CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce n’est qu’en 1978, au moment des cortèges de manifestants qui envahirent Téhéran – retransmis par les télévisions –, que le monde a découvert qu’il existait des chiites, qui pratiquent l’islam d’une manière qui ne nous est pas familière. Les foules exaltées ont pu voir alors les femmes en tchador, les dignitaires enturbannés...

2Avec la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran, le monde prit peur. Un double phénomène a eu lieu. D’un côté, on découvrait « un autre islam », mais aussi, la réduction du chiisme à sa simple dimension politique accentuait la peur que l’on en avait.

3Les choses n’ont sans doute pas réellement changé depuis, mais nul n’a pris le temps de se poser la question : « Qu’est-ce donc que le chiisme ? » On sait vaguement que les chiites n’ont pas exactement les mêmes dogmes que les sunnites.

4Il nous paraît donc utile, ici, de revenir sur la particularité du chiisme et sur ses fondements théoriques. Un passage par l’histoire du mouvement s’impose, avant de faire un point rapide sur la situation actuelle.

Les difficultés de la succession

5Touché d’une fièvre soudaine en 632, Mohammad n’a pas le temps de désigner son successeur ; cette question va être à l’origine des grandes divisions au sein de l’islam. Dans un premier temps, les compagnons du prophète sauvent la situation en désignant Abû Bakr (632-634), l’un de ses fidèles amis et père de A’icha, son épouse préférée.

6Après Abou Bakr, Omar, le grand capitaine, et Othman, qui préside à la rédaction de la version finale et unique du Coran jusque-là tradition orale ; enfin Ali, cousin et gendre du Prophète, qui se fait proclamer calife en 656. Mu’awiya, le gouverneur de Damas, refuse de reconnaître son autorité. Après un combat meurtrier qui, au départ, tourne en faveur d’Ali, les deux hommes décident de désigner deux arbitres chargés de proclamer un vainqueur et de décider si Ali, selon les accusations de Mu’awiya, a trempé dans l’assassinat du calife Othman. Trahi par son représentant, Ali est déclaré illégitime ; il tente alors de résister sur son territoire, mais son assassinat, en 661, marque la victoire définitive de Mu’awiya qui, à Damas, fonde la dynastie des Omeyyades. Les partisans de Mu’awiya se présentent bientôt comme les tenants de l’orthodoxie musulmane en construction.

7Retranchés dans les contrées irakiennes, les partisans de Ali, que l’on nommera chiites (de l’arabe chi’at Ali), estiment que le califat ne doit revenir qu’aux descendants du Prophète, les « gens de la maison ». C’est pourquoi Ali est pour eux le premier imam. Cette branche, considérée comme hérétique par les sunnites, est appelée à devenir le deuxième courant de l’islam [*].

8La deuxième grande étape de la formation du chiisme est la révolte que Hussein, deuxième fils d’Ali, conduit contre le calife de Damas jusqu’en 680.

De Ali à Hussein, la centralité du martyre

9Après la mort de Mu’awiya, son fils Yazîd accède au pouvoir et affronte Hussein, le fils de Ali, et ses partisans dans la ville de Karbala. L’affrontement tourne à la défaveur de Hussein, qui est décapité, ainsi qu’une partie de sa famille, par les troupes omeyyades. Il s’agit là d’un épisode fondateur du chiisme ; toute la martyrologie chiite s’en inspire. Chaque année, au moment des fêtes de la Achourah, les fidèles revivent chaque épisode du martyr de Hussein en se frappant la poitrine en signe de contrition. Selon Sabrina Mervin, ce qui s’exprime dans ces rites, « c’est l’âme du chiisme : l’amour pour les imams, la douleur de les avoir perdus et les remords que porte la communauté entière de ne pas avoir secouru Hussein ».

10La révolte de Hussein, comme le combat de Ali en son temps, revêt une dimension bien plus politique que religieuse : l’enjeu était de faire valoir son droit à la succession et non de faire triompher un dogme. Les divergences théologiques viendront par la suite.

11Quoi qu’il en soit, les chiites ne reconnaissent, dès l’origine, que la descendance directe de Ali ; par la suite, le dogme chiite va se préciser avec le sixième imam, Ja’far al Sâdiq : il fut à l’origine de la doctrine centrale du naas selon laquelle chaque imam doit désigner formellement son successeur, conformément à la volonté divine. A son époque, le concept de taqiyya fait son apparition : cette doctrine autorise le croyant à dissimuler sa véritable foi et à se dispenser des prescriptions du culte lorsqu’il est en danger. Cette pratique apparaît légitime au regard des constantes persécutions que subissent les communautés chiites dès leur origine. Elle s’inscrit dans le statut chiite d’éternel persécuté, en attente du rétablissement de la justice par la venue du Messie, le mehdi. L’échec politique du chiisme est en effet l’un de ses éléments constitutifs : il justifie à la fois le thème de la martyrologie et l’attente de leur triomphe dans l’au-delà.

