CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les incertitudes dans la péninsule coréenne se développent sur un fond d’antagonismes qui constitue la toute dernière séquelle de la guerre froide. La division brutale de cette zone hautement stratégique, imposée artificiellement de l’extérieur en 1945, a mis face à face deux pays pourtant liés par une civilisation commune, mais déchirés par des enjeux qui dépassent largement le cadre régional. Cette situation anachronique et explosive est compliquée par le jeu provocateur de la Corée du Nord, où perdure une dictature stalinienne qui, en dépit d’une crise économique catastrophique, s’appuie sur un appareil militaire surdimensionné.

Une péninsule vassalisée par l’histoire et la géographie

2Entourée par la Chine, le Japon et la Russie, cette zone tant convoitée possède un atout stratégique majeur, qui s’appuie sur sa longue façade maritime et qui varie selon les intérêts des trois grandes puissances régionales : pour la Russie et la Chine, le détroit de Corée contrôle un accès essentiel face au Japon ; pour l’empire du Soleil Levant, il constitue un espace-verrou contre les visées des deux nations menaçantes. Le particularisme de cette situation géographique a provoqué une histoire spécialement mouvementée, exacerbée par cette triple rivalité.

3Pendant plus de treize siècles avant notre ère, les Chinois occupèrent les parties septentrionales de la Corée, où ils apportèrent le bouddhisme, certaines pensées philosophiques et leurs principes de gouvernement. Par la suite, les Japonais vinrent perturber l’influence de l’empire du Milieu, déclenchant ainsi une dynamique d’alliances entreprises par les trois royaumes de Koguryo, Paechke et Silla, qui avaient été fondés au Ier siècle après J.-C. : Paechke s’allia aux Nippons contre Silla, et ce dernier à Koguryo ; puis Paechke forma une coalition avec Silla contre Koguryo ; ensuite Silla se ligua à la Chine contre les deux autres royaumes coréens ; et, finalement, Silla, largement sinisé, domina la péninsule dans les années 660, une période marquée par un épanouissement important dans le domaine artistique. Dans ces phases de tiraillement, les royaumes coréens ont établi leur sécurité sur des systèmes d’alliances conjoncturelles pour, les uns se protéger du Japon, les autres de la Chine. La contrée connut d’autres secousses et eut à subir les assauts d’envahisseurs mongols (1231), japonais (1592) et mandchous (1627).

4Lorsque la suprématie de l’empire du Milieu s’est affermie, la Corée a œuvré sur deux tableaux : d’une part, pour écarter la menace nippone en provenance de la mer en développant une marine importante [1] ; d’autre part, pour se garder du côté de la Chine par une vassalité soigneusement entretenue. Cette politique pragmatique l’a rendue très dépendante du pays de la Grande Muraille. Mais l’affaiblissement de la Chine et de la Russie, respectivement vaincues par la puissance nippone dans les guerres sino-japonaise (1894-1895) et russo-japonaise (1904-1905) — deux conflits dont la Corée constituait un enjeu majeur —, ont permis à l’empire du Soleil Levant d’annexer la péninsule coréenne en 1910.

5Au lendemain de la défaite du Japon, en 1945, la Corée perd un colonisateur, mais se voit octroyer deux « protecteurs » : l’installation, au nord du 38e parallèle, d’une administration soviétique provoque au sud celle des Etats-Unis. Cette division, non voulue par les Coréens, est entérinée par la création de la République démocratique populaire de Corée, à connotation marxiste-léniniste, dans la partie septentrionale, et de la République de Corée, sous influence américaine, dans la partie méridionale. La fracture est amplifiée par l’invasion du Sud par la Corée du Nord, en 1950. La violation provoque une guerre coûteuse sans vainqueur, mais confirme la partition d’un peuple, véritable vaincu d’un conflit venu de l’extérieur et authentique otage d’une situation de guerre froide. Au total, la Corée, victime de sa position géographique de tête de pont entre des espaces stratégiques, n’a jamais réussi à maîtriser son destin historique. Ce sort lui a été volé par un triptyque d’intérêts contradictoires : d’abord, ceux des grandes puissances de l’Asie orientale ; ensuite, ceux des deux blocs antagonistes qui se sont constitués au lendemain de la seconde guerre mondiale ; et, encore aujourd’hui, ceux des nations qui ont voix au chapitre dans le nouvel ordre régional.

Un échiquier dissymétrique

6Malgré la chute du mur de Berlin, la désintégration de l’Union soviétique, l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est et la fin de l’ordre géopolitique issu des accords de Yalta, la Corée reste le seul pays du monde à être coupé en deux par une clôture idéologique. La pérennité de cette cassure aberrante a figé une situation dans laquelle s’opposent deux sœurs ennemies. A cette scission politique, fabriquée artificiellement, s’ajoute une dissemblance criante dans les niveaux de développement.

