CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Je m’étais marié chez les Rom, je gagnais ma vie en compagnie et à la manière des Rom, je dépensais mon argent avec les Rom, ils me faisaient place dans toutes les circonstances de la vie de leur communauté, tous les Kalderaš de Paris, et au-delà, me connaissaient (non pas à cause de je ne sais quel mérite ou quelle renommée que j’aurais pu acquérir mais tout simplement parce que j’occupais une place dans un réseau de parenté), et de plus en plus il me semblait que je regardais le monde autour de moi avec les yeux d’un Rom… Allais-je être aspiré ?

2J’éprouvais quasi physiquement toute la force d’attraction de la communauté : en moins de trois ans, le partage de la vie avec les Rom avait tout changé, ou presque tout, dans ma tête. Inutile de signaler que s’il m’arrivait de faire part de ce questionnement à Jeffrey pendant nos pérégrinations de chineurs, il tournait mes doutes en dérision : « Na dara ! Me či darav anda tute, zuralo čo šero! » (« Ne crains rien ! Moi je n’ai aucune crainte à ton sujet, ta tête est forte ! »), et arrête-toi donc au prochain bureau de tabac, on va prendre des Millionnaire !... Il restait mon amour pour le jazz – quand des Rom m’accompagnaient au concert ou en club, ils s’ennuyaient – et quelques rencontres fortuites avec des Mānuš ; s’ils parlaient leur langue, j’avais plaisir à échanger avec eux ; mais si des Rom se trouvaient là, aussitôt : « So ? Kerd’os Sinto ? » (« Alors quoi ? Tu deviens Mānuš ? »). Je n’envisageais pas un autre avenir que de vivre au milieu des Rom, plus précisément ceux de la communauté à laquelle appartenait mon épouse ; en même temps, je ne souhaitais pas tirer un trait sur ma vie antérieure. Faisais-je preuve d’irréalisme ? Comment me mettre en retrait tout en restant là présent, participant ?

3L’ethnologie – je l’ai dit déjà en reprenant l’idée et les mots de Leonardo Piasere – invente un domaine qui est « comme-la-vie ». M’installer dans le « comme », voilà qui me convenait.

4La rencontre est une exigence de la discipline. La distance aussi. L’ethnologie m’offrait le retrait dont j’avais besoin pour échapper à la crainte d’être avalé par la vie rom… Je me suis alors retrouvé au milieu d’eux, époux, gendre, beau-frère, neveu, cousin, copain, associé, mais aussi ethnologue et, de façon circonstancielle, professeur de collège – ces deux dernières qualités étant pour de nombreux Rom négligeables par rapport aux précédentes, ce qui m’a facilité les choses. Une relation à ajustements multiples ? À la fois dedans et dehors ? Un jeu ? Si cela était le cas avec les Rom, cela l’était tout autant avec les pairs chercheurs ou aspirants-chercheurs et, durant six années d’enseignement dans le secondaire, avec les collègues et les élèves du collège. Je n’éprouvais aucun scrupule à goûter au plaisir facile d’être celui qui, un mercredi matin, enchaîne les conseils de classe et qui, l’après-midi, s’en va chiner l’outillage dans la banlieue ouest et finit la journée au Multicolor en bonne et pittoresque compagnie. Être dedans, être dehors, je ne choisissais pas. Mais pas intermédiaire. Pourtant tout le sel de ma situation était justement de me trouver en position d’intermédiaire, et d’observer et de réfléchir à partir de cette position… Et de tout garder pour moi. Être un intermédiaire-observateur-analyste qui ferme sa gueule : position choisie. Est-ce un choix qui mène à la joie ? Il faut croire que non. En décidant d’écrire une thèse et de devenir ethnologue, je cessai de la tenir, cette position. Pourquoi ma vie ne s’est-elle pas transformée alors en une scène schizophrène ? Peut-être que le rappel de l’épigraphe de ma thèse me dispensera d’explications plus circonstanciées : « Mais l’homme est ainsi fait qu’il ne s’attache de plus en plus à ses sentiments que quand il les exprime » [2]. L’écriture s’offrait comme un sanctuaire où se recueillaient tous les fruits de la vie quotidienne. L’ethnologie n’est pas qu’écriture. Avec son ambition de scientificité, elle instaure un recul par rapport à l’engagement dans les événements au moment d’en rendre compte. Et elle offre en même temps une rhétorique. Celle-ci ne tolère pas le pathos et elle oblige à une modestie dans la posture en faisant rendre l’âme aux topos du genre « J’ai pénétré le monde des Gitans ». Elle écarte la position de témoin. L’écriture ne signifiait en rien « la solitude de l’écriture », elle rassemblait au contraire tous les milieux et toutes les expériences. C’est donc la force d’absorption de la communauté kalderaš qui, après trois années de partage de vie, m’a fait par réaction, choisir l’ethnologie. Et c’est la force de concentration de l’écriture qui a empêché ma vie d’éclater dans des directions inconciliables. Je gagnais le retrait dont j’éprouvais la nécessité mais je ne pouvais empêcher que ce glissement vers une position d’observateur n’introduise une certaine gratuité dans ma participation à la vie de la kumpania.

