CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Cannes 2018 : recomposer la « famille cinéma »

1Jamais les fracas du monde ne s’étaient fait entendre aussi distinctement sur le tapis rouge que lors de la 71édition du festival de Cannes. Dès avant l’ouverture, son délégué général Thierry Frémaux revendiquait cette porosité : lors de l’annonce de sa sélection, il appelait le gouvernement iranien à permettre à Jafar Panahi de venir présenter son nouveau film malgré son assignation à résidence – peine perdue puisque Trois visages (sorti le 6 juin dernier), fiction nourrie d’éclats documentaires, a été projeté sans le cinéaste, qui a reçu son Prix du scénario ex æquo à l’aéroport de Téhéran deux jours après le palmarès. Comme Taxi Téhéran (2015), ce film met en abyme la claustration de son auteur. Il s’ouvre sur la vidéo d’une aspirante actrice appelant à l’aide le cinéaste, littéralement au bord du gouffre. Qu’à cela ne tienne, Panahi, accompagné d’une comédienne de renom (chacun jouant son propre rôle), se met en route à sa recherche, craignant qu’elle ait déjà commis l’irréparable. Astucieux et émaillé de rencontres étonnantes (une vieille femme qui « essaie » sa future tombe), le jeu de piste n’est pas sans rappeler certains films d’Abbas Kiarostami, dont Panahi a été l’assistant. Mais l’ingéniosité à contourner les entraves atteint elle-même ses limites.

2L’autre geste d’ouverture du festival consistait à accueillir en nombre des documentaires, quitte à les confiner hors compétition. Difficile en effet de faire entrer dans la course l’immense fresque du Chinois Wang Bing sur les survivants des persécutions de la Révolution culturelle, Les âmes mortes (sortie le 24 octobre), dont la longueur rend justice à l’ampleur de son sujet, ou encore, parce que le propos l’emporte sur la forme, Libre de Michel Toesca (sortie le 26 septembre), portrait admiratif de Cédric Herrou qui secourt les migrants à moins de cent kilomètres de Cannes tandis que le préfet des Alpes-Maritimes essuie plusieurs condamnations pour atteinte au droit d’asile. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, Samouni Road (sortie le 7 novembre), sur une famille palestinienne décimée en 2009 lors de l’opération militaire « Plomb durci », a obtenu le prix du documentaire de Cannes, « L’œil d’or ». Il s’est révélé le plus en phase avec « le hors festival », la mort sous les balles de Tsahal de cinquante-deux Palestiniens ayant fait résonner, le 12 mai dernier, le passé du film dans le présent de sa projection. Stefano Savona, l’un des documentaristes les plus doués d’Italie (on lui doit notamment Tahrir, place de la libération, 2012), filme les survivants de cette famille, mais il supplée aussi à ce qu’il ne peut filmer – le passé – avec des séquences d’animation. Leur beau noir et blanc crayonné ne dissipe pas tout à fait le sentiment que l’animation, convoquée par le documentaire depuis Valse avec Bachir d’Ari Folman (2008), vient souvent se substituer à des absences qui gagneraient à rester béantes.

