CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1L’Europe a pour caractéristique d’avoir produit les plus grandes puissances coloniales. Les peuples autochtones ont pour caractéristique d’être le produit de la colonisation. C’est probablement pour cette histoire que, au sein de la communauté internationale, l’Europe occupe une place singulière au regard des « questions autochtones » [1]. Ces « questions » définissent le terrain des recherches que je conduis depuis une vingtaine d’années sur la fabrique des droits des peuples autochtones [2], notamment soutenues par le programme du Conseil européen de la recherche Scales of governance and indigenous peoples (SOGIP) que j’ai piloté de 2010 à 2016. [3] En 2007, après 25 ans de discussions, l’Assemblée générale des Nations unies (ONU) adoptait la Déclaration sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). Fruit de larges mobilisations, ce document ouvre un horizon de droits, individuels et collectifs, qu’il s’agit de mettre en œuvre aux échelles internationales, nationales et locales.

2Cet article vise à éclairer la manière dont les États et l’Union européenne se saisissent des questions autochtones, en faisant le lien entre ce qui se dit dans les espaces qui leur sont dédiés que j’observe à l’ONU depuis plusieurs décennies, et le dessin récent d’une politique arctique qui, pour la première fois dans l’histoire de l’UE, prête une attention relative aux droits de ces peuples. Après une brève présentation du contexte relationnel prévalant sur la scène onusienne, que les représentants des organisations autochtones connaissent de mieux en mieux, nous évoquerons la manière dont les problématiques qui les concernent, intègrent un dispositif européen. Nous verrons au fil de l’analyse les résistances à, ou les blocages de, l’expression juridique de l’altérité lorsqu’elle engage le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nous verrons aussi comment le traitement des questions autochtones dépend d’une réglementation des relations commerciales entre pays concurrents et comment les changements terminologiques visent plus les communautés extra-européennes qu’intra-européennes.

Mise en contexte

3La figure que je nomme ici « l’Europe et les peuples autochtones » est brouillée par l’expérience du colonialisme qui a laissé des traces variées selon les pays, et par le dualisme juridico-politique qui conduit à distinguer l’Union européenne (UE) et ses États-membres. Cette distinction ne fait guère sens dans l’esprit des délégués autochtones que je rencontre depuis 20 ans mais Bruxelles, en tant que siège de l’UE, constitue aujourd’hui une étape des tournées organisées, avec le soutien des ONG, dans les capitales européennes pour dénoncer les situations critiques (principalement liées à l’industrialisation des territoires). Cela contribue à une plus grande sensibilité des institutions européennes aux problématiques de droits des peuples autochtones, comme nous le verrons plus loin à travers les textes qui s’y réfèrent, depuis 1996.

4Du point de vue de l’inscription des droits dans le droit international, et par la voix de ses représentants, l’UE soutient les progrès onusiens. Mais les Européens présentent plusieurs visages aux négociations : quelques États membres de l’UE sont favorables à l’extension du champ des droits humains, d’autres dissocient droits humains et droits des peuples autochtones, certains ne se sentent pas concernés : aucun ne se dit ouvertement ni complètement contre. Cette diversité, que résume le syntagme « l’Union et ses États-membres », affecte la relation du continent européen à ces peuples. Comment cette région du monde est-elle concernée, elle qui connaît surtout le concept de « minorité » [4], notamment au Conseil de l’Europe. L’est-elle en tant que continent qui exporta l’empire et induisit la condition indigène par ses modes d’administration des territoires conquis ? En tant que matrice des principes de droits fondamentaux qui protègent l’individu plutôt que des collectifs ? En tant que puissance économique dont les entreprises affectent les conditions de vie des populations autochtones ? Probablement tout cela en même temps, sans oublier la part symbolique des héritages que laissèrent les puissances coloniales.

5Une réflexion de Nilo Cayuqueo, membre mapuche de la petite délégation d’Indiens nord et sud-américains qui se rendirent à Genève en 1977, donne une idée de ce qui s’est produit lors de la première rencontre des « Indiens », organisée tout près du Palais des Nations mais pas encore au sein des Nations unies [Morin 2006]. Aux journalistes qui, dès l’aéroport, l’interrogeaient sur ce qu’il venait faire à Genève, Cayuqueo répondit en espagnol : « Et bien, on est là. Les Européens ont conquis nos terres : à nous de découvrir l’Europe ! ». Dans le film documentaire, réalisé à l’initiative du Centre de documentation pour les peuples autochtones (Docip [5]), il poursuit : « C’est à ce moment qu’a commencé le processus de décolonisation de nos mentalités » [6]. Ce clin d’œil à « la théorie de la découverte » [7] est à la base d’une révision historique qui s’exprimera très publiquement quinze ans plus tard lorsque, à l’occasion de la célébration du cinquième centenaire de ladite « découverte », en 1992, les Indiens d’Abya Yala (expression kuna qui désigne le continent américain) mirent en avant le terme de « conquête » : il ne s’agissait plus de penser la découverte d’une terre (« rien à célébrer » de leur point de vue) mais la « conquête de l’Amérique » [8]. La part d’humanité des Indiens, si bien discutée dans la controverse de Valladolid qui opposa Bartolomé de las Casas à Juan Ginés de Sepulveda, en 1550, faisait ainsi retour. Et avec ce retour, la question de la place des autochtones dans les États qui les englobent faisait irruption dans le droit international.

L’héritage colonial

6Au moment où les organisations autochtones revendiquaient le droit des peuples autochtones à disposer d’eux-mêmes pour garantir des droits collectifs sur les terres, territoires et ressources naturelles, les États dont les représentants s’exprimaient le plus souvent en plénière, qui rencontraient les délégations autochtones dans des salons privés et partageaient leurs réserves sur le but d’un tel instrument (avant de l’adopter en 2007), étaient ceux qui avaient une expérience coloniale. Cela n’est guère étonnant puisque de cette expérience ancienne découle une mémoire politique, une place dans le commerce international, des relations entre ressortissants des pays colonisés et anciennes métropoles. Mais cela m’a poussé à comprendre comment l’UE catégorisait « ses » territoires.

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Deux types de territoires européens, issus de la colonisation externe, sont susceptibles de concerner des peuples autochtones. Leurs articulations à l’Europe relèvent de différents articles du Traité de l’Union européenne mais, dans tous les cas, les situations politiques et juridiques des personnes et groupes qui en relèvent dépendent du dialogue avec les autorités nationales.
Parmi les premiers, dénommés «  régions ultrapériphériques » (RUP) et identifiés comme des « territoires européens », figurent la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion, la Martinique, Mayotte et Saint-Martin (France), les Açores et Madère (Portugal) et les Îles Canaries (Espagne). En Guyane, vivent six peuples amérindiens dont les organisations se présentent à l’ONU pour exposer leurs problèmes. Les Îles Canaries connaissent aussi l’existence de descendants d’origine berbère, susceptibles de revendiquer l’application des droits des peuples autochtones : la situation est évoquée par l’intermédiation du mouvement amazigh d’Afrique du nord (incluant des organisations berbères, kabyles et touarègues).
Dans une deuxième série, figurent 25 territoires que l’UE connait comme des « pays et territoires d’Outre-Mer » (PTOM) qui dépendent pleinement des pays membres et ne sont pas considérés comme des régions européennes : le Groenland, dépendant du Danemark ; la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres australes et antarctiques françaises, Wallis-et-Futuna, et Saint-Barthélemy qui relèvent de la France ; relevant des Pays-Bas, Aruba et les territoires issus des anciennes Antilles néerlandaises – Bonaire, Curaçao, Saba, Saint Eustache et Saint Martin ; et enfin Anguilla, les Bermudes, les Îles Caïmans, la Géorgie du Sud-et-les Îles Sandwich du Sud, les îles Malouines (Falkland), Montserrat, les îles Pitcairn, Sainte-Hélène, Ascension et Tristan da Cunha, le Territoire antarctique britannique, le Territoire britannique de l’océan Indien, les îles Turks-et-Caïcos et les îles Vierges britanniques, qui dépendent du Royaume-Uni[9].
Dans ce vaste et très hétérogène ensemble, règne un contentieux colonial qui ne se règle pas devant les organes chargés des questions autochtones. Il relève du Comité des 24 (dit « de la décolonisation ») qui examine, toujours à l’ONU, la situation de 17 territoires non indépendants ; 2 impliquent la France (Nouvelle-Calédonie et Polynésie française) et 10, le Royaume-Uni (soulignés, plus haut).
Notons que les territoires non autonomes ne connaissent pas tous des peuples autochtones et qu’il reste des territoires en dehors de cette liste : par exemple, l’Archipel des Chagos n’en fait pas partie bien que la déportation de sa population pour laisser place à une base militaire étatsunienne fasse toujours problème ; Gibraltar aussi a un statut spécial, qui ne relève pas du cadre de cet article.

