CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Irak s’étend sur cette zone de la Mésopotamie, la région située entre les deux fleuves [1], le Tigre et l’Euphrate, qui vit s’épanouir les plus anciennes civilisations de l’Orient. Cet espace est aussi le lieu de l’invention de l’écriture, de la cité et de l’agriculture irriguée. Le potentiel économique et la position stratégique de tête de pont vers le Proche-Orient, le Moyen-Orient, le monde arabe et la Turquie (porte de l’Asie et de l’Europe) ont fait de cet endroit atypique un carrefour ouvert aux invasions et donc aux influences extérieures les plus variées. Le patrimoine culturel et l’Histoire ont ainsi forgé une étonnante diversité humaine dans ce pays qui compte aujourd’hui plus de 23 millions d’habitants. Mais la plupart des composantes de cette population hétérogène ont été réduites au silence pendant les trois décennies de la dictature de Saddam Hussein. La chute du tyran de Bagdad a donc introduit de nouvelles données dans la société irakienne en peine ébullition.

Les différentes composantes humaines

2Les géographes reconnaissent trois groupes ethniques en Irak : une majorité arabe (75 %), une entité kurde (20 %) et un ensemble de minorités diverses, notamment d’origine perse ou turque. Cependant, l’échiquier de la société se complique lorsque l’on se réfère à la répartition religieuse. Les musulmans, qui constituent 95 % de la population, se partagent entre une majorité de chiites (environ 60 %) et 40 % de sunnites. Ces derniers sont pour moitié des Arabes de rite hanéfite et pour moitié des Kurdes de rite chaféite. Ces deux écoles se différencient sur des points portant sur la philosophie ou la façon de faire la prière. Pour les sunnites, qui constituent l’écrasante majorité des musulmans dans le monde (90 %), la légitimité est garantie par les successeurs du prophète, notamment les califes dont la désignation a fait l’objet de procédures très différentes au cours de l’histoire. Les chiites placent au contraire à la tête de la communauté des croyants un imam (littéralement « celui qui est devant »). Cette haute personnalité est censée être dotée de qualités surnaturelles qui confèrent à ses décisions un caractère d’infaillibilité. En plus de son rôle spirituel, ce haut dignitaire religieux occupe une fonction politique majeure, contrairement au calife sunnite qui n’a qu’un pouvoir temporel, celui de faire respecter la loi islamique selon la sunna (la tradition). La lignée « historique » des imams chiites s’est arrêtée au douzième d’entre eux au ixe siècle. Selon la croyance collective, il a été « occulté » et reviendra sur terre à la fin des temps. Les chiites attendent comme un véritable messie le « retour » de ce dernier imam, le « Mahdi ». Cette théologie, qui place les chiites dans une position d’attente spirituelle, est récusée par les sunnites. Le chiisme se distingue également du sunnisme par l’existence d’un clergé composé de mollahs et d’ayatollahs particulièrement influents.

Influences de l’Iran

3La plus forte concentration de chiites dans le monde est établie en Iran, où l’immense majorité de la population appartient à ce courant dissident de l’islam. Le chiisme est donc marqué par la mentalité iranienne, elle-même façonnée par la culture persane qui a toujours veillé à se protéger d’une trop grande arabisation. De ce paramètre socio-historique est née une méfiance réciproque, voire des inimitiés profondes entre les Arabes et les Perses. Or l’Irak est le seul Etat où une masse importante de chiites, influencés par les valeurs spirituelles du voisin iranien, cohabite avec une forte présence sunnite, plutôt tournée vers des références arabes. Le pays du Tigre et de l’Euphrate se trouve ainsi placé au cœur d’une contradiction épineuse, voire explosive, qui recèle un antagonisme entre deux univers culturels. La fracture entre le sunnisme et le chiisme au sein de la religion musulmane prend donc, en Irak, une dimension qui va bien au delà des divergences confessionnelles entre deux courants de l’islam. Cette dimension revêt, d’une part, un aspect social — en raison des implications de cette déchirure sur la société irakienne, fracture qui se traduit notamment par la quasi-absence de mariages entre sunnites et chiites —, et, d’autre part, un volet politique du fait de la position dominante de l’Iran dans la pensée chiite.

