CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Porquoi consacrer un numéro d’ Esprit à la sexualité plutôt qu’à l’amour ? » C’est par une question mêlée d’inquiétude que Paul Ricœur ouvrait son article de 1960 sur la sexualité comme « merveille », comme « errance » et comme « énigme[1] ». À cette date, on ne parlait pas encore de « révolution sexuelle[2] », mais le feu couvait déjà sous la braise. En Occident, les mutations démographiques liées à l’allongement de la durée de la vie faisaient de la sexualité autre chose qu’un moyen d’engendrement pour exorciser la mort et le déclin. Conçus dans un esprit de reconstruction nationale, les baby-boomers entraient dans leur puberté. La mise en circulation de la pilule contraceptive (1960 aux États-Unis, 1967 en Europe) allait leur permettre de s’y aventurer avec moins de risques que leurs aînés. Tout indiquait que la sexualité allait se détacher, sinon de l’amour, du moins de son modèle conjugal dominant. Ce que la philosophie et la littérature savaient depuis longtemps – « Éros n’est pas institutionnel[3] »–, la société était en passe de le découvrir. Il fallait s’interroger sur le sens d’une sexualité transgressant les cadres que l’Occident avait imaginés pour elle.

2Plus d’un demi-siècle plus tard, beaucoup pensent que l’heure est au bilan. On s’accorde généralement pour dire que la révolution sexuelle a eu lieu. Comme les autres révolutions, elle suscite des interprétations diamétralement opposées. Ceux qui se réclament de son héritage insistent sur les bienfaits d’une évolution des mœurs qui, du droit à l’avortement au mariage homosexuel, a inscrit la liberté des désirs dans la législation. Ceux qui se sentent trahis par elle n’y voient qu’une réforme qui s’est trop bien accommodée des normes du capitalisme libéral. Selon eux, l’injonction égalitaire s’est transformée en culte de la performance, la fraternité en concurrence entre les corps et la liberté des mœurs en servitude pulsionnelle. Enfin, ceux qui sont par principe hostiles à toutes les révolutions rêvent du monde d’hier où, sous la férule d’une loi beaucoup moins permissive, l’amour et la sexualité allaient encore de pair. À les écouter, et pour reprendre les termes de Ricœur, il n’y a plus ni « merveille », ni « énigme » dans le sexe, seulement une longue « errance » où l’octroi de libertés nouvelles se paye d’une immense solitude.

3De ces trois diagnostics, le dernier est le plus fragile. Cela n’est pas seulement dû à son caractère idéologique : pour prétendre que la libération sexuelle a mené à la misère du même nom, il faut avoir une idée précise de ce que signifie l’opulence dans ce domaine. Or ceux qui, en 1968, réclamaient le droit de « jouir sans entraves » n’imaginaient pas comptabiliser leurs orgasmes au point de savoir à quel moment ils pourraient se déclarer satisfaits. Ils luttaient simplement contre des institutions politiques et des jugements sociaux qui les condamnaient à l’invisibilité, quand ce n’était pas à l’enfermement. Si l’on tient absolument à utiliser l’analogie économique : objecter aux femmes ou aux homosexuels qu’avoir acquis des droits nouveaux sur leur corps les a exposés au risque d’être frustrés, c’est un peu comme rendre le serf émancipé responsable de ne pas trouver d’emploi dans le système du salariat libre. Même pour Marx, la misère engendrée par le capitalisme ne justifiait pas le retour au féodalisme. De l’Iran aux communautés pudibondes des États-Unis, on ne manque pas d’exemples qui montrent que le retour forcé aux ordres anciens en matière de sexualité n’abolit pas la misère. Elle est seulement couverte sous une chape d’interdits d’autant plus violents qu’ils sont devenus anachroniques.

Une révolution cognitive

4Tout comme ceux qui portent sur l’optimisation de la jouissance dans les sociétés libérales, les diagnostics généralistes sur la misère sexuelle butent sur la variété des imaginaires et, plus encore, sur la singularité des expériences. Pour en rester à un degré de généralité qui demeure plausible, il vaut mieux remarquer que les pratiques sexuelles n’ont jamais fait l’objet d’autant de savoirs, d’enquêtes et de questionnements que depuis un demi-siècle : la révolution sexuelle a d’abord été cognitive.

