CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Avec plus de 7 000 îles et îlots (dont 900 habités), s’étendant sur près de 2 000 kilomètres du nord au sud et environ 1 000 kilomètres d’ouest en est à son endroit le plus large, les Philippines se présentent comme un archipel éclaté. A cet extraordinaire morcellement géographique s’ajoute une fragmentation de l’histoire qui, aux côtés de la civilisation asiatique de base, a forgé deux autres cultures, l’une d’origine européenne, conséquence de la colonisation espagnole (1521-1898), l’autre d’influence américaine, résultant de la colonisation par les Etats-Unis (1898-1945). Mais l’exception philippine tient aussi, d’une part, à des fractures politiques et sociales, et, d’autre part, à des foyers d’instabilité qui sont notamment alimentés par une menace intégriste et les dérives criminelles du groupe Abu Sayyaf.

Une émigration importante

2Les Philippins sont d’abord des Asiatiques. A ce titre, ils présentent les caractéristiques que l’on retrouve dans les pays de la région. Leurs croyances dans le bahala na (« advienne que pourra ! ») leur permet d’affronter avec une étonnante résignation les difficultés de la vie quotidienne, laissant ainsi au Tout-Puissant et au temps le soin de régler les problèmes. Mais cette insouciance apparente n’empêche pas l’existence de principes rigoureux qui revêtent une importance capitale dans les rapports humains. Parmi ceux-ci : l’amor proprio (garder la face en toute circonstance). Le fait de faire perdre la face à un interlocuteur philippin constitue en effet une offense très grave qui peut briser une dynamique relationnelle. Cet aspect de la culture orientale doit être sérieusement pris en compte par les Occidentaux dans toute négociation (politique ou économique) avec un citoyen de l’archipel.

3Le particularisme des habitants de cette contrée maritime repose également sur un esprit d’aventure extrêmement développé qui va de pair avec leur remarquable faculté d’adaptation à des situations variées. Plus de deux millions de Philippins vivent en effet à l’étranger. Les raisons sont d’ordre économique. L’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, Brunei, Taiwan et Hong-Kong embauchent surtout les ouvriers du bâtiment, les agents d’entretien des infrastructures publiques, ainsi que les femmes de ménage des hôtels et des maisons particulières. Les Etats-Unis attirent les spécialistes des professions médicales. Le Canada (Vancouver, Yukon), l’Islande, l’Australie (Tasmanie), la Grande-Bretagne et, de plus en plus, la France constituent les autres pays touchés par l’émigration philippine. Cependant, le gros des expatriés temporaires est représenté par les équipages de bateaux du monde entier (plusieurs centaines de milliers de Philippins). Le montant des versements en devises effectués par les travailleurs émigrés tourne officiellement autour de trois milliards de dollars par an. En fait, il est probablement trois ou quatre fois supérieur si l’on ajoute les sommes provenant de l’émigration clandestine. Cette manne représente un atout certain pour le développement de l’archipel. Toutefois, cette vague migratoire a aussi des implications préjudiciables au tissu social : elle contribue à l’exode des techniciens et d’une main-d’œuvre habile et courageuse, à la dispersion des familles et, pour une part non négligeable, à l’alimentation des réseaux de prostitution dans beaucoup de pays d’accueil qui tirent profit de la beauté légendaire des jeunes femmes philippines.

4L’éclatement de la nation est toutefois compensé par un très fort ciment spirituel qui est représenté par le catholicisme [1]. La société philippine se distingue de celle des autres pays d’Asie par l’influence intense du christianisme qui s’est implanté pendant la colonisation espagnole. En propageant l’Evangile et en construisant des églises dans tout le pays entre le xvie et le xixe siècle, les missionnaires ont apporté un élément de culture européenne qui a largement dépassé le caractère spirituel. Les ordres confessionnels n’eurent pas seulement des pouvoirs religieux, ils étendirent aussi leur ascendant au domaine politique et social. Les moines chrétiens fondèrent en effet des écoles, des hôpitaux, des orphelinats, des musées, des bibliothèques, des journaux et des espaces de recherche scientifique (notamment un observatoire météorologique). Ils introduisirent aussi de nouvelles plantes, construisirent des routes, des ponts et des canaux d’irrigation, et firent connaître aux autochtones l’art de l’imprimerie.