Une minorité chrétienne

4La minorité chrétienne (environ 4 %) est surtout composée de catholiques chaldéens. Dans cette catégorie, les spécialistes reconnaissent, d’un côté, les fidèles qui sont sous l’autorité du patriarche de Babylone résidant à Bagdad et qui suivent le rite assyro-chaldéen proche des traditions orthodoxes, et, de l’autre, ceux qui sont rattachés à Rome et qui suivent le rite syriaque oriental. Ces Eglises se différencient par la façon de célébrer le culte et par la langue qu’elles utilisent. Ce groupe confessionnel constitue une minorité active dans le secteur économique. En revanche, son influence a été amoindrie dans le domaine politique pendant la dictature de Saddam Hussein. Seules quelques personnalités intégrées dans le parti Baas ont joué un rôle significatif. Parmi celles-ci, le chaldéen Tarek Aziz. Son entregent et sa parfaite connaissance de la langue anglaise avaient fait de lui le symbole présentable d’un régime odieux. Les chrétiens restent toutefois tourmentés par un douloureux contentieux de l’histoire : en juillet 1918, des centaines de chaldéens ont été enrôlés par les Britanniques comme supplétifs (Assyrian levies) pour mater des révoltes kurdes et arabes. Après la fin du mandat britannique et dans les premières années de l’indépendance de l’Irak (années 30), des centaines de ces chrétiens ont été massacrés. Aujourd’hui, ils ont le droit d’exercer leur culte à condition « de ne pas gêner celui de l’islam » — règle déjà ambiguë sous un régime sunnite et qui nourrit des inquiétudes dans le cas de l’avènement d’un pouvoir fondamentaliste chiite. Cette contradiction est d’autant plus difficile à supporter que ces catholiques orientaux sont dans une situation de très forte infériorité numérique dans un monde musulman secoué par les appels à la guerre sainte de groupuscules extrémistes.

L’équation chiite

5Majoritaires en Irak, les chiites ont pourtant toujours été écartés du pouvoir politique et des grandes instances de décision du pays. Cette situation d’injustice a commencé après la première guerre mondiale et le démembrement de l’empire ottoman qui l’a suivie, lorsque la région a été placée sous mandat britannique par la SDN (Société des Nations) en avril 1920 (conférence de San Remo). Pour contrer la rébellion des populations chiites opposées à la puissance occupante, les Britanniques s’appuyèrent sur un cercle restreint d’officiers sunnites. La communauté sunnite obtint ainsi une position prédominante dans tous les rouages de la société, en dépit d’une donnée démographique qui lui était défavorable. Cette conjoncture perdura après la fin du mandat britannique en 1930, pendant toute la période de la monarchie constitutionnelle représentée par l’émir Faycal, qui fut intronisé par Londres [2]. Les événements tragiques en juillet 1958 (coup d’Etat du général Kassem, proclamation de la République, assassinat de Faycal), puis en février 1963 (coup d’Etat du colonel Aref et du parti Baas, exécution de Kassem), et en juillet 1968 (nouveau putsch par un groupe d’officiers du parti Baas), furent marqués par une impitoyable répression, dont la communauté chiite fut la principale victime. Cette dernière resta clouée au pilori durant la longue phase d’absolutisme de Saddam Hussein. Les massacres dans le sud du pays pour étouffer la révolte des chiites, en mars 1991, après la guerre du Golfe, inscrivirent une nouvelle page noire dans l’histoire dramatique de cette population frappée d’exclusion et de malheurs.

6Le parti Baas a toujours considéré le facteur chiite comme un contre-pouvoir potentiel et une menace à son influence dans le pays. Il s’est toujours attaché à réduire, voire anéantir, la puissance des autorités chiites, notamment celle du clergé dont le prestige et l’ascendant dépassent largement les frontières de l’Irak. La renommée considérable des personnalités religieuses chiites leur est notamment conférée par leur statut de marja. Cette dénomination définit l’appartenance à la haute direction spirituelle qui siège dans les villes saintes de Nadjaf (où se trouve l’institut Al-Hawza, l’assemblée des oulémas chiites d’Irak) et Kerbala, situées au sud de Bagdad.

