CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1A la différence de ce qui s’est passé en décembre 1987, la seconde Intifada de septembre 2000 a détérioré la vie des Palestiniens plus qu’elle ne l’a améliorée. Il faut dire que cette seconde révolution de pierres a – hélas pour les Palestiniens – coïncidé avec le 11 septembre 2001, la guerre contre le terrorisme lancée par le président George W. Bush, la guerre sur l’Irak et aussi les menaces d’un Iran néo-révolutionnaire dont l’ambition est d’avoir la bombe nucléaire...

2La vie des Palestiniens était déjà « en temps normal » pour le moins difficile : lâchés par les Arabes – peuples et gouvernements –, ils n’avaient plus d’autres perspectives que de vivre à l’intérieur de ces 5 000 km2 qui constituent la Jordanie, dans des conditions d’une précarité extrême. En fait, depuis la création de l’Etat hébreu, en effet, la vie des Palestiniens n’a cessé de se dégrader, malgré les promesses, malgré les espoirs.

3Lorsque Yasser Arafat rentre en Palestine en 1994 avec les combattants de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), l’avenir s’annonce plutôt radieux. Yasser Arafat, auréolé d’un charisme sans précédent, a installé l’Autorité palestinienne, instance de gouvernance dont il a pris naturellement la tête. Mais, dans le même temps, il a aussi gardé la direction de l’OLP, instance de résistance et de revendication. Cette contradiction ne manquera pas d’influer sur la posture palestinienne face à des gouvernements aussi divers que ceux de Rabin, Benyamin Netanyahou, Ehoud Barak ou enfin de Sharon.

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5Au cours de la première Intifada, Yasser Arafat avait su mobiliser à la fois les Palestiniens, les pays et les peuples arabes, mais aussi la communauté internationale ; lors de la seconde révolution de pierres, la mobilisation fut réduite à celle du Fatah, l’organisation palestinienne la plus populaire. De plus, à l’intérieur de la scène palestinienne, Arafat a dû faire face à la montée en force de la mouvance islamiste : le Hamas et le Jihad. A la limite, déçus par le résultat sur leur vie quotidienne des mesures prises par les instances officielles, les Palestiniens se sont naturellement tournés, depuis la fin des années 1990, vers cette mouvance islamiste qui investissait de plus en plus le champ social avant de s’emparer peu à peu du champ politique. Les Palestiniens avaient de plus en plus de mal à garder leur travail de l’agriculture ; ils allaient de plus en plus chercher un poste soit dans les grandes exploitations détenues par les Israéliens, soit dans le bâtiment et les secteurs de services en Israël même. Les difficultés de déplacement, le casse-tête des laisser-passer, le poids de la bureaucratie, ont augmenté le chômage et l’oisiveté, véritables viviers pour le Hamas.

6L’Université a constitué un autre élément de choix, où les « fous de Dieu » surfaient aux yeux des étudiants à la fois sur un nationalisme palestinien exacerbé et sur une restructuration identitaire autour de l’islam. Il est vrai qu’ils avaient la tâche facile : quelles que soient les mesures prises par l’Autorité palestinienne, le gouvernement israélien trouvait toujours des raisons essentiellement sécuritaires pour les rendre caduques, à commencer par les décisions concernant la police palestinienne – une police démunie, qui n’a pas les moyens matériels de faire, par exemple, régner l’ordre dans les territoires contrôlés par cette Autorité. Quotidiennement défiée par les militants islamistes, la police a du mal, même aujourd’hui, à exercer ses prérogatives, d’autant que le clivage traverse souvent les villages, les clans et les familles. Ainsi n’était-il pas surprenant de voir deux frères, l’un dans la police et l’autre parmi les manifestants islamistes.

7Les étudiants qui se rendent dans les universités privées palestiniennes n’ont pas souvent une alternative claire : face à des professeurs militants nationalistes, ils pouvaient suivre leurs traces « raisonnablement » ; mais ils sont beaucoup plus souvent attentifs au discours islamiste sur l’injustice et la fracture sociale.

8Le voisinage des colonies n’arrange pas les choses : disposant d’aides importantes de la part du gouvernement israélien, d’accès aux nappes phréatiques et surtout d’un feu vert sécuritaire qui privilégie les excès, les colons, appuyés aussi par l’armée ou la police israélienne, sont l’incarnation criante d’une posture coloniale qui ne fait qu’aviver des réactions extrêmes de la part des Palestiniens. Face à cette situation, les Palestiniens ont du mal à vivre un quotidien normalisé. Le chômage frise les 35 % en Cisjordanie, avec des pics de 50 à 60 % à Gaza. L’oisiveté s’installe, cible privilégiée des islamistes.