L’emprise du catholicisme

5Aujourd’hui encore, les valeurs catholiques constituent les repères fondamentaux dans la vie quotidienne. L’autorité indiscutable de l’Eglise ne se limite pas aux vertus de la morale, elle exerce également une emprise significative sur le pouvoir politique, qui est souvent contraint de tenir compte de l’avis des hauts dignitaires religieux. Le cardinal Sin, archevêque de Manille, a ainsi réussi à mobiliser une majorité de Philippins contre les méthodes de régulation des naissances proposées par le gouvernement pour maîtriser l’accroissement de la population. Cette attitude met bien en relief la détermination du peuple à faire prévaloir les préceptes religieux sur les impératifs économiques. L’extraordinaire capacité de mobilisation populaire des représentants du Vatican a d’ailleurs joué un rôle déterminant, d’une part dans la chute de Marcos en 1986 et d’Estrada en 2001, d’autre part dans l’accession à la présidence de Cory Aquino en 1986, de Fidel Ramos en 1992 et de Gloria Arroyo en 2001. Cette dernière a d’ailleurs reçu la bénédiction du cardinal Sin dans la cathédrale de l’Immaculée conception à Manille. En obtenant, par le truchement de ce geste symbolique particulièrement fort, la protection de la toute-puissante Eglise catholique après l’éviction d’Estrada, la nouvelle présidente a incontestablement gagné le soutien de la nation.

Le protecteur américain

6La ligne de conduite des Philippins s’appuie sur des références spirituelles dont le catholicisme constitue l’épicentre. Mais le mode de vie des habitants de l’archipel est également profondément marqué par une culture en provenance des Etats-Unis, corollaire d’une importante présence américaine pendant la plus grande partie du xxe siècle. L’héritage de l’allié américain peut se mesurer dans le domaine linguistique (prédominance de l’anglais), le secteur socio-économique (adoption d’un même type de libéralisme) et la coopération militaire. Ce dernier volet a été élaboré pendant les douloureuses épreuves de la seconde guerre mondiale : au prix de pertes énormes et d’actes de bravoure légendaires, les Etats-Unis sont en effet parvenus à libérer les Philippines de l’occupant japonais. Ce tragique épisode de l’histoire de la guerre du Pacifique a façonné un creuset de sentiments de reconnaissance envers le grand protecteur. Par la suite, l’implantation de forces américaines dans l’archipel philippin a constitué un rempart contre la menace soviétique.

7Mais cette donnée géostratégique a eu aussi des répercussions économiques : durant un demi-siècle, les 50 000 militaires des deux bases américaines de Subic Bay (point d’appui de la 7e flotte) et de Clark (principale tête de pont aérienne du Pacifique) ont fait vivre indirectement 500 000 Philippins, procuré 50 000 emplois et rapporté à l’Etat près de 500 millions de dollars par an dans les derniers temps. Après la fermeture des bases et le retrait du contingent américain décidés par le Sénat philippin en 1992 (malgré le désaccord de la présidente de l’époque, Cory Aquino, et d’une majorité de la population), les relations militaires entre Washington et Manille sont restées étroites. Elles revêtent cependant une dimension différente, qui se manifeste actuellement par une collaboration ciblée sur certains champs d’activité (achat de matériels, formation de spécialistes, échanges de renseignements).

8Le triptyque culturel basé sur l’apport de paramètres asiatiques, européens et américains constitue le fondement de l’exception philippine. Cette diversité représente une source d’enrichissement pour le seul pays d’Asie à majorité chrétienne. Mais le développement de cette nation atypique a été durement (et reste) entravé par des maux politiques.