5Dans le numéro d’Esprit de 1960, le maître mot était « insignifiance ». En se séparant de l’amour conjugal, le sexe risquait de perdre le sens que lui fixaient l’impératif de procréation et l’institutionnalisation de la fidélité dans le mariage. Pourtant, loin d’être abandonné à l’absurde, le sexe a été investi de significations nouvelles tout au long des décennies suivantes. L’hygiène, la démographie, la psychanalyse, diverses branches de la biologie : autant de savoirs qui se sont développés en explorant l’intime. Si la plupart d’entre eux existaient avant la « parenthèse enchantée » ouverte par la libération sexuelle, ils se sont diffusés bien au-delà des cercles académiques. Qu’elle soit fidèle ou pas aux sciences dont elle se réclame, l’opinion selon laquelle la sexualité entretient un lien avec ce que nous sommes est aujourd’hui largement partagée.

6Bien sûr, les pratiques sexuelles font depuis longtemps l’objet de classifications savantes. Il suffit d’ouvrir la Somme théologique de Thomas d’Aquin pour se rendre compte qu’il n’est pas une seule conduite qui ait échappé à l’acuité des regards les plus attentifs. Mais il s’agissait alors de définir les aberrations à partir de l’ordre du monde. L’onanisme désobéissait à l’impératif divin « Croissez et multipliez ! », les actes homosexuels niaient indûment la différenciation interne à l’espèce humaine, la bestialité s’éloignait encore davantage de la volonté de Dieu en ignorant la différence entre les genres [4]. Le sens étant déjà donné dans une norme transcendante, les actes sexuels non procréatifs étaient déclarés absurdes autant que criminels. À l’inverse, les savoirs modernes sur la sexualité prennent les pratiques et les désirs les plus excentriques au sérieux. Les anomalies sont désormais passibles d’explications scientifiques, un sens rationnel devient lisible dans chaque perversion.

7Pour arriver à ce résultat, il a fallu franchir deux étapes dans le désenchantement de la sexualité. D’abord dépendant du cosmos, le sexe occidental a, peu à peu, perdu son lien avec la nature, les plantes, les dieux et tout le réseau des correspondances où l’inscrivaient les anciens mythes. Au milieu du xxe siècle, c’est sa sacralisation par le mariage qui s’est atténuée sous les effets conjugués de l’affaiblissement des allégeances religieuses et de la lassitude à l’égard de l’érotisme bourgeois. Devenue profane, la sexualité pouvait s’imposer comme un terrain d’investigation pour les sciences. Elle devait aussi devenir un enjeu essentiel pour des individus qui désirent rationaliser leur vie.

8Suivant le modèle progressiste, cette multiplication des savoirs aurait dû mécaniquement favoriser l’émancipation. Sur quoi peut-on agir avec le plus d’efficacité sinon sur ce que l’on connaît mieux ? C’est pourtant du champ du savoir que sont venus les premiers doutes. À la suite de Michel Foucault, un pan entier des sciences sociales a relativisé la croyance selon laquelle la sexualité était enfin sortie de sa préhistoire politique. Au moment où le freudo-marxisme (Reich, Marcuse) promettait de révolutionner le principe de réalité à partir du principe de plaisir, Foucault interprétait la naissance de la scientia sexualis moderne comme un nouveau partage entre le permis et le défendu [5]. Certes, la loi répressive cède devant la norme médico-sociale et la condamnation du péché charnel s’efface devant le traitement des pathologies du corps. En devenant attentif aux perversions de chacun, le pouvoir moderne ne cesse pourtant pas d’être un pouvoir. Plutôt que de juger des actes, il fixe des identités, évalue des comportements, entreprend parfois de guérir. Objet d’études, le désir sexuel devient un medium qui permet de gouverner les sujets depuis leur corps.