5Je ne saurais affirmer qu’après des années d’ethnologie au milieu des Rom, j’ai tenu l’ambition affichée en ouverture de ce chapitre : « Étudier les Tsiganes pour mieux connaître les hommes ». Regarder les Rom comme un objet d’étude, même si l’on entretient avec eux d’autres types de relations, automatiquement les éloigne. Montrer que les Rom, les Gitanos, les Sinti, les Voyageurs, les Mānuš, etc. aident à élaborer une définition de la société suppose que l’on a montré au préalable leur appartenance à celle-là. L’intérêt qu’il y a à étudier les « Tsiganes » ne peut être reconnu qu’à partir du moment où l’on a admis qu’ils appartiennent à notre société. Je n’ai pu éviter, surtout après mon entrée au CNRS, la thèse achevée depuis cinq ans, d’avoir à jouer l’expert. Mais j’ai essayé de n’être jamais le négociateur qui fait le lien entre les Rom et ceux – institutions, associations, individus – qui « s’intéressent aux Tsiganes ». J’ai donné des conférences et des cours à l’Université, dirigé des étudiants à différents niveaux, animé des stages pour les travailleurs sociaux et les enseignants du primaire, présenté des exposés dans des séminaires de recherche, organisé et participé à des colloques, rédigé des articles savants et des articles de vulgarisation, j’ai collaboré régulièrement à la revue Études Tsiganes qui s’est donnée pour vocation d’illustrer l’alliance, évoquée à propos du mouvement associatif en faveur des « Gens-du-Voyage », entre démarche de connaissance et action sociale.

6Dans toutes ces activités, je n’ai jamais parlé qu’en mon nom. Ma position est de dire tout. Tout dans sa complexité. Tout de mon point de vue. Imposer la complexité se révèle être une bonne manière d’échapper à l’expertise. Je crois qu’en général j’ai assez bien réussi à décevoir les institutions et les publics qui me sollicitaient en tant qu’expert. Certains collègues et certains militants de la cause rom m’ont reproché ce qu’ils jugeaient être un défaut d’engagement. De mon côté, je jugeais leurs prises de position simplistes. J’avais partagé la vie de Mānuš et de Rom avant d’« étudier les Tsiganes » : j’étais préparé à la complexité. Je me répète mais je crois que c’est là la clef de la relation que j’ai construite avec les « Voyageurs », n’importe lesquels. Je savais qu’il n’est pas pertinent de généraliser à partir d’une expérience. Que le savoir n’est jamais que local et ponctuel. Ce qui m’importait, et m’importe encore aujourd’hui, était la fidélité à ce que j’avais ressenti et appris en compagnie des Mānuš, des Sinti et des Rom. Il peut paraître paradoxal alors de choisir la voie scientifique pour rendre compte de la proximité – plus que cela encore : la fraternité. L’ethnologie offrait une voie pour réussir cela. […]