Une affaire de famille

3Perturbé par l’absence de Harvey Weinstein (pourvoyeur par le passé de bon nombre de films américains en compétition) et par celle du producteur et diffuseur Netflix, le festival de Cannes pose indirectement cette question : de quoi, de qui est désormais constituée la « grande famille » du cinéma ? Alice Rohrwacher apporte à sa façon une réponse. Dans Heureux comme Lazzaro (prix du scénario ex æquo, sortie le 7 novembre), elle recrée, avec moutons et plantations de tabac, un hameau paysan hors du temps nommé l’Inviolata. Au tournant des années 1990, la propriétaire des lieux fait croire à ses travailleurs agricoles que le servage existe encore ; coupée de l’Histoire et de la technologie, cette communauté en partie familiale ne songe pas à se révolter. Lazzaro, qui fait office d’idiot du village, va apporter le changement sans le vouloir. Il faut rester secret sur le point de bascule de cette parabole contemporaine, mais ce n’est pas un hasard si c’est pendant une histoire de loup stoppé dans son appétit féroce par « l’odeur de l’homme bon » que ce bouleversement a lieu : la bonté, Graal fragile, gisait au cœur de plusieurs films aux familles boiteuses, voire monstrueuses. Il faut un long cheminement mental pour que le héros du Poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan (sortie le 8 août), reconsidère ce qui le lie à son père. Étudiant et aspirant écrivain, Sinan, de retour dans son village d’Anatolie, ne souffre pas seulement de honte sociale : il subit concrètement les conséquences des dettes de son père, instituteur amoureux de son lopin de terre et de son chien, et joueur invétéré. Construit par blocs, parfois en plans séquences, le récit restitue la façon dont le temps, à l’âge adulte, passe à la fois trop lentement et trop vite. Ses 3 heures 10 sont émaillées de discussions que l’on croit digressives avant que la mise en scène n’accomplisse une boucle, traçant le contour d’un trompe-l’œil existentiel. Trop de maîtrise peut dérouter, mais elle ne saurait être qualifiée de vaine, le cinéaste y lestant de sa propre expérience cette lente acceptation du père, « homme formidable » selon le mollah, idiot utile pour ses créanciers, perdant pathétique aux yeux de son fils.

4L’attribution de la palme d’or à Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda (sortie le 12 décembre) couronne cette exploration de la famille. Une maisonnée pauvre y recueille une petite fille maltraitée par ses parents au lieu de la confier aux autorités. Son arrivée révèle les rapports singuliers de cette pseudo-famille, en fait un agrégat de solitaires exclus du modèle familial japonais. Aucune famille digne de ce nom ne se contente du lien biologique, semble dire le cinéaste, qui creuse le sillon de Tel père, tel fils (2013) et de Notre petite sœur (2015). C’est peut-être aussi ce que le festival retient de la « famille du cinéma ». Une famille qui célèbre ses aïeux sans choisir de suivre leur voie (Jean-Luc Godard, à qui le beau mais expérimental Livre d’image a valu une « Palme d’or spéciale », mais dont la sortie n’est pas prévue en salle). Une famille éternellement recomposée, tantôt accueillant son ennemi industriel, le streaming, tantôt le rejetant ou étant rejeté par lui ; tantôt sacralisant les séries (les premiers épisodes de Twin Peaks saison 3, en 2017), tantôt réaffirmant que le grand écran et la vision en salle sont les éléments sine qua non de l’expérience cinématographique.

5Charlotte Garson

L’expérience diagonale

Les belles manières (1 h 29) de Jean-Claude Guiguet, Simone Barbès ou la vertu (1 h 16) de Marie-Claude Treilhou et Beau temps mais orageux en fin de journée (1 h 24) de Gérard Frot-Coutaz.

6C’est l’un des secrets les mieux gardés de l’histoire du cinéma français : une clique de réalisateurs discrètement inclassables (Jean-Claude Biette, Marie-Claude Treilhou, Jean-Claude Guiguet, Gérard Frot-Coutaz, Jacques Davila…), soudée autour de leur producteur, monteur et compagnon de route Paul Vecchiali, qui dépeignit magnifiquement le basculement des sauvages années 1970 aux glaciales années 1980, la vivacité sentimentale et le désenchantement tenace intimement liés à cette période de pertes et de fracas. Cette bande fut judicieusement appelée « Diagonale », du nom de la maison de production fondée en 1976 qui les réunissait tous et, avec eux, la troupe de techniciens et de comédiens qui travaillaient alternativement sur les films des uns et des autres. Collectif, nébuleuse, famille, petite utopie brinquebalante, modèle de rationalité économique, Diagonale désigne aussi une esthétique « maison », mélange de concentration dramatique et d’expérimentations formelles, à la petite musique souple et aiguë, impudique et lettrée, frondeuse et désabusée, reconnaissable entre mille.