9C’est sur ces entrefaites que la politique israélienne s’est retrouvé confortée par les conséquences du 11 septembre 2001. C’est surtout la décision de la construction du mur qui a fini par emmurer physiquement une population palestinienne déjà recluse.

10La crainte des Israéliens de subir les attentats à l’intérieur même de l’Etat d’Israël a poussé le gouvernement Sharon à vouloir séparer physiquement les deux populations. Conçu en 2002 pour prévenir les attentats palestiniens, le mur de huit mètres de haut se veut avant tout une barrière de sécurité pour Israël. C’est pourtant bien avant 2002 que la gauche israélienne avait imaginé une « frontière » avec la Cisjordanie qui suivrait le tracé de la ligne de démarcation dessinée lors de l’armistice de 1949 entre l’Etat hébreu et la Jordanie. Le gouvernement de droite a certes gardé l’objectif de séparer le plus efficacement possible les deux populations, mais il a construit le « mur » de sorte que ce dernier intègre les colonies israéliennes de Cisjordanie.

11Cela suffit-il à rassurer la population israélienne ? En grande partie, oui. Au bout de trois ans de travaux, près de 200 km sont déjà érigés sur plus de 600 prévus, et le nombre des attentats a nettement diminué. Néanmoins, il suffit d’un seul attentat pour que les démons de la peur et de la haine reviennent fortement.

12Pas une femme israélienne, pas une mère qui soit sûre de revoir son enfant le soir, après l’avoir envoyé à l’école le matin même : il suffit qu’il prenne le même bus qu’un Palestinien candidat au suicide guère plus âgé que lui ou qu’il traverse un marché d’une quelconque ville israélienne en même temps qu’un commando des brigades d’Al-Aqsa pour qu’il ne rentre pas le soir chez ses parents. A ce stade, les arguments fusent : « Vous voyez, ils nous envoient leurs enfants ; ce sont des enfants qui sont dans les premiers rangs d’une manifestation pour apitoyer l’opinion publique et dire que nous, Israéliens, sommes des sauvages, des barbares. »

13Pourtant, de l’autre côté, la mère palestinienne du commando-suicide n’en mène pas large, même si elle donne le change. Officiellement, elle est fière de son fils, « fière qu’il ait donné sa vie pour la cause du peuple palestinien ». Mais chez elle, seule dans sa maison, quand elle nous reçoit après nous avoir servi le discours officiel, elle est effondrée : « On me l’a pris sans me demander mon avis », dit-elle les larmes aux yeux.

14La société palestinienne n’a pas d’avis tranché sur la question. Selon un sondage sur les attentats-suicides, une minorité approuve ces derniers commis dans l’Etat d’Israël. En revanche, l’opinion est plus mitigée en ce qui concerne les colons. S’ils ne sont pas nombreux en Cisjordanie (moins de 200 000), ils sont très présents et surtout très armés. C’est sans doute eux qui créent une situation exacerbée, car leur attitude est foncièrement nuisible tant vis-à-vis des Palestiniens que vis-à-vis des Israéliens, qui subissent le « ras-le-bol » d’une population écrasée depuis 1967 par une attitude parfois méprisante, souvent arrogante, toujours provocante.

