CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’idée de nature revient en force, souvent associée à des positions conservatrices. Comme si la nature, en sa permanence, était le fondement rassurant de conservateurs inquiets des changements et des désordres qu’ils induisent. Comme si, inversement pour les progressistes, la nature s’interposait toujours pour limiter les appétits et désirs d’illimitation, provoquant alors du rejet, de l’énervement. Conservation ou innovation, essentialisme ou constructivisme, il faudrait choisir son camp. Mais plutôt que de se soumettre à ce dilemme, il est temps de se demander, dans ce nouveau moment anthropologique que nous vivons, comment dialectiser nature et culture.

2Ainsi l’idée de nature fait-elle son grand retour. C’est vrai de la nature en nous à propos du corps, du sexe et de la mort. C’est vrai de la nature entre nous si l’on pense au lien qui unit les membres d’une famille – « la famille naturelle » – ou à ces milieux qui sont des lieux de vie, mixte de société et de nature. C’est vrai enfin de la nature en dehors de nous si l’on pense à la préoccupation environnementale. Socle de nos évidences et repère pour agir, la nature paraît être un roc à partir duquel évoluer et évaluer. Mais le roc semble fait d’une pierre tendre. La référence à une conception insolente de la nature ne cache-t-elle pas le désarroi normatif qu’elle cherche à masquer ?

Écologie, famille, médecine. Le retour équivoque de l’idée de nature

3S’il est un retour omniprésent de l’idée de nature, ce retour est équivoque. Les débats sur le mariage dit « pour tous » ou sur la suppression du mot « race » dans la législation française, les lois sur la fin de vie ou les discussions concernant les biotechnologies (clonage, OGM) et l’écologie invoquent et se positionnent tous eu égard à la nature, révélant dans le même temps combien les réalités qu’elles recoupent n’ont rien de naturel. Du moins si l’on s’en tient au naturel dans sa stricte littéralité, l’étymologie de natura (qui est donné dès la naissance) parlant de la nature comme fait natif, avant tout artifice.

4De fait, l’invocation de la nature a perdu de son évidence normative. Dans une pluralité de champs du réel s’efface le caractère massif et assuré de la nature. Nous pensions pouvoir asseoir notre conception de l’homme, des rapports humains et des rapports au monde ambiant, animaux et milieux sur l’assurance d’une nature des choses, stable et immuable ? Il apparaît qu’il n’y a plus de nature assez sûre pour garantir l’idée d’un ordre des choses qui serait aussi un ordre pour les choses. Nous le découvrons, il ne suffit pas, il ne suffit plus d’invoquer avec force l’idée de nature – ce que l’on tend à faire aujourd’hui dans une invocation à contre-emploi de l’anthropologie là où hier on invoquait la loi naturelle – comme un principe pour qu’elle soit convoquée de façon convaincante, acceptable et acceptée. C’est donc la signification philosophique et la portée pratique de l’appartenance à la nature en nous et hors de nous qui sont aujourd’hui remis sur le métier. Prenons quelques exemples pour nous en convaincre.

5On n’ose plus dire que l’homosexualité est contre-nature mais on ne craint pas d’affirmer qu’il y a une famille naturelle. Dans l’apparente évidence du bon sens, on défendra « naturellement » la famille par un slogan : « un papa et une maman, on n’a rien fait de mieux pour un enfant ! », dénonçant alors comme aberrante la simple idée d’un mariage homosexuel. Et renforçant l’idée on parlera de famille biologique, comme si la biologie était l’ultime garantie de la norme, le sceau caché de ce qui est conforme à ce qui doit être. Ce faisant, on ne mesure pas que parler de famille biologique ou de mère biologique sont des oxymores, tant la famille investit le point de tension entre la nature et la culture, le biologique et le symbolique. Certains aimeraient sans doute que de la nature à la règle, la conséquence soit bonne, ou valorisent de façon équivoque les liens du sang confondu avec l’hémoglobine ou avec « la Vie » [1], mais de l’une à l’autre il apparaît que la ligne n’est pas aussi droite qu’on l’imaginait puisque de la nature on peut donner des interprétations fort diverses. Dans les mots anciens qui opposaient hier l’essence à l’existence, on dira que la nature de la famille est de n’être pas toute de la nature.

