CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans les rues de Téhéran, la tension est palpable. On avait l’habitude de dire que la population s’était déconnectée de la classe politique ; mais avec un quotidien de plus en plus dur à supporter, les Iraniens n’hésitent plus à manifester leur mécontentement [1]. D’autant que l’élection forcée d’Ahmadinejad en juin 2009 et les manifestations qui ont suivi ont libéré la parole. L’énergie déployée par Ahmadinejad envers les chiites du Liban ou le Venezuela de Chavez irrite, alors que la situation économique ne cesse de se dégrader. Le pouvoir apparaît plus que jamais éclaté, plusieurs parlementaires s’élevant ouvertement contre la politique économique du gouvernement. Les quatre pôles du pouvoir, le Guide, le Président, le clergé et les Gardiens de la Révolution semblent s’être radicalisés.

2Le Président Ahmadinejad, lui-même contesté, soutenu du bout des lèvres par le Guide Suprême Ali Khamenei, se fait moins provocateur. S’il poursuit ses rodomontades, notamment à l’égard des Etats-Unis d’Amérique et d’Israël, il réserve ses critiques les plus acerbes au président du Majlis, « l’aristocrate » Ali Larijani. Ces deux personnages représentent deux visions opposées de l’Iran et de sa place dans le monde. Ali Larijani, toujours conseiller du Guide Ali Khamenei, fait partie des intouchables, comme son compagnon Ali Akbar Velayati, ancien ministre des Affaires étrangères. Son frère, Sadegh Larijani, est à la tête du système judiciaire iranien. Entrés en politique il y a trente ans, les cinq frères Larijani forment un contrepoids puissant à la politique du président Ahmadinejad. Lors de la présidence de Mohammad Khatami en 1997-2005, ils étaient incontestablement les représentants de l’aile dure du régime.

3La gestion déplorable de l’économie iranienne par le gouvernement ces dernières années, les scandales de corruption à répétition et l’intensification des difficultés économiques suite aux sanctions européennes ont ainsi alimenté une véritable défiance vis-à-vis d’Ahmadinejad et de son gouvernement au sein de la population, mais aussi parmi les membres de l’élite politique. Le président et le parlement s’opposent presque systématiquement : sur les statuts des universités, sur les nominations des ministres, sur la politique économique… En novembre dernier, le Parlement a ainsi évincé le président du Conseil d’administration de la banque centrale iranienne et assujetti la nomination des membres du conseil à l’approbation des députés.

4Contesté, Ahmadinejad use de ses prérogatives de chef de l’Etat pour procéder à des nominations arbitraires. Depuis sa « réélection-nomination », il se sentait redevable envers les Bassidjis, ce corps de milice toujours prêt à porter secours à un régime de plus en plus contesté, et surtout au Corps spécial, mis en place par les services de la présidence lors des manifestations de l’été et de l’automne 2009, pour pourchasser les manifestants. Plusieurs de leurs membres se sont retrouvés à la tête de nombreuses administrations au sein de l’Etat à la place d’hommes, certes acquis au régime, mais qui se contentaient d’être des technocrates. Dans la capitale, la rumeur se répand que, fort de ses séides, le Président serait prêt à bousculer la Constitution et à briguer un troisième mandat. A force de nominations imposées qui soulèvent l’ire de la plupart des membres du Parlement, Ahmadinejad est en train de transformer l’appareil d’Etat. La grogne gagne les universités d’Etat, qui sont devenues un terrain de lutte d’influence pour les membres de l’élite politique. Les professeurs se plaignent de la dégradation de leurs conditions de travail, d’une surveillance tatillonne, et du remplacement des recteurs par des proches d’Ahmadinejad et des Gardiens de la Révolution. En juin dernier, le scandale a éclaté autour d’une tentative du Président de remplacer les membres du Conseil d’administration de l’Université libre de Téhéran (Université Azad), un des pôles de soutien à l’opposition en juin 2009. Le Parlement a immédiatement imposé son veto au projet du cabinet présidentiel. Dotée d’un énorme capital et de branches dans l’ensemble du pays, l’université Azad est clairement un pôle d’influence décisif dans la politique iranienne, et ses dirigeants sont engagés contre la politique gouvernementale, du côté des conservateurs pragmatiques rangés derrières Rafsandjani et Larijani. Devenue une affaire d’Etat, la lutte est remontée jusqu’au Conseil des Gardiens, qui a tranché en faveur du Parlement.