L’imam caché et les principaux dogmes chiites

12Dernière étape de la formation du chiisme duodécimain, la constatation de la disparition du douzième imam en 874, à l’âge de cinq ans. La présence d’un imam étant nécessaire au monde, les théologiens concluent à l’occultation de l’imam Muhammad al Mahdi qui, de manière invisible, guide la communauté. Pendant l’occultation mineure, quatre ambassadeurs de l’imam vont se succéder jusqu’en 941, date à laquelle débute l’occultation majeure – l’imam aurait lui-même ordonné au quatrième ambassadeur de ne pas se désigner de successeur. Les fidèles attendent depuis lors le retour de l’imam caché, qui instaurera avec lui justice et bien-être sur terre. Viendra ensuite la fin du monde et le temps du jugement dernier.

13Entre les deux occultations, les théologiens étoffent les doctrines du chiisme. Il s’ensuit un corpus de textes doctrinaux différents entre les deux branches, qui engageront les chiites à considérer, à l’instar des mu’tazilites (école juridique sunnite, libérale et rationaliste, balayée au xiie siècle par les fondamentalistes), que les attributs divins font partie de l’essence divine ; l’apparence physique de Dieu est à prendre au sens métaphorique. Sur la question de la vision de Dieu, les chiites considèrent, à l’inverse des sunnites, que le croyant ne peut le voir, même dans l’au-delà. En outre, ils s’écartent également de l’orthodoxie en affirmant que l’homme est libre et responsable de ses actes.

14Mais la grande fracture théologique entre les deux branches principales de l’islam intervient sur la question de l’imamat. L’imam chiite est le chef temporel et spirituel désigné par Dieu lui-même : l’imamat chiite est incomparable au califat sunnite, car il ne s’agit pas seulement de la succession de Mohammad mais bien d’un fondement même de la religion. Des hadith propres aux chiites rapportent que, de sa lumière, Dieu fit jaillir, d’une part Mohammad et la prophétie, d’autre part Ali et l’imamat ; l’imamat vient donc compléter la prophétie et prend une dimension divine. Les imams, tout comme Mohammad, sont considérés infaillibles, alors que les sunnites n’admettent l’infaillibilité du Prophète qu’en état de prophétie, et ne reconnaissent aucun statut divin aux imams.

15Les chiites considèrent, en outre, les imams comme dépositaires de la science divine et gardiens de la chari’a. Ils ont un rôle de guides pour les fidèles, qui leur doivent amour et obéissance. Les théologiens de ce courant fondent leur dogme sur le Coran. Celui-ci évoque la dignité de Ali à l’imamat et les douze hadith qui achèvent de prouver sa désignation comme imam. L’un d’entre eux rapporte, par exemple, des propos du Prophète selon lesquels deux choses empêcheraient la communauté de s’égarer : le Livre saint et sa famille, les ahl al-bayt.

16A la fois chef politique et guide spirituel, l’imam cumule l’ensemble des pouvoirs. Il est le seul habilité à statuer sur le licite et l’illicite, à diriger la prière du vendredi, à déclarer le jihad, à émettre des jugements, etc. Après l’occultation, les chiites se trouvent donc privés de leur maître à penser ; les uléma (docteurs de la loi) tentent de sortir de l’impasse en réélaborant la doctrine. Ils s’arrogent peu à peu une partie des pouvoirs des imams. Ils légitiment l’obéissance des croyants au mujtahid (savant reconnu), qui est érigé en représentant de l’imam caché, ce qui lui donne le droit de percevoir l’impôt, de trancher des conflits – pouvoirs originellement réservés aux imams. Cette tendance renforce le pouvoir des uléma chiites qui, à partir du xixe siècle, s’impliquent davantage dans les affaires politiques. Pour preuve, la première fois, la fatwa a été émise à cette époque par un uléma pour appeler au jihad au nom de l’imam. En 1830, le savant Ahmad al-Narâqî renforce la doctrine de la délégation du juriste (niyâba) en l’enrichissant du concept de guide (wilayâ). L’ayatollah Khomeiny poursuit ces thèses doctrinales dans un but plus politique encore ; il reprend le concept de wilâyat al-faqîh (guide du juriste) et le conjugue à celui de gouvernement islamique (hukûma islamiyya), selon lequel Dieu seul détient la souveraineté.