L’Univers direct [3]

7J’étudie les échanges matrimoniaux des Kalderaš et c’est comme si je contemplais le ciel par une nuit d’été : je pénètre dans le calme des étoiles et c’est la grande sérénité. La contemplation du firmament m’enivre. Douce ivresse qui m’extrait de toute circonstance, mon attention tout entière absorbée par le théâtre extérieur, par le ciel, aucune pensée, aucune sensation, juste la paix que procure la certitude d’avoir décollé légèrement du temps ordinaire et de balancer dans l’espace comme les astres dont j’ausculte les mouvements, lents, ivresse de l’observateur dont les rythmes corporels finissent par s’accorder à ceux des corps célestes qu’il observe, ivresse du savant, profonde et douce et fidèle ivresse… « Rien n’est aussi simple, grand, calme, serein que ce spectacle et ne dégage autant de bonheur » [4]. J’entre dans la respiration de la galaxie.

8Dans la kumpania parižoski, l’équilibre entre les mariages endogames et les mariages exogames finit par stabiliser les configurations que dessinent les alliances répétées à chaque génération, toute la constellation paraît animée par un puissant et tranquille et régulier balancement. Liées les unes aux autres par ces échanges, les planètes oscillent doucement, cependant immobiles, les figures du ciel deviennent parfaitement lisibles, l’immobilité palpite. Je sais de combien de scandales, de cris, d’invectives, de calculs, de liesse, de souhaits partagés, de serments tenus ou reniés, de malédictions, d’embrassades… cette paix est la somme. Il faut prendre du champ, éloigner encore le regard pour apercevoir que ces humaines déflagrations participent de l’harmonie qui au fil des heures étend sa toile. Tout comme l’immobilité respire, le silence chantonne… Mais voici qu’une étoile inconnue apparaît, une union imprévue qui échappe à l’éventail des choix habituels ; je pense à Tristan et Yseut : deux enfants qui s’aiment, l’étoile brille d’une lueur qui attire, elle « se détache nettement sur la rondelle azyme de la nuit » [5] –, plus loin une comète percute une planète, des fragments s’éparpillent en bandes comme une volée d’oiseaux dans l’écheveau que forment les constellations, ils s’entrecroisent ou se chevauchent… et bientôt c’est toute la géométrie de la galaxie qui s’en trouve renversée.

9Je change le lieu de mon observation et un nouveau ciel m’apparaît. Un ciel comme un champ de bataille si rempli d’accidents et de courses affolées qu’il ne m’est pas possible d’emblée d’y déceler la moindre ébauche d’harmonie… Mais il suffit d’attendre. Longtemps. Et quand à nouveau je dirige mon regard vers cette région du ciel, vers cette communauté romani, le tableau n’est plus le même : de l’affrontement confus de deux bataillons de cavalerie, je suis passé au défilé impeccable des mêmes armées en parade. Un peu plus loin, le mouvement des astres paraît apaisé, chaque étoile baigne dans son scintillement et occupe une place bien définie au milieu des autres. Toutes ensemble dessinent la plus régulière des figures. Un ordre – à peine un bercement – s’est installé.

