CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1André Burguière (A. B.) Nous avons souhaité interviewer le cinéaste Cédric Klapisch, réalisateur de l’Auberge espagnole, qui a connu un succès mérité parce que c’était le premier film qui avait choisi de traiter de l’Union européenne comme espace d’une nouvelle manière de vivre, d’une nouvelle culture pour les jeunes. Nous avons demandé à Anne Muxel, sociologue, chercheuse et enseignante à Sciences Po, spécialiste des comportements politiques de la jeunesse, de dialoguer avec lui. Nous avions, ma femme et moi, beaucoup aimé ce film. Notre fille qui avait alors vingt ans, en avait fait son film culte tant elle se reconnaissait dans cette jeunesse partie étudier à Barcelone. Mais depuis, l’Union européenne et les jeunes qui partent étudier loin de chez eux, ont beaucoup changé. Cédric Klapisch referiez-vous le même film aujourd’hui ?

2Cédric Klapisch (C. K.) Non. Comme cinéaste, je suis toujours le témoin d’une époque. J’ai une formation, à l’origine, de reporter photographe. Je commence toujours par regarder autour de moi. Or quand j’ai tourné l’Auberge espagnole l’euro n’existait pas encore. Il a été créé l’année suivante quand le film est sorti. Si je le refaisais aujourd’hui, j’aurais à tenir compte d’un contexte complètement différent : le Brexit, la crise financière de la Grèce, le problème des migrants. Toutes ces questions seraient dedans. En confidence : on me demande une adaptation de l’Auberge espagnole en série télévisée. Je sais bien qu’il me faudra partir sur des pistes différentes. Cette fois, c’est le fils de Romain Duris qui part en stage Erasmus. C’est presque mon cas. J’ai un fils qui est parti cette année dans les mêmes conditions, non pas à Barcelone mais à Toronto. Tout ce que Romain Duris a vécu n’est plus valide pour son fils, parce que les problèmes de l’Union européenne et la condition étudiante ont changé. Il y a maintenant une précarité dans les conditions de vie d’une grande partie des étudiants qui n’existait pas il y a vingt ou trente ans quand j’étais moi-même étudiant.

3A. B. : Le programme Erasmus n’est-il pas la principale et peut-être la seule vraie réussite de l’Union Européenne ?

4Anne Muxel (A. M.) C’est une réussite incontestable sur le plan culturel. Cette expérience permet aux jeunes de saisir concrètement leur appartenance à une culture commune. La formule a eu un tel succès qu’elle s’est élargie à d’autres pays. Certaines universités en ont fait un prérequis. À Sciences Po, la troisième année de la scolarité est obligatoirement effectuée à l’étranger. Erasmus est à l’origine d’une mobilité géographique qui marque en France une transformation de la vie étudiante. Avec le développement de l’accès à l’enseignement supérieur, le temps de la jeunesse s’est considérablement allongé. Il faut quitter le toit familial pour apprendre l’autonomie. Partir est un rite de passage sur le chemin des diverses initiations à la vie adulte, financière, relationnelle, sexuelle… C’est une ouverture. Au début, cette expérience était cantonnée au cadre européen. Aujourd’hui, les jeunes vont bien plus loin, jusqu’en Chine ! Mais c’est toujours l’esprit d’Erasmus qui opère.

5A. B. : Il y a quelques années, la Commission européenne cherchait à réduire ses dépenses. Elle avait songé à supprimer les bourses Erasmus qui sont peut-être ce qu’elle a réussi de mieux et qui ne constituent pas, à coup sûr, sa dépense la plus lourde.

6C. K. : Les « sages » de Bruxelles y avaient pensé, mais la rumeur a soulevé un tel tollé qu’ils y ont renoncé.

7A. B. : Partir étudier loin de chez soi était déjà une tendance importante, parfois très ancienne en Allemagne, en Grande-Bretagne et dans les pays nordiques où les études universitaires peuvent s’étirer sur de longues années. En France, en raison d’une volonté de démocratiser l’accès à l’Université, la tendance a été à la fois d’assurer la gratuité des études supérieures et de multiplier les universités au risque de voir proliférer des centres universitaires insuffisants par leur taille et leur potentiel intellectuel, afin que chacun puisse en trouver un près de chez lui qui lui permette de continuer à vivre sous le toit familial. Le film l’Auberge espagnole a-t‑il contribué à changer les mentalités ?