8Disjointe dans le temps (renvoyée au passé) comme dans l’espace (le comité des 24 n’est pas le lieu de discussion des « questions autochtones »), dissociée en termes administratifs comme le fait l’UE entre RUP et PTOM, politiquement clivante, la part coloniale des rapports entre États et peuples autochtones est mise à distance. Comme s’il s’agissait d’une pratique qui n’engagerait plus les États contemporains. En témoigne le point H de la résolution du Parlement européen concernant les violations des droits des peuples autochtones dans le monde, qui fut adoptée le 3 juillet 2018 (2017/2206[INI]) [10] :

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H. Considérant que dans différentes régions du monde, des violations des droits collectifs et individuels des peuples autochtones continuent d’être perpétrées par des acteurs étatiques et non étatiques ; que, par conséquent, les peuples autochtones sont victimes de violences physiques, psychologiques et sexuelles ainsi que de racisme, de discrimination, d’expulsions forcées, de colonisation destructrice et d’expropriation illégale de leurs terres ancestrales ou sont privés d’accès à leurs ressources, à leurs moyens de subsistance et à leurs connaissances traditionnelles; considérant que selon l’ONU, la violation des droits des peuples autochtones a pris de l’ampleur ces dix dernières années; [11]

10Ce paragraphe, émanant d’une institution européenne, montre que l’UE s’engage dans une « nouvelle vision » des problématiques. Le fait d’introduire l’expression « peuples autochtones » dans une telle résolution signale une mise à jour sémantique qui mérite d’être contextualisée.

L’Europe face au droit émergent des droits des peuples autochtones

11Le premier des visages européens sur la scène internationale qui traite des questions autochtones est configuré par les services diplomatiques de l’UE (Service européen pour l’action extérieure – SEAE) dont le ou la représentante prend la parole lors des réunions qui se tiennent à Genève, à New York, ou en tout autre lieu du globe où l’ONU organise des conférences spéciales (type Sommet de la planète). Le ou la représentante de l’UE s’exprime généralement en anglais et s’efforce de livrer une position commune. Mais comme me l’indiqua l’un de ces représentants : « les questions autochtones ne font pas partie de l’acquis communautaire[12] ». L’indication de « non appartenance à l’acquis communautaire » signifie que lesdites questions relèvent des politiques et des cadres juridiques des États membres. Comme les États ne sont pas également actifs sur la scène internationale, ni porteurs de manières communes de percevoir les questions autochtones ou les solutions à concevoir, celles-ci relèvent de l’entre-deux postcolonial évoqué précédemment.

12Dans un contexte marqué par le dualisme des politiques des États-membres et des initiatives techno-politiques de l’UE, « l’Europe » croise les représentants des peuples autochtones qui approchent les délégués étatiques et intergouvernementaux : ceux qui représentent les pays les plus influents ; ceux qui connaissent des peuples autochtones sur leur territoire métropolitain et ultramarin ; ceux dont les agences de coopération interviennent en territoires autochtones ; ceux qui sont susceptibles de financer des projets… Les rencontres se déroulent dans les corridors, à la cafeteria, dans les salons des représentations permanentes. Ce dialogue commencé à Genève, au siège des Nations unies et dans le secteur dédié aux droits humains, se poursuit à New York ou à Bruxelles et s’élargit à nombre de perspectives qui vont au-delà de la seule question des droits humains [13]. Nous essaierons à la suite de poser quelques repères sur la dynamique liant la production normative internationale aux programmes politiques européens et à la résolution de conflits impliquant des autochtones.

13Deux grandes organisations intergouvernementales respectueuses des droits fondamentaux traversent Europe, l’Union européenne (UE) et le Conseil de l’Europe, dont les périmètres se chevauchent mais que les mandats distinguent. Nous suivrons l’UE dont les représentants s’expriment à l’ONU et non le Conseil de l’Europe qui ne s’y exprime pas. Mais l’Europe possède également un système régional des droits humains qui a vocation à être saisi de questions touchant aux droits des autochtones, et dont les évolutions sont étudiées par les juristes.

Les Européens, les droits humains et les droits des peuples autochtones

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Un fil historique
Après la Première Guerre mondiale, 15 États européens figurent parmi les 42 membres fondateurs de la Société des Nations prévue par le Traité de Versailles en 1919 et annoncée par la déclaration en « Quatorze points » de Woodrow Wilson. Celle-ci énonce le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui entrera plus tard dans le droit international. La Deuxième Guerre mondiale révélera l’incapacité du dispositif international à maintenir la paix, mais en 1946, 10 pays européens figurent parmi les 51 fondateurs de l’Organisation des Nations unies, et ils s’accordent sur une Charte qui débute par ces mots « Nous, les peuples… ».
En 1950, les Européens élaborent le texte d’une Convention européenne des droits de l’homme qui donne naissance à deux organes juridictionnels (la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme ») [14]. En 1960, ils adoptent la Déclaration 1514 sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, qui prévoit au point 2 que : Tous les peuples ont le droit de libre-détermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel.
La formule sera inscrite, en 1966, à l’article premier commun à deux traités largement ratifiés : le Pacte international sur les droits civils et politiques (PIDCP) et le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC). Une bonne trentaine d’États européens, membres ou non de l’UE, les ont ratifiés.
Cet article a inspiré la rédaction de l’article 3 de la DNDUPA qui dispose que : Les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. Le seul ajout du mot « autochtones » exigea 25 ans de négociations : c’est dire la puissance symbolique de la catégorie « peuples autochtones » [Bellier et Gonzalez, 2015] autant que la résistance des États pour étendre ce droit à des entités qu’ils considèrent comme relevant de leur souveraineté politique.

15L’ensemble des pays européens ont adopté la DNUDPA, parfois avec des réserves d’interprétation. Moins active en séance que d’autres États visiblement plus concernés par la portée d’une déclaration sur les droits des peuples autochtones, comme les pays du groupe CANZUS (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis), l’UE exprimait de temps à autre une position de soutien aux avancées réalisées face aux « États récalcitrants » [Bellier, 2006]. Dans les salles de conférences, à leur place respective signalée par affichage électronique, l’Espagne, la France, le Royaume-Uni s’exprimaient plus souvent, et en leur nom propre.

16La France et le Royaume-Uni qui occupent une place forte dans le dispositif onusien (avec deux sièges permanents au Conseil de sécurité) apparaissaient indispensables à la fabrique du consensus onusien [15]. Tandis que les négociations visaient à forger « le langage » d’un document à portée universelle, novateur en ce qu’il introduisait des droits collectifs, leurs représentants permanents ont été invités par l’assemblée générale des autochtones (dite caucus global) à expliciter ce qui posait problème : la notion de droits humains collectifs. In fine, ces deux pays votèrent en faveur de la DNUDPA avec de fortes réserves interprétatives, leur soutien étant lié à la garantie de protection des droits de la personne, de la souveraineté politique et de l’intégrité territoriale des pays [16]. Ils ne reconnaissent aucun peuple autochtone sur leurs territoires métropolitains.

17Comme le signala son représentant le 13 septembre 2007, jour de l’adoption de la DNUDPA par l’Assemblée générale de l’ONU, la France estime que les territoires ultra-marins de la République connaissent des populations autochtones (non des peuples) : la différence est subtile, mais elle a de grandes implications au regard du droit des peuples à l’autodétermination. En effet, les individus peuvent bien constituer des populations, cela ne confère pas pour autant à leur nombre (autrement dit « minorité ») la détention de ce droit [17]. Après l’adoption de la DNUDPA, alors que sa stratégie de négociation visait à ne retenir dans le texte que la notion d’« individu autochtone », ce qui fut contrecarré par la rétention d’une formulation hybride dans quatre articles (« les autochtones, peuples et individus… »), le Royaume-Uni maintient une position de non reconnaissance des droits collectifs en tant que droits fondamentaux : ses représentants ne disent pas « the human rights of indigenous peoples », mais « the rights of indigenous peoples ». D’autres États-membres de l’UE et de l’ONU soutiennent plus nettement les peuples autochtones : c’est le cas de la Scandinavie. Ce groupement inclut le Danemark, qui a concédé l’autonomie au Groenland (un territoire notamment peuplé par les Inuit), la Finlande, la Norvège (non membre de l’UE) et la Suède. À la différence des précédents, ces pays ont en commun le fait de connaître l’existence des peuples autochtones sur leurs territoires. Les Inuit et les Sami étant reconnus comme des interlocuteurs sur les scènes nationales, leur expression est respectée sur la scène internationale [18].

18Pour compléter le tour d’horizon des positions européennes, signalons que les représentants d’autres pays qui partagent une expérience coloniale – comme l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas ou le Portugal – ou de ceux qui ont critiqué le colonialisme et l’impérialisme, comme la plupart des pays d’Europe centrale et orientale à l’époque socialiste, demeurent plutôt silencieux lorsqu’ils participent aux réunions concernant les peuples autochtones. Ces données, aussi succinctes soient-elles, visent surtout à signaler la variabilité des positions étatiques dans le champ des questions autochtones ainsi que le rôle des organisations autochtones dans les luttes juridiques pour faire avancer le dialogue international et pousser les États qui englobent des peuples autochtones à y participer : d’où, l’importance de leur reconnaissance comme interlocutrices du pouvoir.