5Il n’y a pas jusqu’au Guide Suprême qui laisse d’être agacé par son Président. Entre Khamenei et Ahmadinejad, la tension n’a cessé d’augmenter depuis le début du second mandat de Mahmoud Ahmadinejad. Le limogeage du ministre des Affaires étrangères Manouchehr Mottaki le 13 décembre 2009 est le dernier signe en date du clivage grandissant entre les deux hommes et d’une lutte de pouvoir engagée au plus haut niveau, entre le Président, le Guide et le Président du Parlement, chacun essayant de placer ou conserver ses partisans dans les hautes sphères de la politique iranienne.

6Ministre des Affaires étrangères depuis 2005, Manouchehr Mottaki est un proche d’Ali Larijani, président du Parlement, qu’il avait soutenu comme candidat à l’élection présidentielle de 2005, et dont l’aversion pour Ahmadinejad est de notoriété publique. Son renvoi brutal alors qu’il effectuait une visite au Sénégal est un nouveau signe d’un bras de fer entre le Président et le Guide Suprême, entre lesquels les relations se sont dégradées depuis les élections de 2009, malgré le soutien décisif apporté par Khamenei à Ahmadinejad lors du scrutin contesté. Le limogeage de Mottaki s’inscrit dans un contexte de tentatives répétées de la part d’Ahamdinejad de prendre en main la politique étrangère du pays, au risque de court-circuiter la politique du ministère des Affaires étrangères, du Parlement et du Bureau du Guide.

7L’événement est d’autant plus significatif que depuis 1989 et l’accession de Khamenei au poste de Guide Suprême, les ministres des Affaires étrangères, de l’Intérieur et des Renseignements sont presque systématiquement choisis par le Guide, et non par le Président. Il est d’ailleurs révélateur que le quotidien Kayhan, organe du Bureau du Guide Suprême, ait vivement critiqué le renvoi de Mottaki. Auparavant, le quotidien avait critiqué la possibilité d’un rapprochement du président avec les Etats-Unis, en réponse à la main tendue d’Obama, malgré l’opposition de Larijani et de Khamenei. C’est là une des pommes de discorde entre les deux camps : fin 2009 Ahmadinejad semblait prêt à négocier avec les Américains sur la question de l’enrichissement de l’uranium, alors que Larijani dénonce la main tendue d’Obama comme un piège des Américains.

8Le nouveau ministre par intérim, Ali Akbar Salehi, est pourtant partisan de la défiance vis-à-vis des Occidentaux. Mais c’est un proche d’Ahmadinejad qui pourrait lui permettre de reprendre en main le ministère. Né en Irak dans une famille de clercs, il est diplômé en ingénierie nucléaire du Massachusetts Institute of Technology (MIT), ancien représentant iranien à l’AIEA et directeur de l’Organisation de l’Energie Atomique Iranienne (OEAI). Salehi connaît ainsi le dossier nucléaire sur le bout des doigts, et sera sûrement une des pièces maîtresses des négociations appelées à se poursuivre fin janvier à Istanbul.