8C. K. : Je crois qu’il a renforcé l’envie de partir. L’année après la sortie de l’Auberge espagnole, le nombre des candidats aux bourses Erasmus a doublé. Quand je tournais, beaucoup ne savaient même pas ce qu’étaient les bourses Erasmus. Maintenant, les jeunes qui veulent partir grâce à ces bourses se préparent au voyage en organisant des soirées où ils se projettent l’Auberge espagnole pour voir en quoi consistent les voyages Erasmus !

9A. M. : Plus que le voyage, c’est le besoin de quitter la famille pour conquérir son autonomie qui pousse ces jeunes à partir à l’étranger et à s’installer en colocation. Je pense à la série américaine de télévision Friends qui se passe à New York. On y retrouve les mêmes ingrédients : un idéal vaguement communautaire de colocation, de vie partagée, de forte solidarité qui permet de retarder « l’établissement », l’installation en couple. Les deux films ont incarné un mouvement de fond des sociétés occidentales qui favorise l’allongement d’une période de latence entre l’adolescence et la vie adulte. J’ai un fils qui a trente ans et qui vit à New York en colocation. Vivre à plusieurs, partager les frais, les tâches ménagères dans un climat de liberté et de solidarité, lui plaît énormément. Il a une copine avec laquelle il a une vie quasi conjugale. Mais il n’habite pas avec elle. Dans le film, on voit bien que l’intégration d’un couple dans une cohabitation à plusieurs ne va pas de soi… Ce n’est pas l’esprit de cette expérience collective qui fait l’objet de ces années de transition vers le monde adulte.

10C. K. : La colocation, c’est la réussite de ce qui avait échoué en 1968, ce qu’on appelait alors des communautés. Toutes les expériences de communautés nées dans la foulée de Mai 1968 que j’ai connues ont échoué. Qu’elles aient choisi de s’installer en ville ou d’aller élever des chèvres sur le Larzac, elles se sont brisées contre les murs de la réalité. Ces communautés répondaient à une conception parfaitement utopique de la vie collective pour laquelle vivre ensemble suppose qu’on ait les mêmes idées aussi bien sur la politique, la sexualité que sur les règles du quotidien. Elles n’ont pas résisté aux désaccords politiques, aux crises de jalousie et aux autres conflits personnels qui ont fatalement surgi. C’est en observant quinze ans plus tard ce que ma sœur me racontait du stage qu’elle venait de faire à Barcelone et en particulier de sa vie en colocation que j’ai eu envie de faire ce film. Car il s’agissait d’une colocation beaucoup plus raisonnable, d’une communauté sans fusion. On n’est plus obligé de penser la même chose. On partage le frigo, la cuisine, sans être obligé d’avoir la même vie. La communauté, c’est ce qu’on apporte, ce qu’on accepte de mettre en commun. D’où le nom que j’ai donné au film. Les auberges espagnoles de l’ancien temps étaient réputées pour n’offrir que ce qu’on avait apporté avec soi.

11Monica Heintz (M. H.)N’avez-vous pas cherché à rendre plus familière l’idée de l’Union européenne, à lui donner le visage, les rêves mais aussi les insuffisances de la jeunesse ? Romain Duris dit à un moment : « L’Europe c’est comme moi. C’est le bordel ».

12C. K. : C’est le point de départ du film. J’ai projeté sur mon héros mon propre tempérament. J’ai toujours été assez brouillon et je trouvais que le fait de parler de ça pourrait amener une modernité à un « récit d’initiation ». Par exemple, la voix off du personnage principal au lieu d’être posée et littéraire comme chez Truffaut ou poétique comme dans un roman de Stendhal était balbutiante, volontairement hésitante et mal écrite. L’Europe était jeune à l’époque. C’est cette couleur « non aboutie » de la jeunesse que j’ai voulu donner au film. L’insouciance des personnages, c’était celle de l’Union européenne à l’époque. Plus tard quand j’ai été au Parlement européen à Bruxelles, j’ai vu à quel point cette tour de Babel avait aussi un côté absolument foutraque qui ressemblait au personnage de Xavier.

13A. B. : Des sondages récents, me semble-t‑il, montrent que les jeunes, de façon surprenante, ne sont plus la classe d’âge la plus favorable à l’Europe.