Les perturbations politiques

9L’histoire récente des Philippines pourrait s’intituler « la longue marche vers la démocratie ». Les années d’après-guerre auraient dû être celles de la reconstruction d’un pays dévasté. Cette période délicate a en fait surtout profité aux opportunistes, qui se sont livrés à des trafics de tous genres pour s’enrichir, notamment sur les surplus incontrôlés des matériels de guerre. Cette ère de grande confusion a ensuite été suivie par les deux décennies du régime Marcos (1965-1986), principalement marquées par l’instauration de la loi martiale de 1972 à 1981, sous prétexte d’une insurrection communiste dans les îles méridionales et d’une montée de l’insécurité dans l’archipel. De cette dictature, les commentateurs retiennent surtout la suspension des libertés fondamentales et les résultats contrastés en matière économique : des infrastructures ont été aménagées (en particulier dans Manille et ses environs), des secteurs ont été transformés (pêche, exploitation des mines d’or, de la noix de coco et de la canne à sucre), les liens commerciaux avec les partenaires privilégiés (Etats-Unis) ont été préservés, mais les bonnes affaires ont essentiellement bénéficié à un cercle réduit de proches du pouvoir et de nantis. Les riches sont devenus plus riches, donc plus puissants, et les pauvres encore plus miséreux. Pendant cette époque de « capitalisme des copains », des fortunes colossales se sont bâties.

10Le souffle d’espoir qui a animé le pays après la chute du dictateur et l’arrivée au pouvoir de Cory Aquino [2] a été de courte durée. Propulsée par les événements à la tête d’un Etat traumatisé, la nouvelle présidente a eu le grand mérite d’engager un processus de mutation démocratique, de permettre l’émergence de forces créatrices jusque-là prisonnières d’une administration autoritaire, et de faire face (grâce au soutien de l’armée) à sept tentatives de coups d’Etat. En revanche, son manque flagrant d’expérience n’a pas permis le redressement économique tant attendu. Le décollage du pays a finalement été entrepris sous la présidence de Fidel Ramos.

11Le successeur de Cory Aquino a poursuivi la politique d’ouverture démocratique et lancé des réformes capitales qui ont brisé certains monopoles (notamment ceux des magnats du tabac et des télécommunications). Il a aussi adopté une série de mesures dans le cadre de la lutte contre la corruption (destitution de cadres de la police). La reprise s’est surtout traduite par une amélioration sensible du secteur agricole (riz, maïs, banane, café, caoutchouc) et un taux de croissance avoisinant régulièrement les 5 % par an. Cette amélioration indiscutable de la conjoncture économique n’a cependant pas empêché la persistance de poches de pauvreté dans la société. Ce phénomène a été exploité par Joseph Estrada dans sa campagne pour succéder à Fidel Ramos. Le discours démagogique du candidat qui se présentait comme « le président des pauvres » a permis son élection en 1998. Mais le populisme est toujours réducteur. L’ancien acteur de cinéma a raté son dernier rôle. Les indigents avaient cru enfin trouver leur « Robin des bois ». Mais le président Estrada a été impliqué dans des affaires de corruption au profit de sa famille et d’une clique de flagorneurs.

12Pendant les trois années passées à la tête de l’exécutif, Joseph Estrada a été accusé d’avoir empoché dix millions de dollars de redevances sur une loterie illégale dirigée par un membre de son clan. Les commentateurs ont également mentionné les longues soirées « copieusement arrosées » que le président organisait avec ses camarades de beuverie et quelques brasseurs d’affaires. Les réunions insolites de ce « cabinet de minuit » ont fait pendant longtemps l’un des sujets d’actualité de la presse et des conversations du Tout-Manille. La politique est en effet profondément enracinée dans la vie des Philippins. Elle pénètre toutes les couches de la société et exerce une forte influence sur le psychisme de la nation. Les potins politiques constituent l’un des passe-temps favoris des habitants de l’archipel. Au vu de ce constat, on comprend facilement l’intérêt porté par la population au développement des affaires dans lesquelles étaient mêlés de hauts personnages de l’administration.

13Finalement, la procédure de destitution lancée contre le président tricheur, les manifestations de rue, ainsi que les pressions des militaires et du clergé catholique ont abouti au départ, puis à l’arrestation du chef d’Etat philippin, et finalement à son remplacement par la vice-présidente Gloria Arroyo. Les tribulations de Joseph Estrada ont ainsi remis sur le devant de la scène le système de clientélisme et les métastases de la corruption qui gangrènent la contrée. Elles ont aussi fait ressortir le rôle majeur de l’armée et de l’Eglise catholique dans l’évolution des événements. Le soutien de ces deux grandes institutions est absolument nécessaire à tout président philippin pour se maintenir au pouvoir. La tâche de la nouvelle présidente s’avère toutefois délicate, car le président démissionné possède encore des partisans, qui se sont notamment manifestés à l’occasion d’une tentative de putsch organisée moins de trois mois après l’intronisation de Gloria Arroyo.