17Un autre point fondamental réside au sein du cycle d’interprétation permanente, pour l’émergence de la marjaiyya (la référence théologale), incarnée par un marja’ choisi par le peuple. Ce choix d’élection s’articule plus autour de l’interprétation proposée que de la personne elle-même. L’exemple sans doute le plus frappant est celui du grand marja’ Mohammed Baqr el Sadr, ce référant qui a marqué le xxe siècle en réinventant le chiisme politique. Mais, ce qui frappe le plus, c’est la manière démocratique de choisir le marja’. Car le peuple choisit son référent parmi les ayatollahs. Ainsi la parole du marja’ est-elle quasi incontestée.

18Le dogme chiite finit par reconnaître quatre piliers théologiques : le Coran, la Sunna (comprenant les hadith), l’ijma’ (le consensus), le ‘aql (l’intelligence ou le raisonnement). Il faudra attendre le xvie siècle pour qu’un exégète, al Karaki, suggère que les uléma pourraient être considérés comme des vice-imams (na’ib al ‘am), c’est-à-dire des représentants généraux de l’imam. De ce fait, le pouvoir d’interprétation des uléma auxquels les Séfévides avaient reconnu le droit de pratiquer l’ijtihad devenait le reflet direct de l’autorité de l’imam. Cette importance croissante du rôle des uléma s’accompagne d’une redéfinition du dogme initié essentiellement par Mouhammad Baqr el Majlissi dès la fin du xviie siècle, dont l’exégèse porte vers trois directions : la suppression du soufisme et de la philosophie ; la propagation d’une forme légale du dogme chiite ; et, surtout, la suppression du sunnisme et de ses courants hétérodoxes. L’objectif recherché est de renforcer le clergé et d’éradiquer en même temps les courants qui auraient pu constituer un obstacle à la puissance de ce clergé, dont le soufisme. De surcroît, l’aspect sacrificiel donnait au chiisme la possibilité de sublimer le souvenir sans cesse exalté de ses martyrs et charriait une grande puissance émotionnelle, qui pouvait répondre aux aspirations mystiques et spirituelles de la population sans faire du chiisme une religion limitée au débat théologique entre clercs.

Les schismes du chiisme

19Courant dissident au sein de l’islam, le chiisme a lui-même engendré plusieurs sectes minoritaires. C’est le cas de l’ismaélisme et de ses sous-branches, apparus vers 762, au début du règne des califes abbassides de Bagdad. Pour les ismaéliens, la succession des imams s’achève avec le septième d’entre eux. Sa doctrine s’éloigne de l’orthodoxie chiite par la prédominance accordée à la raison.

20Les Fatimides, apparus eux vers 890 au Yémen, s’implantent avec succès au Maghreb et fondent une dynastie bicentenaire dans la ville du Caire, permettant pour la première fois au chiisme d’accéder à une suprématie sur la communauté sunnite.

21Bien d’autres courants voient le jour, tels les druzes et les nosairites : ceux-ci survivront jusqu’à nos jours et possèdent encore des communautés dynamiques au Proche-Orient.

22La primauté du politique sur le religieux. – L’émergence de doctrines dissidentes représente souvent un moyen d’opposition politique au pouvoir central du calife. Le chiisme incarne, par exemple, les aspirations nationales de l’Irak et de l’Iran vis-à-vis de la Syrie dominatrice. Il s’est trouvé particulièrement adapté au milieu irako-iranien héritier des traditions babyloniennes et sassanides, qui font de leur souverain un dieu. D’ailleurs, une fois le califat des Abbassides mis en place en 750, la ferveur revendicatrice de la communauté chiite irakienne déclinera quelque peu ; en effet, même si les sunnites conservent le pouvoir, le retour de la vieille Mésopotamie au sommet de sa puissance semble les satisfaire.

23C’est dès lors au tour des Egyptiens, héritiers des traditions pharaoniques qui font du souverain un dieu, de se rallier au chiisme fatimide en signe de dissidence face à Bagdad. Ils proclament leur autonomie en 969 et fondent la dynastie fatimide du Caire.

24Il est intéressant d’observer qu’aujourd’hui encore, dans nombre de régions, les chiites, minoritaires dans l’islam, puisent dans la religion la force et la légitimité leur permettant de contester le pouvoir qui les domine. Pour illustrer ce phénomène, nous choisissons à présent de nous concentrer sur quelques exemples.