6De même, on n’ose plus trop affirmer la légitimité d’une domination masculine pour rendre compte des inégalités professionnelles et sociales hommes-femmes qui demeurent dans nos sociétés (hors et dans l’Église). Nos sociétés semblent ainsi ne plus pouvoir accepter et tolérer les traitements inégaux, la mise en minorité d’un sexe par l’autre cautionnée par la tradition, les usages ou la physiologie. Elles paraissent avoir enregistré les luttes sociales (féministes) des années 60 refusant l’idée que la nature assignerait à un rôle. Une femme n’est pas qu’un ventre. On ne naît pas femme, on le devient. Mais dès que l’on ose suggérer, dans un souci d’égalité et non d’égalisation, que le masculin et le féminin sont aussi travaillés par des constructions sociales, on s’insurge. En témoignent les approches passionnées soulevées par le concept de genre. Là où l’idée de genre (et les gender studies qui l’ont promue) invite à dissocier le biologique (mâle-femelle), le sociologique (homme-femme) et le psychologique (masculin-féminin), afin de débusquer les idéologies qui naturalisent les rôles familiaux et sociaux, mais aussi de contester des inégalités sans pour autant remettre en cause des différences [2], on s’oppose violemment. Et on s’empresse de rappeler fortement, afin de s’y opposer frontalement, l’idée selon laquelle tout n’est pas construit. Que la nature, quand même, est la règle ; qu’une femme n’est pas un homme – une jupe n’est pas un pantalon ! –, et que par définition, il serait donc normal que les rôles soient différents, et donc… en venir à justifier des positions qu’on ne peut plus collectivement tenir, à l’exception de l’entre-soi identitaire. La réception houleuse des gender studies souvent réduites à La théorie du genre donne d’observer que la revendication de droits sociaux – l’égalité homme/femme, la reconnaissance juridique des couples homosexuels, etc. – conduit très vite à une critique des normes.

7Dans un tout autre domaine, en médecine – on pense à la médecine génétique ou médecine dite prédictive –, on peut être génétiquement malade alors qu’on est médicalement sain. L’idée de maladie perd de son évidence intuitivement naturelle : la maladie comme fait biologique. En épidémiologie, la réflexion sur les facteurs de risques concernant les comportements (alimentaires, mode de consommation et de vie, exposition à des matières dangereuses) la frontière entre le normal et le pathologique se brouille. Même vieillir n’est plus naturel, devenant une maladie. Et cela se voit également en médecine palliative. D’un côté, avec l’assistance médicale à la procréation, on assiste à une étrange biologisation du lien de filiation. Elle tend à confondre la connaissance objective d’un même patrimoine génétique avec la reconnaissance mutuelle d’un lien généalogique autour du thème du vrai parent ou des parents biologiques. De l’autre côté, concernant la médecine de réanimation et la fin de vie, le concept de « mort naturelle » perd de sa consistance. Entre exigences pratiques et souci éthique, le coma dépassé, la mort cérébrale, la médecine de transplantation d’organes demandent de redéfinir la mort, car s’il est naturel de mourir, la définition de la mort, elle, n’a rien de naturel. La nature n’est plus la règle.

8Quand aux enjeux environnementaux, on n’a de cesse aujourd’hui de promouvoir la biodiversité. Depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992, en même temps que l’on y a fait disparaître des mots comme « créature », la nature devient « biodiversité » [3]. La biodiversité est un mot d’écologue, contraction pour désigner la diversité biologique. Mais là aussi, le bio de biodiversité est un point aveugle. Certains ne cesseront de clamer que « Chasser c’est naturel » pour réguler la biodiversité, là où d’autres défendront qu’ils n’y a pas d’espèces nuisibles et que tout dans la nature mérite d’être protégé. Plus, certains défendront la valeur de biodiversité des espèces et des variétés animales ou végétales locales fruits de l’histoire longue et lente – agriculture biologique – là où d’autres ne manqueront pas de dire que l’OGM (organisme génétiquement modifié) est un accélérateur de la biodiversité ne faisant que faire plus vite ce que déjà, la nature fait, en explorant d’autres combinaisons génétiques.

