CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ainsi donc la montagne a-t-elle fini par accoucher d’une souris : la formidable mobilisation populaire du 14 mars dernier, un mois après l’attentat qui a coûté la vie à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, a abouti à des élections législatives dont les résultats sont pour le moins décevants.

2Quatre blocs confessionnels sont sortis des urnes, alors que les manifestants du 14 mars ont scandé à tue-tête leur volonté de se débarrasser de leur appartenance communautaire et de promouvoir plutôt une citoyenneté transcommunautaire : un bloc chiite articulé autour de deux formations, Amal et le Hezbollah ; un autre sunnite autour de Saad Hariri, le fils de son père ; un troisième avec Walid Joumblat qui, après avoir mangé dans la main des Syriens depuis trente ans, a fini par convaincre son électorat qu’il était le porte-étendard de la Résistance libanaise ; et enfin un pôle dit chrétien autour de Michel Aoun qui, auréolé de quinze ans d’exil et d’un discours anti-syrien, s’est permis de soutenir sans état d’âme des candidats prosyriens, à condition d’éliminer tout dirigeant chrétien qui aurait pu être pour lui un rival dans la course à la Présidence de la République.

3* * *

4Le 14 février dernier, l’attentat dans lequel périt l’ancien Premier ministre Rafic Hariri a été ressenti par les Libanais – tous les Libanais – comme un véritable traumatisme. La situation était devenue inacceptable. A peine l’attentat commis, la Syrie était montrée du doigt comme responsable et commanditaire de ce crime : le régime syrien se retrouvait désigné par la vox populi. Paradoxalement, la question de savoir qui a assassiné Rafic Hariri était passée au second plan : la Syrie devait payer. C’était en quelque sorte la facture qui lui était présentée, sinon pour cet assassinat, du moins pour tous les crimes qu’elle avait commis au Liban et qui étaient restés impunis. L’armée syrienne a quitté le Liban en moins de deux mois, alors que les experts militaires de tout bord s’évertuaient à nous expliquer qu’il aurait fallu au moins six mois pour que ce retrait puisse s’effectuer sur le plan technique. Il en est autrement des services de renseignements, dont personne ne peut assurer qu’ils se soient réellement et totalement retirés. Les attentats qui ont visé des cibles socio-économiques dans le secteur chrétien après le 14 février laisseraient croire que ces services de renseignements syriens sont toujours en activité sur le territoire libanais avec leurs complices, parmi leurs homologues de Beyrouth qui n’ont plus rien à perdre.

5La société civile s’est alors emparée du terrain. Les manifestations et rassemblements se sont succédé jusqu’à culminer le 14 mars 2005. Cette date marque une seconde rupture. Pour la première fois dans la courte histoire du Liban indépendant, la société communautaire, base inébranlable du tissu libanais, semblait vaciller sur ses bases. Articulée autour de liens familiaux, claniques, tribaux et surtout confessionnels, elle cédait enfin la place à une véritable société civile censée assurer l’intégration citoyenne des individus à travers des liens librement et volontairement choisis par chacun.

6Or, cela n’avait jamais été le cas jusque-là. Dès leur naissance, les Libanais sont naturellement portés par des liens multiples relevant tous de la société communautaire. Les communautés religieuses qui gèrent le statut personnel de chacun se retrouvaient souveraines dans certains domaines. Leur adhésion, à l’âge adulte, à des partis ou à des syndicats ne pouvait représenter pour autant l’émergence d’une société civile réelle, véritable partenaire de l’Etat, pour la simple raison que ce dernier avait toujours besoin des communautés religieuses pour tisser avec ses « gouvernés » de véritables liens citoyens. La société civile n’avait même pas réussi jusque-là, en dépit des tentatives répétées du tissu associatif, à se superposer à la société communautaire. Bien plus, la citoyenneté demeurait communautaire ou n’existait pas.

7Paradoxalement, les années de guerre, dont on aurait pu penser qu’elles provoqueraient l’éclatement de ces carcans confessionnels, ont encore davantage ancré cette citoyenneté communautaire ; les milices se sont substituées à l’Etat, mettant celui-ci en marge de la société nationale. Tout aussi paradoxalement, la communauté n’était plus seulement une référence individuelle, elle était devenue, au fil des « événements », le seul critère de perception par le regard de l’autre. L’identité communautaire avait définitivement pris le pas sur l’identité nationale.