7D’un côté, il y a la Corée du Sud qui, en dépit de la tornade économique en Asie orientale (1997-1998), fait partie des « dragons » les plus performants, avec une production industrielle en progression de 8 % par an, un excédent commercial de 10 milliards de dollars en 2002 et une politique efficace de promotion des exportations de produits manufacturés. Ce tigre asiatique s’est largement ouvert aux échanges internationaux, en particulier par le truchement de ses grands groupes industriels (Hyundai, Samsung, Daewoo…).

8De l’autre côté, il y a la miséreuse Corée du Nord, qui s’est confinée dans une attitude dramatique d’isolement international due à la nature même d’un système dictatorial et obscurantiste, qualifié par les commentateurs de dernier bastion stalinien de la planète. Ce régime totalitaire est basé sur la philosophie du djoutché, une doctrine qui refuse toute discussion et s’appuie sur trois principes : indépendance politique, autodéfense, autosuffisance économique. Les gardiens du dogme mettent également en exergue le fait que la volonté humaine ne puisse s’exprimer que par le guide suprême de la nation. Ce concept filandreux a conduit le pays à se couper totalement du monde, à mener une politique délirante de surarmement et à développer un culte immodéré de la personnalité. La répression et la coercition, conjuguées à l’endoctrinement démesuré d’une société largement ignorante des réalités extérieures, ont forgé un véritable Etat-secte, dont la survie est garantie par l’outrance de l’appareil militaire, et la crédibilité factice par des démonstrations collectives de liesse organisée, dignes des rites initiatiques les plus hystériques.

9Cette démesure a fait de la Corée du Nord, peuplée de 24 millions d’habitants, l’Etat le plus militarisé du globe, avec 1 100 000 hommes sous les armes, dont 950 000 pour la seule armée de terre, et l’entretien d’une gigantesque force de 4 700 000 réservistes. A titre de comparaison, la Corée du Sud, qui compte 48 millions d’habitants, possède 700 000 militaires, dont 560 000 pour les seules forces terrestres. Pour garantir des effectifs aussi gigantesques, le régime de Pyongyang impose un service militaire aux conditions drastiques : la durée de la conscription varie de 5 à 8 ans dans l’armée de terre, entre 5 et 10 ans dans la marine et entre 3 et 4 ans pour l’armée de l’air. En Corée du Sud, ces périodes sont de 26 mois pour l’armée de terre et de 30 mois pour les deux autres armées. A côté de ces longues phases de présence sous les drapeaux, les citoyens du Nord sont également soumis à des stages militaires d’entretien jusqu’à l’âge de 40 ans, puis dans la garde rouge ouvrière des paysans jusqu’à 60 ans. Cette dernière entité regroupe des unités que l’on trouve à l’échelon de la province, de la ville et du village. Ce maillage du territoire est complété par l’omniprésence des polices secrètes, ainsi que des agents de renseignements et de sécurité du Parti communiste. Ces derniers sont activés par le Département de la sécurité d’Etat, créé en 1973, et dont les missions complètent celles du ministère de la Sécurité publique pour la surveillance de la population et la répression de la dissidence. A ces effectifs pléthoriques s’ajoute une quantité considérable de matériels (3 500 chars lourds, contre 2 000 au Sud ; 3 000 blindés légers et transports de troupes ; 600 avions de combat, etc.). Mais la plupart des équipements conventionnels de cet Etat militaro-policier sont vieux et particulièrement usagés. Le parc des engins militaires classiques impressionne surtout par sa masse quantitative. L’effort gigantesque consenti pour la défense s’est fait au détriment de l’économie, qui a été plongée dans une banqueroute totale : les usines tournent à 30 % de leurs capacités et la famine atteint des proportions tragiques dans une grande partie du territoire.

