CAIRN.INFO : Matières à réflexion
linkThis article is available in English on Cairn International
Impossible de se taire.
Obligation de parler.
Et si la politique, montant de partout,
fausse les intentions originelles du discours,
obligation de crier.
Emmanuel Lévinas, Difficile Liberté, Albin Michel, 1995, p. 176.

1De l’appel de l’Abbé Pierre dans l’hiver 1954 au Indignez-vous ! de Stephane Hessel en 2011 [1] ; de la révolte des indignés lors du Printemps arabe sur la place Tarhir au Caire ou à la Puerta del Sol à Madrid, jusqu’aux indignés contre « le monde de la finance » à New York, l’indignation retentit, dans la diversité de ses langues et de ses causes, faisant entendre une rumeur qui gronde. L’indignation n’est pas l’attestation d’un oui, elle est la position d’un non ; refus. Les études sociologiques des mouvements sociaux le montrent, l’indignation manifeste le sentiment que sont bafouées les normes fondamentales du monde commun plutôt qu’elle ne revendique d’être un positionnement des principes de justice [2]. On dira peut-être, sceptique, que l’indignation a l’allure d’une incantation passagère ; qu’elle a beau jeu de se réveiller devant des drames qui durent depuis si longtemps ; qu’elle est une posture de salon surjouée ayant la splendeur de la belle âme. Et si c’était l’inverse ? Et si, au contraire, l’indignation se faisait l’indicateur d’un des plus hauts usages de la liberté ?

Un sentiment moral

2Parole et geste libérés des convenances, dans l’urgence du « c’est maintenant ou jamais » d’attester, l’indignation révèle le sentiment fort d’un « choisis la vie » face au mal qui la caricature. Elle est également dénonciation du mal qui nourrit la nécessité de l’engagement. Enfin, elle en appelle à la réplique éthique et politique sans qu’il y ait pour autant une continuité systématique du sentiment d’indignation à sa portée institutionnelle. Sentiment moral, sursaut de l’engagement et provocation à l’action l’élèvent ainsi au rang d’expérience morale inaugurale des relations que l’homme entretient face au mal.

3« Où est le mal ? » On répond parfois à cette question par une géographie des contrées du mal : mal physique, mal moral et mal métaphysique, négligeant que du mal, on en fait d’abord l’expérience. Reposons la question : « où est le mal ? » Cette reprise réflexive examine ce qui a été brisé dans une relation à soi et au monde dans l’épreuve malheureuse. Or, c’est l’indignation qui nous donne le sentiment que quelque chose d’originaire dans les rapports de l’homme à soi, à l’autre homme et aux autres a été violé. On pense ainsi à la révolte indignée d’Ivan adressée à Aliocha contre toutes les tentatives de justification du mal qui afflige l’innocent : « Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. […] Que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? […] C’est par amour pour l’humanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si j’avais tort. [3] » Alors, l’indignation ne vise pas tant des droits bafoués que des relations fracturées en ce qui les fondent.

4Position affective d’un enjeu moral, l’indignation atteste un principe qu’elle ne parvient pas encore à définir – la dignité – mais dont elle est le lieu de retentissement – l’in-dignation. Sans préalable – elle ne prévient pas – l’indignation révèle qu’un sentiment assoit les normes morales – le sentiment de l’injustifiable dirait Nabert. La place faite à ce sentiment moral est révélatrice de l’attention moderne à l’éthique de l’authenticité, sans céder pour autant au subjectiviste culte de la sincérité. Si l’honneur gardé dans le malheur domine dans les sociétés hiérarchisées et les logiques d’États, l’indignation devant l’horreur le remplace dans les sociétés démocratiques. Lorsqu’on ne se drape plus dans sa dignité ; lorsque se diagnostique une irrésistible « obsolescence de l’honneur », on individualise l’honneur dans l’indignation. L’indignation signale la préoccupation moderne d’une identité individuelle. Prenant, de plus, ses distances avec l’intellectualisme moral, face au mal subi ou commis, l’indignation donne de vivre une dimension originaire de notre expérience : un désir d’être, charnel, bafoué en sa visée.