Les fractures sociales

14Les dernières secousses politiques ont suivi les turbulences économiques de la crise asiatique. Dans cette onde de choc régionale, les Philippines ont été moins durement touchées que la Thaïlande, la Malaisie et surtout l’Indonésie. Les grands spéculateurs avaient en effet porté davantage leurs intérêts sur Bangkok et Kuala Lumpur, laissant Manille à l’écart des mouvements désordonnés de capitaux. Le tumulte régional a tout de même fait baisser le peso philippin. Actuellement, l’économie du pays se trouve dans une période-charnière. L’archipel continue de manquer d’investissements étrangers, car il ne dispose toujours pas d’un capital de confiance suffisant à l’étranger. Par ailleurs, la diaspora chinoise, qui bénéficie de réseaux bancaires et commerciaux particulièrement efficaces dans le monde entier, ne représente que 3 % de la population totale, alors qu’elle constitue 75 % à Singapour, 25 % en Malaisie et 13 % en Thaïlande. Cette communauté dynamique et créative a joué un rôle majeur dans le développement de ces trois Etats.

15Le redressement authentique des Philippines reste entravé par la persistance de deux fractures sociales. La première concerne le fossé qui ne cesse de se creuser entre une société misérable (près de 40 % des habitants vivraient encore au-dessous du seuil de pauvreté) et une société opulente composée de 200 familles particulièrement puissantes. Ces familles fortunées constituent la minorité de nantis qui détiennent les leviers politiques de la nation, occupent la plupart des sièges au Sénat et monopolisent les trois quarts du patrimoine foncier du territoire, laissant de nombreux paysans sans terre. Dans l’état actuel des choses, il semble qu’il ne peut pas y avoir de réel débat politique sur cette déchirure sociale, car la majorité des décideurs politiques et de ceux qui ont le pouvoir de légiférer appartient au sérail des possédants. Les femmes, qui prennent une part de plus en plus active dans les affaires publiques, essaient depuis plusieurs années de lancer une dynamique de réformes pour mettre un terme à cette injustice criante. Leur mouvement, Kabatid (mouvement des femmes philippines pour le développement de la démocratie), a réussi à sensibiliser certains cercles d’intellectuels sur ce sujet brûlant, mais les ébauches de projets se heurtent inévitablement aux blocages structurels de la société philippine. Dans le même ordre d’idées, le programme d’éradication des taudis de Manille (connu sous le vocable de Project Four) n’a toujours pas été mis en œuvre. Cette inaction est caractéristique des ploutocraties.

Turbulences islamiques dans le Sud

16L’autre grande fracture sociale est de nature politico-religieuse. Elle concerne une partie de la minorité musulmane qui refuse de s’intégrer dans la majorité catholique. Cet antagonisme à caractère confessionnel ne touche pas tout le territoire philippin, car la plupart des 8 % de musulmans sont parfaitement assimilés dans la société (ils occupent notamment de nombreux postes dans l’administration et tiennent beaucoup de petits commerces). La révolte a trait à des groupuscules intégristes qui sont établis dans les îles méridionales de Mindanao. La rébellion a d’abord été organisée sous la bannière du Front moro de libération nationale (MNLF en anglais). Après un accord de paix, signé en décembre 1976 à Tripoli sous les auspices de la Libye, les actions de guérilla ont été menées dans le sud de l’archipel par une faction dissidente qui a pris la dénomination de Front islamique de libération moro (MILF en anglais).