10Malgré ce contexte dissymétrique, les deux Corées restent étonnamment homogènes dans les domaines ethnique, linguistique et culturel. Ce sentiment a été forgé par l’extraordinaire richesse de la civilisation coréenne. En 1234, soit deux siècles avant Gutenberg, le pays du matin calme a découvert l’imprimerie à caractères mobiles et publié le premier livre au monde, le Chikchi Simgyông, un classique bouddhique dont le rayonnement a couvert une grande partie de l’Asie. Au xve siècle, l’invention par le roi Sejong du hangûl — un alphabet de 24 lettres aux formes simplifiées, qui se substitua au système chinois combinant deux caractères (un pour le sens, l’autre pour la prononciation) — a façonné un fondement de l’identité coréenne. Ce pilier linguistique a permis notamment, par sa pérennité et son usage sous l’occupation japonaise, d’incarner une forme de résistance à la colonisation. Les liens culturels se retrouvent également dans la persistance des traditions. L’une des coutumes les plus significatives est représentée par la pratique pluriséculaire, dans toute la péninsule, de la médecine hanyak. Cette thérapie, à forte connotation spirituelle, est basée sur l’utilisation des plantes, qui sont censées apporter l’équilibre du yin et du yang, les deux principes taoïstes fondés sur l’opposition entre le fort et le faible, le positif et le négatif, et réputés pour stimuler le système nerveux.

11Le socle identitaire commun reste une donnée essentielle de la civilisation coréenne. C’est pourquoi la séparation des deux nations-sœurs, insérées dans deux camps antagonistes par les affres de la guerre froide, paraît une absurdité de l’histoire. Mais, dans l’état actuel des choses, la réunification ne peut pas encore être envisagée. Le prix à payer pour l’établissement d’une grande Corée rassemblée effraie les diplomates et les économistes de Séoul. L’exemple de l’Allemagne hante, en effet, tous les esprits. Les problèmes que déclencherait un processus hâtif d’intégration en Corée seraient beaucoup plus ardus et périlleux que ceux que la nation allemande réunifiée a connus durant dix ans. Le rapport démographique entre l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est était environ de trois pour un ; en Corée, il est de deux pour un entre le Sud et le Nord. En Allemagne, le rapport du PIB par habitant était, avant 1990, de deux pour un ; dans la péninsule coréenne, il est de dix pour un ! Ces paramètres mettent en lumière une donnée angoissante : les énormes difficultés économiques liées à une éventuelle réunification de la Corée sont infiniment plus redoutables que celles qu’a dû affronter l’Allemagne. La grande inquiétude de Séoul est de voir s’effondrer le régime de Pyongyang comme l’a fait celui de la RDA. Une réunion trop brutale des deux entités de la péninsule coréenne se traduirait par des dépenses exorbitantes pour sortir du marasme la nation exsangue du Nord [2]. Cette bouée de sauvetage provoquerait inévitablement une diminution sensible du niveau de vie des gens du Sud.

Le chantage de Pyongyang

12L’échiquier politique de la péninsule est obscurci par les provocations du régime insaisissable de Pyongyang. Dans ce registre de la dissuasion, la Corée du Nord possède une panoplie de missiles balistiques Scud (d’origine soviétique) et surtout de type Nodong et Taepodong (de conception locale) capables d’atteindre, d’une part, la Corée du Sud et le Japon — donc les bases américaines situées dans ces deux pays ; d’autre part, les centres industriels implantés dans la partie méridionale de la Chine. La Corée du Nord a d’ailleurs exporté bon nombre d’engins fabriqués dans ses usines d’armement. Les principaux acquéreurs sont l’Iran et la Syrie, deux Etats cloués au pilori par les Etats-Unis et classés par Washington, l’un dans « l’axe du Mal », l’autre dans le club honni des rogue states (Etats voyous). L’inquiétude provoquée par cet arsenal terrifiant est d’autant plus grande que les militaires nord-coréens se livrent fréquemment à des tirs d’expérimentation dans la mer du Japon. Pour certains commentateurs, ces essais ont pour but de donner un avertissement au voisin nippon, coupable de liens militaires trop forts avec le « parrain » américain ; pour d’autres, ils revêtent un caractère commercial, afin d’impressionner des acheteurs potentiels de missiles et de rappeler à leurs clients qu’ils maîtrisent toujours la technologie de la science balistique.

13Mais la menace la plus préoccupante vient du programme nucléaire. Dans ce secteur délicat, les spécialistes ont identifié quatre sites : Yongbyon, Taechon, Kumho et Pyongyang, où se trouve un laboratoire d’études. Les pressions internationales, et en particulier américaines, ont abouti, en 1994, à une neutralisation partielle du processus de fabrication d’armes de destruction massive. Pour ce faire, les Etats-Unis ont obtenu de la part de Pyongyang le gel des activités menées dans les deux premiers sites. Washington a également participé à la mise en place du consortium international KEDO (Korean Energy Development Organization), destiné à livrer du pétrole aux centrales électriques de la Corée du Nord pour lui assurer un approvisionnement énergétique de compensation, en échange de la suspension de son projet nucléaire. Aux yeux de nombreux observateurs, cette opération, qui était censée s’inscrire dans le cadre de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, risque d’avoir l’effet inverse, encourageant les pays de « l’axe du Mal » et les « Etats voyous » à se lancer dans de fortes ambitions nucléaires, avec l’espoir d’obtenir des dédommagements identiques s’ils acceptaient d’y renoncer.