Face à un clergé réfractaire, un Guide en quête de légitimité

9De son côté le Guide Ali Khamenei essaie tant bien que mal de rallier et de calmer les religieux qui se sont dressés contre lui, et d’amadouer les Grands Ayatollahs. Fin octobre 2010, il s’est rendu à Qom pour réaffirmer son autorité et tenter de reprendre en main la hawza de la ville, qui regroupe l’ensemble des séminaires religieux sous l’autorité des Ayatollahs les plus influents. Face à la réticence des hauts dignitaires religieux, il a dû s’y rendre une seconde fois, à la mi-novembre. L’accueil y fut encore moins chaleureux qu’à la précédente visite. En 21 ans à la tête du pouvoir, Khamenei ne s’était rendu que trois fois dans le cœur religieux du pays. Considérée comme cruciale pour la légitimation de son autorité religieuse, sa quatrième visite avait été pourtant soigneusement préparée plusieurs mois à l’avance. Les Ayatollahs réfractaires les plus loquaces, Yusuf Sanei, Ali Mohammad Dastgheib, et Asadollah Bayat Zanjani, avaient vu leurs sites Internet clôturés. Les hommes du Guide s’étaient rendus auprès des Ayatollahs les plus influents pour les persuader d’accueillir Ali Khamenei à l’entrée de la ville. Face au refus catégorique de ce qu’ils considéraient comme une marque de soumission trop ostentatoire, le Bureau du Guide avait finalement réussi à organiser des rencontres publiques avec quelques membres éminents de la hiérarchie chiite.

10Depuis le passage en force d’Ahmadinejad, les Grands Ayatollahs de la ville sainte de Qom, ayatollahs les plus respectés et sources d’émulation pour les fidèles chiites, n’hésitent plus à exprimer ouvertement leur désaccord, voire leur mépris vis-à-vis de la tournure prise par le régime, certains allant jusqu’à critiquer le Guide Suprême lui-même. La hiérarchie cléricale y a rarement été aussi divisée depuis la révolution de 1978-1979. Peu avant sa mort en décembre 2009, l’Ayatollah Montazeri, dauphin pressenti de Khomeyni, tombé en disgrâce et parmi les marjas les plus respectés de Qom, avait déclaré que la République islamique n’avait plus rien d’une république ni même d’islamique et virait à la dictature militaire. Dans une fatwa (édit religieux) publiée après les manifestations de l’été-automne 2009, il avait violemment mis en cause la légitimité de Khamenei comme Guide. Décédé depuis, ses obsèques ont rassemblé des centaines de milliers de personnes, virant à la manifestation contre le pouvoir de Khamenei.

11Parmi les clercs opposés au pouvoir de Khamenei, le plus virulent et sans doute l’un des plus écouté est l’Ayatollah Yusuf Sanei. Avec sa barbe blanchie par le poids des ans, il s’adresse d’une voix posée et calme à certains de ses étudiants dans l’enceinte du mausolée de Fatima, sœur du huitième imam. Pour lui, « la posture de Khamenei après les élections de juin 2009 a remis en question notre position en tant que guides de la communauté ». Le vénérable dignitaire ajoute que « c’est normal puisqu’il n’est même pas Ayatollah ».

12Or, il était particulièrement important pour Khamenei, après les salves de critiques qui ont suivi les élections de 2009 et ont déstabilisé jusqu’à sa légitimité religieuse à la tête de la République, de faire reconnaître son autorité dans le bastion de la hiérocratie chiite. A la différence de Khomeyni, fondateur de la République islamique, Khamenei n’a jamais réussi à obtenir le soutien populaire. Nommé Ayatollah dans l’urgence la veille de son accession au pouvoir comme Guide Suprême, Ali Khamenei ne dispose d’ailleurs pas du grade de marja’ (référent) qui lui permettrait d’interpréter les textes de loi religieuse à la lumière de la situation contemporaine du pays, et lui apporterait un surcroît de légitimité religieuse. Depuis ses débuts, il souffre ainsi d’un déficit de légitimité aux yeux de la hiérarchie cléricale de Qom. Jusqu’à présent toutes ses tentatives pour être reconnu comme marja’ ont échoué. Lors de sa dernière visite dans la ville sainte, dont un des objectifs était de faire reconnaître sa marja’iyya (référence), la plupart des grands Ayatollahs ont évité d’avoir à le rencontrer publiquement. C’est le cas du Grand Ayatollah Hossein Vahid-Khorasani, clerc éminent de Qom et beau-père du chef du pouvoir judiciaire, Sadegh Larijani, qui, empêché de quitter la ville, a finalement refusé de voir Ali Khamenei.