14A. M. : L’Union européenne était déjà là quand ils sont nés. Comme ils sont nés dans une Europe pacifiée, ils n’ont pas perçu cette paix comme une conquête de l’Union européenne. Certes, l’Europe politique a été construite, après la Deuxième Guerre mondiale, comme un bastion de résistance face au danger soviétique. Mais les jeunes ne se sentent pas concernés par ce qui était à l’origine de la construction européenne. Pour eux, l’Union européenne est une évidence comme si elle avait toujours existé. Si bien que l’Europe est un chaînon manquant dans l’emboîtement des appartenances à partir desquelles les jeunes définissent leur identité. Dans les enquêtes qui s’efforcent de le mesurer, ils privilégient en premier lieu leur appartenance locale, c’est-à-dire leur ville ou leur région d’origine, puis leur appartenance plus globale au genre humain, ce qui les rend sensibles au risque écologique, à la misère des migrants ou des populations de l’Afrique sub-saharienne ; le sentiment de leur appartenance nationale vient seulement après. L’Europe n’arrive que loin derrière. Cette relégation de l’Union européenne dans leur façon de se situer dans le monde environnant interroge parce que les jeunes sont concernés, plus que toutes les autres catégories de la population, par la mobilité, la circulation des modes culturelles ou des goûts culinaires que la construction européenne a rendu possibles. Mais le sentiment d’une citoyenneté européenne ne les habite pas. L’Europe reste pour eux quelque chose d’abstrait. Le projet et les incertitudes politiques de l’Europe ne les concernent guère. Ils n’investissent pas les élections européennes desquelles ils restent très en retrait. Seul un petit tiers d’entre eux vote. Mais on remarquera que l’abstention touche aussi largement leurs aînés.

15C. K. : Je pense malgré tout que chaque étudiant qui est parti avec une bourse Erasmus se sent plus européen. C’est à New York où j’étais étudiant et où j’avais pour amis un Russe et une Italienne que je me suis senti européen par tout un tas de petites choses, de réflexes que nous partagions et que les Américains n’avaient pas.

16A. M. : Une grande enquête européenne faite sur la jeunesse, Generation what, a montré que c’était le sentiment de l’universel et de l’appartenance à la planète qui dominaient chez eux. Leurs engagements étaient soit de proximité, soit écologiques, à l’échelle de la planète. Dans les représentations qu’ils en ont, l’identité européenne apparaît souvent brouillée, mêlant des appréciations positives et négatives sur la réalité même de l’Union. Si 38 % associent l’Europe à la bureaucratie de Bruxelles, 31 % au manque de contrôle des frontières, 19 % au chômage, d’autres évoqueront la croissance économique (20 %) ou encore les valeurs partagées (32 %).

17M. H. : Donc il n’y aurait pas d’activisme écologique au-delà du niveau local, au niveau national ou européen ? Je fais ici référence à tous ces projets alternatifs portés par la société civile pour des nouvelles formes écologiques d’habitat, d’éducation, de mode de vie, dans lesquels les jeunes d’aujourd’hui se sentent investis ?

18A. M. : Dans L’Auberge espagnole, le registre politique est absent. Sauf peut-être via le frère de l’étudiante britannique, en visite, qui vient bousculer l’entente des colocataires par ses stéréotypes nationalistes. Ils ne parlent pas des enjeux de la construction européenne, d’idéologies, de politique, ils n’écoutent pas les informations, ne lisent pas le journal. C’était un choix délibéré de mettre en sourdine toute la dimension politique ?

19C. K. : C’était un choix et c’était le deuxième film où je l’ai fait. Dans Chacun cherche son chat, film qui sortait pendant les élections, j’ai choisi de montrer les élections comme cette chose lointaine dont personne ne parle, même si on voyait les affiches partout dans les rues. Et je me suis rendu compte plus tard que dans mon premier long métrage, Rien du tout, qui se passe en entreprise, j’avais choisi sciemment de ne pas parler des syndicats. Cela provenait de mes observations parce que je voyais que la vie des gens ne passait pas par les syndicats, mais les discussions sur l’injustice avaient lieu dans les vestiaires, pas lors des discussions syndicalisées politisées. Là aussi, quand je me suis renseigné sur la colocation des Erasmus, j’ai bien vu que, mis à part les étudiants en science politique, les jeunes ne parlaient pas de politique. C’est effectivement une histoire d’échelle et l’échelle européenne est bizarrement très abstraite pour les étudiants, alors même qu’un engagement pour la planète – faire de l’humanitaire en Afrique par exemple – ou un engagement local fait sens.