Du spectacle compassionnel au sentiment de violation

5Sentiment moral, l’indignation n’est pourtant pas l’émotivité de « l’homme compassionnel ». On ne mesure pas à sa juste hauteur ce qu’engage ce mouvement de l’indignation lorsqu’on n’y voit qu’une émotion. Il faut certes distinguer entre indignation et logique compassionnelle. Cette dernière a ceci de faussé qu’elle est éminemment théâtralisée et abstraite. Elle manipule des stéréotypes suffisamment généralisés et spectaculaires qui n’inscrivent pas leur singularité effroyable dans notre histoire mais l’excitent pourtant. Cette médiatisation relève de ce que Luc Boltanski appelle une « souffrance à distance » [4]. La logique compassionnelle produit au mieux une solidarité de fait – voyez comme ils souffrent –, mais non une solidarité de rejet, et encore moins de projet. Elle dérive alors en lassitude compassionnelle, fatiguée et usée avant même de s’être mobilisée. De plus, le compassionnel, « sous couvert d’être au plus près des victimes… court-circuite les médiations institutionnelles [5] ». Le discours de l’émotion se complaît dans la décharge affective qu’impose le spectacle de malheurs ramenés au rang d’images-emblèmes sensationnelles, négligeant son devoir d’engagement. Ce qui fait sensation ne nous augmente pas moralement pour autant. Sentiment moral qui sollicite un désir d’être malmené par une épreuve du malheur, l’indignation ne se confond donc pas avec une émotion fugace et occasionnelle. L’émotion est d’ordre psychologique ; le sentiment d’ordre existentiel. Loin d’être arbitraire, le « ça n’est pas possible » de l’indignation entre tragiquement dans le royaume des normes. En ce sens, le non de l’indignation devant le mal est aussi la forte attestation d’un oui à la vie.

6Sentiment moral, l’indignation est assez proche de cette pitié que Rousseau définissait comme ce qui « nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables [6] ». On retiendra d’abord cette idée du semblable. L’indignation tout comme la pitié maintient l’imagination du semblable. Elle est disponibilité à l’apparence sensible de l’humain par delà les masques qui en font un stéréotype : clochard [7], Rom, sans-papiers, mourant, etc. Elle revêt ainsi une dimension de principe : il y a une sensibilité sans sensiblerie de l’homme devant la vulnérabilité qui oblige. Comme sentiment moral, l’indignation se fait alors l’expression d’une relation morale à autrui nourrie de la brisure dont il fait l’épreuve. Sentiment moral, l’indignation est en nous la disponibilité à la vulnérabilité et en dehors de nous une disposition relationnelle qui est au fondement des interactions sociales. En prendre conscience, c’est être conduit à l’idée que les mouvements indignés dont nous sommes les contemporains sont autant d’expressions d’un sentiment de violation à l’égard de ce qui fonde l’humanité du monde humain, sentiment de violation affectant en leur cœur les interactions sociales dans un déni de reconnaissance. La lassitude compassionnelle nous anesthésiait ; le sentiment d’indignation nous sensibilise et nous mobilise.

Une préparation intérieure à l’engagement

7L’indignation, c’est aussi la sainte colère en régime sécularisé [8]. Manifestation d’une dimension axiologique, celle-ci ne vient plus d’en haut à partir d’une splendeur de la vérité morale, mais sourd d’en bas à partir d’un être affecté par la précarité d’une vulnérabilité. Elle définit, en creux, le lieu d’un essentiel : « ça ne doit pas être » ! S’il est plus facile en régime pluraliste d’attester ce qui ne doit pas être que ce qui doit être, on comprend que l’indignation, nous saisissant par l’appel d’un dehors vulnérabilisé, nous dessaisisse de nos volontés de justifications sociales ou morales. Au-delà de la norme morale, elle vise ce qu’a de fondamental la vulnérabilité qui oblige. Sans doute est-ce pour cela que l’indignation porte une dimension translocale et transpartisane, donnant une impression d’apolitisme qui se méfie des formes instituées (partis, institutions, syndicats, etc.) de répliques au mal, au nom d’une revendication d’authenticité. Au discours moraliste de la substance qui dit ce qui doit être, l’indignation oppose également le dire éthique d’un sentiment moral exprimant ce qui ne peut pas être. Ça ne doit pas être, ces pauvres dortoirs improvisés sous les ponts de Paris l’hiver. Ça ne peut être, ces jeunes Sénégalais partant sur des embarcations de fortunes ou dans des conteneurs pour tenter leur chance dans les pays du Nord qui se souviennent avoir un jour fait tomber le mur de Berlin sans s’émouvoir des murs qu’ils élèvent à la frontière du Mexique, dans le désert marocain, aux portes de l’Europe, entre Israël et Palestine. Ça ne doit pas être, la lancinante litanie du monde en ses douleurs, toujours plus atroces les unes que les autres.