9Cette approche désillusionnée de la libido contemporaine permet au moins de comprendre que les pratiques sexuelles ne cessent pas d’être sociales sous prétexte qu’elles s’individualisent. Freud nous a habitués à l’idée que l’on était toujours davantage que deux dans un lit conjugal, les pères et les mères n’étant jamais loin. La sociologie du sexe confirme à sa manière que l’individu n’est pas seul avec ses désirs. On trouvera dans ce dossier maints témoignages de ce que les normes sociales n’ont nullement disparu avec les tabous traditionnels. Leur lieu d’émission s’est en revanche déplacé : les institutions capables de définir une sexualité légitime (Églises, familles) se sont affaiblies au profit de discours (scolaires, médicaux, psychologiques) qui prétendent à une certaine neutralité axiologique. La sexualité fait l’objet d’informations, de messages, parfois d’injonctions qui, pour ne plus être exclusivement morales, placent le plaisir au cœur de la gestion des vies.

10S’agit-il de régulations nécessaires dans une société de l’autonomie ou, au contraire, de contrôles d’autant plus pernicieux qu’ils sont exercés au nom de l’épanouissement personnel ? Loin d’être univoque, la réponse à cette question dépend du contexte. Les normes sanitaires en matière de lutte contre les maladies sexuellement transmissibles n’ont certainement pas le même statut que les injonctions à pratiquer une sexualité performante. Mais le fait massif est que la sexualité est devenue une « énigme » qui suscite toutes sortes de discours destinés à en percer le secret. La révolution cognitive consiste à envisager le sexe comme une réalité capable de délivrer un savoir sur soi à nul autre pareil. Ses mérites et sa valeur, ses échecs et son identité, l’individu ne les jauge plus seulement à l’aune de son métier. Sa vocation, il la déchiffre aussi à partir de la place qu’il occupe sur ce que l’on compare souvent à un marché des désirs. La technique contemporaine s’ajuste à cette herméneutique passionnée de soi. Les utilisateurs des applications de rencontres évaluent leurs prestations sexuelles respectives sur des « livres d’or » destinés à attirer le chaland. Grâce à son téléphone portable, l’individu connecté porte son pouvoir sexuel « dans sa poche  [6] ».

11Moins que tout autre, le savoir sur le sexe laisse indifférent celui qui le possède. Apprendre combien les femmes et les hommes ont de rapports charnels en moyenne, quel pourcentage de Français se déclarent « satisfaits » de leur libido ou quel est le nombre « normal » de partenaires dans une vie de cadre ou d’ouvrier provoque nécessairement un questionnement sur ses propres pratiques. De même, se persuader du rôle des hormones dans la naissance du désir et les mécanismes du plaisir augmente l’aura des endocrinologues. Dans un domaine qui se pare des attraits de l’intime, chacun se voudrait le spécialiste de lui-même et de ses appétences. Mais comme la sexualité des uns ne peut se désintéresser de celle des autres, la volonté de savoir prend un caractère impératif. Ce que l’individu apprend du sexe en général, il le rapporte à lui-même dans la crainte – plus rarement, dans l’espoir – de faire exception à la norme. Dans des sociétés pourvoyeuses de connaissances sur la chair, chaque sujet devient un sociologue amateur du seul fait qu’il interroge son propre désir.

Naissance du « sociétal »

12Cette société si instruite du sexe, vient-il encore à l’idée de quelqu’un de la changer de fond en comble ? Ici, il faut distinguer la révolution dans les pratiques sexuelles et l’espoir d’une révolution par le sexe lui-même.

13Sur le premier chapitre, il est incontestable que, se nourrissant l’une de l’autre, la demande de savoir et l’offre de connaissances ont profondément modifié les pratiques. Certes, d’une plus grande tolérance à l’égard des « perversions » à un bouleversement des comportements, il y a un pas que l’attention exclusive à la sexualité des yuppies habitant les grandes métropoles franchit trop allègrement. La libération sexuelle ne produit pas les mêmes effets à Paris et en province, dans le Marais, dans le 16e arrondissement ou à Barbès. S’il est pourtant un domaine où la frontière entre les pratiques effectives et l’imaginaire collectif est difficile à tracer, c’est la sexualité. Aujourd’hui, on « sait » que l’orgasme féminin n’est pas aussi mystérieux et rare que les hommes ont, pour leur plus grand avantage, fait mine de le croire. On « apprend » que l’homosexualité n’est pas un péché ou une pratique qui mène à la mort sociale. On « découvre » que le transsexualisme n’est pas une foucade propre à des individus psychologiquement fragiles. Nous avons trop d’exemples de ce que ces savoirs n’entraînent pas automatiquement une attitude plus compréhensive. Mais les historiens ont montré à l’envi que les pratiques sexuelles sont indissociables de l’idéologie qui les sous-tend. Envisager le plaisir de l’autre sur une base un peu plus égalitaire, c’est, à terme, se préparer à devoir en tenir compte lorsque l’occasion se présentera.