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16En réalité, c’est incontestablement cette dimension psychologique du conflit qui pèse le plus et renforce le cercle vicieux de la violence. Violence symbolique du quotidien, qui impose à chaque instant la soumission totale aux règles posées par cet Autre sans cesse plus envahissant. Ainsi, prenons l’exemple de la colonisation : sous prétexte de se défendre à l’intérieur de leur périmètre de sécurité, les colons sortent de leur ville et n’hésitent pas à repousser les Palestiniens au delà de leur propre champ d’exploitation agricole, à leur interdire l’accès à l’eau et à les humilier perpétuellement. Cela entraîne, au sein de la population palestinienne, un tel sentiment de frustration, qu’il en devient naturellement le vivier d’une haine indéfectible. Même ceux qui avaient pris l’habitude de discuter, de parler et même de travailler ensemble, dans le cadre de relations professionnelles ou conviviales avec les Israéliens, ont aujourd’hui du mal à le faire. Bien au contraire, l’Israélien est redevenu l’ennemi à abattre, auquel on ne peut accorder sa confiance. En raison de ce sentiment de haine, la séparation entre les deux populations est beaucoup plus prégnante et efficace que la construction du mur. Certes, même cette barrière de sécurité traverse des villes et des villages palestiniens et provoque des tracasseries à la fois administratives, politiques, économiques et sociales telles, que des familles sont coupées en deux et ne parviennent quasiment plus à se voir. Mais, face à un bloc de pierres, l’homme trouve toujours une solution – et c’est le cas. Chacun s’arrange ainsi pour détourner les obstacles autant que faire se peut, d’autant que le mur laisse à de nombreux endroits le passage possible. Un reportage de l’agence CAPA montrait récemment que cette barrière est franchie avec la plus grande facilité à certains endroits. En revanche, pour surmonter sa haine, c’est un autre problème. Les exemples sont nombreux de villes ou villages, de groupes et d’associations où les Israéliens et les Palestiniens travaillaient ensemble, sinon dans une harmonie totale, au moins dans un climat de bonne entente. Mais, depuis le 11 septembre 2001, des signes de radicalisation chez les uns et les autres ont repoussé loin, très loin, les limites de cette atmosphère. Les villes citées hier en modèle de coexistence ne font plus exception : elles sont, elles aussi, le lieu de conflits incessants entre Israéliens et Palestiniens.

17Du côté palestinien, on estime que le gouvernement de M. Sharon cherche avant tout à obliger les Palestiniens à partir de chez eux pour faire de certaines régions des bastions exclusivement israélites. Il est vrai que l’exemple de Jérusalem est en cela typique et éloquent. Entourée de petites cités de 10 à 20 000 habitants, la Ville éternelle est en train de se vider de ses habitants arabes. En effet, coincés dans leur appartement ou leur pied-à-terre à Jérusalem, les Palestiniens cherchent avant tout à trouver de l’espace pour leur famille traditionnellement nombreuse ; ils préfèrent aller s’établir dans de vastes maisons qui se trouvent, par exemple, à Anata. Jusqu’au mur, la plupart des habitants de cette ville travaillaient également à Jérusalem-Est ; ce n’est plus possible aujourd’hui, et la famille qui s’est « exilée » pour davantage d’espace et de confort aura du mal à se déplacer – comme les travailleurs journaliers jusqu’à Jérusalem-Est. Anata est désormais physiquement coupée de la Ville sainte. En fait, c’est Jérusalem qui est de plus en plus éloignée de la Cisjordanie et intégrée, y compris dans sa composition démographique, à l’Etat hébreu. Cela n’a pas manqué d’avoir des conséquences au sein même des rangs palestiniens, y compris dans les familles, la montée d’un radicalisme islamique et un retour aux traditions claniques et parfois tribales influant sur la cohabitation entre communautés musulmanes et chrétiennes. Ainsi, à Abou-Dis, on a vu réapparaître les crimes d’honneur. Un chrétien ayant eu l’outrecuidance d’avoir des relations amoureuses avec une musulmane a été tué, et la femme aussi. Il a fallu une enquête de la police palestinienne pour que l’affaire éclate au grand jour. Les chrétiens – qui représentent 8 % de la population palestinienne totale – sont accusés, à tort, d’être « laxistes à l’égard des Israéliens », entraînant une attitude de défiance vis-à-vis d’une partie même minoritaire de la société. Eux aussi, quand ils en ont les moyens, essaient de s’en aller. Coincés entre le marteau israélien et l’enclume islamiste, nombreux sont ceux qui, parmi eux, jettent l’éponge, baissent les bras et préfèrent « penser aux enfants dans un autre pays, sous d’autres cieux ». Et ils sont loin d’être les seules victimes. Outre les drames de ces mères que nous avons mentionnés plus haut, outre celui de ces minorités religieuses qui ne trouvent plus leur place, les femmes sont souvent l’objet de violences de la part du mari, du père, du frère. En somme, la lecture manichéenne est comme toujours proscrite, car la violence des uns répond à la domination des autres. Nul ne gagne alors à la radicalisation croissante de ce conflit vieux de plus de cinquante ans.