19Avant que l’UE ne formule une position devant les Nations unies, le texte circule entre les délégations des États-membres (mais pas auprès des citoyens ou des autochtones possiblement intéressés) : si une opposition apparaît, une réunion de coordination est convoquée. La décision est prise par consensus actif, après discussion de chaque mot, sachant que les foyers de dissension sont multiples : sur le nombre de fois où est mentionné le mot « peuple », sur l’occurrence de l’expression « droits collectifs », sur la ventilation des données [19]… Les mots ont du poids, leur absence aussi : si l’on dit « une approche de l’autodétermination fondée sur les droits de l’homme », le Royaume-Uni entend une référence aux droits individuels de la personne ; s’il s’agit de se référer aux droits fonciers des peuples autochtones qui sont un noyau dur du problème et où l’enjeu de la titularité collective est crucial, il faut le faire en tant que « droits coutumiers ». Une recherche approfondie révèlerait toutes les subtilités du code sémantique en clé européenne et en clé onusienne qui éclairent la timidité de l’Europe pour se saisir de ces enjeux.

20C’est ainsi que l’ensemble des pays européens soutiennent les processus qui ont suivi l’adoption de la DNUDPA, notamment dérivés de la Conférence mondiale des peuples autochtones dont le document final, adopté en 2014, vise la mise en œuvre des droits établis. Ils sont toutefois fort peu engagés dans des actes juridiquement contraignants. Le seul instrument du droit international précisément applicable aux peuples autochtones, la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT-C169), n’a été ratifié que par 5 pays européens.

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La Convention 169 sur les peuples indigènes et tribaux
Cette convention, adoptée en 1989, retient les mots « indigène » et « tribaux ». Mais ces deux termes, considérés comme péjoratifs en français, s’effacent des discussions des dernières décennies. Depuis la DNUDPA, le vocable « autochtone » est retenu pour traduire le mot « indigenous/indígenas » et en 2009, l’OIT a élaboré un Guide sur les droits des peuples autochtones et tribaux dans la pratique, destiné à articuler les deux instruments juridiques.
À la différence de la DNUDPA, adoptée par l’immense majorité des pays, la Convention n’est, à ce jour, ratifiée que par 23 pays. Elle contient une disposition précisant son application ainsi qu’une sorte de définition des peuples autochtones : ce que la DNUDPA n’inclut pas.
La présente Convention relative aux peuples indigènes et tribaux (no 169) de 1989 s’applique aux peuples tribaux vivant dans des pays indépendants et dont les conditions sociales, culturelles et économiques les distinguent des autres secteurs de la communauté nationale, et aux peuples qui, en raison de leurs origines, sont considérés comme indigènes* dans les pays indépendants où ils vivent. La Convention oblige les États qui la ratifient à établir qu’il incombe au gouvernement, avec la participation des peuples intéressés, de développer une action coordonnée et systématique visant à protéger les droits de ces peuples et à garantir le respect de leur intégrité.
Entrée en vigueur en 1991, la C169 a été ratifiée par 15 pays sud et centre américains, 1 africain, 1 asiatique, 1 océanien et 5 européens : la Norvège en 1990, le Danemark en 1996, les Pays-Bas en 1998, l’Espagne en 2007 et le Luxembourg en 2018.
[Bellier, Cloud et Lacroix, 2017 : 58-66]

22Ni la France ni le Royaume-Uni n’ont adopté la C169. En France, les consultations sur l’opportunité d’adopter un instrument de cette sorte s’éternisent et sombrent dans un oubli que protège la Constitution qui ne reconnaît qu’un peuple, une langue, un territoire au nom de l’indivisibilité de la République. Sans entrer dans une exégèse en droit constitutionnel, ce principe est systématiquement opposé aux demandes de ratification présentées par des organisations autochtones ou des organisations de soutien, mais des enjeux plus précis sous-tendent l’opposition. En effet, la C169 reconnaît aux peuples autochtones les droits à la propriété de leurs terres, à l’autodétermination et à la consultation sur tous les projets les affectant : c’est-à-dire, des droits collectifs.

23Ce serait l’une des particularités de l’Europe que d‘être globalement concernée par les peuples autochtones mais peu impliquée aux plans politiques, juridiques et scientifiques. À la différence des États-Unis, du Canada et de nombreux autres pays de tradition anglophone ou hispanophone, l’université européenne (au sens large, incluant les pays de cette région du monde et les sciences humaines et sociales) s’est saisie tardivement des questions de droits de ces peuples. Cela tient à la distance qui sépare les autochtones de la société, des institutions et de l’État : distance géographique mais aussi sociale et politique. Ils sont « ailleurs ». Hormis la Norvège qui reconnait les Sami, également établis en Finlande, en Suède et en Russie, et dispose par exemple d’un Centre des Études Sami, les pays membres de l’UE qui ont adopté la C169 ne connaissent pas de peuples autochtones sur leur territoire métropolitain. Ils sont cependant amenés à respecter les dispositions de la C169 dans leurs politiques commerciales ou de coopération.

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La convention est juridiquement contraignante.
La lecture d’un seul article de la C169 éclaire possiblement le faible nombre des ratifications. Le respect des dispositions de cette convention suppose en effet de reconnaître les institutions des peuples autochtones pour établir un dialogue avec les parties concernées et les pouvoirs politiques et administratifs.
Article 7 : 1. Les peuples intéressés doivent avoir le droit de décider de leurs propres priorités en ce qui concerne le processus du développement, dans la mesure où celui-ci a une incidence sur leur vie, leurs croyances, leurs institutions et leur bien-être spirituel et les terres qu’ils occupent ou utilisent d’une autre manière, et d’exercer autant que possible un contrôle sur leur développement économique, social et culturel propre. En outre, lesdits peuples doivent participer à l’élaboration, à la mise en oeuvre et à l’évaluation des plans et programmes de développement national et régional susceptibles de les toucher directement ; 2. L’amélioration […]; 3. Les gouvernements doivent faire en sorte que, s’il y a lieu, des études soient effectuées en coopération avec les peuples intéressés, afin d’évaluer l’incidence sociale, spirituelle, culturelle et sur l’environnement que les activités de développement prévues pourraient avoir sur eux. Les résultats de ces études doivent être considérés comme un critère fondamental pour la mise en oeuvre de ces activités ; 4. Les gouvernements doivent prendre des mesures, en coopération avec les peuples intéressés, pour protéger et préserver l’environnement dans les territoires qu’ils habitent. (soulignés par l’auteure[20])

25Il faut analyser les cultures politiques nationales pour appréhender le positionnement des États face au régime des droits des peuples autochtones. Ainsi, par exemple, l’Espagne qui a ratifié la C169 développe une politique de coopération active avec les pays englobant des peuples autochtones (via son agence nationale de coopération AECID, et aussi par les programmes des communautés autonomes qui soutiennent les projets d’organisations autochtones). Acteur majeur en Amérique du Centre et du Sud, le pays est aussi engagé en Afrique où il a soutenu le programme de promotion de la C169 en Namibie [Hays, 2019], mais cette attitude ne présume pas d’un soutien de ce pays à toute demande d’autodétermination qui voit le jour (exemple de la Catalogne à l’appui).

26Pour comprendre comment l’UE réagit aux problématiques autochtones, il faut aussi porter le regard sur le système européen des droits humains. Le plus ancien système régional de protection des droits de l’homme, institué sous l’égide du Conseil de l’Europe, repose sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – adoptée en 1950 et enrichie de quatorze protocoles additionnels – ainsi que sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH [21]). Celle-ci peut être directement saisie par tout individu ou organisation membre des États ou par un État lui-même. La question est de savoir comment cet organe juridictionnel s’ouvre aux droits des peuples autochtones. L’étude de quelques décisions de la CEDH montre qu’une sensibilité aux implications commerciales d’une décision européenne motive des requérants autochtones, et c’est ce qui amène la CEDH à se pencher sur leurs problématiques. Aurélie Laurent [2020] cite ainsi la régulation du commerce des produits dérivés du phoque, contestée par les Inuit du Groenland (alors sous protectorat danois) dans l’affaire Inuit Tapiriit Kanatami contre Commission. Selon elle, le juge ne résout pas au fond le problème des droits des peuples autochtones car plusieurs aspects demeurent bloqués. Il s’agit de la nature de la reconnaissance des entités – en général, les peuples autochtones agissent en qualité de personnes affectées par une décision européenne, et non en qualité de titulaires de droits souverains à l’identité politique – ainsi que la nature de leurs propriétés : les autochtones avancent un caractère collectif, le juge admet la propriété individuelle. Un autre cas dont a été saisie la CEDH, celui des Chagossiens déplacés [22], permet de réfléchir à un autre arcane. Après que les Britanniques eurent réservé l’usage de cette île à la base étatsunienne de Diego Garcia, la question s’est posée de savoir si le Royaume-Uni, État-partie à la Convention européenne des droits de l’homme, était responsable de violations des droits fondamentaux. La décision de la Cour intéresse les peuples autochtones ultra-marins issus des anciennes colonies car ils pourraient employer cette voie pour contester certains agissements de l’État colonial [Laurent, op. cit. : 128]. La CEDH a estimé que des compensations suffisantes avaient été versées, mais les Chagossiens (qui, depuis des années, présentent leur situation devant les organes dédiés aux questions autochtones) ne sont pas satisfaits. L’affaire a rebondi en mai 2019 lorsque l’assemblée générale de l’ONU a exigé du Royaume-Uni qu’il reconnaisse la souveraineté de Maurice sur ce territoire.