9Dans toutes ces situations qui invoquent l’idée de nature, deux facilités s’observent. Soit le coup de force, qui fut nécessaire en son temps pour faire entendre la voix de la liberté et s’arracher à l’autorité dogmatique de la nature. En un sens la nature est ici envisagée comme notre autre, voire cette autre radicale à l’égard de laquelle il n’y a de cesse de devoir s’émanciper. Soit l’attitude qui n’est pas moins un coup de force qui consiste à trouver dans la nature un fait objectif qui échapperait au champ du discutable, de l’interprétable et de l’histoire. Ici la liberté consisterait non à s’opposer à la nature mais à l’épouser, à s’y soumettre comme à la nécessité d’une loi naturelle qui serait pour nous un dessein. Or, entre ces deux partis, faut-il choisir ? Au dilemme, ne convient-il pas plutôt d’opposer une dialectique de l’appartenance et de la responsabilité, de la nature et de la liberté ?

10Qu’il s’agisse de la nature en nous (gène et hérédité), de la nature entre nous (genre et sang), ou de la nature hors de nous (milieu ou environnement), nous sommes donc à un carrefour. « L’humanisme et le naturalisme ne s’opposent pas. [4] » Entre d’un côté un dualisme radical qui oppose l’homme à la nature comme son tout autre – que ce soit son corps, l’animal, la nature non humaine, voire l’écosystème – et un monisme absolu qui fait disparaître toute distinction en une personnification juridique de la nature qui va au-delà de la prosopopée – on pense à la Constitution de l’Équateur qui reconnaît comme sujet de droit « les personnes, les communautés et la nature » – il est question aujourd’hui d’aller au-delà de l’antique division entre les personnes (persona) et les choses (res). Prendre la mesure de l’appartenance de l’homme à la nature et des relations interdépendantes à l’égard des milieux protège d’une conception anthropocentrée qui pense l’homme de manière autarcique, extérieure et instrumentale vis-à-vis de la nature. Mais il n’impose pas pour autant la dissolution de l’humain dans le grand tout des vivants. Le sens approfondi d’une appartenance de l’humain à la nature ouvre sur une meilleure compréhension de la responsabilité. Il s’agit d’appartenir plus pour mieux responsabiliser. En ce sens, l’exemple de l’abandon d’une définition de la nature entendue comme « patrimoine commun de l’humanité » lors du Sommet de la Terre de Rio, sans pour autant faire d’elle un sujet de droit dans un « contrat naturel » qui serait l’équivalent, à l’égard des non-humains et de la Terre, du contrat social engageant des sujets de droits dans des interactions réciproques, ouvre sur une voie tierce, celle des « biens publics mondiaux » [5]. Elle engage un travail de déchiffrage, celui d’une herméneutique des cultures qui apprennent à se comprendre de et dans la nature.

Proposition d’interprétation

11Parce qu’elle est polysémique, se référer à la notion de nature est souvent embrouillé. En elle se mêlent des niveaux argumentatifs différents et finalement trois plans d’analyses : le naturel et l’artificiel ; l’essence et l’accident ; la norme et la contre-nature. En effet, lorsque l’on dit nature, on peut invoquer, et parfois confondre des savoirs, des principes et des normes, même si, on l’oublie parfois, la nature est aussi le bien des poètes, des artistes qui en épellent la présence, qui la rêvent et l’imaginent.

12Le premier plan est celui des savoirs. Il désigne, avec l’avènement de la physique moderne – où le mot grec phusis ne désigne plus « La nature » mais une discipline scientifique attentive à mettre précisément au jour des propriétés physiques (Galilée, Descartes, Newton) – une réalité qui relève de la description empirique. On travaille à établir des faits, à recueillir des données reliées en lois de la nature, lois dont toute l’épistémologie contemporaine a montré, paradoxalement, le caractère local, provisoire et toujours déjà en attente de réfutation. Ainsi parlera-t-on des sciences dites naturelles et des lois de la nature – la bio-logie par exemple entendue comme logique du vivant – étant la mise au jour des mécanismes naturels. Ainsi se réfère-t-on dans un dialogue épistémologique en train de se rénover entre philosophie, théologie et sciences humaines, à l’anthropologie pour parler de la nature en l’homme lorsqu’il n’y a plus de nature humaine. La nature est ici objet de savoir.

13Le second plan entendra avec la nature l’idée de principe, de fondement. Elle a alors une signification d’ordre ontologique qui parlera de l’essence d’une réalité ou de son mode d’être, de ce sans quoi elle ne saurait être ce qu’elle est (par exemple la nature humaine). La nature ou l’essence d’un être en définit les propriétés, ne disant pas forcément tout ce qu’elle est accidentellement mais ce qu’elle est essentiellement. La nature revêt ainsi le statut d’assise fondamentale sur laquelle appuyer une conception du monde et ses pratiques, ce que contient le concept de loi naturelle élaboré par la théologie chrétienne par exemple [6].