20M. H. : Ce qui frappe dans le film, c’est l’émergence d’un portrait de « l’étudiant européen » ; finalement, ils se ressemblent tous même s’il y a un qui range mieux son espace de vie que l’autre et que cette capacité correspond parfois à des stéréotypes nationaux.

21C. K. : Oui, c’était une question délicate pour moi de traiter de ces différences nationales dans le film. Pour le casting, je suis allé en Italie, Allemagne, Angleterre. En Italie, tous les acteurs avaient au minimum une heure de retard pour le casting et j’ai vu tout de même entre 30 à 40 personnes. Quand j’étais en Allemagne, personne n’était en retard et quand j’étais au Danemark, tout le monde était en avance ! C’est affreux d’observer ça et je l’ai minimisé dans le film, parce que forcément cela aurait semblé être juste un stéréotype. Et pourtant, c’était la réalité observée à partir des questions de ponctualité en casting.

22M. H. : Il est vrai que le jeu avec les caricatures et les stéréotypes dans la fiction doit être très fin pour ne pas contribuer à les renforcer. En dépit de ces différences culturelles, on voit dans le film un certain profil d’étudiant européen. Je me demande par ailleurs ce qu’il en est du reste de la jeunesse – ceux qui ne font pas d’études supérieures, ne partent pas en Erasmus, voyagent moins, connaissent moins de monde et moins de pays étrangers ? Leur identification est-elle plutôt locale, nationale, ou européenne ?

23A. M. : Parmi les jeunes actifs peu ou pas diplômés, l’identification à l’Union européenne apparaît encore plus faible. C’est pourquoi les pouvoirs publics ont récemment envisagé un Erasmus pour les apprentis. Ce sont des initiatives à développer. Même s’il y a une massification de l’enseignement supérieur, il reste toujours 40 % d’une classe d’âge qui n’ont pas le bac en France et qui n’auront pas accès aux études supérieures. Le temps de la jeunesse n’est pas une expérience uniforme. Des fractures sociales et aussi politiques recoupent les clivages qui marquent l’appropriation de l’idée d’Europe.

24C. K. : Effectivement, dans le film les étudiants sont des jeunes bourgeois européens. C’est ce que j’observe de plus en plus : les bobos français ou allemands ou polonais vont avoir les mêmes références. Ce qu’on voit avec les gilets jaunes aujourd’hui est un mouvement plus local, où les problèmes ne sont pas identifiés comme émanant de Bruxelles. L’idée européenne reste encore une idée bourgeoise.

25A. M. : La montée des nationalismes et le succès des populismes concernent particulièrement les jeunes générations. On observe chez les jeunes Européens une plus grande adhésion à l’éventualité d’un leadership autoritaire : 38% des moins de 35 ans envisagent comme un bien pour le pays l’arrivée au pouvoir d’un homme fort ne se préoccupant ni du Parlement ni des élections contre seulement 23 % des 60 ans et plus. (enquête européenne Fondapol, Démocratie, 2019). Cela révèle un certain dépérissement des valeurs démocratiques dans les nouvelles générations.

26A. B. : Est-ce que ce ne sont pas les 40 % qui n’ont pas accès aux études supérieures justement ? Ceux qui vivent peut-être la frustration de ne pas faire partie de cette élite européenne – qui a fait des études, et qui a voyagé ?

27A. M. : Oui, il y a toujours cette fracture sociale et culturelle qui traverse la jeunesse et qui recoupe une fracture politique, mais on voit aussi des jeunes diplômés qui cèdent aux mouvements souverainistes : Mélenchon, Le Pen. Le projet européen est moins évident qu’il y a quelques années ; c’est un sujet de préoccupation. Il y a moins de jeunes qui s’engagent pour défendre le projet européen et on en trouve plus pour le combattre. Ce sont des évolutions préoccupantes pour son avenir. Nés dans l’évidence de l’Union européenne, les jeunes cèdent pourtant aux sirènes des mouvements anti-européens. Certes, la construction européenne fait l’objet d’un accord plus affirmé que dans les générations plus âgées. Ils sont 51 % à considérer qu’elle est une bonne chose – soit 4 points de plus que l’ensemble des Français – (CEVIPOF/Opinion Way 2018). Mais, pour une génération qui a grandi dans l’Europe, la relative timidité de cette adhésion interpelle.