7Leur modestie, leur confidentialité, puis d’obscurs problèmes de droits, ont beaucoup joué pour la méconnaissance de ces films, longtemps demeurés indisponibles. La ressortie de trois fleurons d’entre eux, en versions restaurées, arrive donc à point nommé. Trois films extraordinaires, inouïs, déchirants, qui inventent chacun à sa façon d’inoubliables scénographies de désir et de solitude, d’espérance et d’humiliation, de sentimentalité et de révolte. Trois films tendrement attachés à la singularité de leurs personnages, repliés dans les marges et les recoins secrets d’un Paris alors en pleine transformation – c’est-à-dire encore populaire et hétéroclite, mais plus pour très longtemps – ; et c’est aussi dans cette conscience-là, encore vague, que se fonde leur profonde amertume.

8Les belles manières (1978), premier long-métrage de Jean-Claude Guiguet, relate l’installation à Paris de Camille (Emmanuel Lemoine), jeune prolétaire engagé comme employé de maison par Hélène (Hélène Surgère), une grande bourgeoise divorcée vivant seule avec un fils reclus. Mais l’attitude bienfaitrice et caressante de celle-ci, d’une élégance subjuguante, n’en déguise pas moins un subreptice rapport de subordination, qui finit par déboucher sur un acte de révolte pure. Le film brille par l’exploration de cette relation vénéneuse, dont l’horreur insidieuse échappe à la frontalité du rapport de classe, pour s’infiltrer sous les ors de la politesse bourgeoise. Progression d’un mal invisible (aux racines politiques) qui fait évidemment penser au magnifique Vaudou (1943) de Jacques Tourneur. Beau temps mais orageux en fin de journée (1986) se penche quant à lui sur un couple de retraités de Ménilmontant (Micheline Presle et Claude Piéplu), recevant la visite de leur fils (Xavier Deluc) et de sa petite amie (Tonie Marshall). S’ouvre dans leur appartement un petit théâtre d’intérieur, à la fois vaudevillesque et névrotique, dont la poésie noue les détails les plus triviaux du quotidien (cuisiner un poulet, sortir la friteuse) à de soudaines embardées émotionnelles. Un petit bijou de finesse et de bonté, encore injustement ignoré.

9Mais le film le plus époustouflant de cette livraison reste Simone Barbès ou la vertu (1980), coup d’essai et coup de maître de Marie-Claude Treilhou, véritable chef-d’œuvre maudit de l’errance interlope et sentimentale. Le film raconte, en trois actes incroyablement culottés, la soirée d’une ouvreuse de cinéma porno, jouée par la sidérante comète que fut Ingrid Bourgoin. Cernée par des désirs transitoires et solitaires (ceux de ses clients aux mille histoires), Simone se languit d’une amante qui la boude et s’apprête à faire, en pleine nuit, l’une des plus belles rencontres que le cinéma ait jamais filmée. Quinze minutes suspendues, arrachées à l’éternité, où deux regards perdus se heurtent et se réchauffent mutuellement dans une obscurité sans issue.

10Mathieu Macheret

L’île au trésor

de Guillaume Brac, documentaire français (1 h 37). Sortie le 4 juillet

11Peu avant de traverser les Cévennes en compagnie d’un âne, Robert Louis Stevenson (1850-1894) s’aventura en canoë sur les rivières de Belgique et de France. Parti d’Anvers, il remonta, avec son ami Sir Walter Simpson l’Escaut, la Sambre puis l’Oise. C’est à Pontoise, précisément, que leur périple prit fin. Et le futur auteur de L’île au trésor de conclure : « On peut pagayer pendant toute une longue journée, mais c’est quand on rentre chez soi, à la nuit tombante, et qu’on inventorie du regard la chambre familiale, que l’on y trouve, assis de chaque côté de l’âtre, l’Amour et la Mort qui vous attendent. Et les plus belles aventures ne sont point celles que l’on va chercher au loin. » [1] Un siècle plus tard environ, en 1965, le « schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne » prévoira de transformer un réseau d’étangs nichés dans une courbe de l’Oise en base de plein air et de loisirs. Est-ce à cet endroit que les deux compagnons se décidèrent à quitter leur embarcation ? C’est du moins ce que l’on se plaît à imaginer face au documentaire de Guillaume Brac, qui fait de l’Île de loisirs de Cergy-Pontoise son terrain d’exploration exclusif.