17Après la chute de Marcos, un long processus de négociations conduit par les gouvernements successifs a abouti à un accord établissant, d’un côté l’autonomie de quatre provinces regroupées sous l’appellation de « Région autonome pour les musulmans de Mindanao », de l’autre la mise sur pied d’un « Conseil pour la paix et le développement du sud des Philippines ». Mais ce compromis n’a été accepté que par le MNLF. Il a été rejeté par des éléments extrémistes qui ont poursuivi leurs actions de déstabilisation dans ce point chaud de la contrée. Ces excès ont entraîné la formation de milices chrétiennes d’autodéfense et alimenté un brasier de rancœurs. La région de Mindanao a d’ailleurs toujours constitué un terreau explosif, car, jusque dans un passé récent, elle a été le théâtre principal d’une insurrection de nature communiste. Aujourd’hui, la guérilla marxiste de la NPA (New People Army) s’est désagrégée. Ses effectifs sont passés de 25 000 combattants, lors de son apogée au milieu des années 80, à quelques centaines d’irréductibles qui mènent encore quelques actions sporadiques de sabotage. Cependant, une partie non négligeable de cette zone turbulente demeure troublée par les convulsions d’organisations criminelles.

Les dérives criminelles

18L’image des Philippines est ternie par les actions du groupe Abu Sayyaf, qui procède régulièrement à des enlèvements spectaculaires non seulement de ressortissants philippins (essentiellement des personnalités religieuses), mais aussi de touristes et de journalistes étrangers. Au moment de sa création, au début des années 90, cette faction intégriste partageait les revendications du MILF visant à la création d’un Etat islamique dans une partie de la zone méridionale de Mindanao. Ses membres étaient constitués de contestataires qui avaient suivi une formation idéologique en Libye ou en Arabie saoudite, ainsi qu’un entraînement militaire en Afghanistan. Par la suite, les nouveaux dirigeants de l’organisation terroriste, enivrés par les bénéfices faramineux provenant des rançons de plus en plus en nombreuses, sont devenus beaucoup plus experts dans l’industrie de la prise d’otages que dans le droit islamique.

19Le groupe islamiste s’est ainsi transformé en une organisation criminelle dont la motivation essentielle repose dorénavant sur la gestion d’espèces sonnantes et trébuchantes. Les intégristes sont devenus de faux révolutionnaires, mais de vrais mafieux. Ils contrôlent des îles entières de l’archipel des Sulu (un ensemble géographique situé au sud-ouest des Philippines dans l’archipel de Mindanao). Jouissant de la complicité contrainte de la population locale, ils ont ainsi établi dans certains espaces (îles de Jolo et de Basilan) de véritables aires de non-droit qui échappent totalement aux autorités de Manille. Ces sites d’anarchie sont non seulement utilisés comme centres de détention d’otages, en attendant le versement des rançons, mais ils constituent également un paradis juteux pour les trafiquants d’armes. La contrebande florissante qui règne dans ces endroits occultes est favorisée par le soutien de « parrains » expérimentés (triades chinoises, yakuza japonais et autres organisations mafieuses) qui tirent profit de la confusion ambiante pour accroître leurs activités criminelles, déjà importantes dans le domaine de la piraterie maritime. Sur ce sujet, il est bon de rappeler que l’archipel des Sulu est situé dans le fameux « triangle de la terreur », qui englobe la mer de Chine méridionale jusqu’à l’île chinoise de Hainan. Plus de la moitié des attaques de bateaux commises dans le monde est en effet effectuée dans cette zone d’insécurité.

Le retour des Etats-Unis

20Ces paramètres mafieux expliquent les contradictions des revendications des preneurs d’otages. Certains réclament la création d’un Etat islamique libéré de « la tutelle chrétienne », d’autres la libération des accusés dans l’attentat du World Trade Center à New York en 1993 [3], d’autres encore l’instauration d’une entité islamique autonome dans la gestion des affaires locales et religieuses. Dans ce terreau d’embrouillamini, il faut ajouter les actes isolés des lost commands, ces groupuscules indépendants qui, grisés par les résultats lucratifs de l’industrie du kidnapping, procèdent à des enlèvements pour leur propre compte. Le groupe Abu Sayyaf est ainsi submergé par une frange de marginaux désœuvrés, qui sont enfermés dans une dynamique infernale de recherche de pactoles. Le mouvement extrémiste musulman entretient aussi des liens avec l’organisation terroriste de Oussama Ben Laden. Dans ce registre, il ne faut pas oublier que le chef du réseau Al-Qaïda possède plusieurs épouses philippines, originaires de l’archipel des Sulu. Le phénomène Abu Sayyaf, caractéristique des « zones grises » (Liban pendant les années 80, Tchetchénie, Sierra Leone…), rend compliqué l’échiquier de cette subversion insaisissable qui terrifie une partie du sud des Philippines. Les liens du groupe Abu Sayyaf avec Al-Qaïda ont provoqué l’intervention, dans un premier temps, de quelque 600 militaires américains dans l’extrême sud-ouest de l’archipel de Mindanao. Officiellement, les forces spéciales américaines ont été envoyées dans la petite île de Basilan pour « instruire » l’armée philippine dans la lutte anti-guérilla. Le retour des Etats-Unis dans leur ancienne colonie n’entre pas seulement dans le cadre de la guerre mondiale contre le terrorisme, il repositionne aussi les Américains dans une région où ils entendent renforcer leurs intérêts stratégiques.