7L’effondrement du régime de Saddam Hussein a donc ranimé les braises des ressentiments accumulés depuis près d’un siècle par les chiites. Laissée-pour-compte, méprisée, voire persécutée, cette communauté frustrée a aujourd’hui une revanche à prendre sur l’histoire. Mise au ban de la société irakienne par les anciens maîtres de Bagdad, la population chiite peut s’enorgueillir non seulement du prestige régional de ses dirigeants religieux, mais aussi de posséder des couches sociales éduquées et ouvertes sur le monde. Ce paramètre est dû aux relations entretenues entre les intellectuels chiites qui sont dispersés dans les Etats du Proche- et du Moyen-Orient. Ces échanges alimentent un creuset de connaissances particulièrement fécond. Les chiites représentent 90 % des 70 millions d’habitants de l’Iran, 60 % de la population de Bahreïn, le tiers de la population du Liban, le quart de celle du Koweit, 10 % de celle du Qatar et de l’Arabie saoudite. A ce constat, il faut ajouter des minorités établies en Syrie (2 %) et en Jordanie (3 %). Toute cette diaspora chiite éprouve une soif de savoir. Cette quête de la connaissance destinée à nourrir le ferment culturel reste guidée par les discours mobilisateurs des dignitaires chiites. Elle est stimulée par le profond sentiment de vénération que les auditoires éprouvent pour ces prédicateurs censés semer les germes de l’éducation. Ce véritable culte qui est voué aux responsables religieux a abouti à une recherche permanente de l’érudition, donc à des échanges culturels transnationaux entre les chiites.

Les contradictions présentes

8Au vu de l’existence de cette classe moyenne éduquée et face à des élites sunnites discréditées, les chiites réclament aujourd’hui leur participation au pouvoir central. Cette exigence a été fortement exprimée à l’occasion du pèlerinage de Kerbala au mois d’avril 2003 — manifestation dont ils avaient été privés durant trois décennies par le régime de Saddam Hussein. Mais la volonté des chiites de prendre en main le destin politique de leur pays se heurte à des contradictions majeures. Les controverses revêtent deux aspects.

9Il y a d’abord les contradictions qui touchent à la politique intérieure de l’Irak : d’une part, les chiites ont conscience qu’ils doivent leur liberté retrouvée aux Etats-Unis, et, d’autre part, ils réclament le départ de l’occupant américain le plus rapidement possible ; or celui-ci entend bien rester en Irak « le temps qu’il faudra » pour reconstruire le pays et y mettre en place un gouvernement favorable à ses intérêts.

10Il y a ensuite les contradictions qui concernent la politique extérieure de Washington : d’un côté, les Etats-Unis ont pris en compte la nécessité d’intégrer le facteur chiite dans l’Irak de l’après-Saddam Hussein ; de l’autre, ils ne souhaitent pas l’instauration d’un régime chiite à Bagdad. Mais les Américains doivent se rendre à l’évidence : le prochain gouvernement irakien devra comporter des chiites en raison de la nette supériorité numérique de leur communauté. Or les chiites, il faut le rappeler, sont proches de l’Iran ; et l’Iran fait partie de « l’axe du Mal » défini par George W. Bush. Dans ce théâtre de paradoxes, les différents acteurs politiques devront composer. En laissant entendre qu’elles pensaient soumettre à référendum un projet visant à améliorer les relations avec Washington, les autorités iraniennes ont fait un premier pas dans le long chemin vers la détente. Mais les Etats-Unis sont toujours obsédés par le volet « extrémiste », qui ternit l’image du chiisme. Car le courant islamique majoritaire en Iran et en Irak n’est pas seulement un espace culturel où s’exprime une classe moyenne éduquée, c’est aussi, aux yeux des Etats-Unis, le terreau d’une minorité fondamentaliste qui soutient les mouvements terroristes agissant en Israël et contre les intérêts américains dans le monde.

11Le dialogue entre la nouvelle puissance occupante et les chiites s’avère donc particulièrement délicat. Les difficultés sont amplifiées par les divisions au sein même de la société chiite. Sur ce sujet, plusieurs analyses ont été publiées. Parmi les plus intéressantes, il convient de mentionner celle de Antoine Sfeir, le directeur des Cahiers de l’Orient, qui distingue quatre factions : il y a d’abord celle de l’ayatollah Al Hakim, la plus proche de l’Iran ; puis vient le groupe de la fondation Al-Khoï [3], qui a son siège à Londres, dispose de représentations dans le monde entier et n’entretient pas de liens suivis avec l’Iran — ce qui lui confère un statut d’interlocuteur acceptable ; la troisième faction est représentée par le mouvement de Ahmed Chalabi, un homme d’affaires qui dirige depuis longtemps un pôle de l’opposition irakienne à l’étranger, mais qui souffre d’une réputation controversée due à une condamnation en Jordanie pour escroquerie ; il y a enfin le courant de l’ayatollah Mohammed Baqr al Sadr [4], très influent sur le terrain, en particulier dans les villes saintes de Nadjaf et Kerbala. Dans ce dédale de contradictions, l’équation chiite comporte encore beaucoup d’inconnues. Or la résolution de cette équation est une condition nécessaire pour garantir la stabilité de la région. Une condition nécessaire, mais non suffisante, car le phénomène chiite ne constitue qu’un des paramètres explosifs de la société irakienne. L’autre paramètre qui taraude les stratèges américains est représenté par l’extraordinaire complexité du problème kurde.