14Enfin, sur un dernier plan, la nature est convoquée pour contribuer à expliciter et préciser des normes d’actions, des orientations pratiques. Elle ouvre cette fois-ci sur une dimension d’obligation, suivre la nature signifiant y trouver une règle, ou plus encore une loi (morale) susceptible d’orienter l’action de façon universelle et infaillible. Être naturel ou conforme à la nature est un énoncé à portée axiologique définissant cette fois-ci une norme qui oriente l’action. Ainsi dira-t-on « la nature est la règle » ou bien « telle pratique est contre-nature ».

15Mais toute la difficulté est alors de savoir si entre ces trois plans, il y a une continuité logique et si oui, de quel ordre relève cette continuité ? Comment passe-t-on du plan des faits à celui des normes ? Est-ce-que l’ordre des normes n’est que le décalque de l’ordre des essences qu’il suffirait de « lire » dans les faits naturels offerts à la description – mais qu’est-ce que lire alors ? Ou bien faut-il soumettre le concept de nature au risque de l’interprétation ?

La nature : un oratoire, un laboratoire ou un observatoire ?

16Dans un aphorisme attribué à Héraclite, ce dernier écrivait : « La nature aime à se cacher. » Représentée comme une femme voilée, la nature se cache, se dissimule, mystérieuse. Or quelle attitude et quelle lecture eu égard à cette nature qui se cache ?

17Une première attitude consiste à révérer la nature dans son insondable mystère, porteuse d’un dessein plus grand et plus vaste que l’intelligence humaine peut en avoir. En excès eu égard à sa raison, la nature est à scruter en son ordre, exigeant qu’on s’initie progressivement à son mystère qu’il s’agit alors d’honorer et dont on cherchera à transcrire les conséquences pour la vie des hommes et leurs attitudes. Dans une posture naturaliste, on fera de la nature une référence transcendante. Elle apparaît comme un oratoire.

18Relevant d’une longue tradition plurielle que nous ne retracerons pas ici, cette compréhension de la nature relève de ce que trop sommairement on nommera une ontologie substantialiste. Concept de théologien que l’on ne trouvera présent, il faut l’observer, ni dans le premier, ni dans le second Testament, la nature suppose la référence à une loi pour le monde qui vient du ciel. Soucieuse de découvrir dans l’ordre des choses une loi ou des principes universels, cette interprétation transcendante délaisse la nature en son versant concret et sa pluralité foisonnante pour se concentrer sur sa dimension métaphysique, y scrutant un dessein, une finalité susceptible de définir un projet. Porteuse d’un projet – La raison ou Dieu –, la nature déploie sa logique comme un programme qu’il faudrait honorer. On trouve une formulation consistante de cette idée sous la plume intransigeante du converti saint Augustin : « Il est entendu que les crimes contre nature doivent être partout et toujours exécrés et punis, comme ceux des Sodomites. […] C’est violer l’alliance même qui doit nous unir à Dieu que de polluer cette nature dont il est l’auteur par la perversité de notre libido. [7] » À titre d’exemple, on trouve les résidus de cette idée dans le créationnisme nord-américain, dans un familialisme qui parle de famille naturelle. Cette définition insolente et solaire de la nature feint d’ignorer que le monde humain est toujours la construction d’un compromis entre le physique/biologique et le symbolique, connaissant donc des variations et des inventions liées aux cultures qui s’en approprient le sens et la portée. Or, n’envisager l’ordre culturel et humain comme n’étant que la transposition quasi mécanique de l’ordre naturel, est une contradiction.