La demande de justice

8Depuis la fin de la guerre – ou plutôt depuis que les armes s’étaient tues –, on avait l’impression que des niches se constituaient, notamment sur les campus universitaires, donc par les jeunes, pour dénoncer tour à tour l’occupation, la tutelle syrienne, la corruption et surtout l’injustice. À ce sujet, la demande quasi forcenée, de la part de la jeunesse libanaise, toutes communautés confondues, de plus de justice dénote une maturité certaine de ces étudiants qui n’ont pas connu la guerre, mais qui en subissent les conséquences. Les jeunes appellent à l’indépendance de la justice – qu’elle soit sociale ou pénale –, notamment par rapport à un pouvoir exécutif qui s’est lui-même totalement discrédité.

9Sur le plan pénal, ceux-là mêmes qui ont été les acteurs et les seigneurs de la guerre se sont auto-amnistiés pour tous leurs crimes commis en temps de guerre. Seul l’un d’entre eux, le chrétien Samir Geagea, dont les Forces libanaises dissoutes ont obtenu néanmoins six députés, était toujours en prison [*] ; les autres se partagent les postes de décision. Cette loi d’amnistie n’a fait qu’occulter les horribles massacres du temps de la guerre, marquant désormais la différence entre le conflit et la trêve, et ce au nom de la sacro-sainte réconciliation nationale. Mais, pour la jeune génération, ce manque de justice – ou plutôt, cette justice volontairement bâillonnée – n’a pas réconcilié les communautés qui se sont affrontées durant la guerre ; elle a, bien au contraire, accentué la méfiance et renforcé le sentiment de frustration, de renfermement identitaire et d’exacerbation de l’appartenance confessionnelle.

10Lorsque les Libanais eux-mêmes parlent de leur société, ils la décrivent comme inégalitaire. Ce manque de justice sociale ne constitue-t-il pas, d’ailleurs, l’autre facette de la guerre, après le silence des armes en 1990 ? La société a totalement changé : hier encore, à la veille de la guerre, on la comparait à une amphore, avec une infime partie de classe riche de propriétaires terriens et une autre partie toute aussi congrue de pauvres représentant les ceintures de misère : les lumpenproletariat autour des grandes villes. En revanche, plus de 85% de la population constituaient l’énorme classe moyenne qui articulait la société libanaise au sein de cette amphore, donnant à la plupart la chance de se hisser dans l’échelle sociale. Aujourd’hui, la société libanaise ressemble de plus en plus à un entonnoir renversé, avec une classe, minime certes mais indécemment riche, dont la fortune s’est construite pour un certain nombre sur le conflit lui-même – ce qui rend la chose d’autant plus insupportable – dans une société en paupérisation constante, les dépourvus se sentant de plus en plus écrasés par les plus nantis.

11Désormais, le proverbe est d’actualité : « Les gardiens du temple en sont devenus les pillards. » La justice, qu’elle soit pénale ou sociale, est un élément essentiel pour mettre fin à un conflit, et surtout pour en éviter la résurgence.

12Au Liban, la justice n’a pu être dite et n’a pu trancher entre l’acceptable et l’inacceptable. C’est cet inacceptable que ne pouvaient plus admettre les jeunes dans leur ensemble. Ils le disaient tous les ans, confinés sur leurs campus.

La parole libérée

13Le 14 février, ils sont sortis de leurs universités dans la rue et se sont emparés du centre-ville en mettant la classe politique dans son ensemble devant le fait accompli. Ils ont libéré leur peur et leur parole. La peur de l’occupant et de ses hommes liges ; la peur de l’appareil sécuritaire omniprésent depuis si longtemps dans tous les rouages de l’Etat, de l’armée, de l’administration et de la fonction publique ; la peur du voisin et de la délation…

14La parole libérée a pu crier tout fort ce que beaucoup de Libanais pensaient tout bas. En ce sens, le 14 mars est apparu comme une série de ruptures.

15• En premier lieu, nous l’avons dit plus haut, la rupture entre une citoyenneté communautaire imposée et une société civile transnationale.

16• Ensuite, la rupture entre une classe politique archaïque ayant longtemps mangé dans la main de l’occupant, abandonnant toute dignité, et une population aspirant à la souveraineté, à l’indépendance, à la justice sociale, à la répression de la corruption ; une population qui demande des comptes.