8Manifestation d’un universel qui court-circuite les justifications, le sentiment d’indignation est une « exclamation morale » [9] dont il faudra apprendre à déployer les conséquences éthiques et politiques. Si l’indignation prépare et éveille à la moralité, elle ne saurait en tenir lieu. Sismographe enregistrant les tremblements devant les terres du malheur, l’indignation en est l’indicateur sensible et immédiat. « J’aimerais mettre à une place d’honneur un sentiment fort, tel que l’indignation, qui vise en négatif la dignité d’autrui aussi bien que la dignité propre ; le refus d’humilier exprime en terme négatif la reconnaissance de ce qui fait la différence entre un sujet moral et un sujet physique, différence qui s’appelle dignité, laquelle dignité est une grandeur estimative que le sentiment moral appréhende directement. [10] »

9L’indignation est le sentiment d’être obligé par ce qui est vulnérabilisé. Elle « marque le point de suture entre le royaume des normes et la vie, le désir [11] ». Dans l’entre-deux qui sépare l’urgence de formuler un principe et la situation singulière d’un contexte indignant, l’indignation est ambivalente. Tournée du côté de l’expression objective d’un principe – on s’indigne de plus et d’autre que de soi –, l’indignation peut dériver en intransigeance, mais pointe une responsabilité essentielle. Du côté contextuel, sa dimension sensible explore des territoires du mal découverts dans leurs particularités. L’indignation est une disponibilité à se laisser affecter, sur le mode du sentiment, par une extériorité blessée reconnue en sa valeur insubstituable et toujours singulière. Face au malheur ordinaire, l’indignation sort donc de l’indifférence, fait la différence. Position de soi, si elle court le risque de se caricaturer en pose indignée dans la revendication de principes moraux abstraits, elle fait bruyamment éprouver un intolérable qui attend d’être prolongé en discernant les lieux d’exercice de la responsabilité et en déployant des institutions. On s’indigne non de la pauvreté en général mais de ce pauvre-ci ; de ce mort-de-faim-là.

10Le sentiment d’indignation attire l’attention, dans l’expérience morale, sur toute une gamme de sentiments moraux qui font la suture entre royaume des normes et la vie. Ceci ne signifie pas qu’il faille s’en contenter, mais invite à reconnaître la partition singulière qu’y jouent les sentiments. Notre rationalisme nous fait oublier qu’il est des sentiments moraux, des « passions de l’âme ». « Le philosophe de la réflexion ne cherche pas le point de départ radical ; il a déjà commencé, mais sur le mode du sentiment ; tout est déjà éprouvé, mais tout reste à comprendre, à ressaisir – selon le bon mot de Jean Nabert –, en clarté et en rigueur ; ce sont précisément ces sentiments initiaux qui attestent que la réflexion est désir et non point intuition de soi, jouissance de son être. [12] » Désir de la vie qui reconnaît la vie en une vie rendue méconnaissable, l’indignation est ainsi refus des caricatures de la vie dans ses manipulations et humiliations diverses. Double aspect du sentiment d’indignation alors : il est l’expérience d’un absolu qui permet de remonter jusqu’au principe qui la rend possible ; il fait de l’expérience morale non pas tant d’abord la transgression d’une norme extérieure – le moralisme – que l’épreuve profonde d’une inadéquation entre le désir d’être et le monde. « Révolte », aurait dit Camus.

Du sentiment de l’indignation aux contextes d’indignations

11Expérience de soi, devant une passivité qui oblige et le « spectacle » d’un mal qui tourmente, l’indignation inaugure une mise en travail de soi. Le sujet y prend la mesure affective et effective de ses forces, vérifiant sa propre puissance devant le tragique de l’existence. Mais l’indignation serait vaine si elle n’était inscrite dans des contextes qui la configurent, sans des conditions sociales qui organisent des rôles et des institutions politiques qui lui donnent chair. Quel cadre interprétatif, biographique et culturel, lui donnera alors de quoi se déployer concrètement comme opposition au mal ?