Le soutien de l’appareil militaire

13C’est donc surtout sur l’appareil militaire et paramilitaire qu’Ali Khamenei a dû s’appuyer pour consolider son pouvoir, consacrant la montée en force des Gardiens de la Révolution (Pasdaran) dans le système politique et l’économie du pays. En s’attaquant au secteur bancaire, ce sont eux que les Européens espèrent affaiblir. Pourtant, de façon paradoxale, les sanctions ont plutôt eu tendance à renforcer l’emprise économique des Pasdaran sur l’économie, en affaiblissant leurs concurrents iraniens et étrangers touchés par la hausse des coûts commerciaux. En infiltrant les fondations religieuses (bonyad-s), ils ont réussi à acquérir un poids économique considérable dans le pays, et contournent facilement les obstacles rencontrés par le secteur privé, plus sensible aux restrictions des pays étrangers. L’association entre les Pasdaran et les puissantes bonyad-s constitue ainsi le quatrième pôle du pouvoir en Iran. Héritières de la colossale fortune des Pahlavi, les bonyad-s font partie intégrante du système politique iranien. Leurs dirigeants, nommés par le Guide, n’ont de compte à rendre qu’à lui. Exonérées d’impôts, elles échappent aux contraintes réglementaires des entreprises et contrôlent des pans énormes de l’économie : 35 % du PIB et 40 % de l’économie hors secteur pétrolier. Elles brassent désormais des sommes d’argent considérables et bénéficient de réseaux d’influence colossaux. Le Guide Suprême peut difficilement agir sans leur soutien. De leur côté, les Pasdaran prennent une importance croissante dans le domaine économique, en partie grâce à leur accès à des postes dans les Fondations, dans l’administration et dans les ministères. Cette alliance entre Pasdaran et fondations laisse prévoir une velléité de prise du pouvoir.

14On voit ainsi s’affirmer la tentation d’une dictature banalisée qui n’aurait rien à envier à celle du Chah, avec pour seul objectif de faire des affaires, sur un modèle finalement peu éloigné de celui de l’Arabie Saoudite des années 1980-1990. Les Pasdaran veulent créer une nouvelle bourgeoisie : « Que les religieux rentrent dans les mosquées, déclare Ahad, haut représentant des Pasadran à Yazd, que le Président aille s’occuper de ses campagnards, et que le Guide retourne à ses études – il en a bien besoin. L’Iran est une grande puissance stratégique, politique, mais aussi économique. Nous, nous saurons reconstruire une classe moyenne dans notre pays. »

15Il faut cependant se garder d’être trop péremptoire. Tous les Pasdaran ne sont pas acquis à la cause d’Ahmadinejad. Certains respectent d’ailleurs Mir Hossein Moussavi, son rival malheureux aux dernières élections, pour le rôle qu’il a joué lors de la guerre contre l’Irak alors qu’il était Premier ministre de Khomeyni. Reste que les hauts gradés du Corps des Gardiens de la Révolution ne ménagent pas leur soutien à Khamenei, garant de leur emprise sur de larges pans de l’industrie et de leur association avec les influentes fondations. Ils considèrent toutefois que les religieux les ont utilisés comme chair à canon lors de la guerre Irak-Iran entre 1980 et 1988 ; ils se disent trahis par le Guide, qui après les avoir soutenus cherche à s’attirer les sympathies des Religieux, et aussi par le Président qui ne cache plus depuis sa réélection forcée son appartenance au courant millénariste, la Hojjatiyeh.

L’influence de la Hojjatiyeh sur le pouvoir iranien

16Une des organisations les plus controversées pour le rôle qu’elle joue au sein des cercles du pouvoir en Iran est la société de la Hojjatiyeh. Fondée en 1953 par un clerc de Machhad, Sheikh Mahmoud Halabi, afin de répondre au défi posé à l’islam chiite par le Bahaïsme, la société Hojjatiyeh Mahdaviye est soupçonnée d’avoir acquis une influence considérable sur les dirigeants politiques de l’Iran. Depuis 2002, les accusations de subversion de membres du gouvernement par cette organisation, clandestine depuis 1983, se sont intensifiées. Le ministre des Renseignements et de la Sécurité annonçait ainsi en août 2010 l’arrestation de plusieurs membres clandestins de la société à Qom. Le 1er septembre de la même année, les quotidiens conservateurs Aftab-e-Yazd et Kayhan dénonçaient la menace que représenterait son influence grandissante pour la cause révolutionnaire. « Incarnation de l’obscurantisme » selon l’éditorialiste de Kayhan, son but serait de subvertir les fondements de la République islamique en répandant le désordre pour hâter la venue du douzième Imam et de saper le pouvoir du Guide.