Vers une politique européenne des droits des peuples autochtones ?

27Les droits des peuples autochtones intègrent l’agenda européen pour la première fois à partir de 1997 [23]. Je rappellerai brièvement cette histoire sur la base des textes les plus significatifs qui témoignent d’un alignement du dispositif européen sur le droit international émergent des peuples autochtones. En 1998, la Commission européenne évoque les peuples autochtones dans les politiques de coopération pour le développement dans une communication sur l’environnement. En 2002, elle les mentionne expressément dans sa revue des politiques de coopération et développement, et des relations extérieures. En 2007, l’UE soutient l’adoption de la DNUDPA. En 2014, le Parlement et le Conseil de l’Union adaptent une régulation concernant l’instrument financier associé à l’Initiative européenne pour la démocratie et les droits de l’homme dans le monde (IEDDH) allant jusqu’en 2020 : le dispositif sera accessible aux organisations autochtones. En 2016, la Commission produit un document [24] dont l’objectif est d’aligner le Plan d’action européen sur les droits de l’homme et la démocratie avec la DNUDPA et le document final de la Conférence mondiale sur les peuples autochtones. En 2017, le Conseil des ministres adopte des conclusions « sur les peuples autochtones » qui soulignent l’importance de donner la priorité à la lutte contre la discrimination et les inégalités fondées sur l’origine ou l’identité, pour garantir les droits économiques, sociaux et culturels ainsi que les droits civils et politiques. Il appelle à « prêter attention » aux mesures prises pour faire face à la violence qui s’abat sur les défenseurs des droits humains comme sur les protecteurs de l’environnement, de la biodiversité et ceux qui agissent sur le front climatique. Le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’État et de gouvernement de l’UE, estime qu’une approche fondée sur les droits humains doit guider la mise en œuvre des Objectifs du développement durable (ODD, Agenda 2030). Il invite à renforcer le dialogue avec les, et la consultation des, peuples autochtones à tous les niveaux de la coopération européenne. En 2018, le Parlement européen adopte une résolution sur la violation des droits des peuples autochtones dans le monde. L’un des rapporteurs fait état du nombre d’assassinats des défenseurs des droits : 312 militant·e·s, dont la mort de 65 % d’entre eux/elles est liée à des causes autochtones et environnementales [25].

28Le rythme politique est lent mais on note des progrès dans l’identification des problèmes, dans les manières de nommer les peuples autochtones et dans les références aux droits. Toutefois des obstacles demeurent qui relèvent du « non-dit ». D’un côté, les droits humains constituent une conditionnalité des politiques de coopération extérieure et d’élargissement de l’UE, de l’autre les droits des peuples autochtones ne sont pas expressément référencés dans le dispositif européen. Pour en être autrement, il faudrait les nommer. Mais en la matière, de fortes résistances nationales se manifestent. Le consensus ne règne pas entre les États membres sur ce que ces droits signifient, ni sur la nature juridique des collectifs visés par le droit et cela freine l’adoption d’un acquis communautaire. Ce n’est pas anodin, car la résolution des conflits entre communauté autochtone, entreprise privée et État – lesquels sont une source majeure de préoccupations aujourd’hui – ne passe pas simplement par l’identification de ce qui relève du droit national ou par l’appréciation de la volonté politique du gouvernement d’un pays : elle suppose de reconnaître le droit à agir des collectifs autochtones en tant que bénéficiaires du droit international émergent ; elle requiert une mise en conformité des pratiques politiques avec les systèmes de droit (y compris les droits humains).

29Étant donné les réticences de certains États vis-à-vis des principes de droits collectifs et la timidité de l’UE face à des membres dont aucun, hormis en Scandinavie, n’a entamé de dialogue sérieux avec « ses » peuples autochtones, je me suis demandée ce qui stimulait l’évolution européenne. Elle semble conditionnée par des intérêts économiques, raison pour laquelle il serait nécessaire de se pencher sur la politique menée en Arctique, la seule à faire explicitement référence aux communautés autochtones [26].

Les droits humains devant ou derrière les accords commerciaux ?

30Entre 1980 et aujourd’hui, les « questions autochtones » se sont déplacées de la périphérie des institutions de la gouvernance mondiale qui traitent des droits humains (incluant les espaces régionaux et nationaux) vers les centres de décision ayant une incidence économique. Suivant l’évolution des normes internationales et les décisions des comités conventionnels [27] qui étendent leur protection aux peuples autochtones, l’UE adapte ses politiques. Signe de ce que les questions autochtones rejoignent des préoccupations générales, les Services extérieurs de l’Union européenne et la Commission européenne ont procédé à une évaluation globale des dispositifs existants pour présenter des recommandations et « être plus efficaces ». À partir de l’adoption de la DNUDPA, en 2007, puis du document final de la Conférence mondiale des peuples autochtones, en 2014, l’Union européenne témoigne d’une plus grande volonté politique : à l’ONU, les agents de la Commission européenne organisent des consultations, avec les États comme avec les délégués autochtones de toutes les régions du monde. En 2014 et 2015, ces consultations visent à préciser le contenu de la politique sur l’Arctique et améliorer l’Instrument européen pour la démocratie et les droits humains (IEDDH – qui succède à l’Initiative du même nom, en cours de 2000 à 2006). Les évolutions portent sur l’usage de la catégorie « peuples autochtones » et la référence au droit international qui consacre les droits de ces peuples.

31En 2016, l’UE a adopté la politique commune sur l’Arctique avec la participation des parties prenantes et la mise en place d’un dialogue avec les organisations autochtones, en l’occurrence inuit et sami. C’est la première politique européenne de ce genre. La communication conjointe de la Commission européenne et du Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui annonce cette politique, mentionne l’existence des peuples autochtones : l’ancienneté de leur présence en Arctique est incontestée. Elle évoque la fragilité des écosystèmes dont ils tirent leur subsistance, cite un moyen de s’adapter et remédier aux effets du changement climatique dans la région, engage l’UE à coopérer avec le Conseil nordique (incluant Danemark, Islande, Norvège, Suède et Finlande), à dialoguer avec les peuples arctiques, notamment inuit et sami, et à renforcer la cohérence de ses politiques internes et extérieures en direction des peuples autochtones.

32Une part de cette politique répond aux demandes des partenaires dans la région, en particulier le Canada qui, selon l’une de mes sources, exigeait le dialogue avec les autochtones pour rester en ligne avec sa politique intérieure vis-à-vis des Inuit. En échange, et dans la foulée de la signature du traité CETA [28], l’UE augmenterait ses chances d’être acceptée comme membre observateur du Conseil de l’Arctique [29]. La reconnaissance de l’existence de peuples autochtones dans cette région paraît être une avancée, mais il faut alors se pencher sur le CETA qui ne contient, lui, aucune disposition relative à leurs droits.

33Le préambule de ce traité international réaffirme, pour les parties, leur « profond attachement à la démocratie et aux droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, faite à Paris le 10 décembre 1948 ». Un tel respect s’applique bien sûr aux personnes autochtones, mais le plaidoyer qui a conduit à l’adoption de la DNUDPA puis aux documents de mise en œuvre de ses dispositions, porte, lui, sur les droits collectifs. Or ceux-ci ne sont pas inclus mécaniquement dans le cadre conventionnel des droits humains qui s’attachent à la personne. Qu’est-ce qui se joue ici ? Nous devons pour le savoir décrypter quelques articles de ce traité.

34Le texte du CETA affirme :

35

leurs engagements en tant que parties à la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO, faite à Paris le 20 octobre 2005 […] reconnaissant que les États ont le droit de maintenir, d’établir et de mettre en œuvre leurs politiques culturelles, de soutenir leurs industries culturelles dans le but de renforcer la diversité des expressions culturelles, et de préserver leur identité culturelle, y compris par le recours à des mesures de réglementation et à un soutien financier »’’

36Cet article appelle les États-parties à garantir la diversité des expressions culturelles et à soutenir leurs industries. Cela a pour effet d’ignorer les peuples autochtones s’ils ne sont pas reconnus par les États, alors qu’ils sont une part très visible de la diversité et qu’ils sont les mieux à même de garantir l’expression de leurs cultures. Le cadre conventionnel ne réfère qu’aux politiques et aux industries culturelles. Cela désigne un vaste univers mais, en l’état du droit – et dans l’attente de la fin des négociations d’un nouveau traité à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle –, il n’indique nulle obligation de consulter, d’associer ou de régler des problèmes que les autochtones soulèvent pourtant régulièrement devant les instances onusiennes et dont on pourrait attendre d’un traité moderne qu’il y soit sensible.