10Rien n’est enivrant comme de prendre vue sur la totalité. Et c’est l’investigation ethnologique qui le permet. Le jeu avec l’identité des individus et des groupes, les basculements et les agrégats que provoquent les choix matrimoniaux, les déplacements dans l’espace et l’articulation de ces déplacements avec les figures structurales, les recompositions d’un coin du ciel à un autre, un univers qui tantôt se resserre telle une ruche bourdonnante tantôt s’étend comme un estuaire, tantôt qui aveugle par son éclat tantôt qui se fait si discret qu’il en devient quasi imperceptible, tantôt offusquant tout l’espace de sa présence tantôt invisible, tantôt muet tantôt sonore... pas de limites et pas de centre, ou des centres multiples et provisoires, qui aimantent puis s’évaporent. Je scrute le firmament : aucune trace, rien, sinon dans ma tête, moi qui perds l’équilibre à force de lever les yeux vers les lumières dans l’obscurité… Chaque nuit le spectacle est une révélation. Chaque lecture recompose le paysage : architecture en équilibre, « diversité en mouvement » : oui, la saisie du réel « bohémien » apporte l’ivresse – la Terre tourne, les continents dérivent, les galaxies basculent. Du mouvement et de l’immobilité des communautés roms : j’avais trouvé, paraphrasant le titre d’un recueil d’Yves Bonnefoy [6], le titre du « traité d’astrotsiganométrie » que je projetais. Entreprise qui s’impose comme le couronnement de toute observation auprès de Mānuš, de Sinti, de Rom…, de toute rencontre avec eux. Ces sommets de la contemplation, j’y accédais à travers la connaissance la plus concrète des communautés, elle fleurissait comme une moisson de la boue des événements quotidiens : fêtes toujours, chansons toujours, conflits toujours, fatigues de la chasse à l’argent, souci de la subsistance, accidents de la vie en société, rivalités, susceptibilités, tracasseries dans les relations avec l’administration, la police, chaleur de l’intimité familiale, bruyante et fidèle fraternité dans la bière et les « prières » au milieu des pairs, chansons encore…

Connaissance offerte par le partage de la vie.

11Connaissance directe : dans la Creuse, en ne prenant en considération que les descendants du Père Lafleur, je contemple à cinquante ans de distance deux firmaments extrêmement différents l’un de l’autre.

12Années 1960 : une endogamie Mānuš serrée, les conjoints sont d’autres Mānuš de la Creuse et des départements voisins (le Puy-de-Dôme, la Haute-Vienne, l’Indre…). Tout de même, en remontant vers les aïeux, un mariage avec des « Espagnols », familles de Gitanos qui naviguent entre Bordeaux, Limoges, Poitiers, et un autre mariage avec des « Barengre » (des Yeniš) de l’Allier, tissant des liens exogames pris en considération par les uns et les autres, une parentèle donc centrée sur le département et ses marges – c’était l’époque, roulottes et chevaux ou camions et petits « campings », des « petits pays » : déplacements courts mais fréquents d’un bourg ou d’un hameau à un autre. Rien, aucun lien avec les « Pirde » (les Voyageurs) et les « Fêteux » (les Forains) locaux et rien non plus avec les Sinti/Voyageurs qui eux s’ouvraient aux Forains. L’apparence de conformité aux normes des « gadjé » cultivée par ces Sinti, dans leur langage, dans leur vêtement (les femmes comme les hommes), leur comportement dans les lieux publics leur servait de protection ; il fallait scruter longuement la région du ciel romano-creusois qu’ils occupaient pour voir scintiller les étoiles de leur système mais le regard alors, comme pour tous les astres « tsiganes », ne pouvait s’en détacher et s’empêcher d’admirer la force de l’affirmation d’identité tapie derrière leur discrétion.