Situation actuelle du chiisme

25Les chiites représentent, toutes sectes confondues, 12 % de l’ensemble des musulmans, soit 140 millions d’âmes. Ils constituent 70 % de la population du golfe Persique, où gisent les trois quarts des ressources pétrolifères. Dès son origine, le chiisme est une religion de minorités, d’exclus, de persécutés. La lutte contre le sunnisme prend donc un caractère de revanche et participe du rétablissement de la justice qui accompagnera le retour du Mahdi. Seule la Perse devient, à partir du xvie siècle, une terre dominée par les chiites ; partout ailleurs, cette branche est réduite au statut de paria social.

26Le cas iranien. – C’est en 1501 que la dynastie des Séfévides, issue de tribus turques d’Asie centrale, impose le chiisme duodécimain à l’empire. Certains y voient la volonté de ces anciens nomades turcs de créer un contrepoids au sunnisme, hégémonique dans la région. La Perse étant à l’époque en grande partie chiite, un grand mouvement de conversion a été nécessaire pour rendre cette décision effective. Des minorités ethniques vivent à la périphérie de l’Iran, tels les Turkmènes, les Kurdes ou les Baloutches, d’obédience sunnite. S’engage dès lors un long processus de fusion entre le chiisme et l’ « iranité » : le chiisme va progressivement devenir l’une des composantes essentielles de la nation iranienne. C’est au xviiie siècle, avec l’arrivée de la dynastie des Qadjar, que cette assimilation chiisme/Iran s’opère ; le chiisme s’institutionnalise et prend la forme d’un clergé hiérarchisé, aidé en cela par les théories justifiant la guidance de la communauté par le juriste théologien.

27Le clergé assure son assise sociale sur son autonomie financière : les dons qu’il perçoit lui permettent de développer les aides aux déshérités, de mettre en place des écoles coraniques, etc. En somme, les religieux consolident leurs positions là où l’Etat n’est que peu présent, voire totalement absent. Parallèlement, le clergé chiite institutionnalise des rites dans lesquels se reconnaîtra bientôt l’ensemble des Iraniens : notamment l’Achura, qui célèbre chaque année le martyre de Hussein à Karbala. Il se pose ainsi comme le garant de la justice et de la vérité face à toute forme de tyrannie. A la fin du xixe siècle, le clergé se constitue en contre-pouvoir face à une dynastie Qadjar sur le déclin. En 1890, il coordonne un soulèvement populaire contre une décision du Chah de donner le monopole de la culture et du commerce du tabac à l’Angleterre. Cet épisode achève de le propulser sur la scène politique comme défenseur des intérêts de la nation.

28Dès le début du xxe siècle, le clergé doit résister à la montée d’un courant moderniste qui influence de plus en plus le Chah. L’apogée de cette confrontation intervient après le coup d’Etat de Reza Chah en 1919 (début de la dynastie Pahlavi). Ce grand admirateur de Mustafa Kemal entend inscrire l’Iran dans un mouvement de modernisation national et laïque. Le clergé, marginalisé par le pouvoir en place, en profite pour exploiter les frustrations issues de réformes souvent brutales. Le chiisme iranien se laisse pénétrer d’idées tiers-mondistes et devient le fer de lance de la révolte et du refus de l’ordre établi. La tentative des Chahs d’écarter le clergé du pouvoir n’a fait que rapprocher le chiisme de sa force révolutionnaire originelle. C’est en mettant l’accent sur la très ancienne idée de gouvernement illégitime que le clergé a pu coordonner la révolte de 1979.

29La politique extérieure de l’Iran après la Révolution islamique répond à deux logiques : maintenir une influence régionale et se prémunir de toute menace émanant de ses rivaux. L’Iran mène une politique pan-chiite qui le conduit à coordonner les communautés chiites de la région : son influence s’exerce principalement sur les milieux chiites duodécimains ; son emprise est quasiment nulle sur le monde ismaélien. En outre, le régime des ayatollahs se pose en garant de la vérité islamique et ambitionne de diffuser la révolution chiite dans la région. Parallèlement, l’Iran tente de sortir de l’encerclement dans lequel la Turquie et l’Arabie saoudite, puissances sunnites, le maintiennent. La crainte de l’encerclement est l’un des éléments-moteurs de la politique extérieure de l’Iran, d’où le soutien aux minorités chiites de la région.