La question kurde

12Les Kurdes descendent de populations pastorales et seminomades établies depuis plusieurs millénaires dans la zone située entre le Caucase et le golfe arabo-persique, soit sur une aire de près de 500 000 kilomètres carrés. Beaucoup d’ethnologues estiment que leur premier foyer d’implantation se situe dans l’ancienne contrée d’Asie qui s’appelait la Médie, et dont la capitale était Ecbatane (aujourd’hui Hamadhan, en Iran, où se trouve le mausolée d’Esther et de Mardochée). Ces descendants des Mèdes ont formé un peuple guerrier qui a toujours farouchement lutté pour obtenir son indépendance. Le problème est justement que les Kurdes n’ont jamais réussi à avoir leur Etat indépendant. Ils sont cependant parvenus à conserver leur forte identité, grâce à la pérennité et à la solidité de leurs structures tribales.

13Le feu de la colère a été allumé lorsque la plus grande partie des chefferies kurdes passa sous la domination de l’empire ottoman, au xvie siècle. Après la première guerre mondiale, le traité de Sèvres (août 1920), qui prévoyait la création d’un Kurdistan indépendant, sembla enfin donner satisfaction aux aspirations des Kurdes. Mais, trois ans plus tard, le traité de Lausanne (juillet 1923), consécutif à la guerre d’indépendance menée par Mustapha Kemal, rendit caduques les promesses antérieures et consacra la souveraineté des Turcs sur la majeure partie du Kurdistan. Dès lors, la vingtaine de millions de Kurdes se trouva « dispersée » entre la Turquie, l’Irak, l’Iran, la Syrie et le Nakhitchevan (une dépendance de l’Azerbaïdjan). La segmentation des frontières du territoire kurde disloqua les zones de transhumance de ces pasteurs montagnards et enflamma le brandon de la question kurde. Ramenés au rang de citoyens de seconde zone, les Kurdes se sont depuis régulièrement révoltés contre leurs différentes puissances de tutelle. Toutes ces insurrections ont été durement réprimées, forgeant ainsi un creuset de rancœurs. L’incendie kurde qui enfièvre encore une partie significative du Proche-Orient constitue un problème embarrassant en Turquie, en Iran, en Irak et en Syrie.

Des oppositions fratricides entre Kurdes

14En Irak, la politique d’ostracisme à l’encontre des Kurdes a été particulièrement forte pendant la dictature de Saddam Hussein. Les réactions à cette politique d’exclusion et de répression ont toutefois été extrêmement affaiblies par les divisions internes qui minent ce peuple meurtri. Les affrontements concernent surtout deux grandes tendances antagonistes : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani. Bagdad a souvent exploité cette césure en alternant les négociations avec l’un et l’autre camps. Au milieu des années 90, Saddam Hussein s’est même allié au PDK pour en finir avec l’UPK. Cette alliance conjoncturelle a provoqué un rapprochement de l’UPK avec Téhéran. Au cours de cette même période, la Turquie a obtenu le soutien des Kurdes irakiens pour combattre les actions de guérilla des Kurdes turcs du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan d’Abdullah Ocalan). Ces combats fratricides entre Kurdes irakiens et Kurdes turcs ont fait suite à ceux qui ont opposé les Kurdes irakiens aux Kurdes iraniens pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988). Au cours de ce conflit meurtrier, on a vu chacun des mouvements kurdes s’allier avec le gouvernement ennemi de son propre Etat.