37Un peu plus loin, le CETA encourage :

38

les entreprises qui exercent des activités sur leur territoire ou qui relèvent de leur juridiction, à respecter les lignes directrices et principes internationalement reconnus en matière de responsabilité sociale des entreprises, y compris les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, et à adopter des pratiques exemplaires en matière de conduite responsable des entreprises ;

39Cet autre extrait montre une sensibilité aux acteurs industriels mais pas aux populations locales ni a fortiori aux peuples autochtones, alors qu’ils sont titulaires d’un droit à l’autodétermination qui peut s’exercer de différentes manières.

40Les nuances linguistiques du dispositif CETA sont significatives. D’une part, le traité « affirme » l’engagement des parties dans un dispositif juridique (ne mentionnant pas les autochtones). D’autre part, il « encourage » les entreprises à agir sans prévoir d’obligations juridiques. Sachant que les autochtones du mouvement international dénoncent, devant l’ONU et devant l’UE (quand leurs délégations sont reçues par le Parlement ou la Commission), le traitement que les entreprises réservent à leurs territoires comme à leurs personnes, l’enjeu de la place des autochtones dans « le dispositif arctique » soulève certaines questions.

41Nous ne pouvons qu’évoquer la diversité des conflits nourris par l’expansion agro-industrielle sur les terres que les autochtones s’efforcent de conserver. Mais en suivant la route de l’Arctique qui a le mérite de faire rentrer les peuples autochtones dans une politique de l’UE, nous voyons aussi que le Canada héberge une majorité d’entreprises minières qui déploient leurs activités partout dans le monde, celles-ci touchant des communautés autochtones, y compris en Guyane française [30]. On peut alors se demander si la politique arctique n’ouvre pas sur une nouvelle forme de coopération avec les autochtones, essentiellement dans le but d’éviter les conflits gênant le monde des investisseurs. Si l’on accepte cette hypothèse modérée, il semble important de comprendre comment, à l’intérieur d’un traité, s’articulent les domaines des droits : droits fondamentaux, droits des peuples autochtones, droits environnementaux, droits commerciaux.

42Les industries extractives, qui sont des plus intéressées à l’exploitation de cette région du monde comme celles qui font commerce de ces ressources, sont souvent considérées comme des agents majeurs de violations des droits autochtones [Sariego Rodriguez, 2014]. Il convient bien sûr de ne pas généraliser. L’un des problèmes que la recherche fait toutefois ressortir (au-delà de la politique arctique) est que l’extraction des ressources naturelles – agro-industrielles, forestières, ou minières – peut bien être légale, par la vertu des contrats autorisant l’exploration puis l’exploitation des ressources ; reste qu’à l’aune des normativités sociales et environnementales, la responsabilité des entreprises est mise en question. Il faudrait, a minima, prévoir dans le cadre des nouveaux traités commerciaux des modalités de contrôle impliquant les communautés locales et autochtones, et des voies de recours effectives face aux violations constatées.

43La question du rapport entre « entreprises » et « peuples autochtones » que j’évoque à propos de l’exploitation d’un territoire (Arctique) concerne aussi les entreprises européennes qui, tout comme les canadiennes, les australiennes, les américaines ou les chinoises, développent des activités sur une multitude de territoires extra-européens et ne sont pas exemptes de critiques. On peut dès lors interroger les conditions d’élargissement d’un dispositif européen aujourd’hui circonscrit à l’Arctique à l’ensemble des peuples autochtones. Les méfaits environnementaux et humains des plantations de monoculture (hévéa, palme à huile, soja, etc.) comme ceux de l’extraction forestière ou minière (incluant, or, gaz, pétrole ; lithium) sont dénoncés, y compris dans les communications européennes, mais la réglementation de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises est facilement contournée. Le respect des dispositifs annoncés par les entreprises est rarement vérifié sur le terrain tandis que les recours en justice sont trop coûteux pour les collectifs affectés et les décisions longues à venir. Ces problèmes figurent à l’agenda des organisations internationales concernant par exemple les Objectifs du développement durable ou la Lutte contre le changement climatique au sein desquels les délégations autochtones dénoncent les pratiques industrielles qui affectent la santé des territoires, les modes de subsistance, l’intégrité physique des jeunes, des femmes, des militants et des porteurs de voix [31].

44La voie des droits humains constitue un moyen d’agir pour les personnes qui souffrent de l’industrialisation de leur territoire, mais l’écart observable entre les régimes de droits invite à se pencher sur la détermination des responsabilités. La judiciarisation du domaine extractif pose la question de savoir comment, préalablement aux violations des droits humains, les peuples autochtones pourraient voir leurs droits inscrits dans des traités aussi complexes que le CETA (AECG, en français), le Mercosur et les autres accords commerciaux qui lient les États [32]. L’ouverture de la région arctique porte des promesses de richesses pour ceux qui ambitionnent d’exploiter les nouvelles routes maritimes et le sous-sol. Ces promesses impliquent une nouvelle forme de partenariat avec les autochtones arctiques. Le dialogue envisagé dans un dispositif industriel et commercial particulier serait-il susceptible de s’ouvrir dans les « régions ultra périphériques » (RUP) et les pays et territoires d’outre-mer ? [33]

Des progrès vis-à-vis de l’extérieur, un non-lieu à l’intérieur ?

45Une préoccupation relative aux causes structurelles de la pauvreté a amené une commissaire européenne à prononcer, en juin 2018, une déclaration sur la violation des droits des peuples autochtones et le phénomène contemporain de l’accaparement des terres (land grabing). Ce phénomène s’est multiplié dans le monde et cela, joint à d’autres facteurs (notamment la violence accompagnant l’avancée des fronts de colonisation), induit que les populations autochtones souffrent de déplacements forcés [34], autant de causes de pauvreté. Ce travail a nourri une résolution du Parlement européen de 2018 [35] sur une problématique qui, aussi importante soit-elle, ne semble pas s’appliquer à l’intérieur de l’UE. L’approche ne cite aucun peuple sauf, de manière générique, les peuples autochtones à l’échelle du monde, ne nomme personne mais pointe, comme une possibilité, le fait que l’UE, ses États-membres et ses industries puissent ne pas respecter les droits humains en dehors de leurs territoires.

46Après la longue mention des 38 textes normatifs consultés par les députés européens et de 39 considérants, la résolution se déploie en 87 points (numérotés) tout à fait remarquables en ce qu’ils témoignent d’une large compréhension des facteurs de violation des droits humains, des causes de la pauvreté des autochtones, mais aussi du rôle des entreprises et des États. Loin de résumer l’amplitude du dispositif, ses deux premiers paragraphes donnent le ton de la résolution :

47

1) demande à l’Union, aux États membres et à leurs partenaires au sein de la communauté internationale d’adopter toutes les mesures nécessaires en vue de garantir la pleine reconnaissance, la protection et la promotion des droits des peuples autochtones, y compris au regard de leurs terres, de leurs territoires et de leurs ressources; salue le travail réalisé par la société civile et les ONG sur ces questions ;
2) invite l’Union européenne à s’assurer que toutes ses politiques en matière de développement, d’investissement et de commerce respectent les droits des peuples autochtones.

48Après 8 articles généraux et dans un langage diplomatique finement ciselé, les 79 suivants ciblent la nature des problèmes, identifient des voies de remédiation et appellent à des changements autour de cinq secteurs : droits des peuples autochtones ; accaparement des terres ; entreprises et droits de l’homme ; développement durable et économique auprès des peuples autochtones ; politique de coopération de l’Union européenne avec les pays tiers. Ces secteurs représentent le noyau des questions autochtones à l’échelle du monde. Seul le dernier est spécifique à l’UE. Deux extraits, illustrent la complexité du chantier dessiné par cette résolution qui :

49

48. invite l’Union européenne à remplir ses obligations extraterritoriales en matière de droits de l’homme ; exhorte l’Union européenne à définir clairement des règles de conduite et des cadres réglementaires concernant les actions extraterritoriales des entreprises et des investisseurs qui relèvent de sa compétence, afin de garantir qu’ils respectent les droits des peuples autochtones et des communautés locales et peuvent être dûment tenus pour responsables et sanctionnés lorsque leurs activités entraînent la violation de ces droits […] ;
77. prie l’Union européenne et ses États partenaires de renforcer la coopération avec les communautés autochtones lors des discussions sur les politiques en matière de drogues ; […] veiller à ce que les mesures de sécurité visant à lutter contre le trafic de stupéfiants respectent les droits des communautés autochtones et à éviter que des parties innocentes ne soient victimes du conflit.