17Le caractère clandestin de la Hojjatiyeh rend difficile la mesure de son influence sur le gouvernement iranien. L’ayatollah Mohammad Taqi Mezbah-Yazdi, membre de l’Assemblée des Experts et directeur de l’Institut pour la Recherche et l’Education de l’Imam Khomeyni, est souvent cité comme son dirigeant, malgré un déni de sa part. L’école théologique de la Haqqani qu’il dirige à Qom, et qui a formé une partie de l’élite politique iranienne, serait ainsi un des centres de diffusion de l’idéologie de la société. Si tel était le cas, la Hojjatiyeh détient un pouvoir considérable, étant donné l’influence de Mezbah-Yazdi sur le Guide Suprême. Reste que si certaines déclarations de Mezbah-Yazdi recoupent en effet les théories développées par la Hojjatiyeh (notamment le retour de l’Imam caché), d’autres l’en éloignent.

18Lors de sa fondation en 1953, la société avait pour but explicite de former au débat théologique des cadres laïques et cléricaux pour la défense de l’islam chiite contre les assauts jugés subversifs de la théologie bahaïe. Elle obtint un succès considérable parmi la jeunesse laïque éduquée, séduite par le discours modernisateur et la structure plus égalitaire de l’organisation. Au début des années 1970, une grande partie de la future élite de la Révolution islamique avait été formée dans ses centres pédagogiques. Avec des membres au sein des universités, des forces armées et du gouvernement, la Hojjatiyeh avait acquis une grande influence en Iran dans les années 1970.

19Officiellement, l’organisation rejette toute implication en politique. S’appuyant sur la tradition chiite selon laquelle en l’absence du Mahdi tout gouvernement est par essence corrompu, elle se place au côté du clergé quiétiste, à l’opposé du militantisme révolutionnaire d’un Khomeyni. Ses membres ont peu participé aux mouvements de révolte des années 1977-1979. Cependant, avec le succès de la révolution, Halabi, son fondateur, a déclaré son soutien à la République islamique, ne serait-ce que pour s’opposer aux aspirations des forces gauchistes qui avaient participé aux soulèvements, et propose son aide à Khomeyni. L’avènement de la République islamique d’Iran voit ainsi l’accession à des postes dans l’administration de plusieurs membres de la société, qui comptait parmi ses sympathisants des clercs éminents.

20Dans le même temps, les relations entre Khomeyni et la Hojjatiyeh se dégradent. Le Guide Suprême considère avec suspicion ces partisans de la dernière heure. D’autant que la théorie du pouvoir de Halabi est incompatible avec sa théorie du velayat-e-faqih (la primauté du Jurisconsulte). Par ailleurs, les accents anti-impérialistes et populistes de Khomeyni et son Premier ministre Mir Hossein Moussavi l’inquiètent, la société recrutant la plupart de ses membres parmi les classes commerçantes du bazar et la classe moyenne traditionaliste.

21Le 12 juillet 1983, la société est dissoute sur ordre de Khomeyni. Elle passe alors à la clandestinité mais serait restée puissante parmi les cercles marchands du bazar et dans certains milieux religieux de Qom, relançant ses activités après la nomination d’Ali Khamenei comme Guide Suprême en 1989. D’anti-bahaï, son discours devient anti-sunnite, et se fait plus virulent. Par le biais de cercles d’influence, elle garde un contact étroit avec des membres de l’élite politique. Ahmadinejad est considéré comme y avoir appartenu au moment de la révolution, tout comme plusieurs de ses ministres.