17• Rupture entre une bande d’oligarques se refusant à dominer l’espace commun pour mieux gérer une partition de fait et une génération qui rejette le pouvoir local pour mieux s’insérer dans le cadre d’un pouvoir national, à condition que ce dernier soit achevé.

18• Rupture de la lutte traditionnelle entre les centralités urbaines et les périphéries rurales, entre deux mondes spatiaux et sociaux différents, qui préfigurent le choix et la vision d’une société autre. N’a-t-on pas vu, le 14 mars, des paysans de la Bekaa et du Akkar, au nord du pays, braver les militaires qui cherchaient à les empêcher d’atteindre le lieu de rassemblement de la manifestation dans le centre de Beyrouth, sur la place des Martyrs rebaptisée pour la circonstance « Place de la Liberté » ?

19• Rupture aussi des logiques de puissance régionales : le Liban n’a-t-il pas été le théâtre de la « guerre des autres », en particulier des Palestiniens, des Syriens, des Israéliens, des Irakiens et des Iraniens ? Le 14 mars, articulé autour de la liberté, de l’indépendance et de la souveraineté, manifestait fortement le refus des Libanais de constituer un enjeu régional, celui de la pseudo-sécurité des Etats voisins, qui interfèrent avec les logiques des communautés, devenant alors des alliés de circonstance ou, comme dans le cas des chiites et de la Syrie, des alliés durables.

20• Rupture, enfin, d’une logique mafieuse qui avait fini par s’institutionnaliser. L’assassinat du journaliste enseignant Samir Kassir, qui avait commencé à révéler les habitudes mafieuses prises par les agents de l’Etat libanais et des anciens maîtres de Damas, est éloquent à ce sujet.

La réaction

21Que s’est-il donc passé pour que ce chapelet de ruptures aboutisse à un tel désenchantement au lendemain des élections législatives ? La réaction des oligarques a été pour le moins foudroyante : il fallait à tout prix organiser les élections en temps et en heure pour pouvoir profiter de la charge passionnelle et émotionnelle suscitée par la disparition tragique de Rafic Hariri. L’exploitation éhontée et la réappropriation indécente de la mémoire des morts n’ont aucunement empêché les féodaux de tenir un discours électoral confessionnel : preuve en sont les déclarations récentes du mufti et des oulémas du nord du pays, qui n’ont pas hésité, après la vague aouniste, à donner des consignes de vote pour résister à une prétendue agression contre leur communauté !

22Il est vrai qu’une telle posture était soutenue par l’initiative franco-américaine, rejointe par l’Arabie Séoudite et les Nations Unies en vue de tenir les élections au moment voulu, alors que le bon sens aurait gagné à repousser le rendez-vous électoral de quelques semaines, voire quelques mois, afin qu’il puisse se dérouler dans un climat plus serein. Ce délai aurait surtout permis de réduire les deux aberrations surréalistes du scrutin libanais :

  • en premier lieu, la loi électorale scélérate adoptée en 2000 pour mieux servir les Syriens et leurs alliés, dont le défaut le plus grave est de réduire la proximité du député et de son électorat ;
  • en second lieu, le mode électoral hallucinant qui consiste à étaler les élections législatives libanaises sur quatre ou cinq dimanches, sous le fallacieux prétexte que les services du ministère de l’Intérieur n’ont pas les moyens d’organiser en un seul jour les élections dans tout le pays. Nous parlons d’un territoire dont la superficie équivaut à celle de la Dordogne ! Des pays beaucoup plus vastes, comme la France ou l’Inde, avec des religions et des ethnies différentes et vingt-deux langues officielles, parviennent à organiser leurs scrutins en une seule journée. Les mœurs libanaises, dans ce domaine, faussent particulièrement les résultats des élections, les électeurs étant fortement influencés par les résultats des élections précédentes. Seuls des électeurs possédant les mêmes informations, le même jour, peuvent réellement exprimer par leurs suffrages la souveraineté populaire.
Pour toutes ces raisons – et surtout parce que cette démocratie prétendument consensuelle a écarté les quelques personnalités d’envergure qui n’ont jamais été souillées par la collaboration avec les Syriens ou le mercantilisme mafieux –, ces élections ont laissé un goût d’amertume et une forte déception. Mues par une vision de la société libanaise mûrement réfléchie et projetée dans le contexte régional et international, ayant déjà mis sur pied des projets cohérents, refusant d’être des figures politiques exclusivement confessionnelles, ces personnalités ont été sacrifiées sur l’autel d’une pseudo-réconciliation ou autre alliance consensuelle entre des Joumblatt, des Forces libanaises, des Hezbollah ou Amal, qui n’ont en commun que d’avoir été des chefs de milices.