12Si Brac préfère convoquer l’imaginaire de la piraterie plutôt que ce voyage d’allure modeste, c’est sans ironie pourtant qu’il filme ce bout de territoire bien peu sauvage. C’est que celui-ci finit par composer une certaine image de la France – diverse, joyeuse, frondeuse parfois, accueillante malgré tout. Des récits d’exil côtoient des airs d’accordéon, des adolescents s’ébrouent et se draguent non loin de retraités solitaires se remémorant une chaste idylle. L’île au trésor ne se réduit néanmoins pas à la fabrication d’un cliché fédérateur. Des enfants restent à la grille, faute de pouvoir payer le billet d’entrée, tandis que certaines histoires semblent rester sans écho. C’est le cas en particulier de cet enseignant malien qui dut quitter son pays après une remarque jugée déplacée à un ministre, et qui est désormais gardien de nuit. Chaque rencontre provoque en tout cas un « départ de fiction » propice à la rêverie.

13Mais la réussite du film tient sans doute à la façon dont il ouvre cet espace public, à la fois sur ses coulisses et sur son envers. D’un côté, la direction s’interroge, avec un esprit procédurier parfois comique, sur la nécessité de lancer le « plan canicule » ou sur les points d’implantation de nouvelles caméras de surveillance. De l’autre, de jeunes saisonniers se glissent à la nuit tombée sur les eaux devenues silencieuses. En secret, ils plongent d’un pylône ou escaladent une pyramide de béton qui semble soudain le dernier vestige d’une civilisation disparue. Ces transgressions paraîtraient anecdotiques si elles n’étaient aussi empreintes du sentiment de l’été – une plénitude éphémère, une exaltation fugace. Tel est peut-être le sens du titre choisi par Brac : le trésor, c’est l’île elle-même en ce qu’elle n’apparaît aux aventuriers qu’à la saison chaude.

14Raphaël Nieuwjaer

Zama

de Lucrecia Martel, film argentin (1 h 55), avec Lola Dueñas, Daniel Giménez Gacho, Matheus Nachtergaele… Sortie le 11 juillet

15Zama, Diego de son prénom, est d’abord un homme qui perd. Perd patience, puisque, représentant de la couronne ibérique dans une colonie paraguayenne à la fin du XVIIIsiècle, il attend en vain l’acte qui l’autorisera à rentrer au pays. Perd pied, tant son précieux pouvoir s’amenuise sur les administrés récalcitrants et les femmes le repoussant. Perd son identité quand, enfin, après des années d’humiliations, il ne reste de lui qu’une ombre titubant dans les bourbiers. Zama, de Z à A, est d’abord ce film zapping d’une identité à l’autre et dont le scénario non linéaire construit moins son récit qu’il ne le fait sursauter (ce n’est pas un hasard si, lors d’un entretien, Lucrecia Martel explique passer autant de temps à errer sur YouTube d’une vidéo à l’autre). Combien de fois don Diego pense-t-il avoir à nouveau sa situation en main – la promesse d’une recommandation, d’une nuit d’amour, d’une famille ? Mais « Zama » sonne comme « jamás » : jamais. Déboussolant, le film ne cesse de fuir et de faire fuir sa forme, multipliant les ellipses, les embardées surnaturelles où le son quitte l’image, les suspensions de l’intrigue, loin des attentes du « film à costumes » et du « grand sujet métaphysique », et plus près de la déconstruction hallucinée d’un personnage.