19La modernité et la modernité tardive ont totalement rompu avec les concepts de dessein, de finalité, de Nature jugés trop métaphysiques. Méfiantes à l’égard de l’ontologie, pour elles, si la nature se cache c’est au sens faible et non au sens fort. Dévoiler les secrets de la nature signifiera les décoder. S’ouvre alors la voie prometteuse, dans laquelle nous sommes toujours, d’une intelligence qui décode les savoirs empirico-analytiques, faisant apparaître une logique dans l’énigmatique. Avec la physique mathématique en modernité, la nature n’est plus un mystère à honorer dans des qualités sensibles mais une énigme à déchiffrer dans ses propriétés physiques. À la nature admirée comme un oratoire fait place une nature expérimentée en laboratoire. On pense ainsi à ce mot René Descartes : « Par la nature, je n’entends point ici quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais je me sers de ce mot pour signifier la Matière même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée. [8] » Pour devenir objet de science et bientôt être soumise à une maîtrise et une domination technologique, il importait que la nature ne soit plus notre modèle, mais qu’elle soit modélisée. La nature pensée comme une machine est une modélisation. Elle permettra la distanciation théorique et la mécanisation du monde dans les mots d’un décodage – celle du code génétique par exemple.

20Mais là où Descartes séparait bien physique et métaphysique, notre temps est allé plus loin. Il encourage une lecture immanente de la nature qui révèle une véritable fascination pour le fait naturel. À un matérialisme de méthode – celui de l’esprit scientifique – il adjoint un matérialisme de principe. Cette fois, ce n’est pas un naturalisme métaphysique mais, dans un refus de toutes questions du sens, une idéologie du « fait » physique ou biologique. Comme si ce dernier n’était pas un fait lui-même construit comme l’histoire de l’épistémologie contemporaine le démontre. Ainsi voit-on, dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation une attente qui consiste à vouloir s’assurer d’être de vrais parents parce que les enfants seraient biologiques, obérant toute la dimension de reconnaissance pour se concentrer sur la certification naturellement bio ; ou bien des usages équivoques de la référence au biologique pour construire le concept de race ou justifier ou non le légume bio ou l’OGM.

21En un troisième sens enfin, la lecture peut s’entendre comme un travail de déchiffrage, qui consiste à apprendre à épeler les significations et les règles qu’engage l’approfondissement de la compréhension de ce qu’est la nature pour nous. Entre scruter et décoder, la nature est à interpréter. Entre le philosophe qui se fait une idée trop abstraite de la nature et le scientifique qui croit pouvoir s’en tenir naïvement aux faits, il est question d’établir un nouveau régime d’interprétation. La philosophie, la théologie ont à se mettre, sans s’y soumettre, à l’école des sciences, de la nature comme des sciences humaines. L’enjeu est de réinterpréter le concept de nature en apprenant, nourri mais non inféodé aux sciences de la nature et de l’homme, à en tirer les conséquences théoriques et pratiques. Il porte sur ce que signifie ce fond insistant mais opaque qu’est pour nous l’appartenance à la nature, trop vite stigmatisée comme irrationnelle, antihumaniste et dangereuse. Cette part faite à l’interprétation revisite ce qu’autrefois on appelait la « loi naturelle » [9]. Le concept de nature est surdéterminé, il est vrai. Mais pour autant, faut-il en faire un mot obscène ?

22La nature, en ses vivants piliers, est une forêt de symboles. Elle est faite d’indices, d’expressions et d’adresses[10] équivoques dont la signification est à interpréter. De la nature en nous la médecine sait bien qu’elle se manifeste en des indices qu’il faut apprendre à déchiffrer comme des symptômes peu clairs : combien de cellules embryonnaires faut-il pour qu’il y ait une personne humaine ? L’encéphalogramme plat est-il l’indice définitif de la mort ? De la nature entre nous, la biologie sait aussi qu’à elles seules les lois du vivant n’épuiseront pas la signification des lois pour les vivants, car elles sont des expressions vitales. Si la souffrance de l’animal n’était qu’affaire de système nerveux, se soucierait-on du homard ou des pratiques d’élevages industriels ? Si avec les matières organiques les humains font des manières, de quoi les liens dits du sang seront-ils l’expression ? De la nature hors de nous, l’écologie scientifique et l’éthique environnementale, disent que la Terre est une adresse. Elle s’adresse à nous sans les mots, milieu ambiant qui n’est pas pour nous qu’un décor mais un habitat auquel nous sommes mystérieusement attachés. Comment s’adresse alors la Terre qu’on veut sauver de la brûlure et que déchiffre en une gigantesque herméneutique le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ? Quelle adresse lance, un milieu écologique érodé en sa biodiversité lorsque le père de l’éthique environnementale nord-américaine, Aldo Leopold nous dit qu’il s’agit, pour l’entendre d’apprendre à « penser comme une montagne » ?