14La porosité entre l’idéologie du sexe – prise ici en un sens non péjoratif – et les pratiques sexuelles explique bien des crispations contemporaines. Les adversaires les plus acharnés de la « théorie du genre » savent bien que les connaissances en la matière influent sur les comportements. C’est, du reste, la fragilité de leur position : comment soutenir, à la fois, qu’il existe un ordre « naturel » de la sexualité et que celui-ci pourrait se dissoudre dans les constructions jugées aberrantes des féministes queer ? Il en va de même des appels rituels à l’« ordre symbolique » à chaque fois qu’une nouvelle législation prétend entériner une évolution des mœurs. Pour susciter tant de colères, il faut tout de même que la loi positive ait le pouvoir de toucher à un ordre symbolique supposément inaltérable. Les opposants à la légalisation de l’avortement, au mariage homosexuel ou à la reconnaissance juridique des transgenres affirment de manière contradictoire que de telles mesures nient le « sens commun » et qu’elles sont en même temps susceptibles de le modifier en profondeur. C’est que, hormis le fait que la reproduction humaine est sexuée, le sens commun en matière sexuelle s’avère très évolutif. On l’invoque pour résister aux accélérations de l’époque sans voir qu’il y est lui-même soumis.

15Si « révolution » veut dire bouleversement conjugué des pratiques et des représentations, il n’est pas abusif de dire qu’elle a eu lieu, en Occident, dans le domaine sexuel. Qui, il y a à peine vingt ans, aurait pu imaginer que la plupart des dirigeants de l’extrême droite européenne feraient mine de prendre la défense du droit des femmes et des gays contre l’obscurantisme islamique ? Cet exemple suggère pourtant que la défense abstraite de la liberté sexuelle épouse parfois le conservatisme le plus étroit. On touche ici au deuxième sens de la révolution sexuelle, telle qu’on la prônait à la fin des années 1960 : non plus la liberté sexuelle, mais la libération par la sexualité. Longtemps cantonné à des apologies hédonistes apolitiques, le plaisir charnel semblait une puissance d’émancipation collective. Que l’exhortation à faire « encore un effort » pour devenir « républicains », ou simplement libres, ait émané du marquis de Sade prenait tout son sens. Ce n’est pas un hasard si les révolutionnaires européens les plus intéressés à la chose (trotskystes, situationnistes et, surtout, une frange du maoïsme [7]) étaient des hérétiques par rapport aux partis communistes de l’époque. Les sectes contre l’Église : les contre-institutions sont depuis toujours des espaces favorables à l’expérimentation des désirs charnels. On s’y oppose au dogme en montrant qu’il méconnaît la part subversive contenue dans la prédication originaire.

16Dans ce registre, la révolution sexuelle semble avoir si bien réussi qu’elle manque de révolutionnaires. Fondateur, en 1971, du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fahr), Guy Hocquenghem publiait quinze ans plus tard un pamphlet contre ceux qui, abandonnant la volonté de changer le monde avec leurs désirs, ont trahi le prolétariat en même temps que la promesse d’un corps émancipé [8]. Quelles que soient ses outrances, ce livre anticipe avec justesse sur une évolution qui allait marquer profondément le concept de « progressisme ». Les années 1980 ont vu l’apparition d’un néologisme dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets : le « sociétal ». Il faut entendre par là l’ensemble des revendications qui portent sur l’égalité entre les hommes et les femmes, la condition culturelle des étrangers ou le statut des minorités sexuelles. On voit que la question des mœurs occupe une place de choix dans le « sociétal ». Mais un néologisme ne devient nécessaire que pour forger une signification différentielle : le sociétal désigne ce qui, dans la société, n’est pas social au sens plus classiquement économique du terme. Dès lors, s’est imposée la croyance qu’il était possible d’émanciper les désirs sans rien modifier aux structures de la société. Après l’échec éclatant des révolutions politiques et les revers du réformisme social, certains ont, parfois de bonne foi, cru qu’il ne restait qu’un seul espace pour l’égalité : la souveraineté des corps.