12Dans l’histoire des expériences morales, les motifs traditionnels de l’engagement jusqu’au sacrifice de soi – héroïsme, patriotisme – ne font plus recette. L’histoire de l’indignation en est un bon indice. Nous ne nous indignons plus pour des idéaux collectifs jugés abstraits mais pour des réalités sensibles dont nous avons constaté l’effective précarité : des proches, des milieux, des humains ou des non-humains. On s’indigne non à partir d’un principe objectif substantiel (l’attestation de la Dignité, de la Patrie), mais en partant d’une expérience sensible subjective (la vulnérabilité que vivent des êtres, trait d’une ontologie relationnelle) : l’immolation par le feu d’un jeune étudiant sans travail en Tunisie ; le sort de cette femme sans-abri dans une rue de Paris [13] ; l’histoire d’un sans-papier se noyant entre Calais et Douvres en tentant de rejoindre l’Angleterre à la nage.

13L’indignation investit le point de rencontre entre une histoire personnelle – une biographie – et un contexte – un milieu, une société, une culture. Le sentiment d’indignation ne fait donc pas le tout de l’expérience morale et politique, mais l’inaugure. En plus du sentiment, une indignation pointe une situation singulière de laquelle s’indigner pour s’acquitter avec justesse de ce que l’on a à faire. Sa puissance d’effraction retentit au cœur d’un contexte dont les usages institués engendrent un déni de reconnaissance et dont elle fait apparaître la violence ou le mépris.

14Si on apprend à déchiffrer la portée intime de cette indignation qui monte en nous dans la singularité d’une histoire personnelle, on ne s’indigne pas indifféremment pour telle ou telle réalité, ni dans n’importe quelles conditions sociales. L’histoire de nos indignations renvoie à nos expériences, notre mémoire morale, aux cadres sociaux des imaginaires de l’agir que l’on porte en soi et qui nous portent (imaginaire de la Commune ; du cri de l’abbé Pierre, de la grande grève de 1995, etc.). L’indignation doit ainsi être « ressaisie », reprise et élucidée pour que, dans des contextes singuliers, il soit possible d’initier une réponse juste et adaptée aux enjeux éthiques et politiques qu’elle soulève.

« Les indignations » : un pluriel nécessaire

15En plus du terreau d’une histoire personnelle, l’indignation se déploie en des terrains d’applications également singularisants. Elle se fait entendre du côté des drames humains dans l’indignation humanitaire – des famines aux sans-logis. Elle se déploie aussi à l’égard des non-humains et des milieux dits naturels dans l’indignation écologique. Une histoire de l’indignation conçue comme l’histoire d’une « passion » politique et morale est ainsi en mesure d’inscrire une nouvelle province à explorer au xxie siècle : la mobilisation éthique et politique en faveur de la nature [14]. L’histoire de ces indignations depuis trois siècles révèle de la sorte les lieux du combat moral et politique contre le mal. La déclaration des droits de l’homme est ainsi audible – avant d’être un texte, observons qu’elle est d’abord une « Déclaration », un cri indigné – comme la déclamation forte et sans lyrisme d’indignations contextualisées devant le mal que l’homme fait à l’autre homme, proche ou lointain.

16On explicitera ces liens entre indignation et contexte, en reprenant la typologie que propose Luc Boltanski, distinguant entre « indignation qui rassemble », « qui divise » et « qui trouble » [15]. L’« indignation qui rassemble » revêt une portée symbolique, pointant la fondation du monde humain brisée en son cœur. Elle se fait l’expression d’un essentiel autour duquel communier et se retrouver : la vulnérabilité et la précarité de l’humain mis à nu par le mal. On pense au cri de colère de l’Abbé Pierre lors de l’hiver 1954 et de tous les hivers qui suivirent concernant les mal-logés, ou à la diversité des cris des indignés dans ce que l’on a appelé sous le terme générique de « Printemps arabe » mais qu’il serait plus juste d’entendre à chaque fois dans la singularité des contextes tunisien, libyen, égyptien, marocain, etc. L’« indignation qui divise » relève d’une herméneutique du soupçon si l’on pense au scandale du sang contaminé ou aux conflits d’intérêts concernant la vaccination contre la grippe H1N1. Ici, l’indignation, de mouvement du sentiment moral qu’elle était, devient motif à engagement et institutionnalisation, occasionnant une discussion sur l’essentiel ou la valeur d’importance accordée à la réalité convoquée. La reprise du sentiment d’indignation dans un effort de rationalisation et de positions argumentées, – la traduction d’un sentiment en raisons dans une éthique de la discussion –, qui est facteur de division, l’indignation tenant rarement seule le rang d’argument fédérateur. L’« indignation qui trouble », enfin, manifeste tout à la fois un enjeu originaire et l’incapacité éthique à faire la balance entre conviction et responsabilité. On pense au débat aujourd’hui sur le changement climatique, aux émeutes de la faim, à la non-acceptation sociale des nanotechnologies, etc. Le trouble en question porte sur le passage qui va de la manifestation d’un refus à l’attestation d’un principe. Toute la difficulté vient de ce que l’indignation est la gardienne éthique et métaphysique d’un essentiel qui ne parvient pas à se traduire adéquatement dans le champ des concepts et des institutions mais qu’elle se doit de maintenir. Or cette troublante équivocité de l’indignation vient de ce qu’elle bouleverse nos assurances morales toutes faites et nos normes sociales.