16En adaptant le roman d’Antonio de Benedetto, Conrad argentin qui aurait troqué le romantisme pour la prose de Joyce, Martel se risque à un récit bâti sur sa propre négation (dans les années 1980, un des cinéastes argentins maudits parmi les plus maudits, Nicolás Sarquís, avait dû abandonner le tournage de son propre Zama, sans jamais y revenir). Zama fait partie de ces films qui ne réussissent que s’ils sont difficilement préhensibles : tout ce qui y entre doit être réduit en miettes, le tout étant de voir quel tableau réapparaît ensuite. La perdition mise en scène par Martel a plus à voir avec celle de La mort de Louis XIV d’Albert Serra (2016), et son Jean-Pierre Léaud perpétuellement moribond, avec qui Zama partage une sorte de déréliction formelle. De la figure officielle, ne restent plus dans chacun des deux films que des corps empêchés, des borborygmes, des mutilations, des dorures dévorées par le réel. Dans Zama, ce sont autant celles du cinéma d’auteur (argentin, mondial, et celui de Martel elle-même, allant plus loin dans l’hétérogénéité que Serra), que celles d’une histoire dont le film se fait le laboratoire et l’atelier de réécriture. « Notre idée de l’histoire est très simplifiée, la violence qui a été exercée a détruit beaucoup de choses. Notre seule possibilité est d’inventer des hypothèses », explique Martel.

17Gaspard Nectoux

18

Au poste !

de Quentin Dupieux, film français (1 h 13). Sortie le 4 juillet

19C’est parce que le témoin a déjà donné sa version, et qu’on lui annonce pourtant qu’il va rester au commissariat pour reprendre à zéro, que la comédie d’Au poste ! peut réellement démarrer : tout a été dit mais il va falloir continuer à raconter, quoi qu’il arrive. Dans le lieu confiné d’un poste de police (le point d’exclamation du titre intimant la réduction à l’espace-temps théâtral), chaque recoin invisible, chaque objet sans caractère, chaque corps débordant – Benoît Poelvoorde, le rappeur Orelsan, ou Grégoire Ludig du duo Palmashow – est une invitation à la dérive imaginaire, amorce possible d’une invention verbale ou physique. Le critique André Bazin, sur la capacité du burlesque à faire feu de tout bois, parlait d’une « phénoménologie de l’entêtement ». Contrepoint au théorème sur l’image qu’était Réalité (2015) du même réalisateur, Au poste ! avance en petite équation buñuelienne, que ses variables absurdes étendent à partir de rien, ou presque. On sait désormais combien Quentin Dupieux travaille dans un genre opposé au film à sujet, un « film sans sujet » où c’est la narration et ses pouvoirs de création qui l’intéressent. Quand la mécanique de comédie avec Au poste !, huilée dans la première partie, se délite dans un vertige de récits cadres, Dupieux trouve peut-être de fait ce qu’il cherchait, ce malaise derrière l’apparente normalité et la prétendue logique mises en place. Puisque le témoin finit arrêté, ne s’agit-il pas, aussi, d’un film sur la fabrication de coupables ?

20Gaspard Nectoux

Paul Sanchez est revenu !

de Patricia Mazuy, film français (1 h 51). Sortie le 18 juillet

21Sous ses airs de comédie policière grand public, le dernier long-métrage de Patricia Mazuy (six ans après Sport de filles) s’avère beaucoup plus retors, fuyant et finalement extravagant qu’il n’y paraissait. Son titre, faussement programmatique, fait mine d’annoncer la couleur : Paul Sanchez (Laurent Lafitte), dangereux criminel sorti des radars depuis dix ans, est signalé dans les environs des Arcs, une petite commune du Var. La gendarmerie locale est en ébullition : Marion (Zita Hanrot), maréchale des logis, voit là une possible occasion de racheter ses bévues auprès de sa hiérarchie. Tout comme Yohann (Idir Chender), journaliste local qui rumine dans l’attente du scoop de sa vie. En multipliant les points de vue, le film semble d’abord évoluer sur un terrain instable entre récit de cavale, enquête policière et satire militaire, décrivant surtout le quotidien des gendarmes sous un jour trivial, résolument anti-héroïque. L’ombre d’une existence décevante, médiocre, menace la plupart des personnages, et nourrit en retour leurs espoirs excessifs, leurs chimères délirantes. « Paul Sanchez » n’est peut-être rien d’autre que le nom générique de toutes ces chimères : moins un être réel qu’une identité flottante, recouvrant le désir commun à chacun de changer de peau, de sortir des rails. Ce n’est pas le moindre mérite du film que de cerner une telle abstraction: le sentiment d’une insatisfaction si générale qu’elle finit par estomper toute distinction entre criminels et forces de l’ordre.