50Le caractère protéiforme du sujet abordé par la résolution de Parlement permet de lire en creux l’ampleur des problèmes et ne laisse pas d’interroger les moyens politiques dévolus à la réalisation des droits des peuples autochtones. Entre pays européens règnent des susceptibilités dont la partie visible, d’ordre linguistique, renvoie à des clés d’interprétation politique, mais on voit surtout que les questions autochtones relèvent principalement des affaires extérieures et se heurtent de ce fait à de fortes limites.

51Face à cette toile de fond et s’agissant de forger un soutien aux droits émergents, sur la base d’une meilleure compréhension des problèmes auxquels se confrontent les peuples autochtones, les organisations européennes ne pèsent pas grand-chose : au Nord, les Inuit et les Sami ont acquis du poids politique mais dans l’Outre-Mer, les peuples concernés ont du mal à faire entendre leur voix alors qu’ils constituent une part importante de la diversité linguistique européenne, que leurs pratiques socio-économiques sont reliées aux points phares de la biodiversité et que ces deux questions sont à l’agenda de la gouvernance mondiale. Un exemple récent, de l’Organisation des nations autochtones de Guyane (ONAG) témoigne d’une volonté nouvelle de placer un État, en l’occurrence la France, face à ses responsabilités. Le Comité CERD chargé du respect de la Convention pour l’Élimination de toute forme de discrimination raciale a reçu une requête en 2018 et lancé une procédure d’alerte rapide, sommant la France de stopper le projet d’exploitation de la Montagne d’Or et de recueillir le consentement des peuples autochtones selon leurs modalités de consultation [36]. La situation inédite pour ce pays a abouti à la suspension du projet dont le président Macron a dit « qu’il ne peut se faire en l’état ». En pratique, l’affaire invite à se pencher sur ce que « consultation veut dire » en ayant à l’esprit d’une part la normalisation dont elle est l’objet en droit international (via l’article 6 de la C169, notamment), d’autre part son évolution en faveur du droit au consentement libre, préalable et éclairé et enfin l’informalité de nombreux processus susceptibles de relever de cette notion.

52Certes l’UE s’est lancée dans une politique de consultation des représentants autochtones, surtout extra-européens, mais le dialogue n’est guère structuré (pour reprendre les termes en usage aux Nations unies) ni ne vise ce que recommande la C169 [37] ou la DNUDPA. La gouvernance éclatée de l’UE nourrit la difficulté de savoir qui contacter pour régler un problème et comment déterminer la part de responsabilité que les pratiques commerciales de ses ressortissants engagent à l’extérieur comme à l’intérieur de l’UE.

53Avec l’éviction des mots qui divisent, on voit comment s’établit un écart sémantique dans lequel sombrent à l’échelle européenne le dispositif des droits collectifs et le droit des peuples à l’autodétermination (lequel inclut la consultation en vue d’obtenir le consentement). La Charte européenne des droits fondamentaux fournit un bon exemple de cette mise à l’écart : elle reconnait le rôle des partis politiques, identifie des groupes vulnérables (femmes, enfants, personnes âgées, handicapées), reconnaît le droit des entreprises, des consommateurs, mais elle ne dit rien des communautés autochtones. Tout se passe comme si leur différence reconnue au plan international était simplement incluse dans la diversité européenne, leur pauvreté relative n’étant jamais examinée à l’aune des circonstances historiques qui ont marginalisé ces populations.

54Toutefois, la relation n’est pas forclose. Sans nommer les « peuples autochtones » afin de ne pas provoquer le blocage des pays qui se divisent sur l’expression, l’UE s’est dotée de l’instrument IEDDH qui peut être saisi par des individus ou des organisations autochtones. Parmi les objectifs de ce programme figurent : « la promotion des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, tels que consacrés dans la déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations unies ; la protection et l’aide aux défenseurs des droits humains ; le renforcement des travaux portant sur les groupes vulnérables (minorités nationales, ethniques, religieuses, linguistiques et sexuelles), également axé sur les droits des femmes et des enfants ; le renforcement de la société civile, par exemple la participation des citoyens, y compris la coopération avec les autorités locales et les institutions étatiques pertinentes » [38]. Rien ne désigne les peuples autochtones mais les individus concernés par une telle identification sont éligibles, y compris dans l’espace européen. L’ensemble précise la manière dont l’agentivité de ces peuples peut être reconnue, mais en dehors de leur organicité propre (dont la reconnaissance exigerait celles de leurs identités, territorialités, langues ou institutions propres). De ce fait, lorsqu’elles s’expriment, les revendications autochtones ne sont satisfaites que par des accommodements relatifs dans les marges des cadres politiques.

Conclusion

55Les questions autochtones à teneur politique sont partiellement entendues dans le cadre juridique européen. C’est pourquoi on doit s’interroger, à l’aune des discussions internationales sur les droits des peuples autochtones, sur la manière dont l’Europe se positionne en tant qu’entité plurielle constituée par les pays européens, l’Union européenne et les institutions qui se déploient sur le territoire (notamment celles de l’UE et du Conseil de l’Europe). L’Europe, qui a abrité les grandes puissances coloniales, adhère aux dispositifs de droits humains de portée universelle et se dote depuis peu d’un cadre résolutoire concernant ces peuples, dont la personnalité juridique est reconnue par le droit international depuis l’adoption de la DNUDPA. Les droits humains sont bien endossés par l’UE et ses États membres, mais l’articulation entre la politique en direction de ces peuples et la politique européenne des droits humains n’est guère intelligible. D’un côté, les droits des peuples autochtones ne font pas partie de l’acquis communautaire, de l’autre certaines évolutions se dégagent dans la politique arctique (2016) et dans la résolution du Parlement (2018) qui y font expressément référence. Une incertitude règne enfin sur la question de savoir si la politique européenne s’adresse aux groupes extra-européens ou intra-européens.

56Les autochtones « européens » disposent des droits civils et politiques nationaux, des droits de citoyenneté dans le cadre des États qui les incluent et des bénéfices associés à la citoyenneté européenne. Mais cela ne tient pas compte de la relation spéciale que leurs sociétés entretiennent vis-à-vis du territoire [39]. À part le cas nordique qui met en relief le caractère unique du dispositif parlementaire transnational sami, on note aussi les faiblesses de leur représentation politique : les questions qui les concernent sont parfois évoquées en période électorale, avant d’être évacuées. Il n’existe pas de parti politique qui les rassemblerait, ni à l’échelle d’un pays ni à l’échelle européenne. Il n’existe pas non plus de mouvement européen des peuples autochtones de la même sorte qu’il existe un mouvement international ou un mouvement sud, nord ou panaméricain, par exemple, qui regroupe des associations nationales, des collectifs plus ou moins structurés, dont l’activisme porte une série d’enjeux à l’agenda des États, sur une base régionale. Il existe toutefois des organisations qui tendent aujourd’hui à se saisir du droit international plus souvent qu’avant ainsi que des espaces de formations universitaires, notamment en Espagne, qui participent à la formation des leaders autochtones au droit, à la diplomatie, aux enjeux du développement.

57Si l’on considère les ramifications ultra-marines des puissances européennes, où se situent la plupart des peuples autochtones « européens », l’UE n’a guère de pertinence, ce qui éclaire sans doute le nombre limité des cas présentés devant le système de droit européen. Les organisations autochtones cherchent plutôt des solidarités entre peuples concernés par des problématiques semblables dans le partage d’une relation à un environnement commun : par exemple, la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane s’est rattachée à l’organisation amazonienne transnationale COICA (Confederación de las Organisaciones Indígenas de la Cuenca Amazonica) ; les Kanak de Nouvelle-Calédonie développent des alliances dans l’ensemble mélanésien ; les Maohi font la même chose dans l’ensemble polynésien. Cela a pour effet de renforcer le volet « culturel » des luttes autochtones.

58Reste que les pratiques de mobilisation déplacent de fait le problème de la reconnaissance formelle des identités et du droit des peuples vers la capacité des organisations autochtones à saisir les États ou le système d’intégration régionale de leurs problématiques, selon qu’elles se situent ou non sur le territoire de l’UE. Si, en matière de droit international, la notion de « bonne foi » est invoquée, elle s’impose dans le domaine de la consultation en vue d’obtenir le consentement des personnes/communautés/peuples affectés par une mesure administrative ou économique. On peut voir dans ce domaine, réglementé dans les pays qui ont adopté la C169, une forme plutôt flexible et praticable d’exercice du droit à l’autodétermination. Alors que la résolution du Conseil de l’UE (de 2017) évoque explicitement le droit des peuples autochtones à déterminer leur développement, nous pouvons faire l’hypothèse que c’est par la voie de la « consultation » que pourrait être pensé en Europe l’exercice du droit à l’autodétermination qui représente le principe articulateur de l’ensemble des droits des peuples autochtones. Ce chantier de la consultation en vue de recueillir le consentement figure à l’horizon des possibles.