17Particulièrement en France, la différence entre le social et le sociétal prend l’allure d’une opposition que nombre d’intellectuels se réclamant de la gauche mettent en scène. Ceux qui se méfient de l’égalitarisme social insistent sur le tropisme misogyne, homophobe et raciste des « petits Blancs », victimes de la désindustrialisation. À l’inverse, ceux qui critiquent le triomphe du sociétal stigmatisent le choix d’une certaine gauche de soutenir en priorité les femmes, les homosexuels et les sans-papiers. D’une manière significative, ils citent souvent les fêtes du Palace qui, d’abord subversives dans leur défense d’un érotisme sans frein, sont devenues purement consuméristes au début des années 1980. À leurs yeux, la révolution sexuelle comporte aujourd’hui beaucoup de pratiquants, mais presque plus aucun croyant [9].

Le sexe dans la démocratie

18L’alternative entre le social et le sociétal n’est pas seulement discutable intellectuellement, elle méconnaît surtout la dimension politique des mœurs. Pour en rester à notre sujet, les discours sur la dépolitisation contemporaine du sexe occultent ce que la démocratie, entendue comme forme de société, fait aux corps.

19Censées avoir inauguré le triomphe du sociétal sur le social, les années 1980 ont, au contraire, fourni une preuve dramatique de leur intrication. Au cours de cette décennie, l’épidémie du sida a contraint de nombreuses associations à faire paraître publiquement le lien entre la sexualité, la politique et le social. Face à des États indifférents et à des firmes pharmaceutiques cupides, il a fallu mener toutes sortes de combats pour montrer que les pratiques sexuelles étaient l’affaire de tous autant que celle de chacun. Durant les années où il équivalait à une condamnation à mort, le sida frappait en premier lieu les gays, les ressortissants de l’Afrique subsaharienne et les hémophiles. L’opposition tranchée entre le social et le sociétal rend tout simplement incompréhensible la solidarité de fait imposée par la maladie à ces populations. Pour obtenir des pouvoirs publics qu’ils participent activement à la lutte contre l’épidémie, il a fallu que les « pervers » et les « pauvres » élaborent un langage commun, capable d’exprimer le déni de justice dont ils étaient victimes. Malgré des modes d’interventions distincts, les militants d’Act Up et d’Aides ont porté sur la place publique des discours où l’exhibition des désirs rencontrait inévitablement l’antiracisme et la lutte contre la pauvreté.

20Il est vrai que le sida a rappelé le lien entre sexualité et politique sous l’horizon de la mort. À cet égard, cette épidémie a certainement marqué une rupture par rapport aux croyances dans une libération sexuelle heureuse. C’est souvent depuis le négatif que, ces dernières années, les questions touchant au sexe s’imposent dans l’espace public. Le harcèlement, la prostitution forcée, le viol sont autant de thèmes qui placent les victimes de la prédation sexuelle en tête de l’agenda juridique des démocraties contemporaines. En plus des échecs de la radicalité politique, cette prise de conscience des malheurs liés à la sexualité a mis entre parenthèses la croyance dans le caractère révolutionnaire d’Éros. Pour certains hommes et de nombreuses femmes, la sexualité est moins un instrument de transgression qu’une épreuve dont il s’agit de sortir à peu près indemnes. L’attention publique à ces souffrances limite de facto la puissance subversive du sexe : à qui s’adresser, sinon à l’administration en place, pour protéger son corps des violences dont il fait l’objet ?