17Le trouble fait donc trembler l’assise anthropologique sur laquelle notre positionnement éthique était installé. Cette « indignation qui trouble » est la plus intéressante. Elle questionne et mobilise le plus l’imagination pratique, la créativité éthique des acteurs. Elle invite les libertés à faire preuve du déploiement de toute leur imagination, de leur savoir-faire professionnel, de leur sensibilité pour donner une chair et une texture à un sentiment d’indignation qui, sans cela, risquerait de demeurer formel. L’urgence indignée trouble. « Mais le non-négociable ne prescrit jamais rien de positif ; il exige qu’on discute, qu’on recherche, qu’on scrute la portée de ce principe, c’est-à-dire qu’on examine l’appel concret à agir en mesurant les dimensions de l’entreprise qui ne se dévoilent qu’à une intelligence réfléchissante. [16] » À cet endroit, le sentiment d’indignation mobilise, outre l’intelligence et la volonté, une imagination éthique pratique qui consiste à se sentir concerné par « l’ici et le maintenant », à contextualiser et à donner une épaisseur charnelle à l’exercice de notre initiative. Non seulement délibérer posément pour recommander, mais s’indigner pour se mobiliser et se décider à agir. De la sorte, l’indignation peut nourrir une inventivité pratique mise au service d’une intelligence morale en contexte.

La responsabilité devant la vulnérabilité

18Si on peut chercher à faire apparaître l’obligation morale du côté objectif – le « ce que tu dois faire » (sollen) kantien –, il y a d’autres sources à l’obligation morale (le « Me voici » devant l’appel du vulnérable cher à Levinas ; le « Ça n’est plus possible » du soi indigné). Ainsi l’indignation relève-t-elle de ce sentiment d’être obligé, d’une impérieuse mobilisation pour ce qui nous affecte. Le climat moral contemporain, dont l’indignation est le signe, enregistre ce déplacement : moins « être responsable de » qu’« être responsable pour » une vulnérabilité qui oblige.

19L’indignation n’est donc pas marquée par un refus de l’engagement et de l’institution, mais prépare à l’invention et à la recherche d’institutions ajustées au sens du réel que, par contre, elle cultive. L’indignation est attention à ces failles où quelque chose d’universel se manifeste dans l’historique et qu’il convient de préserver. L’indignation est un pilote qui identifie les territoires de la responsabilité. Il faut entendre pleinement la question « de quoi s’indigne-t-on ? ». Le « de quoi » est central parce qu’il résiste à ce qu’engendre la logique compassionnelle : la lassitude compassionnelle. Le compassionnel manque de précision, il généralise et décourage la responsabilité en se satisfaisant des lamentations fatalistes. Au contraire, l’indignation est mue par une imagination éthique singularisante. L’indignation est plus serrée : elle épouse, relayée par l’imagination éthique et son transfert analogique, les contours du réel qui l’ont saisie en en saisissant les failles. Le « de quoi » s’indigne-t-on manifeste une identification rigoureuse, une cartographie précise, dont elle peut attester, des expériences du terrible et du mal dans la réalité de leurs formes historiques.

20S’il est une immédiateté de l’indignation, elle se tient dans la mesure prise d’un écart considérable et scandaleux entre une attente intérieure de ce qui est digne d’être et le constat extérieur d’une épreuve contraire. L’indignation se poursuit et se déploie alors en engagements et en institutions qui la médiatisent. Dans Les aventures de la dialectique, (1953), Maurice Merleau-Ponty insistait : « À l’épreuve des événements, nous faisons connaissance avec ce qui est inacceptable et c’est cette expérience interprétée qui devient thèse et philosophie. » Peut-être est-ce cela l’indignation : la reconnaissance affective d’un inacceptable qui nous met, éthiquement et politiquement, en mouvement.