30Le chiisme irakien. – Né en Irak, le chiisme duodécimain est pratiqué par près de 60 % de la population. Pourtant, il a toujours été en situation de minorité politique ; comment expliquer ce paradoxe ?

31Après la Première Guerre mondiale, le démantèlement de l’empire ottoman donne lieu à la création de l’Irak par les Anglais. Ces derniers unifient pour cela les villes de Bagdad, Bassora et Mossoul, et placent à la tête de ce nouvel Etat la dynastie hachémite.

32Avec la guerre froide, l’Irak n’échappe pas au jeu des grandes puissances et devient un élément du dispositif d’encerclement de l’URSS. En 1958, une révolution nassérienne porte au pouvoir le général Kassem, nationaliste, dont les valeurs fondamentales sont la laïcité et la modernité. Malgré cet attachement proclamé à la laïcité, le pouvoir est toujours entre les mains des sunnites et s’exerce sans partage. A la fin des années 1950, d’autres milieux chiites tentent de sortir de l’exclusion en créant un parti politique, le Dawa Al Islamiya, dirigé à la fois contre le communisme et le laïcisme : il symbolise l’éveil de la conscience politique des chiites d’Irak. Dès cette époque, l’Iran voit dans cette communauté chiite un moyen d’affaiblir l’arabisme de Bagdad, perçu comme une menace.

33Depuis la chute du régime baasiste en 2003, l’Iran a largement infiltré le territoire et dispose de ses relais sur place ; mais, là encore, il faut éviter toute caricature : tous les chiites d’Irak ne sont pas pro-iraniens ; certains revendiquent la lutte contre toute forme de tutelle exercée par leur voisin.

34Les chiites du golfe Persique. – Les chiites représentent 70 % de la population du Golfe, et se trouvent une fois de plus en situation d’exclusion sociale dans leurs pays respectifs. Si l’on étudie le cas de la façade orientale de l’Arabie saoudite, la présence du chiisme date du califat bouyide au xe siècle. Les wahhabites annexèrent cette région au début du xxe siècle pour l’intégrer à la future Arabie saoudite : cette région, la plus riche en pétrole du royaume, représente actuellement 10 % de la population saoudienne. Comme en Irak, le royaume a oscillé entre répression et tentative d’intégration de cette communauté. En outre, la venue de pèlerins chiites, notamment iraniens, sur son territoire est une source d’inquiétude pour les dirigeants saoudiens ; c’est pourquoi ils ont détruit les derniers vestiges du chiisme sur leur sol (les tombeaux de certains imams). Dans l’affrontement de l’Arabie saoudite avec l’Iran, l’aspect religieux n’est pas négligeable, particulièrement depuis 1979.

35Au Koweït et au Qatar, les chiites représentent respectivement 25 % et 20 % de la population, et se trouvent dans la même situation d’exclusion qu’en Arabie saoudite, même si la répression y est moins violente. Le Bahreïn connaît une situation atypique : une minorité sunnite dirige cet Etat composé de 75 % de chiites. Ce pays est depuis longtemps revendiqué par l’Iran pour des raisons de filiation historique (théorie non reconnue des historiens) ; il le considère encore aujourd’hui comme une province appelée à se rattacher à la république islamique. Sur le plan intérieur, ce pays, qui connaît déjà une forte agitation sociale, risque d’exploser si la situation d’exclusion politique des chiites perdure. Là encore, il serait faux de croire les chiites du Golfe instrumentalisés par l’Iran ; mais la situation d’exclusion qu’ils subissent les rend plus réceptifs au soutien de leur voisin.

Débat sur « l’axe chiite »

36Aujourd’hui comme hier, l’intérêt pour le chiisme est lié à sa situation politique. Marqué par de grandes différences avec le sunnisme, notamment sur la possibilité, ou non, d’interpréter les textes sacrés, le chiisme reste une religion de minoritaires. Quand bien même certains pays sont majoritairement peuplés de chiites, ils sont le plus souvent peu intégrés au processus politique, à l’exception de l’Iran et aujourd’hui de l’Irak. Nous n’avons pas évoqué leur situation en Turquie, dans le sous-continent indien, ni en Syrie, ni au Liban. Retenons qu’il existe un lien fort entre ces communautés et une immense diversité. A tel point qu’il est sans doute plus approprié de parler des chiismes. Ce faisant, nous sommes alors conduits, logiquement, à souligner que la menace d’un « axe chiite » entraîné par l’Iran est d’abord un fantasme.