21Pourtant, même cette insistance sur la sexualité comme lieu de brutalités confirme la dimension politique prise par la libido dans les sociétés démocratiques. Pour être qualifiées de violentes, des pratiques sexuelles jusque-là admises au moins tacitement doivent être connues, discutées et, le cas échéant, faire l’objet d’une législation. La limite de l’interprétation foucaldienne de la scientia sexualis en termes de contrôle consiste à envisager les savoirs sur le sexe du point de vue d’un pouvoir indifférent à la rupture démocratique. Or la « légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime » (Claude Lefort) ouvre un espace où l’intime et le public se mêlent dans une même indétermination. Cela ne signifie pas que l’usage des sextoys, la pratique de la sodomie ou le choix de l’abstinence sont intrinsèquement politiques – il ne suffit pas d’adopter une conduite sexuelle extravertie ou ascétique pour faire acte de militantisme –, mais la démocratie fait que ces conduites résultent d’un choix dont la légitimité n’est garantie nulle part. L’homme et la femme démocratiques n’ont pas seulement pour tâche de connaître leur désir ; il leur faut encore trouver les moyens de le vivre sans le secours d’autorités incontestables. S’ils auscultent leurs corps, discutent autant de leurs plaisirs et se livrent à des expérimentations, c’est faute de disposer d’une formule pour une vie sexuelle épanouie.

22Il est difficile de dire si, dans une démocratie, la sexualité est plus heureuse ou plus malheureuse qu’ailleurs. Elle est en revanche plus inquiète, puisque le désir n’y est plus tenu d’arpenter la voie que lui a fixée la nature ou la tradition. Si Esprit a choisi de parler de sexualité, c’est pour prendre la mesure de cette inquiétude qui affecte même la distinction entre le sexe et l’amour. L’« énigme » dont parlait Ricœur est d’autant plus grande dans des sociétés démocratiques qui ne savent plus tracer de frontière étanche entre la pureté du sentiment et des accouplements de circonstance. La première partie de ce dossier traite des nouvelles normes du désir au terme de la « parenthèse enchantée » qui a vu Éros investi de tant d’espérances collectives. Sensible dans les pratiques, les représentations et les politiques publiques, l’exigence majeure de réflexivité sur sa propre sexualité éclaire le rapport à soi et aux autres de l’individu démocratique – triste ou épanoui, toujours dans l’inquiétude de la gratification. Dans une seconde partie, ce dossier aborde ce qui, dans le sexe, échappe au désenchantement et que les théologiens et les philosophes ont appelé la « chair ». Que le corps humain ne soit pas un objet n’est pas seulement une conquête du droit, c’est aussi une condition qui l’expose au plaisir et à la frustration. Merveilleuse ou errante, la sexualité contemporaine négocie entre les libertés qu’elle a acquises et les faiblesses du corps.

Notes

  • [1]
    Paul Ricœur, « La merveille, l’errance, l’énigme », Esprit, novembre 1960, repris dans Histoire et vérité, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001.
  • [2]
    Le titre du livre de Wilhelm Reich, la Révolution sexuelle, est en réalité une traduction tardive et partiellement fautive. À sa parution en 1936, il s’intitulait Die Sexualität im Kulturkampf (« La sexualité dans le combat culturel »).
  • [3]
    P. Ricœur, « La merveille, l’errance, l’énigme », art. cité.
  • [4]
    Significativement, l’onanisme ne désignait pas d’abord la masturbation, mais la perte de semence (coitus interruptus) coupable de séparer libido et reproduction. Thomas Laqueur donne un aperçu de la rupture de l’épistémè moderne par rapport aux classifications médiévales dans le Sexe en solitaire. Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité (Paris, Gallimard, 2005). Voir son entretien p. 78.
  • [5]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
  • [6]
    À propos de la monnaie fiduciaire, Marx écrivait que le capitaliste moderne porte « son pouvoir social, tout comme sa connexion avec la société dans sa poche » (Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », tome 1, édition de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 92).
  • [7]
    On pense en particulier au groupe réuni, après 1968, autour du journal Vive la révolution dont le titre du no 8 était « Je voudrais embrasser une fille sur le cul ». Une partie de ce groupe intégrera le Mouvement de libération des femmes en 1970.
  • [8]
    Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary [1986], Paris, Agone, 2014.
  • [9]
    Soutenue entre autres par Jean-Claude Michéa, une telle position trouve son origine chez l’essayiste américain Christopher Lasch (la Culture du narcissisme, traduit par Michel Landa, Paris, Flammarion, 2008).
Jonathan Chalier
Michaël Fœssel
Philosophe, professeur à l’École polytechnique, il a récemment publié la Nuit. Vivre sans témoin (Autrement, 2017).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/07/2017
https://doi.org/10.3917/espri.1707.0033
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