22Mathieu Macheret

Mon tissu préféré

de Gaya Jiji, film franco-germano-turc (1 h 36). Sortie le 18 juillet

23À Damas, en mars 2011, les soulèvements inspirés du Printemps arabe vont bientôt être réprimés dans le sang. D’inspiration autobiographique, le premier long-métrage de Gaya Jiji, Syrienne installée en France depuis 2012, prend le parti de maintenir le point de vue de sa protagoniste, pour qui cette violence n’est encore qu’une menace sourde. Ce qui étouffe avant tout Nahla (l’actrice libanaise Manal Issa), c’est le taxi collectif qu’elle prend chaque jour pour aller travailler et le prolongement de son habitacle vicié, l’appartement qu’elle partage avec sa mère veuve et ses sœurs. Un huis clos certes non étanche, puisque les préparatifs pour recevoir un prétendant ont un enjeu de taille : le mariage de Nahla à ce Syrien d’Amérique permettrait aux quatre femmes d’émigrer avant que la guerre n’éclate. Mais le titre pose la priorité de Nahla : son éveil à la sensualité, qui ne peut se faire qu’en secret. Le compte à rebours du conflit est contré par cette exploration de l’intime qu’elle entreprend chez une nouvelle voisine, symétrique inverse de sa mère. Centré sur des intérieurs, le film ne nie pas la gravité de la répression qui fait rage au-dehors, il l’intègre et la retravaille. Il en tisse le revers à travers le souci féminin d’avoir une chambre à soi, selon l’expression de Virginia Woolf. Chez la voisine, un militaire vient acheter des histoires plutôt que des caresses – en temps de guerre, quelle étoffe est plus douce, plus fragile, que celle de l’imaginaire ?

24Charlotte Garson

Il se passe quelque chose

d’Anne Alix, film français (1 h 43). Sortie en août 2018

25Sillonnant la Provence pour rédiger un guide touristique, Dolores croise la route d’Irma, qui vient de perdre son travail et, un an auparavant, son mari. La première, hédoniste, sait vivre mais ne voit plus trop en vue de quoi elle est libre ; la seconde veut simplement en finir. De cette prémisse banale, Anne Alix tire un road movie féminin qui fait fi des passages obligés du genre. Deux actrices étrangères, l’Espagnole Lola Dueñas (excellente également dans Zama de Lucrecia Martel [2018]) et la Tchèque Bojena Horackova, lestent les personnages d’une épaisseur immédiate. Il ne s’agit pas tant de savoir si, en chemin, elles trouveront travail ou amour mais de faire réellement la route avec elles sur un territoire méconnu, à l’Ouest de l’étang de Berre. Une Provence de ports industriels, de terres agricoles et de ronds-points à l’identique. Il se « passe quelque chose » de politique lorsque le scénario de fiction cède le pas au romanesque documentaire : la tenancière de l’hôtel qui écrit des chansons, le père et le fils métallurgistes qui toréent sur leur temps libre, l’ouvrier agricole que Tchernobyl a mutilé… Aucun de ces portraits n’est écrit, à l’évidence. En 1985, Agnès Varda avait esquissé ce principe dans Sans toit ni loi, au gré des rencontres d’une jeune marginale. L’humanisme d’Alix, tourné vers la Méditerranée et ses migrants, se révèle moins radical. Pourtant, on rêve d’une programmation qui, associant les modestes périples du cinéma français, offrirait une cartographie humaine du pays.

26Charlotte Garson

Notes

  • [1]
    Robert Louis Stevenson, En canoë sur les rivières du Nord, Actes Sud, 1994, p. 179.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/06/2018
https://doi.org/10.3917/etu.4251.0111
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