22Les accusations répétées contre la Hojjatiyeh sont de plusieurs ordres : division de la communauté musulmane en exacerbant le conflit entre sunnites et chiites, travail de sape du gouvernement islamique et du pouvoir du Guide par son rejet du velayat-e-faqih, incitation au chaos pour hâter la venue du Mahdi, collusion avec les forces d’opposition laïque cherchant à renverser le régime iranien, voire collusion avec l’Occident. Du côté des réformistes et des pragmatiques, les critiques considèrent en revanche que la Hojjatiyeh constitue la véritable éminence grise du gouvernement iranien, ayant infiltré les plus hauts échelons du pouvoir suite à l’accession à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad et grâce au rôle de Mezbah-Yazdi. Suite à la première élection d’Ahmadinejad en 2005, l’ancien président Mohammad Khatami avait dénoncé les « traditionalistes arriérés soutenus par une puissante organisation ». Il avait été suivi dans ses propos par Ahmad Tavassoli, ancien directeur de cabinet de Khomeyni, qui avait directement accusé la Hojjatiyeh d’avoir infiltré le Corps des Gardiens de la Révolution et la tête de l’exécutif. Si le caractère clandestin de la société permet difficilement de faire la part entre le vrai et le faux dans ces accusations, il est certain que le pouvoir du Guide est confronté à une remise en cause directe tant de la part de membres du gouvernement que de la part de plusieurs clercs éminents, à Qom, Machhad et Najaf.

23Une des figures qu’on associe souvent à la Hojjatiyeh pour justifier son influence est le très controversé Ayatollah Mohammad Taqi Mezbah-Yazdi. C’est à la mort de Khomeyni et à l’instigation d’Ali Khamenei que ce dernier gagne en influence auprès du pouvoir. Alors que Khamenei s’efforce de marginaliser les membres du gouvernement les moins conservateurs, exploitant sa rivalité avec Mir Hossein Moussavi, Premier ministre sous Khomeyni, et la gauche révolutionnaire, il se rapproche de Mezbah-Yazdi qui étend son influence à travers un réseau de clercs conservateurs formés au sein de la fondation Haqqani qu’il dirige, et actifs au sein de l’institution judiciaire. A partir de 1997 et la victoire de Mohammad Khatami aux élections présidentielles, Mezbah-Yazdi devient un des plus virulents détracteurs de la présidence. Lors de ses deux mandats, Khatami va ainsi devoir faire face à une véritable résistance de ses partisans issus de la Haqqani présents dans les institutions gouvernementales. Lors de la victoire controversée d’Ahmadinejad en 2009, Mezbah-Yazdi lui apporte son soutien explicite, et approuve la répression contre les manifestants. Or, la Haqqani, qu’il dirige, dispose d’une influence certaine sur les cercles du pouvoir.

24Officiellement, Ahmadinejad a toujours démenti une appartenance quelconque à la Hojjatiyeh. Son arrivée au pouvoir avec le soutien explicite du Guide Suprême Ali Khamenei est en effet contraire à la position de l’organisation qui rejette ouvertement toute participation officielle au système politique. Plusieurs éléments ont cependant servi à alimenter les spéculations d’un rapprochement de Mahmoud Ahmadinejad avec la Hojjatiyeh. D’abord ses déclarations répétées de sa foi en un retour proche du Mahdi. Ensuite la parution d’un ouvrage par un membre éminent de la Hojjatiyeh au lendemain de sa première élection en 2005, le mentionnant comme l’auxiliaire du retour du Madhi. Dans le même temps, Mahmoud Ahmadinejad ne fait pas mystère de sa décision de choisir, non Ali Khamenei, mais Mesbah-Yazdi comme guide spirituel. Ce dernier l’avait d’ailleurs soutenu lors de la campagne présidentielle de 2005 en proclamant une fatwa ordonnant aux membres du Corps de Bassidj de voter en sa faveur. La contrepartie de ce soutien explicite a été l’entrée au gouvernement de membres de la Haqqani.