28C. K. : Oui, mais il y a plusieurs sortes d’eurosceptiques : ceux qui pensent que l’Europe prend trop de place ou coûte trop cher comme les Anglais qui ont soutenu le Brexit, ceux qui ont peur de perdre une part de leur identité nationale. Il y a aussi ceux qui voient dans l’Europe un projet capitaliste, notamment – en France – parmi les mélenchonistes ou parmi ceux qui ont voté contre le projet de Constitution européenne en 2002. Cette dernière attitude contre « l’Europe du fric » se distingue des mouvements nationalistes et elle est très préoccupante. La politique de la Commission européenne est en effet très libérale et beaucoup sont très énervés par ce fonctionnement libéral de l’Europe.

29A. B. : Les jeunes qui défendent les idées nationalistes ne rejoignent-ils pas les déçus de l’Europe, ceux qui pensent que l’Europe finalement ne leur a rien apporté ? Mon frère, ancien ouvrier photograveur, qui reste très peu européen, exprime la chose sous cette forme : « Qu’est-ce que l’Europe m’a apporté ? »

30C. K. : C’est dommage qu’on ne se rende plus compte de ce que l’Europe apporte. C’est le tort des Anglais de ne pas avoir su ce que l’Europe leur apportait. Les gens ne savent pas ! Dans une interview télévisée, un ouvrier anglais qui faisait des planches en bois de mesure standard européen mesurait récemment la catastrophe de devoir rebasculer toute sa production en fonction de standards anglais et, partant, les conséquences pour son commerce par la suite. Un autre, dans la perspective du « no deal », faisait des réserves de conserves, de feta, de mozzarella. Les domaines de la production et de la consommation sont les plus évidents, mais au fond ce n’est pas ça le cœur de ce qu’on gagne ou on perd. En Espagne, dans un endroit où je vais régulièrement, la protection des dunes n’aurait pas été possible sans le financement européen. Dans ce type d’endroit, les gens savent très bien ce qu’ils doivent à l’Europe.

31A. B. : En Angleterre, le choix pour la sortie de l’Union européenne a été purement idéologique, puisqu’en termes de pertes d’avantages économiques, il est assez clair que le Brexit sera très coûteux. Donc le mobile n’est pas nécessairement économique.

32A. M. : Mais le choix du Brexit n’est pas le choix des jeunes, car les jeunes de moins de 25 ans ont voté majoritairement pour le maintien dans l’Union européenne. Des clivages régionaux ont marqué le vote. Londres et le sud de l’Angleterre ont voté contre le Brexit, les Midlands pour.

33M. H. : C’est en grande partie parce que les gens ne savent pas faire le lien. En regardant l’évolution de l’opinion de mes étudiants quant à l’Union européenne, ces quinze dernières années, je constate que l’on est passé d’un manque de conscience du rôle de l’Europe dans les mesures nationales auxquelles ils s’opposaient (CPE, réforme des universités, réforme du statut de l’enseignant-chercheur) à une conscience du rôle de l’Europe, mais qui a malheureusement transformé certains en eurosceptiques. Cela faisait partie d’un combat de gauche, dirigé au début vers les problèmes nationaux, les partis politiques français. Cette opposition se dirige maintenant contre l’Europe qui est vue comme le siège du libéralisme. Cela ressort surtout lors des grands mouvements de protestations et des blocages et non des attitudes au quotidien. Dans un autre ordre d’idée, y a-t‑il encore en France une transmission intergénérationnelle des options politiques ou l’importance croissante de l’Europe a-t‑elle brouillé les pistes ?

34A. M. : Les positionnements sur l’Europe ont été des moments forts de politisation des enjeux européens qui ont traversé la vie des familles. Ces moments ont pu créer des disputes, mais ils n’ont pas modifié les orientations idéologiques profondes qui continuent de se transmettre dans la famille.

35A. B. : Dans les élections françaises récentes, on voit que la question de l’Europe a redécoupé les mouvements politiques traditionnels.

36C. K. : Les changements depuis Maastricht (1992) sont frappants, d’où l’intérêt de refaire un film sur Erasmus maintenant, 17 ans après, pour voir ce qu’il en reste. En faisant des enquêtes pour le scénario, j’ai appris par exemple que le roquefort et le camembert, qui craignaient d’être évincés à cause de leur non conformité aux réquisits européens, ont finalement vu, grâce à l’introduction de l’AOC, leur existence soutenue par les règlementations et les protections européennes. Mais aucun homme politique ne tient à dire que l’Europe a réussi à préserver la notion d’AOC alors que c’est une vraie réussite. Tout comme Erasmus.