21La conjoncture pernicieuse qui affecte une partie de Mindanao a entraîné une diminution des activités touristiques : le nombre de visiteurs étrangers a baissé de 30 % dans le sud, où se trouvent une multitude de centres de plongée sous-marine de renommée mondiale, et de 5 % dans l’ensemble du pays. Le tourisme n’est d’ailleurs pas le seul secteur troublé. L’économie reste également perturbée par la persistance de la question agraire, dont le dérèglement est nourri par trois données permanentes : une structure foncière inégalitaire, une faible productivité, et une certaine vulnérabilité sur le marché mondial des produits qui occupent une place essentielle dans les exportations (sucre, huile de noix de coco, banane, café). La reprise encourageante observée pendant la présidence de Fidel Ramos n’a pas été suffisante pour intégrer les Philippines dans le club des pays émergents.

22Au tournant du siècle, les Philippines ne se présentent pas seulement comme un archipel écartelé, mais aussi comme un archipel ébranlé par des problèmes récurrents qui ne concernent pas seulement l’économie et la subversion de bandes armées dans certains espaces incontrôlés. Les abcès ont également trait aux fréquents jeux de pouvoir et de complot auxquels se livrent certaines parties revanchardes, ainsi qu’à la pesanteur d’une puissante oligarchie. Le pays dispose cependant d’atouts indéniables, qui s’appuient sur des secteurs dynamiques (textile, agroalimentaire, électronique, hydroélectricité), des liens très forts avec l’allié américain (ces liens pourraient se renforcer dans le domaine de la lutte contre le terrorisme) et un partenariat significatif avec le Japon. Mais la nation philippine reste aussi galvanisée par une extraordinaire énergie spirituelle, qui puise ses racines dans les valeurs chrétiennes. Cette vigueur permet à la population de s’adapter aux épreuves les plus dures et d’être animée par les vertus de l’espérance. Le vent d’espoir pourrait bien venir de l’APEC [4]. C’est en effet au sein de la communauté économique Asie-Pacifique, actuellement en gestation, que les Philippines devraient trouver un champ d’épanouissement dans les secteurs économiques et commerciaux, à la mesure des potentialités régionales.

Notes

  • [1]
    90 % des Philippins sont de confession chrétienne (88 % de catholiques, 2 % de protestants). La principale minorité religieuse est représentée par les musulmans (8 %).
  • [2]
    Veuve du sénateur d’opposition Benigno Aquino, assassiné à son retour d’exil à l’aéroport de Manille par des partisans de Marcos.
  • [3]
    Selon les autorités judiciaires, le mouvement fondamentaliste égyptien Al Gama Al Islamiya, organisateur de l’attentat au World Trade Center, aurait fourni une aide substantielle au groupe Abu Sayyaf.
  • [4]
    La zone de libre-échange de l’APEC (communauté économique Asie-Pacifique) devrait regrouper autour de l’ASEAN d’autres pays, tels les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et la Chine.
Français

Résumé

Marquées par leur morcellement géographique et la fragmentation de leur histoire, les Philippines le sont aussi par des fractures politiques et sociales, et des foyers d’instabilité ; ces derniers alimentés par une menace intégriste et les dérives terroristes du groupe Abu Sayyaf.

Michel Klen
Docteur en Lettres et Sciences humaines
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