15La population kurde est une communauté déchirée par le poids d’une histoire tragique. Elle attend beaucoup de l’administration américaine pour retrouver sa dignité et une parcelle de pouvoir. Elle garde en mémoire les effets de l’opération Provide comfort lancée en avril 1991 par les Etats-Unis [5]. Cette action militaro-humanitaire combinait les parachutages de vivres et l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne au nord du 36° parallèle afin de protéger les Kurdes, suite à la répression féroce du pouvoir de Bagdad pour écraser la révolte de tout un peuple au lendemain de la guerre du Golfe. Mais la formation d’un Kurdistan indépendant se heurtera inévitablement à une forte opposition de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Par ailleurs, le nouveau pouvoir qui se mettra en place à Bagdad voudra conserver sous son contrôle les immenses richesses pétrolières des bassins de Mossoul et Kirkouk, situés en plein Kurdistan irakien. La dimension régionale de la poudrière kurde constitue ainsi un sérieux handicap à toute tentative de règlement politique. En outre, la question kurde recèle une grave ambiguïté aux yeux de la communauté internationale, qui reste bouleversée par les actes terroristes de l’organisation d’Abdullah Ocalan perpétrés non seulement en Turquie, mais aussi dans de nombreuses capitales occidentales (dont Paris). Les Kurdes irakiens, qui ont pourtant combattu le PKK turc, font ainsi les frais d’un amalgame. Le problème kurde est également brouillé par une équivoque fâcheuse, qui se traduit, d’un côté, par la persistance des revendications autonomistes — voire indépendantistes —, par la lutte armée, et, de l’autre, par l’incapacité des dirigeants kurdes d’élaborer un projet politique commun du fait des fractures claniques et des déchirements internes qui ont scellé tout un cortège de haines indélébiles. Le peuple kurde existe, mais ses contradictions l’empêchent d’exprimer toute la force de son identité dans les structures étatiques d’un espace géographique déterminé. Des structures qui iraient de toute façon à l’encontre de l’organisation tribale à laquelle ce peuple reste profondément attaché.

16* * *

17Les Etats-Unis, qui se sont portés garants de la reconstruction de l’Irak, sont ainsi confrontés à une société éclatée et pétrie de contradictions. Ce phénomène ne concerne pas seulement l’aspect ethnique et religieux, mais aussi le domaine politique. Depuis l’élimination du parti unique Baas, une profusion de mouvements politiques est venue embrouiller une situation intérieure déjà intensément complexe. Parmi la kyrielle de nouveaux partis : le Rassemblement républicain irakien, l’Union de la jeunesse démocratique irakienne, le Parti national démocratique, le Mouvement démocratique de la paix, le Rassemblement de l’unité nationale, divers courants des Frères musulmans, des groupes d’anciens officiers libres, et même un Parti communiste renaissant. Dans cette société blessée, les sentiments à l’égard des nouveaux bâtisseurs sont ambigus. La population est visiblement soulagée d’avoir été libérée par les Américains de l’une des plus sanglantes tyrannies de leur histoire chaotique. Mais cette même population porte les plaies des destructions effroyables causées par les bombardements américains. Ceux qui ont perdu leur foyer et des êtres chers dans la dernière guerre-éclair conserveront longtemps un penchant d’animosité envers la puissance occupante. Le principal défi que les Etats-Unis devront relever est donc d’ordre sociologique. Dans cette tâche immensément humaine, ce n’est jamais la loi du plus fort qui prévaut, c’est au contraire la règle de l’écoute des différents acteurs et de la compréhension des méandres du communautarisme, qui est particulièrement fort dans la région. Les Américains possèdent certainement d’éminents spécialistes pour prendre la juste mesure des difficultés qui ne manqueront pas de surgir dans cet Orient compliqué. Mais ils ne pourront remplir seuls l’œuvre de reconstruction de l’Irak. Le pays des deux fleuves attend également une aide internationale importante. Ce complément nécessaire ne pourra être apporté que par une entité bénéficiant d’une légitimité mondiale et expérimentée dans ce genre de défis, une entité qui ne pourra être mise sur pied que dans le cadre des Nations Unies.

Notes

  • [*]
    Cf. également : Philippe Boulanger, « Les Kurdes, tarot noir du Proche-Orient », Etudes, janvier 2001, p. 19-28 (N.D.L.R.).
  • [1]
    D’où son nom, mesos (milieu), et potamos (fleuve).
  • [2]
    Faycal est l’un des symboles de la révolte arabe (1916-1918) galvanisée par le colonel et agent secret britannique Thomas Edward Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie.
  • [3]
    Le président de la fondation Al-Khoï a été assassiné en avril 2003.
  • [4]
    Assassiné par les services de Saddam Hussein en 1998.
  • [5]
    La France, la Grande-Bretagne et la Turquie ont également participé, au début, à ce dispositif mis sur pied par la résolution 688 du Conseil de Sécurité de l’ONU (5 avril 1991).
Français

Résumé

Les Etats-Unis se sont portés garants de la reconstruction de l’Irak, mais sont confrontés à une société éclatée et pétrie de contradictions ethniques, religieuses, politiques, historiques. Dans cette société blessée, les sentiments à l’égard des nouveaux bâtisseurs sont ambigus.

Michel Klen
Docteur en Lettres et Sciences humaines.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2006
https://doi.org/10.3917/etu.991.0017
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