13Années 2000 : quasiment toutes les familles représentées dans le département se sont retrouvées à Guéret ; exactement : dans une petite commune située à l’entrée de cette « préfecture à la campagne » [7] : pavillons à un étage ou bâtiments préfabriqués sur des terrains où stationnent aussi des caravanes. Une volée d’alliances nouvelles dans toutes les directions ouvre les constellations « gitanes » les unes aux autres (une fois de plus, le resserrement géographique a entraîné un éclatement des choix matrimoniaux) : des Mānuš avec des Voyageurs, avec des Forains ; des Forains avec des Sinti… Un bouquet inédit est apparu dans le ciel local. Il demeure cependant une connexion forte entre la famille mānuš de mes années d’adolescence et des « frères » du Puy-de-Dôme, fixés désormais à Issoire et à Riom. Les allées et venues entrecroisées d’étoiles à peine formées (des filles et des garçons qui s’enfuient pour se marier) ne peuvent être regardés comme une addition de trajectoires solitaires mais plutôt l’ébauche d’un système qui finirait par englober dans son mouvement deux départements. Dans le même temps, le système guérétois semble gagner en autonomie. Si bien que « mes » Mānuš se trouvent pris entre deux tendances contradictoires : la poursuite des choix matrimoniaux traditionnels qui les entraîne vers des partenaires sociologiquement proches mais géographiquement éloignés (n’exagérons rien, la centaine de kilomètres est rarement dépassée), et l’adhésion au dynamisme guéretois récent qui conduit vers des choix matrimoniaux sociologiquement nouveaux mais semble devoir renfermer sur le territoire local – situation que nous connaissons bien puisqu’elle est celle que nous avons rencontrée chez les Rom Kalderaš Parižoske avec la combinaison de l’endogamie de vica et de l’endogamie de kumpania. La démographie « bohémienne » dans la préfecture de la Creuse s’est trouvée boostée par l’arrivée d’une famille proprement tombée de nulle part, venue de la région parisienne sans aucune attache dans le coin – « nulle part » signifiant ici qu’elle n’avait aucun lien avec quiconque appartenant au monde romano local. Au tout début des années 1970 : un couple, lui Gitane Catalan, elle Mānuš, et leurs enfants. Ceux-ci, dans les années suivant leur installation ont pris mari et femme dans tous les groupes présents dans la Creuse, un véritable éparpillement dans le département – un déparpillement ? – au sein du monde « voyageur », inaugurant un manège d’alliances entre des familles qui pendant des années s’étaient côtoyées en évitant de s’allier. Un titre pour cet épisode de l’histoire romani locale qui, comme le film exaltant de W. E. Griffith [8], raconte un début : Naissance d’une constellation ? Pour être complet sur les « Romanichels » à Guéret, je dois signaler la présence ancienne, à l’autre bout de la ville, d’une famille manus, culturellement semblable à ceux que j’appelle « les miens ». Pas plus dans les années 2000 que dans les années 1960, les membres des deux groupes ne s’entremarient. Ces « autres Mānuš » campent comme ils l’ont toujours fait sur leur endogamie familiale, semblant même préférer les mariages avec des « gadjé », garçons et filles, plutôt qu’avec les représentants d’autres branches du monde « tsigane ». Une étoile à part, tournant sur elle-même mais immuable dans son coin de ciel.

14À Paris, plus les années passaient, plus j’admirais la capacité de la constellation Rom Parižoske à résister chaque jour à la fièvre géologique qui semblait devoir abattre son bon ordre : ces conflits incessants qui enflammaient les unes contre les autres les unités familiales. C’était en son propre sein que la kumpania voyait jaillir ces forces dévastatrices et c’était en elle aussi, par la négociation permanente entre les chefs de famille, qu’elle trouvait les moyens de leur résister, qu’elle imposait la concorde (toujours provisoire et relative) qui l’autorisait à proclamer sans forfanterie qu’elle incarnait, mieux que tout autre kumpania, la quintessence kalderaš.