23La nature désigne cette part d’involontaire radical que nous n’avons pas choisie qu’élabore aujourd’hui, dans des catégories qui se cherchent encore, une anthropologie de la finitude et de la vulnérabilité. Ni se révolter ni se résigner, mais consentir à se confronter à la nature c’est prendre la mesure de ce que signifie pour nous appartenir. Le consentement n’est alors ni l’exaltation de la liberté totalement émancipée, ni la soumission à un ordre naturel autoritaire, mais le cheminement insubstituable d’une liberté en situation. « La joie du oui dans la tristesse du fini », aurait dit Ricœur.

Notes

  • [*]
    Philosophe. Professeur à l’Université Jean Moulin, Lyon. Auteur de Penser le développement durable, Ellipses, 2009 ; Repenser la nature. (dir.) P.U.L/Québec, 2012.
  • [1]
    « Et voilà le sens pour la famille naturelle : non pas défaire les liens du sang, mais rappeler, selon la constante affirmation juive, que le sang c’est la vie, et que la vie ne nous appartient pas… » Fabrice Hadjadj, « Contre la “saine famille”, À propos d’un texte de Michel Serres », Études, avril 2013, p. 471.
  • [2]
    Sans confondre la différence et l’inégalité, Françoise Héritier rappelle que le contraire du mot différent est le « semblable » et non l’« égal », son projet étant ainsi de « débusquer, dans les ensembles de représentations propres à chaque société, des éléments invariants dont l’agencement […] se traduit toujours par une inégalité considérée comme allant de soi, naturelle. » Françoise Héritier, Masculin/Féminin, La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, p. 9.
  • [3]
    Voir Cynthia Fleury, Anne-Caroline Prévot-Julliard, L’exigence de la réconciliation. Biodiversité et société, Fayard/MNHN, 2012.
  • [4]
    J. Grange, Pour une philosophie de l’écologie, Pocket, 2012, p. 119-128.
  • [5]
    « Les biens publics mondiaux ont été définis d’abord dans le champ de l’économie, comme des biens non exclusifs (pouvant être utilisés par tous) et souvent non rivaux (l’usage par quiconque ne compromettant pas l’utilisation par autrui). Mais la vision économique ne rend pas compte des exigences de l’équité, d’où la référence au critère de bien(s) commun(s) qui permettrait, au singulier et au pluriel, d’assurer une protection qui ne se limite pas à celle des générations humaines, présentes ou futures. » Mireille Delmas-Marty, Résister, responsabiliser, anticiper ou Comment humaniser la mondialisation, Seuil, 2013, p. 135-136.
  • [6]
    Dans la tradition catholique le concept de loi naturelle suppose une raison inspirée par la foi qui permettrait de définir une règle morale valant universellement, partout et pour tous. Significativement ce concept est toutefois devenu difficilement audible. La loi naturelle désignait des lois pour la nature en théologie ; elle désigne des lois de la nature en biologie et plus largement en sciences dites naturelles. Comment les réconcilier ?
  • [7]
    Saint Augustin, Les Aveux, trad. Frédéric Boyer, Livre III, § 15, P.O.L., 2013, p. 128.
  • [8]
    Descartes, Le monde, ch. VII, éditions Adam et Tannery, p. 36-37.
  • [9]
    « En fin de compte, la loi naturelle critique à la fois une notion sociologique de l’éthique qui réduirait l’éthique à une simple construction sociale temporaire, mais aussi à la suffisance d’une éthique confessionnelle qui ferait fi de la raison commune. » Alain Thomasset, Interpréter et agir, ch. 4 De la pertinence de la loi naturelle, Cerf, 2011, p. 196.
  • [10]
    Jean-Claude Gens, Éléments pour une herméneutique de la nature, L’indice, l’expression, l’adresse, Cerf, 2008.
Français

« C’est dans la nature des choses », « c’est tout naturel », « Les chats ne font pas des chiens », « les coqs ne pondent pas d’œufs » ! Dans l’ordinaire des jours, sans même chercher à philosopher, nous faisons de la nature la garantie de notre ordre du monde. Mais est-ce si simple ?

Jean-Philippe Pierron [*]
  • [*]
    Philosophe. Professeur à l’Université Jean Moulin, Lyon. Auteur de Penser le développement durable, Ellipses, 2009 ; Repenser la nature. (dir.) P.U.L/Québec, 2012.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/02/2014
https://doi.org/10.3917/etu.4202.0055
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