Notes

  • [1]
    L’expression « questions autochtones » est d’usage commun. Pluralisation d’une problématique centrée sur un groupe, comme Marx ou Sartre ont pu s’en préoccuper dans la question juive ou Pap Ndiaye à propos de la question noire, elle est popularisée par une ONG assez influente qui a inclus les mots indigenous affairs à sa création en 1969 (International Work Group on Indigenous Affairs). En 2000, l’expression française a intégré le nom de l’organe rattaché au Conseil économique et social – l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones – qui focalise l’attention sur la spécificité de ces sociétés vulnérables face à l’ensemble des problématiques qui les concernent. Le mouvement autochtone souhaiterait que cet organe retienne le vocable « peuples » plutôt que « questions » (affairs ou issues).
  • [2]
    L’auteur suit depuis 2001 les rendez-vous annuels des organes onusiens spécialisés dans les questions autochtones, pour des sessions de travail allant de une à deux semaines [Bellier, 2012]. L’anthropologie des institutions amène à travailler à la fois à l’intérieur – ce sont des espaces de travail et des carrefours de pratiques – et l’extérieur, là où vivent les individus qui fréquentent ces lieux pour y travailler, obtenir des informations ou influencer les décisions qui y sont prises [Bellier, 2002].
  • [3]
    Une équipe pluridisciplinaire a mis en œuvre ce projet, à partir des Nations unies et dans une dizaine de pays sur quatre continents. Voir www.sogip.ehess.fr (ERC 249236). Je remercie Gérard Collomb (LAIOS) de ses précieux conseils lors de la révision de cet article
  • [4]
    La Convention-cadre pour la protection des minorités nationales a été adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 10 novembre 1994. Entrée en vigueur le 1er février 1998, et protégeant les droits des personnes, elle ne contient aucune disposition relative aux peuples autochtones. La charte européenne des droits fondamentaux emploie une seule fois l’expression « minorité nationale » à l’Article III-21 relatif à la non-discrimination. La notion de « minorité » d’une part, « nationale » d’autre part, n’est pas appropriée au traitement des situations autochtones qui relèvent plutôt d’un positionnement face à l’État : la spoliation foncière sous-tend la marginalisation de ces sociétés et leurs membres dans le corps national.
  • [5]
    Docip, une ONG de soutien basée à Genève, assure un secrétariat technique aux autochtones qui se rendent aux Nations unies. Créée, en 1978, dans la foulée de cette première réunion, elle poursuit un travail de médiation entre les délégués autochtones et le système international. Une antenne, récemment ouverte à Bruxelles, a pour vocation d’accompagner leurs démarches auprès des institutions européennes : Parlement, Commission, Conseil de l’UE, Service d’action extérieure, Cour des Comptes, Conseil économique et social, Cour de Justice et Médiateur.
  • [6]
    Notes de terrain. Film réalisé par les jeunes autochtones du Docip, A bridge to the future, [disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=KqtyUrPqQDs, consulté le 13 sept. 2019].
  • [7]
    Le droit dérivé de la colonisation laisse des traces sur lesquelles s’est penchée l’étude sur la « théorie de la découverte » réalisée par une experte autochtone aux Nations unies [Frichner, 2010].
  • [8]
    À cette occasion, une délégation d’Amérindiens entreprit de remettre au Vatican une lettre dénonçant les bulles papales à l’origine de la doctrine juridique de la Terra nullius : Romanus Pontifex (1455) et Inter Caetera (1493) ont attribué les terres « découvertes » aux monarques chrétiens, espagnols et portugais. Le geste fut accompli en mai 2016.
  • [9]
    La situation de ces territoires devrait être modifiée dans le cadre des réglementations suivant le Brexit, qui scelleront la sortie du Royaume-Uni de l’UE depuis le 31 janvier 2020.
  • [10]
    http://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2018-0279FR.html?redirect [consulté le 2/03/2020].
  • [11]
    La colonisation, mentionnée à ce paragraphe, relève de ce que l’on appelle la néo-colonisation, accomplie par des entreprises ou des individus qu’encouragent ou tolèrent les États contemporains au sein de leurs territoires.
  • [12]
    L’expression « acquis communautaire » fait référence à l’ensemble du corpus juridique communautaire, et constitue la somme des droits et obligations juridiques qui lient les États-membres et leurs ressortissants.
  • [13]
    L’élargissement des questions autochtones à « toutes les affaires susceptibles de les concerner » a conduit à l’adoption, en 2016, d’un outil onusien : le Plan d’action à l’échelle du système (SWAP, selon son acronyme en anglais). Le but de ce document, élaboré suite à des consultations avec les peuples autochtones, les États Membres et le Groupe d’appui inter-organisations sur les questions autochtones, vise à « rationaliser » les programmes d’action et fournir un cadre de mise en œuvre des dispositions de la DNUDPA [Document ONU, E/C.19/2016/5, https://www.un.org/en/ga/search/viewdoc.asp?symbol=E/C.19/2016/5&Lang=F, consulté le 5 décembre 2019].
  • [14]
    Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, Rome, 4.XI.1950.
  • [15]
    Le processus de la négociation de la DNUDPA a reposé sur la fabrique d’un triple consensus autour des normes à adopter : consensus entre les gouvernements étatiques, consensus entre les organisations autochtones, consensus entre les États et les peuples autochtones.
  • [16]
    Déclaration du représentant permanent de la France, le 13 septembre 2007 : « Au niveau national, la France, directement concernée par les populations autochtones de ses collectivités territoriales d’outre-mer, conduit des programmes de soutien à leur développement économique et social dans un cadre adapté aux spécificités de ces populations, ainsi qu’à leur expression culturelle. […]. Pour la France, en vertu du principe d’indivisibilité de la République et conformément au principe fondamental d’égalité et de son corollaire, le principe de non-discrimination, des droits collectifs ne peuvent prévaloir sur les droits individuels. Un traitement particulier peut cependant être accordé à des populations autochtones sur une base territoriale. »
    Éléments de la déclaration du représentant permanent du Royaume-Uni, le même jour : « la Déclaration n’est pas juridiquement contraignante et ne propose aucune application rétroactive aux épisodes historiques. Les groupes minoritaires nationaux et autres groupes ethniques sur le territoire du Royaume-Uni et ceux d’outre-mer n’entrent pas dans le champ d’application des peuples autochtones auxquels s’applique la Déclaration ».
  • [17]
    Une bataille a été menée, en anglais, à la Conférence de Vienne sur les droits humains, en 1993, par les représentants autochtones, pour imposer le [S] qui établit une différence entre « population », people et « peuple » peopleS. La ligne de partage oppose la reconnaissance par les États aux demandes (de respect des droits) des peuples autochtones (notes de terrain).
  • [18]
    Dans chacun des pays (Finlande, Norvège, Suède) où résident les Sami existe un parlement sami. Ils constituent ensemble la Conférence parlementaire sami (transnationale) et le Conseil sami qui se rattache au Conseil des pays nordiques (interparlementaire). La section russe d’un tel organe est en voie de construction. Cela confère une force aux organisations de ces peuples dont la jeunesse affirme son autochtonie et se propulse sur la scène onusienne pour participer aux discussions globales. Les pays scandinaves ont été les premiers à intégrer une personne autochtone dans les délégations étatiques et à lui laisser la parole à l’ONU.
  • [19]
    La ventilation des données est sollicitée par le mouvement international, mais le principe heurte la France et le Danemark qui ne produisent pas de données ventilées par ethnicité.
  • [20]
    Sur la portée des principes invoqués ici, que l’on retrouve dans la DNUDPA [voir Bellier, Cloud et Lacroix, 2017].
  • [21]
    Depuis l’entrée en vigueur du protocole additionnel no 11 (1998) qui établit la permanence de la CEDH, la Commission européenne des droits de l’homme a cessé de fonctionner.
  • [22]
    Ancienne colonie, néerlandaise (1638-1710) puis française (1715-1810), Maurice est devenue possession coloniale britannique en 1810 jusqu’en 1968, année de son indépendance. Les habitants des îles Chagos ont été expulsés de chez eux (maisons et îles) entre 1967 et 1973 par le Royaume-Uni, leur territoire demeurant sous sa souveraineté comme Territoire britannique de l’océan indien (British Indian Ocean Territory). Voir décision, CEDH, 11 décembre 2012, Chagos Islanders vs. Royaume-Uni, req. nº 35622/04.
  • [23]
    Document de travail de la Commission du 11 mai 1998 relatif à l’aide fournie aux « peuples indigènes » dans le cadre de la politique de coopération au développement de la Communauté et des États membres, SEC (1998) 773 final (http://aei.pitt.edu/4408/1/4408.pdf) ; voir aussi la Résolution du Conseil « Développement » du 30 novembre 1998 relative aux populations autochtones dans le cadre de la coopération au développement de la Communauté et des États membres (13 461/98 (https://europa.eu/rapid/press-release_PRES-98-421_fr.htm) [sites consultés le 5 octobre 2019].
  • [24]
    Joint Staff Working Document “Implementing EU External Policy on Indigenous Peoples” (SWD [2016] 340 Final).
  • [25]
    Ce nombre a été présenté par le rapporteur sur la situation des défenseurs de droits humains, à l’Instance permanente sur les questions autochtones en 2018.
  • [26]
    http://eeas.europa.eu/archives/docs/arctic_region/docs/160427_joint-communication-an-integrated-european-union-policy-for-the-arctic_en.pdf.
  • [27]
    Sous l’expression de comités conventionnels ou organes de traité, on désigne les comités de suivi des conventions internationales (dites aussi « traités ») de droits humains. Ces comités se réunissent chaque année pour examiner le respect des conventions relatives aux droits fondamentaux : de la femme ; de l’enfant ; des personnes handicapées ; des personnes disparues, etc. mais aussi la Convention relative à la lutte contre le racisme et la discrimination.
  • [28]
    Le Canada est au douzième rang des relations commerciales de l’UE mais l’UE est le deuxième partenaire commercial du Canada, après les États-Unis.
  • [29]
    Toutefois, la Russie continue de s’y opposer. Parmi les critères d’admission au statut d’observateur figurent : le respect des valeurs, intérêts, cultures et traditions des peuples autochtones de l’Arctique, et des autres habitants de l’Arctique, et avoir fait preuve d’une volonté politique et d’une capacité financière à contribuer au travail des participants permanents et des peuples autochtones.
  • [30]
    Facts and Figures of the Canadian Mining Industry, 2018 [https://mining.ca/wp-content/uploads/2019/03/Facts-and-Figures-English-Web_0.pdf, consulté le 7 octobre 2019].
  • [31]
    Dans le rapport qu’il présenta en 2018, sur la situation des défenseurs des droits humains, Michel Forst signale une augmentation des assassinats entre 2015 et 2017, aux alentours de 1 100 pour un total de 3 000 entre 1998 et 2018 [https://news.un.org/fr/story/2018/10/1027642] ; « De récents rapports du Rapporteur spécial ont également mis en lumière les discriminations que subissent les défenseurs de personnes en mouvement, qui sont parfois des réfugiés ou des migrants eux-mêmes, ou par des peuples autochtones et des communautés rurales qui s’opposent à de grands projets miniers ou de développement. » [https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N18/234/83/PDF/N1823483.pdf?OpenElement, consultés le 7 octobre 2019].
  • [32]
    Un dialogue se développe sous l’égide des Nations unies, dit en anglais business and human rights (« affaires et droits fondamentaux »). La Rapporteure spéciale sur les droits des peuples autochtones s’est saisie des violations des droits dans les domaines industriels pour faire progresser la réflexion des entrepreneurs sur les problématiques autochtones. Ce devait être l’objet de son dernier rapport en 2020 (notes de terrain).
  • [33]
    Selon une fiche du Parlement européen, le soutien aux RUP a pour objet de pallier les contraintes résultant de l’éloignement géographique. […] Il ne faut pas confondre celles-ci avec les pays et territoires d’outre-mer (PTOM). Les PTOM ne font pas partie du marché unique et doivent répondre aux obligations arrêtées à l’égard des pays tiers dans le domaine des échanges, notamment quant aux règles d’origine, au respect des normes sanitaires et phytosanitaires et aux mesures de sauvegarde
    [http://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/100/regions-ultraperipheriques-rup-, consulté le 8 oct. 2019].
  • [34]
    À titre d’exemple, selon l’UNHCR, environ 7,7 millions de personnes ont été déplacées de force en Colombie depuis 1985, parmi lesquelles figurent de nombreux autochtones dont le chiffre global de la population est d’environ 1,2 million.
  • [35]
  • [36]
    http://www.csia-nitassinan.org/spip.php?article993.
  • [37]
    Article 6 de la C169 : 1. En appliquant les dispositions de la présente convention, les gouvernements doivent :
    a) consulter les peuples intéressés, par des procédures appropriées, et en particulier à travers leurs institutions représentatives, chaque fois que l’on envisage des mesures législatives ou administratives susceptibles de les toucher directement ; b) mettre en place les moyens par lesquels lesdits peuples peuvent, à égalité au moins avec les autres secteurs de la population, participer librement et à tous les niveaux à la prise de décisions dans les institutions électives et les organismes administratifs et autres qui sont responsables des politiques et des programmes qui les concernent ; c) mettre en place les moyens permettant de développer pleinement les institutions et initiatives propres à ces peuples et, s’il y a lieu, leur fournir les ressources nécessaires à cette fin. 2. Les consultations effectuées en application de la présente convention doivent être menées de bonne foi et sous une forme appropriée aux circonstances, en vue de parvenir à un accord ou d’obtenir un consentement au sujet des mesures envisagées.
  • [38]
  • [39]
    La notion de « relation spéciale » a été précisée par la Cour interaméricaine des droits humains [voir Bellier, Cloud et Lacroix, 2017 : 306-314].
Français