37A. B. : N’est-ce pas une vision très française ? Le terroir et la nourriture sont très importants en France, mais cette « réussite » a-t‑elle le même poids ailleurs ?

38M. H. : En Europe de l’Est où on craignait terriblement la destruction de la possibilité même de production locale qui n’était pas aux normes européennes, on a vu, au fur et à mesure que le moment de l’adhésion s’approchait, qu’il y avait eu finalement des précédents dans l’Union européenne et qu’elle s’était dotée entre temps de structures de protection pour ces productions spécifiques.

39A. B. : Est-ce que ce qui a manqué à la formation d’une identité européenne n’a pas été finalement le besoin de défendre l’Europe ? Les identités nationales se sont forgées historiquement dans des guerres dont l’Europe a heureusement été préservée.

40C. K. : Ce qui peut amener cette cristallisation autour de l’idée de l’Europe est la guerre commerciale, sur la base de l’idée européenne et des valeurs européennes à défendre. C’est ce qui se passe avec les GAFA qui essaient de se soustraire aux impôts à la fois nationaux et européens. Si l’Europe arrive à formuler des choix forts et coercitifs, cela va fabriquer une idée forte européenne autour de cette réussite. Mais ce n’est pas un combat. Je participe par exemple aux combats pour le droit d’auteur : on essaie de suggérer l’extension du droit d’auteur français à toute l’Europe et c’est très compliqué. Ce sont des combats complexes, mais c’est à force de remporter de telles batailles qu’on pourra consolider l’Europe.

41A. M. : Les jeunes générations vont-elles se sentir partie prenante de cela ? Même si l’Europe gagne cette bataille, ce sera vu comme une question liée à la mondialisation et non pas à l’Europe. Il faudrait que les jeunes générations puissent s’identifier à la cause européenne. La question écologique semble la plus probable comme catalyseur possible de l’adhésion des jeunes. Et il faudrait des figures européennes transnationales, ce que l’Europe a toujours trouvé difficile à proposer dans le domaine politique et civique du moins.

42M. H. : Y a-t‑il des résultats d’enquêtes sociologiques sur les effets des initiatives européennes menées au niveau local comme les jumelages entre les villes d’Europe par exemple ? Dans ma petite ville d’Essonne qui est jumelée avec trois villes européennes, les drapeaux de tous les pays membres de l’Union européenne sont sortis pour la fête de la ville, des Allemands sont venus pour les commémorations conjointes franco-allemandes du 11 novembre, des actions communes sont organisées tour à tour dans les villes jumelées, avec logement chez l’habitant. La question de la langue revient tout de même, car l’anglais n’est pas à portée de main pour toutes les générations et toutes les classes sociales ; aussi la communication lors de ces actions communes reste-t‑elle limitée. Quel rôle ont ces initiatives qui se sont généralisées à travers l’Europe dans l’identification européenne ?

43A. M. : La réception de telles initiatives a été peu étudiée, mais ce serait une piste à envisager en effet, car c’est une tentative d’articuler le local avec le supranational. Quelles implications ces initiatives ont-elles dans la vie personnelle des jeunes ? Créent-elles des possibilités pour voyager ? Sont-elles reçues de la même manière dans tous les milieux sociaux ?

44M. H. : C’est à ce niveau que notre travail de sociologue, d’historien, ou d’anthropologue intervient : inciter les jeunes chercheurs à systématiser et approfondir ces enquêtes, chercher les articulations qui ne se donnent pas encore à voir, en débattre dans la sphère publique. Mais c’est sûrement le travail d’un réalisateur tel que Cédric Klapisch qui pourra le plus sûrement faire naître la conscience d’une appartenance, car il s’adresse d’une manière non didactique directement à notre imaginaire.

Français

Cet entretien aborde la question de la jeunesse et de sa conscience identitaire européenne, à travers le cas du programme phare Erasmus tel que reflété dans l’œuvre de fiction Auberge Espagnole de Cédric Klapisch. L’entretien avec Cédric Klapisch, réalisateur du film, et Anne Muxel, spécialiste des comportements politiques de la jeunesse, a été initié par André Burguière, qui a consacré ses travaux à l’histoire sociale de l’Europe, accompagné de Monica Heintz, anthropologue coordinatrice de ce numéro.

  • Étudiant
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  • Europe
  • Jeunesse
  • Nationalisme
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2020
https://doi.org/10.3917/ethn.203.0575
Pour citer cet article
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