Notes

  • [1]
    « Le motif de base de la Résistance était l’indignation. Nous, vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France Libre, nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l’héritage de la Résistance. Nous leur disons/ prenez le relais, indignez vous ! » Stéphane Hessel, Indignez-vous. Indigène éditions, 2010, p. 11.
  • [2]
    M. Vakoulis, « Mouvement social et analyse politique », dans C. Leneveu et. M. Vakoulis, Faire le mouvement en novembre-décembre 1995, p. 9-55.
  • [3]
    Dostoievski, Les frères Karamazov, trad. H. Mongault, Gallimard/ La Pléiade, 1952, p. 262-265.
  • [4]
    Op. cit., Éd. Métailié, 1993.
  • [5]
    Myriam Revault d’Allonnes, « Le sarkozysme est-il la « vérité » de la démocratie ? », Esprit, mars-avril 2010, p. 51.
  • [6]
    Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes, Préface, Œuvres Complètes, Tome III, La Pléiade/Gallimard, 1969, p. 126
  • [7]
    Le travail de Patrick Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris est sur ce point un travail d’ethnologie-anthropologie remarquable en ce que précisément, usant du vocable stéréotypé de « clochard », il cherche à retrouver le singulier qu’engage le monde de la rue. Op. cit., Collection Terres Humaines, Plon, 2001. Florence Aubenas a récemment fait de même concernant le statut des « travailleurs pauvres ». Voir Le quai de Ouistreham, Éditions de l’Olivier, 2010.
  • [8]
    Voir le livre de Lytta Basset Sainte colère, Jacob, Job, Jésus (Labor et Fides/Bayard, 2002) sur l’histoire de la colère dans la Bible autour des prophètes. On pourrait ici rapprocher d’ailleurs, au-delà du jeu de mots, le prophète de malheur Jonas du catastrophiste éclairé et indigné devant la crise environnementale que fut Hans Jonas.
  • [9]
    Frédéric Worms, Le moment du soin, À quoi tenons-nous ?, PUF, 2010, p. 72. Nos analyses sont redevables à cet auteur, dans la réflexion qu’il mène sur la signification éthique et politique du sentiment de violation. En ligne
  • [10]
    Paul Ricœur, « De la morale à l’éthique et aux éthiques » dans Le Juste 2, Éditions Esprit, 2001, p. 59.
  • [11]
    Paul Ricœur, « De la morale à l’éthique et aux éthiques », op. cit., p. 58.
  • [12]
    Id., p. 6. Dans le même esprit, la relecture du « fait de la raison » qu’est la loi morale, par Ricœur, dans Soi-même comme un autre (1990), rompt également avec l’idée de fondation en morale. Plutôt que la fondation, l’attestation devient la reprise réflexive de cette donnée qu’est le fait de la raison.
  • [13]
    « Mes amis, au secours… une femme vient de mourir gelée cette nuit à trois heures, sur le trottoir du Boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée…Devant l’horreur, les cités d’urgence, ce n’est même plus assez urgent ! », texte de l’appel de l’Abbé Pierre sur Radio Luxembourg, 1er février 1954.
  • [14]
    L’indignation, Histoire d’une émotion politique et morale, xixe-xxe siècles, dir. A.-C. Ambroise-Rendu et C. Delporte, Éd. Nouveau Monde, 2008.
  • [15]
    Luc Boltanski, Élisabeth Claverie (dir.), Affaires, scandales et grandes causes, Paris, Stock, 2007.
  • [16]
    Paul Valadier, La part des choses, Compromis et intransigeance, Lethielleux/DDB, 2010, p. 38-39.
linkThis article is available in English on Cairn International
Français

Résumé

De la révolte lors du Printemps arabe sur la place Tarhir jusqu’aux indignés de la Puerta del Sol ou bien ceux de New York contre « le monde de la finance », l’indignation retentit, dans la diversité de ses langues et de ses causes. A-t-elle l’allure d’une incantation passagère ou est-elle l’indicateur d’un des plus hauts usages de la liberté ?

Jean-Philippe Pierron
Philosophe, faculté de philosophie de Lyon 3. Auteur de Vulnérabilité, Pour une philosophie du soin, PUF, 2010.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/12/2011
https://doi.org/10.3917/etu.4161.0057
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R. © S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...