8]
    Voir « Authenticité et reconstruction de la mémoire dans l’architecture monumentale japonaise », dans Philippe Bonnin, Jean-Sébastien Cluzel et Nishida Masatsugu, Espaces et sociétés, 2007/4, n° 131, pp. 153-170.
  • [9]
    Titre attribué à l’évêque de Lyon en 1079, soit un petit siècle avant que l’on décide de la construction de la cathédrale, en 1163.
  • [10]
    Voir les vitraux de Stéphane Belzère à la cathédrale de Rodez (Aveyron) qui a su faire dialoguer les collections du Muséum d’histoire naturelle avec les récits de Création du texte biblique, dans la conscience de l’effondrement de la biodiversité.
Français

Comprendre l’émotion collective suscitée par l’incendie de Notre-Dame, c’est tenter d’élucider ce qui nous arrive. Quel était, quel est donc le trésor de Notre-Dame ? Qu’est-ce qui, dans ce qu’elle conservait en ses mailles gothiques, nous fait encore tenir ensemble, que nous soyons fidèles, citadins, citoyens ou simplement humains ? Ce travail d’élucidation participe du sens à donner à la reconstruction de Notre-Dame.

Jean-Philippe Pierron
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/05/2019
https://doi.org/10.3917/etu.4261.0029
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