14Dans cette affaire, la Corée du Nord souffle le chaud et le froid en se livrant à un véritable chantage nucléaire, qui entretient le trouble dans tous les sommets de l’ASEAN tenus depuis dix ans. Après avoir donné l’impression de se conformer aux exigences de la communauté internationale, en 1994, l’administration de Pyongyang a lancé une onde de choc en annonçant, en décembre 2002, la relance d’un réacteur de 5 mégawatts pour compenser l’arrêt des livraisons américaines de carburant, puis en déclarant, en octobre 2003, que le pays avait « achevé de retraiter 8 000 barres de combustible nucléaire irradié pour en extraire du plutonium susceptible de fabriquer une demi-douzaine de bombes ». Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères a même ajouté : « Si cela est nécessaire, nous en retraiterons davantage. » Les services de renseignements occidentaux, japonais et russes, sont dans l’incapacité de savoir si la Corée du Nord dispose d’assez de plutonium pour mettre au point, à court terme, une arme atomique. Ce qui paraît, en revanche, certain, c’est que le pays-ermite s’emploie activement à devenir une puissance nucléaire.

15La thématique irrationnelle employée par Pyongyang comporte probablement une part significative de bluff. Dans ce théâtre du défi à hauts risques, la Corée du Nord n’a pas l’intention de provoquer un conflit armé avec son voisin du Sud. Elle n’aurait d’ailleurs pas les moyens de mener durablement une aventure militaire, qui entraînerait inévitablement la formation d’une coalition dirigée par les Etats-Unis. Son objectif est plutôt d’intimider et de démoraliser la Corée du Sud, donc de l’affaiblir, ainsi que de mettre à mal les relations entre Washington et Séoul. Le dessein à long terme de Pyongyang est de marginaliser la Corée du Sud et de s’imposer comme le représentant des intérêts coréens dans la péninsule. Cette attitude est soutenue secrètement par Pékin, qui verrait dans la réussite de cette politique un moyen de faire reculer l’influence de l’Amérique et de son allié sud-coréen dans la zone.

16La dictature paranoïaque de la péninsule asiatique s’est lancée dans une diplomatie « au bord du gouffre », faisant de la fabrication de missiles balistiques et d’armes nucléaires un moyen de pression à l’échelle internationale pour obtenir des garanties. Qui plus est, cette politique lui permet d’obtenir des devises importantes en vendant des vecteurs de destruction à des pays hostiles aux Etats-Unis. Le régime de Pyongyang a besoin de cette manne financière pour renflouer les caisses du pays. Dans le même temps, il doit maintenir la pression pour négocier une aide qu’il gère d’une façon ténébreuse et parfois imprévisible. En somme, la Corée du Nord se ménage un isolement sur mesure.

17C’est dans cet esprit que la dictature communiste a accepté une nouvelle dynamique de relations économiques avec Séoul dans la seconde moitié du xxe siècle. Cette relance a été marquée par une assistance alimentaire de la Corée du Sud à son voisin du Nord, cruellement frappé par la famine. A ce secours humanitaire il faut ajouter des projets d’investissements réalisés en Corée du Nord par des entreprises sud-coréennes : Daewoo dans la gestion d’usines de confection et pour la fabrication de téléviseurs ; Samsung dans les télécommunications ; Techang pour la production d’eau minérale ; et, plus récemment, Pyonghwa Motors pour une usine de montage de véhicules. Mais l’opération la plus ambitieuse concerne la création d’une zone économique spéciale, la ZES de Rajin-Sonbong, située aux confins de la Chine et de la Russie. Le réchauffement des relations entre les deux Corées a été stimulé par la politique d’ouverture (sunshine policy) du président sud-coréen Kim Dae-Jung (au pouvoir de décembre 1997 à décembre 2002) : une ligne de conduite qui lui a valu le prix Nobel de la paix, et dont le point d’orgue a été les retrouvailles organisées de familles séparées depuis plusieurs décennies par la frontière artificielle du 38e parallèle.

18La logique de rapprochement inter-coréen s’est aussi concrétisée, en octobre 2003, par le voyage en autocar d’un millier de personnalités sud-coréennes à Pyongyang (la première initiative du genre depuis un demi-siècle !). Mais, dans l’état actuel de la conjoncture, particulièrement tendue, aucun spécialiste n’ose prétendre qu’une telle dynamique aboutira à une réunification. On préfère parler, plus pudiquement, d’un objectif de réconciliation.

