CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Figure 1
Rommel Mendès-Leite, dans son appartement de la rue Orfila en 1995 (photo C. Deschamps).

1 Rommel Mendès-Leite est mort le 22 janvier 2016. Nous perdons l’un des chercheurs qui, en France, se sont le plus tôt et le plus intensément engagés dans le développement de travaux sur l’homosexualité, les sexualités et le sida [1], avant que des laboratoires dédiés n’existent ou que des séminaires et des diplômes ne soient officiellement consacrés à ces thèmes. Il a ainsi pleinement participé de l’émergence de nouveaux objets dans les sciences sociales contemporaines. C’est à son rôle de fédérateur autant que de chercheur que nous souhaitons rendre hommage. Parce que nous sommes nombreux à lui devoir d’avoir pu faire les doctorats que nous avons faits. Parce qu’avant que les gay and lesbian studies ne soient mieux admises, il bricolait et mutualisait. Parce que contre vents et marées, il a su créer des espaces d’échange et de débat novateurs, où se sont rencontrés quantité des chercheurs qui, aujourd’hui, continuent de travailler sur les sexualités et le vih.

2 L’histoire française de Rommel commence au milieu des années 1980 lorsqu’il s’installe à Paris, son troisième cycle brésilien en poche. Pour prétendre exercer comme chercheur ou universitaire, il doit obtenir un doctorat français. Il se lance donc, d’abord à l’Université Paris Descartes, puis à l’ehess sous la direction de Marie-Élisabeth Handman, où il soutiendra sa thèse d’anthropologie en 1997 devant un jury présidé par Françoise Héritier, après dix années d’intense activité scientifique. En 1986, il co-organise à la Sorbonne un colloque sur les études gaies et lesbiennes qui fera date. Dans la foulée, il crée le Groupe de recherches et d’études sur l’homosocialité et les sexualités (greh), qu’il anime avec Franck Arnal et Brigitte Lhomond, avant l’arrivée de Pierre-Olivier de Busscher avec lequel il formera un duo fécond. Cette structure para-universitaire joue alors un rôle-clé pour les étudiants souhaitant travailler sur les sexualités et sur le sida. C’est sous sa houlette que, de 1987 à 1991, se tiennent plusieurs fois par an des conférences sur l’homosexualité, dont une partie sera publiée dans la collection « Université » que crée Rommel aux Cahiers Gai Kitsch Camp [2], suite à la coordination d’un numéro de revue pionnier [3]. Puis, après avoir co-organisé un autre colloque d’importance historique [4], le greh chapeaute dès 1991 un nouveau cycle de rencontres pluriannuelles à la Sorbonne intitulé « Pour une approche des sexualités à l’époque du sida ». Par ces initiatives, Rommel met en relation les quelques chercheurs en poste qui travaillent sur la sexualité avec des personnalités d’envergure internationale et des étudiants. Se croisent ainsi aux séances du greh des historiens, des sociologues, des anthropologues, des psychosociologues, des épidémiologistes. Mais le greh a été davantage qu’un lieu de rendez-vous pluridisciplinaire sur les bancs de la Sorbonne. Car Rommel réservait une partie de son budget à la constitution d’une bibliothèque rassemblant ouvrages et articles de référence sur l’homosexualité, les sexualités et le sida, y compris en anglais, lorsque se les procurer en France relevait de la gageure. Une bibliothèque dont les portes étaient toujours ouvertes aux doctorants que nous étions, nichée dans un appartement vétuste de la rue Orfila dans le 20e arrondissement, où se poursuivaient les rencontres entre différentes générations de chercheurs.

3 Ce statut de précurseur et de chercheur audacieux a eu ses coûts. Il a valu à Rommel quelques conflits scientifiques parfois vifs, par exemple autour de ses travaux portant sur les thèmes les plus controversés, tels que le multipartenariat homosexuel ou les sexualités entre hommes dans les lieux publics [5]. Ce statut explique aussi sa difficulté à trouver un poste en dépit d’un imposant CV. Mais son obstination a payé : il a réussi (avec d’autres) à imposer la sexualité comme objet de recherche légitime6. Après avoir étroitement collaboré au séminaire de Marie-Élisabeth Handman à l’ehess dans les années 1990, l’un des premiers sur la sexualité, il anime le sien au début des années 2000