23Si la guerre du Liban devait aboutir à l’éclatement du système confessionnel, elle aurait été somme toute salutaire, en dépit des 150 000 morts, des 300 000 handicapés, du million de déplacés et de plus d’un million d’émigrés. Il n’en a rien été. Lorsque les constitutionnalistes de 1920 ont eu recours au système confessionnel, c’était pour éviter l’hégémonie de telle ou telle communauté, pour permettre aux dix-sept communautés représentant le tissu démographique et social libanais d’accéder à une représentativité parlementaire. Aujourd’hui, force est de constater l’échec de ce système.

Le schisme confessionnel

24Les manifestants du 14 mars peuvent se sentir à juste titre trahis par ces résultats, qui ont abouti à un véritable schisme confessionnel. Ce sont les insultes répétées de Walid Joumblatt à l’encontre de Michel Aoun, à la veille des élections dans le Mont Liban, qui ont donné l’impression aux Chrétiens d’être agressés à travers la personnalité du Général, exilé en raison de son opposition aux Syriens, et qui ont donné la victoire à ce dernier dans cette région. C’est toujours ce sentiment de frustration qui a envahi la communauté chrétienne à la vision de ces dirigeants transfigurés en anti-Syriens, alors que les chrétiens étaient les seuls, des années durant, à proclamer, urbi et orbi, leur opposition à Damas. Mais ce sont ces mêmes sentiments d’affirmations identitaires qui font craindre à la communauté chiite de se retrouver, après le départ des Syriens, une fois de plus en marge de la communauté nationale.

25Le schisme confessionnel donne en définitive à chaque communauté le sentiment d’être perpétuellement agressée et en danger permanent.

26Toute l’histoire du Proche-Orient montre que les destins des minorités du Levant sont intimement liés ; celles-ci vaincront ensemble ou perdront, et risqueront de disparaître ensemble. Le 14 mars est venu montrer à quel point est désuet désormais le concept de la juxtaposition des communautés ; que seule une volonté politique transcommunautaire pouvait avoir raison de cette paranoïa récurrente et permanente. On peut espérer qu’après trente ans de tutelle politique, économique et sociale, les Libanais auront « naturellement » porté leurs suffrages sur des personnalités symbolisant à la fois les postures extrêmes et le repli identitaire, et qu’ils rectifieront le tir au terme de cette législature, à condition que celle-ci arrive à son terme. Rien n’est moins sûr.

27Le 14 mars a également été trahi par l’alliance artificielle conclue entre les « élites communautaires », sans tenir compte de la volonté des manifestants, annihilant, pour un temps du moins, leur citoyenneté balbutiante mais néanmoins émergente ce jour-là.

28* * *

29Il ne faut pas se faire d’illusions : si les communautés ont gagné la bataille des législatives libanaises, elles n’en sont pas moins sur la défensive. Plus que jamais, la force symbolique du 14 mars aura été de démontrer, s’il en était besoin – et ce, au delà du conflit générationnel –, que la solution unique à toutes les problématiques libanaises est de passer de la citoyenneté communautaire à la citoyenneté civile. Même si les évêques, les muftis, les cheikhs et tous les autres clercs voient leurs pouvoirs anéantis, notamment celui de la gestion exclusive du statut personnel. Le 14 mars a eu l’avantage de rejeter la classe politique, féodale et religieuse dans le lointain Moyen-Age, même si elle a semblé reprendre le dessus pour un temps. Il lui reste à parachever l’émergence de cette citoyenneté nationale ; c’est à cette condition que l’instauration d’un Etat de droit sera, enfin, achevée.

30Paris, le 29 juillet 2005

Notes

  • [*]
    Libéré, il est arrivé en France le 26 juillet.
Français

Résumé

Le 14 mars 2005, pour la première fois dans la courte histoire du Liban indépendant, la société communautaire a semblé vaciller sur ses bases, et céder la place à une véritable société civile. Après une telle mobilisation populaire, le résultat des élections est décevant.

Antoine Sfeir
Directeur de la rédaction des Cahiers de l’Orient
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