Cet article explore la relation des États de l’Union européenne (UE) aux « questions autochtones » depuis l’adoption de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Le legs colonial, des clivages sur le droit à l’autodétermination, expliquent que ces questions ne font pas partie de l’acquis communautaire. La région dispose bien d’un système des droits humains mais les États n’intègrent guère les droits des peuples autochtones dans leurs législations ; notamment en matière industrielle ou commerciale. L’UE témoigne pourtant d’une attention plus soutenue et certaines évolutions sont encourageantes.

  • Peuples autochtones
  • Union européenne
  • Auto-détermination
  • Droits des peuples autochtones
  • Droits humains
Deutsch

Dieser Artikel untersucht das Verhältnis der Staaten der Europäischen Union (EU) zu „indigenen Fragen“, die sich seit der Verabschiedung der Erklärung der Vereinten Nationen über die Rechte der indigenen Völker stellen. Das koloniale Erbe, die Meinungsverschiedenheiten über das Recht auf Selbstbestimmung, erklären, warum diese Fragen nicht Teil des acquis communautaire sind. Die Region verfügt zwar über ein Menschenrechtssystem, aber die Staaten integrieren die Rechte der indigenen Völker kaum in ihre Gesetzgebung und insbesondere nicht in industriellen oder kommerziellen Angelegenheiten. Die EU widmet dem Thema jedoch mehr Aufmerksamkeit, und einige Entwicklungen sind ermutigend.

  • Indigene Völker
  • Europäische Union
  • Selbstbestimmung
  • Rechte der indigenen Völker
  • Menschenrechte
    • Bellier Irène, 2002, « Le concept de partenariat et le dialogue politique : la Commission européenne et l’élargissement de l’Union », Anthropologie et Société, 26, 1 : 139-157.
    • Bellier Irène, 2006, « Le projet de déclaration des droits des Peuples autochtones et les États américains : avancées et clivages », in C. Gros et M. C. Strigler (dir.), Être indien dans les Amériques, Paris, Institut des Amériques : 27-41.
    • En ligneBellier Irène, 2012, « Les peuples autochtones aux Nations Unies : la construction d’un sujet de droits/acteur collectif et la fabrique de normes internationales », Critique internationale, 54 : 61-80.
    • Bellier Irène, Leslie Cloud et Laurent Lacroix, 2017, Les Droits des peuples autochtones. Des Nations unies aux sociétés locales, Paris, L’Harmattan.
    • En ligneBellier Irène et Veronica González-González, 2015, « Peuples autochtones. La fabrique onusienne d’une identité symbolique », Mots. Les langages du politique, 108 : 131-150 [https://journals.openedition.org/mots/22050].
    • Frichner Tonya Gonnella, 2010, Preliminary study of the impact on indigenous peoples of the international legal construct known as the Doctrine of Discovery [http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/E.C.19.2010.13%20EN.pdf, consulté le 3 mars 2020].
    • En ligneHays Jennifer, 2019, « Defining the terms of indigenous peoples’ rights in Namibia: the role of the international Labor organization », in I. Bellier et J. Hays (dir.), Scales of Governance and Indigenous Peoples Rights, Oxford, Routledge : 53-84.
    • Laurent Aurélie (à paraître, 2020), « La reconnaissance des droits et des ordres normatifs autochtones en droit européen », in N. Hervé-Fournereau et S. Theriault (dir.), Peuples autochtones et organisations d’intégrations régionales. Pour une durabilité repensée des ressources naturelles, de la biodiversité et des services écosystémiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes : 115-140.
    • Morin Françoise, 2006, « Les Nations unies à l’épreuve des peuples autochtones », in C. Gros et M. C. Strigler (dir.), Être indien dans les Amériques, Paris, Institut des Amériques : 43-54.
    • Sariego Rodríguez Juan Luis, 2014, « Droits autochtones et conflits miniers au Mexique », in I. Bellier (dir.), Terres Territoires, Ressources. Politiques, pratiques et droits des peuples autochtones, Paris, L’Harmattan : 367-381.
Irène Bellier
CNRS, LAIOS-IIAC
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2020
https://doi.org/10.3917/ethn.203.0513
Pour citer cet article
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