15Connaissance indirecte avec les études monographiques, des thèses pour la plupart […]. Ainsi je pouvais m’adonner sans fin au jeu du recensement des ressemblances et des différences entre les systèmes au sein d’une même constellation, et des constellations au sein de la galaxie. Entre « mes Rom » et les Rom que Michael Stewart étudie à Gyöngyös en Hongrie, de multiples traits culturels sont partagés mais la démographie des mariages (dans la colonie hongroise, le nombre des garçons est plus élevé que celui des filles et il n’est pas rare qu’une femme ne se fixe dans un couple qu’après plusieurs expériences) entraîne que les relations entre les deux sexes et les conduites publiques diffèrent (l’idéal de fraternité entre adultes mâles que cultivent ces Rom s’accommode difficilement du fait qu’une même femme ait pu être l’épouse éphémère de l’un, et définitive d’un autre) : la substance et l’éclat des astres sont les mêmes ici et là mais les figures qu’ils dessinent sont dissemblables. J’ai déjà présenté un exemple qui est l’exact opposé de celui-ci : des étoiles de couleurs différentes composent des figures identiques. Les manières de s’unir pour un couple ne sont pas les mêmes chez les Sinti Piémontais (les jeunes gens s’enfuient) et chez les Rom Kalderaš (les familles négocient) mais le choix des conjoints, notamment la fréquence élevée de l’échange de sœurs différé, aboutit chez les uns et les autres à des configurations familiales identiques et assurent pareillement la pérennité de la communauté. Je m’émerveillais des similitudes que l’observation révélait entre des planètes qu’aucune relation ne liait : « mes » Mānuš et les Sinti Estraixaria d’Elizabeth Tauber parlent et surtout se taisent de la même voix devant les mêmes événements. Je découvrais des constellations « tsiganes » nouvelles et de nouvelles régions du ciel : les Gitanos des quartiers Santiago et San Miguel à Jerez-de-la-Frontera [Caterina Pasqualino] et des bourgs de l’Andalousie [Nancy Thede, Nathalie Manrique] avec leur rapport si singulier à l’autochtonie ; Gitanos aussi, ceux de Barcelone et plus largement de Catalogne [David Lagunas Arias] qui trouvent dans une adhésion aux valeurs de la modernité et une apparente conformité aux normes locales les ressorts qui signent leur différence au sein de la société. Et si la « tsiganitude » de tel amas d’étoiles ne tenait qu’à notre regard ? Jeu des différences et des similitudes encore avec les Calon du Brésil, ceux de l’État de Sao Paulo [Florencia Ferrari] et ceux de l’État de Bahia [Martin Fotta]… À toutes ces thèses qui sont comme des opéras, il convient d’ajouter les travaux des étudiants que je suivais à l’Université Paris X-Nanterre et à l’EHESS-Paris ou qui, poursuivant leurs études dans d’autres institutions, avaient l’amabilité de porter leur mémoire à ma connaissance. Grâce à eux, j’entrais en familiarité avec les Gitanes de Montpellier, de l’Ile-de-Sète, de Lézignan-Corbières, et les Gitanos andalous de Bobigny; avec les Sinte-Manouches et les Voyageurs pentecôtistes de la région parisienne, les Voyageurs de Caen et ceux du Lubéron, les Voyageurs et les Yenishes, brocanteurs de la région parisienne et de la Bourgogne ; avec les Manouches du Berry et particulièrement d’Indre-et-Loire, les Sinti du Sud-Est de la France ; avec les Rom de Roumanie à St Denis, à Nanterre, à Montreuil, à Lille ; mais aussi les Rom de Roumanie en Roumanie ; avec encore les Rom roumains, musiciens du métro parisien, les jeunes filles dites Yougoslaves dans la banlieue de Paris, les « Tziganes » russes des cabarets internationaux, les musiciens rom des fanfares de Macédoine, les musiciens « tsiganes » de l’Épire, les Gens du cirque « à l’ancienne en France ». Et pour finir par d’inoubliables portraits – plus Rom, tu meurs ! Plus Mexicains, tu meurs ! – saluons les Costich, Ludar originaires de Roumanie, arrivés en Amérique Centrale au tournant des xixe et xxe siècle, aujourd’hui hypnotiseurs et magiciens, se déplaçant de villes en villes avec leurs chapiteaux, qui sont racontés par Neyra Patricia Alvarado et photographiées par Lorenzo Armandariz.

16Je m’émerveillais qu’avec si peu de moyens – des points lumineux dans l’obscurité – l’ingénierie sociale des « Roms » offre à contempler tant de figures : un défilé d’une variété qui paraît inépuisable. Et je vérifiais qu’une carte complète des « Tsiganes » n’est pas possible, exactement comme l’est une carte complète du ciel nocturne. La contemplation de la totalité appartient au domaine de la spéculation et du rêve et non à celui des relevés et de la cartographie.