37Et pourtant, cet axe géopolitique qui réunit Damas, l’Irak, la Libye et le Hezbollah est une réalité. Il pose de véritables questions et fait apparaître des paradigmes nouveaux.

38Le lien très fort entre Téhéran et Bagdad n’a pu se faire qu’après les élections irakiennes de 2005, qui ont donné tous les pouvoirs aux chiites irakiens ; il ne fallait pas être grand clerc pour prévoir, deux ans après l’entrée des Américains à Bagdad, que la communauté chiite, dans un Irak opprimé depuis 1921, allait voter massivement pour ses représentants communautaires. Avec cette guerre civile qui n’en porte pas le nom, cette situation allait aboutir à un rapprochement naturel avec la République islamique d’Iran. De là à considérer, avec certains stratèges américains, ce rapprochement avec grande bienveillance, c’est un pas que certains n’hésitent pas à franchir, y voyant une continuité dans la stratégie américaine. Cela préconiserait un autre rapprochement, beaucoup plus important celui-ci, entre les Etats-Unis, hyperpuissance planétaire, et l’Iran : malgré leurs échanges actuels d’anathème, ils partagent les mêmes intérêts stratégiques dans la région : sécurisation de l’acheminement des hydrocarbures dans le golfe Persique ; veille de l’évolution de la situation au Pakistan et en Afghanistan ; mais aussi vigilance sur les mutations dans les pays de la péninsule Arabique.

39Le prolongement de l’axe vers Damas s’explique, puisque, depuis près de trente ans, alors que la Syrie était encore la puissance régionale, le régime alaouite (dissidence du chiisme) avait prit fait et cause pour l’Iran contre l’Irak de Saddam Hussein, le frère arabe et baasiste ; la ‘assabiyah chiite était plus forte que la fraternité ethnique et idéologique, d’autant qu’elle servait certains intérêts stratégiques.

40Le cas du Hezbollah libanais est intéressant : se cantonnant dans une rhétorique de résistance, le parti de Dieu masque une stratégie supranationale : que le Hezbollah soit aligné politiquement sur l’Iran n’a rien d’étonnant – d’autres formations politiques libanaises l’ont fait vis-à-vis des pays de la région ; que le Hezbollah soit largement dépendant financièrement de l’Iran n’est pas non plus surprenant ; en revanche, le Hezbollah s’est aligné dogmatiquement non plus sur l’Iran politique, mais sur un dogme chiite qui est celui du velayat e faqih : c’est le premier exemple d’une telle osmose au Proche-Orient. En effet, à la différence de son ancien marjaa’, le cheikh Mohammad Hussein Fadlallah, la direction du Hezbollah a choisi d’adhérer au dogme de la primauté du jurisconsulte, qui implique le concept de guidance conjugué à celui de la hukuma islamiyah, le gouvernement islamique. La mission du faqih – guider la communauté tout en conduisant une politique en accord avec les principes de l’islam – implique l’occultation de toute frontière autre que religieuse. Pousser jusqu’au bout cette rhétorique, cela signifie que le Hezbollah n’est pas libanais, puisqu’il est avant tout chiite.

41Le rapprochement entre l’hyperpuissance américaine et « le monde chiite » permettrait à Washington, à terme, de contrebalancer la puissance sunnito-pétrolière (Algérie, Libye, péninsule Arabique) par celle, chiito-pétrolière, de l’Iran et de l’Irak. Une telle politique permettrait à Washington d’avoir un accès prioritaire aux trois premières réserves mondiales : Arabie saoudite, Irak, Iran.

42En ce début du troisième millénaire, le chiisme minoritaire apparaît sorti d’un long tunnel de répression. Avec une population chiite disséminée, il dispose, au sein de la péninsule Arabique, de cartes maîtresses en vue d’une stratégie de conquête.

Notes

  • [*]
    La troisième branche de l’islam est formée par les Khârijites, ces anciens partisans de Ali, détournés en 658, n’ayant pas accepté que leur chef se soumette à l’arbitrage alors que son rôle était voulu par Dieu.
Français

Résumé

Qu’est-ce que le chiisme ? Quelles sont les particularités de ses dogmes ? Quel est le sens de la lutte qui l’oppose au sunnisme ? Un passage par l’histoire du mouvement permet d’éclairer le débat actuel sur « l’axe chiite » et de mieux comprendre la diversité de ces communautés, au point qu’il est sans doute plus approprié de parler de chiismes au pluriel.

Antoine Sfeir
Directeur des Cahiers de l’Orient
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/06/2008
https://doi.org/10.3917/etu.086.0741
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