Le jeu paradoxal des grandes puissances

19La crise coréenne ne pourra pas être réglée par les deux seules sœurs ennemies de la péninsule. Son évolution dépend surtout du jeu des puissances américaine, chinoise, japonaise et russe, impliquées depuis plusieurs années dans des pourparlers quadripartites. Les quatre grands médiateurs ont une aspiration commune, mais jamais exprimée en public : à moyen terme, aucun ne souhaite vraiment la création trop rapide d’une grande Corée, héritière d’une puissante machine de guerre qui constituerait une menace sérieuse pour les pays environnants. En outre, le flux de réfugiés qui suivrait la chute brutale de la tyrannie communiste créerait un foyer d’instabilité dans la partie méridionale de la Chine. Mais la similitude des points de vue ne s’arrête pas là. Rivaux dans la région Asie-Pacifique, les empires du Milieu et du Soleil Levant possèdent au moins deux pôles d’intérêt communs sur la question coréenne. Le premier est de nature géostratégique : la péninsule tant convoitée se trouve dans leur périmètre de sécurité. Le second est d’ordre sociologique : la Chine et le Japon abritent sur leur sol une forte minorité de Coréens, dont les réactions à une éventuelle réunification demeurent mystérieuses.

20Les discussions quadripartites se heurtent ainsi à un étonnant paradoxe : les quatre puissances conduisent les débats sur cette question épineuse dans un objectif de réunification des deux Corées, mais, dans leur for intérieur, elles ne tiennent pas à ce que cet événement se produise. En somme, les médiateurs veulent bien parler de réunification, à condition que le processus n’aboutisse pas à une réunification ! Dans ce double jeu géopolitique, les Etats-Unis — qui maintiennent une forte présence militaire en Corée du Sud (37 000 hommes), au Japon (47 000 hommes, dont les deux tiers à Okinawa) et dans l’espace maritime régional, par le truchement de la 7e flotte — veulent conserver à tout prix leur position prédominante dans la zone. Le maintien des forces américaines est d’ailleurs souhaité par Tokyo, qui voit dans ce déploiement dissuasif une caution indispensable pour garantir la sécurité dans cette aire stratégique du monde. Pour sa part, la Russie, qui entend bien contrecarrer la suprématie américaine dans la zone (objectif qu’elle partage avec sa rivale chinoise), doit en même temps se concilier le soutien des Etats-Unis pour s’assurer du concours de Washington dans sa politique de redressement économique et dans le règlement de ses différends régionaux — notamment celui qui l’oppose au Japon à propos des îles Kouriles. Mais, d’un autre côté, les Américains ne peuvent contrarier leurs alliés nippons sur ce sujet brûlant. Comme les Russes, ils sont contraints de jouer les équilibristes dans leur politique en Asie orientale, pour éviter d’aviver les braises de la susceptibilité.

21Malgré leur opposition non avouée à une réunification de la Corée, les quatre puissances restent cependant convaincues que le régime de Pyongyang finira par se désintégrer, en raison de la gravité de la situation économique et sociale. Les quatre médiateurs se préparent secrètement à ce scénario, dont la date et les modalités sont imprévisibles. Si ce séisme politique se produit, le problème pour chacun des quatre pays sera d’œuvrer, afin qu’aucun des trois autres ne tire profit de ce bouleversement. Dans cette problématique singulière, les « quatre » discutent, s’observent et tentent de se neutraliser. D’une certaine façon, la question nord-coréenne a entraîné les Etats-Unis, la Russie, la Chine et le Japon dans une partie subtile de poker menteur qui va bien au delà des intérêts de la péninsule controversée.

Notes

  • [1]
    Les Coréens ont notamment inventé les premiers cuirassés.
  • [2]
    Dans les dix années qui ont suivi la réunification de l’Allemagne, le gouvernement de Bonn et les compagnies ouest-allemandes ont dépensé des sommes faramineuses (que certains observateurs évaluent à des centaines de milliards de dollars) pour remettre à flot l’appareil industriel de l’Allemagne de l’Est, pourtant moins délabré que celui de la Corée du Nord.
Français

Résumé

Le dessein à long terme de Pyongyang est de marginaliser la Corée du Sud et de s’imposer comme le représentant des intérêts coréens, attitude encouragée secrètement par Pékin afin de voir reculer dans la zone l’influence de l’Amérique et de son allié sud-coréen.

Michel Klen
Ancien officier d’active. A rédigé de nombreux dossiers à caractère géopolitique. Docteur en Lettres et Sciences humaines.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R. © S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...