17Le savant en « Tsiganes » se muait en savant universel qui goûtait à la substance de la connaissance. Mais chut !... Je ne pouvais évidemment pas annoncer à mes étudiants et à mes collègues que la principale des satisfactions que je rencontrais dans l’exercice de mon métier était de me trouver dans un état d’ivresse quasi permanent. Et de la même manière, pouvais-je avouer à mes compagnons de chine et de bistrot que si je me montrais moins assidu en leur compagnie, c’est parce que je goûtais à une ivresse plus profonde, plus nourricière que celle qu’ils m’invitaient à partager ? Dans mes activités de chercheur et d’enseignant, je cultivais avec application et probité la profession de foi : « connaître les “Tsiganes” pour mieux connaître la société », mais à part moi je baignais avec ravissement dans la révélation « connaître les Rom, les Mānuš et tous les autres pour boire la moelle de l’Univers ». Quelle bonne nouvelle : cinquante ans de monographies d’ethnologie sur les « Gitans », et le résultat, l’ivresse plus que la maîtrise !

18Toute observation approfondie des organisations humaines, quels que soient ses hommes et quelles que soient leurs activités, ne conduit-elle pas à cette même assomption du savant ? Ou la connaissance des « Romanos » constitue-t-elle une voie privilégiée ? Plus colorée, plus goûteuse, plus chaleureuse, plus concentrée que le milieu – c’est-à-dire les sociétés occidentales, ou bien les sociétés du monde, ou bien l’humanité ? – qu’elle traverse ? En compagnie de Rom, Kalderaš et Lovara, de Mānuš, de Sinti, de Voyageurs, j’ai souvent eu l’impression qu’ils étaient des « gadjé » exagérés (« exagérés », c’était l’épithète qu’employaient les Mānuš évolués à propos des Buissonniers – mais avec cette appréciation, voulaient-ils dire que les Hekišlup étaient des Mānuš exagérés ou bien des Humains exagérés ?). L’astrophysique nous apprend que les étoiles naissent d’une concentration de la poussière interstellaire… Les caractéristiques de la « totalité tsigane » sur lesquelles j’ai braqué les projecteurs dans ce chapitre (mouvements, figures, recompositions…) apparaissent liées à cette situation fondatrice : toujours dans un espace plein, dans un territoire déjà occupé, toujours au milieu d’une autre population. Toujours « enfouis » (c’est le mot que j’avais employé) dans une poussière d’humanité ! Toujours en train de venir au monde, d’apparaître. D’affronter la nécessité de se détacher : par le manque ou par l’excès. Manuš, Sinti, Kalderaš, Lovara, Čurara, Voyageurs, Calon, Gitanos, Gitanes, etc…/« gadjé »… Étoiles/Poussière d’étoiles… La « société tsigane » n’est pas un reflet de la société en général, pas un miroir. Elle est une interprétation ou une myriade d’interprétations (un miracle d’interprétations ?). Et l’interprétation, comme l’ivresse, favorise la prise de distance avec les apparences. Mais s’ils peuvent être regardés comme une version singulière – et pourquoi pas une version critique ? – de la société, les « Tsiganes » ne sont pas une version singulière de l’Univers mais une équivalence. Avec eux nous passons de la société au cosmos. Il n’y a même pas à transposer : de la « tsiganologie » à la cosmologie, l’équivalence s’impose : l’Univers tout entier tel quel.

19À la question (que je détestais) « Et tu travailles sur quoi en ce moment ? », aurais-je dû répondre : « J’ai l’air de m’intéresser aux modes d’organisation et de fonctionnement des sociétés dites “tsiganes” mais en réalité, ce que j’étudie en ce moment, c’est l’Univers, direct ! » ? C’est une aventure considérable. C’est une chance sans égale. C’est une ivresse qui ne passe pas. « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse » [9].