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19Dès lors, au vu de cette spirale infernale de violence, la politique d’Ariel Sharon peut poser des questions. Est-il le sanguinaire de Sabra et Chatila, le stratège de la guerre de Kippour (guerre d’octobre 1973 dans le vocabulaire arabe), ou bien la colombe du retrait de Gaza, de la rébellion contre le Likoud, l’adepte de la feuille de route et aussi d’un Etat palestinien ? Tous ces exemples, ajoutés à cette politique, ne manquent pas de montrer à quel point les deux sociétés, qui ont actuellement de plus en plus de difficulté à vivre ensemble, connaissent une déstructuration. Ainsi, cette image de deux Juifs, l’un de Gaza, l’autre de Haïfa, discutant au pied du Mur des lamentations des conséquences du retrait israélien de Gaza. Les deux portent la kipa. Celui de Haïfa explique que la paix vaut bien de restituer des territoire gagnés par la guerre et développe son argumentaire ; et, tout à coup, celui de Gaza tend la main et lui enlève la kipa en affirmant qu’il ne pouvait pas la porter puisqu’il n’est pas juif. Il ne pouvait imaginer qu’un juif, quel qu’il soit, puisse être pour le désengagement de Gaza et la restitution d’autres territoires, même si, au bout d’un telle politique, se trouvait la paix. Il a fini par dire qu’il ne pouvait imaginer qu’un Juif puisse ne pas être d’accord avec lui, le partisan de Eretz Israël. Il le disait calmement, sereinement, comme s’il faisait un constat, mais aussi fermement que s’il énonçait une évidence. Là aussi, on assiste à une déstructuration totale, poussant à la restructuration de toute une société exclusivement articulée autour d’une lecture exclusive de la religion.

20Sharon, comme Begin, comme Rabin, a commencé par être le faucon que nous avons connu, pour finir sans doute comme eux, mû par le pragmatisme – acquis durant ses années de pouvoir – à partir duquel il fallait bien désormais tenter d’aider ou de ne pas retarder l’instauration d’un Etat palestinien. A moins que à ses yeux, ce ne soit un moyen supplémentaire de séparer les deux peuples en deux entités institutionnelles différentes qui, à défaut d’être divergentes, ne pourront en aucun cas désormais cohabiter, et d’échapper de ce fait aux pressions internationales, notamment américaines, qui s’exercent sur lui depuis la guerre sur l’Irak.

21Car, là aussi, on retrouve le sentiment de deux poids, deux mesures de la puissance américaine qui, par delà les Palestiniens, donne à toutes les populations arabes, sans exception, la conviction d’une injustice incompréhensible et, partant, d’un sentiment anti-américain exacerbé. Ainsi, la situation quotidienne des Palestiniens intègre une forte dimension internationale. Il ne s’agit pas seulement d’un face-à-face avec les voisins juifs, mais bien plutôt d’une relation à plusieurs au sein de laquelle les Américains sont partie prenante, tandis que les Européens brillent par leur absence. Les substantielles subventions de l’Union ne suffisent pas, en effet, à occulter l’inaction de celle-ci sur le plan politique, ni à masquer son incapacité à peser sur le règlement du conflit. Quant aux « frères » arabes, voici bien longtemps que leurs gouvernements instrumentalisent ce conflit en vue de détourner les regards trop enclins à dénoncer l’autoritarisme omniprésent. Ne dit-on pas conflit « israélo-palestinien », et non plus « israélo-arabe » ?

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23En dehors de la dimension stratégique militaire ou économique, c’est cette dimension culturelle et psychologique qui nourrit les velléités de terrorisme chez les Palestiniens, et demain chez les autres : « Que la foudre s’abatte sur moi et sur les ennemis », dit le psaume ; des mouvements israéliens comme « La Paix maintenant » l’ont bien compris. Plus largement, la « gauche » israélienne se compose, notamment, de militants favorables à la « cause palestinienne », n’hésitant pas, pour certains, à surveiller les implantations de colonies nouvelles pour mieux les dénoncer. Loin des gesticulations d’un Ariel Sharon, dont on ne sait jamais si sa politique constitue un leurre ou un véritable progrès, le rôle de ces hommes et femmes de raison est central. L’actuelle réorganisation du paysage politique israélien est à ce titre essentiel pour l’avenir de la zone. Mais l’arrivée au pouvoir des uns et des autres ne pourra pas tout. La communauté internationale est engagée dans ce conflit et ne peut se décharger de ses responsabilités.

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Résumé

La vie quotidienne des Palestiniens n’est pas seulement un face-à-face avec les voisins juifs, mais bien une relation à plusieurs : les Américains en sont partie prenante, tandis que les Européens brillent par leur absence. Quant aux « frères » arabes, voici bien longtemps que leurs gouvernements instrumentalisent ce conflit, pour détourner l’attention.

Antoine Sfeir
Directeur de la rédaction des Cahiers de l’Orient
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