25Les réactions des clercs réformateurs, parmi lesquels Khatami, ancien assistant de Khomeyni, ont été virulentes, dénonçant un noyautage du gouvernement par une secte arriérée, et assimilant Ahmadinejad, Mezbah-Yazdi et ses partisans à la Hojjatiyeh. Ces diatribes discréditent leur engagement révolutionnaire en rappelant leur absence de participation à la révolution et l’hostilité de Khomeyni à leur égard. L’éventuelle influence de l’organisation sur le gouvernement inquiète également du côté de certains clercs conservateurs, dont Hadi Khamenei, frère du Guide Suprême. Lors de l’élection de la Quatrième Assemblée des Experts en décembre 2006, Khamenei serait ainsi intervenu personnellement pour empêcher sa pénétration par des candidats partisans de Mezbah-Yazdi.

26L’assimilation de Mezbah-Yazdi à la Hojjatiyeh reste cependant dans le domaine de la spéculation et semble assez hasardeuse. La ligne politique tenue par « l’Ayatollah Crocodile » et ses partisans se distingue en effet nettement de la ligne prônée par la Hojjatiyeh. Au point qu’on parle désormais d’une « Mezbahiyeh » dont l’objectif serait la mise en place d’un nouveau type de « gouvernement islamique », en contradiction avec la Hojjatiyeh dont la théorie invalide tout type de gouvernement islamique avant le retour du Mahdi. La position d’Ahmadinejad est en revanche plus complexe. N’étant pas un clerc, il pourrait tout à fait rentrer dans le cadre élaboré par les théoriciens de la Hojjatiyeh qui pourraient voir en lui un parfait auxiliaire à la mise en place d’un gouvernement sans intervention du clergé en politique, dans l’attente de la venue du Mahdi.

Le nucléaire

27Quel que soit le camp ou la fraction politique auxquels appartiennent les Iraniens, ils sont quasiment unanimes, y compris les membres de la diaspora en exil, à considérer justifié leur droit au nucléaire. Non seulement l’accès à la technologie la plus avancée est présenté comme un droit inaliénable pour une nation qui veut jouer un rôle central au Moyen Orient, mais face à Israël, aux Etats-Unis, et avec la présence de la bombe atomique chez les voisins pakistanais et indiens, certains considèrent que l’acquisition de l’arme nucléaire constituerait un puissant levier de dissuasion. La guerre de huit ans avec l’Irak a laissé de profondes cicatrices dans la société iranienne, et les Iraniens ne sont pas prêts à assumer le risque d’un autre conflit meurtrier. Tout au moins à leurs frontières. C’est là l’obsession de tous les Iraniens et leur crainte de voir déferler sur leurs frontières orientales les hordes de Taliban afghans ou pakistanais, ou les deux, dans le cadre de cette guerre entre les deux branches de l’islam, les sunnites et les chiites. Ils ne renonceraient au nucléaire militaire que si une puissance stratégique acceptait, à l’instar de ce qu’ont fait les Américains dans le cadre du Pacte de Quincy, de défendre les frontières du pays, mais également le régime. Vouloir diaboliser le régime comme les Occidentaux le font relève d’un angélisme puéril : c’est nier le caractère englobant de l’islam qui a cours dans tous les pays qui ont fait de l’islam une religion d’Etat, du Pakistan à l’Arabie saoudite qui sont pourtant nos alliés. C’est du moins ce qu’on veut nous faire croire.

Notes

  • [1]
    Voir l’article déjà publié dans Etudes, juillet-août 2010, « La République islamique d’Iran dans la tourmente », par Jean-François Bayart.
Français

Résumé

Depuis l’élection forcée d’Ahmadinejad en juin 2009, les Iraniens n’hésitent plus à manifester leur mécontentement. La situation économique ne cesse de se dégrader. Le pouvoir apparaît plus que jamais éclaté. Ses quatre pôles, le Guide, le Président, le clergé et les Gardiens de Révolution semblent s’être radicalisés.

Antoine Sfeir
Directeur des Cahiers de l’Orient.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2011
https://doi.org/10.3917/etu.4143.0295
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