Notes

  • [1]
    Ce texte est extrait d’un tapuscrit intitulé Certains personnages inconnus qu’on appelle : Gitans, Tsiganes, Bohémiens, Roms, Rroms, Romanichels, Gypsies, Gens-du-voyage, Romanos, Manouches, Raboins… Volume 1, Souvenirs, 2020 : 270-274. Le titre de cet inédit, proposé par Jean Jamin, s’inspire de l’horizon littéraire de Patrick Williams et, en particulier, de « l’autobiographie » de Blaise Cendrars, dont le dernier volume – sorte de testament poétique – s’intitule Le Lotissement du ciel (Œuvres complètes, éd. par Claude Leroy, 2005, t. XII, Paris, Denoël). Patrick Williams, sentant sa fin venir, en avait tiré un nombre limité d’exemplaires distribués selon ses volontés après sa mort, en janvier 2021, à certains proches et chercheurs directement concernés (note de l’éditeur).
  • [2]
    Alfred Loisy, 1920, Essai historique sur le sacrifice, Paris, Émile Nourry.
  • [3]
    Certains personnages inconnus…, op. cit. : 332-342. Afin de ne pas surcharger la lecture du texte, les références, appelées par des notes dans le manuscrit original, ont été écartées de cette reprise (note de l’éditeur).
  • [4]
    Citation empruntée à Blaise Cendrars, (1926) 2003, Œuvres. VII : L’Eubage, aux antipodes de l’unité, Paris, Denoël (note de l’éditeur).
  • [5]
    Ibid. (note de l’éditeur).
  • [6]
    Yves Bonnefoy, 1953, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Paris, Mercure de France.
  • [7]
    « Une ville à la campagne », c’est ainsi que se présente Guéret, préfecture de la Creuse, sur les dépliants touristiques.
  • [8]
    Naissance d’une nation, 1915 (note de l’éditeur).
  • [9]
    Arthur Rimbaud, (1874) 2009, « Phrases », Illuminations, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » : 299 (note de l’éditeur).
Français

Ce texte est extrait d’un tapuscrit autobiographique que Patrick Williams destinait à la publication sous le titre Certains personnages inconnus qu’on appelle : Gitans, Tsiganes, Bohémiens, Roms, Rroms, Romanichels, Gypsies, Gens-du-voyage, Romanos, Manouches, Raboins… ll y livre les conditions de sa rencontre avec ces communautés et en décrit les effets exercés tant sur ses manières de considérer la vie sociale que sur sa façon de faire de l’ethnologie.

  • Patrick Williams
  • Autobiographie
  • Tsiganes
  • Creuse
Deutsch

Die Lagerplätze im Himmel

Ein unveröffentlichter Text von Patrick Williams

Dieser Text ist ein Auszug aus einem autobiographischen Typoskript, das Patrick Williams unter dem Titel „Certains personnages inconnus qu’on appelle: Gitans, Tsiganes, Bohémiens, Roms, Rroms, Romanichels, Gypsies, Gens-du-voyage, Romanos, Manouches, Raboins...“ zu veröffentlichen beabsichtigte. Darin beschreibt er die Umstände, denen er seine Begegnung mit diesen Gemeinschaften verdankt sowie die Auswirkungen, die diese auf seine Sichtweise des gesellschaftlichen Lebens sowie auf seine ethnologische Arbeitsweise hatte.

  • Patrick Williams
  • Autobiografie
  • Zigeuner
Español

Los campamentos del cielo

Un inédito de Patrick Williams

Este texto está tomado de un texto mecanografiado autobiográfico que Patrick Williams destinaba a la publicación con el título : Certains personnages inconnus qu’on appelle: Gitans, Tsiganes, Bohémiens, Roms, Rroms, Romanichels, Gypsies, Gens-du-voyage, Romanos, Manouches, Raboins… Cuenta las condiciones de su encuentro con estos colectivos y describe los efectos que ha tenido tanto en su manera de considerar la vida social como en su forma de hacer etnología.

  • Patrick Williams
  • Autobiografía
  • Gitanos
  • Creuse
Patrick Williams
Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain – CNRS
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2021
https://doi.org/10.3917/ethn.213.0623
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