4 dans la même institution, bénéficiant dès cette époque d’une visibilité internationale importante, en raison de ses publications et de ses nombreuses communications à l’étranger.  [6]Puis il finit par être recruté à Lyon comme maître de conférences en psychologie sociale. Les hommages rendus par ses collègues et étudiants après son décès montrent combien il a su faire preuve de dynamisme et de générosité, multipliant les collaborations et prolongeant ses objets de recherche. Après avoir marqué la littérature sur les représentations du sida et sa prévention [7], il s’est intéressé à l’expérience des personnes vivant avec le vih[8] puis aux législations et mobilisations relatives à la reconnaissance des couples de même sexe. Enfin il a créé la collection « Sexualités » aux Presses universitaires de Lyon où, fidèle à son souci de diffusion des savoirs, il a fait traduire pour la première fois Jeffrey Weeks, auteur majeur dans le domaine des études sur la sexualité.

5 En dépit de cette force et de cette détermination qui donnaient à Rommel des airs d’invincibilité, la maladie l’a finalement emporté, nous privant d’un ami et d’un collègue précieux et inoubliable.

Notes

  • [1]
    Par exemple Rommel Mendès-Leite, Catherine Deschamps, Bruno Proth, 1996, Bisexualité : le dernier tabou, Paris, Calmann-Lévy ; Rommel Mendès-Leite, 2000, Le sens de l’altérité : penser les (homo)sexualités, Paris, L’Harmattan ; Rommel Mendès-Leite, Bruno Proth et Pierre-Olivier de Busscher, 2000, Chroniques socio-anthropologiques au temps du sida : trois essais sur les (homo)sexualités masculines, Paris, L’Harmattan.
  • [2]
    greh (dir.), 1990, Homosexualité et lesbianisme : mythes, mémoires, historiographies : actes du colloque international, Sorbonne, 1er et 2 décembre 1989, Lille, Cahiers gkc ; Rommel Mendès-Leite (dir.), 1994, Sodomites, invertis, homosexuels : perspectives historiques, Cahiers gkc ; Rommel Mendès-Leite (dir.), 1995, Un sujet inclassable ? Approches sociologiques, littéraires et juridiques des homosexualités, Cahiers gkc.
  • [3]
    Rommel Mendès-Leite (dir.), 1988, « Entre hommes, entre femmes », Sociétés, 17.
  • [4]
    Michael Pollak, Rommel Mendès-Leite et Jacques Van Dem Borghe (dir.), 1991, Homosexualités et sida : actes du colloque international au Ministère des Affaires Sociales et de la Solidarité, 12 et 13 avril 1991, Cahiers gkc.
  • [5]
    Rommel Mendès-Leite et Pierre-Olivier de Busscher, 1997, Back-rooms : microgéographie « sexographique » de deux back-rooms parisiennes. Appropriation de l’espace et gestion de la sexualité face au VIH, Cahiers gkc (voir le compte-rendu dans Ethnologie française, 1998/1) ; Pierre-Olivier de Busscher, Rommel Mendès-Leite et Bruno Proth, 1999, « Lieux de rencontre et back-rooms », Actes de la recherche en sciences sociales, 128 : 24-28 ; Rommel Mendès-Leite et Bruno Proth, 2002, « Pratiques discrètes entre hommes », Ethnologie française, XXXII, 1 : 31-40. En ligne
  • [6]
    Il convainc par exemple une revue d’anthropologie de publier un numéro sur la sexualité : Laurent Bazin, Rommel Mendès-Leite et Catherine Quiminal (dir.), 2000, « Anthropologie des sexualités », Journal des anthropologues, 82-83.
  • [7]
    Rommel Mendès-Leite, 1995, « Identité et altérité : les protections imaginaires et symboliques face au sida », Gradhiva, 18 : 93-102.
  • [8]
    Rommel Mendès-Leite et Maks Banens, 2006, Vivre avec le vih , Paris, Calmann-Lévy.
Christophe Broqua
Sophiapol et umi Transvihmi
christophe.broqua@ird.fr
Catherine Deschamps
Sophiapol et ensa
de Paris-Val-de-Seine
cathdes@club-internet.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/07/2016
https://doi.org/10.3917/ethn.163.0573
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