CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le dispositif Coup de pouce vélo, mis en place en mai 2020 par la Fédération française des usagers de la bicyclette avec le support du gouvernement français, comprenait trois mesures : une aide de 50 euros aux particuliers pour faire réparer leur vélo, la prise en charge d’une séance de « remise en selle » et une aide aux collectivités locales pour l’achat et l’installation de stationnements vélo. Pour inciter les citadin-e-s à pédaler, le dispositif agit sur trois propriétés perçues comme nécessaires à la socialisation des cyclistes : la possession d’un véhicule en état de marche, la capacité à circuler avec celui-ci et un territoire accueillant. L’implicite de la mesure est que, même si, comme l’ensemble des apprentissages sensori-moteurs, « faire du vélo, ça ne s’oublie pas », l’usage quotidien de la bicyclette requiert l’acquisition d’autres compétences que la capacité à se mouvoir sur un deux-roues.

2 Nous entendons ici la socialisation comme « l’ensemble des processus par lesquels l’individu est construit […] par la société globale et locale dans laquelle il vit, processus au cours desquels l’individu acquiert, apprend, intériorise, incorpore, intègre, des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement » (Darmon, 2006, p. 6). Des publications issues des mobility biographies (Müggenburg, Busch-Geertsema et Lanzendorf, 2015 ; Cacciari, 2020, pour une revue de littérature) ont montré les entrelacements entre la pratique du vélo et le parcours de vie des cyclistes. Elles se focalisent sur des événements particuliers (key-events, turning points) qui produiraient un basculement vers la pratique ou son arrêt. Les recherches de Kiron Chatterjee, Henrietta Sherwin et Juliet Jain (2013) en Grande-Bretagne, Abu Toasin Oakil, Dorien Manting et Harris Nijland (2016) aux Pays-Bas ou encore Julia Janke et Susan Handy (2019) aux États-Unis ont permis de dresser une typologie d’événements déclencheurs d’interruptions et de reprises : déménagements, transformation de la structure familiale, changements d’emploi, évolution des pratiques de loisirs, état de santé.

3 Ces travaux tendent à survaloriser des événements spécifiques, inscrivant les changements de pratiques dans un avant-après qui fait peu de cas des socialisations à long terme (Sattlegger et Rau, 2016). La pratique cycliste urbaine est pourtant marquée par des variations dans la fréquence ou la nature des usages (loisir, sport, utilitaire) et par des interruptions et des reprises (-Chatterjee, Sherwin et Jain, 2013 ; Janke et Handy, 2019 ; Marincek et Rérat, 2020). De plus, les analyses croisant pratique cycliste, genre et origines sociales soulignent les entrelacements entre les conditions matérielles d’existence, les rôles familiaux et la pratique (Bonham et Wilson, 2012 ; Sayagh, 2018). Ces recherches nous conduisent à émettre l’hypothèse que, comme pour la démotorisation (Cacciari et Belton Chevallier, 2020 ; Sattlegger et Rau, 2016), devenir un-e cycliste urbain-e est le fruit d’un ensemble de circonstances comme de socialisations, depuis l’apprentissage initial jusqu’à l’activité quotidienne, et dépend du monde matériel, qu’il s’agisse de l’environnement géophysique immédiat, comme la configuration d’un quartier ou d’une ville (Grafmeyer et Authier, 2015), ou des propriétés de l’objet socialisant (Miller, 2009).

4 Nous examinons deux types de socialisations : celles qui se rapportent à la pratique elle-même et celles qui découlent de la pratique. Depuis l’acquisition de la maîtrise du vélo pour avancer, tenir une direction ou une position et savoir réagir face aux obstacles, jusqu’à l’orientation dans l’espace et l’intégration des normes et règles qui régissent la circulation des véhicules, se déplacer à vélo présente plusieurs spécificités. Interviennent en outre les qualités de l’espace public, la topographie des lieux et un ensemble de normes sociales ayant directement trait à la pratique ou lui étant extérieures. Enfourcher son vélo chaque jour dépend ainsi de contextes d’apprentissage et de production de l’action. À travers cette distinction, nous questionnons les continuités et les bifurcations biographiques (Bessin, Bidart et Grossetti, 2010) et la manière dont la pratique participe elle-même au processus de socialisation. Il s’agit d’interroger le rôle des événements biographiques en tant que manifestations inaugurales qui vont durablement, voire définitivement, infléchir les trajectoires des individus.

5 La recherche a été réalisée à Lyon et à Saint-Étienne [1], deux agglomérations contrastées tant sur le plan territorial – géographie et topographie des lieux, caractéristiques socio-économiques des populations – que sur celui des politiques cyclables. Elle s’appuie sur 39 entretiens conduits en 2018 et 2019 auprès de cyclistes qui réalisent l’essentiel de leurs trajets domicile-travail à vélo. Les personnes interrogées présentent des profils divers du point de vue sociologique, ainsi qu’en matière de trajets quotidiens (distances, durées, cyclabilité du territoire parcouru) et de type de vélo utilisé (mécanique, à assistance électrique [vae], libre-service [vls]). Chaque cycliste devait filmer son trajet grâce à une caméra installée sur le guidon (Adam et al., 2020). Un entretien semi-directif était ensuite réalisé. Sa première partie était consacrée aux socialisations au et par le vélo. Il s’agissait de retracer le parcours depuis les premiers apprentissages jusqu’à la pratique urbaine quotidienne. Les enquêté-e-s devaient détailler leurs différents modes de déplacement tout au long de leur vie, les raisons et les conditions de l’adoption de tel ou tel mode, ainsi que les personnes qui les avaient accompagné-e-s dans ces changements. De l’enfance à l’âge adulte, nous avons interrogé les cyclistes sur la nature de leurs pratiques (utilitaire, sport, loisir) et sur leurs caractéristiques (fréquence, régularité, distances parcourues, trajets empruntés). Étaient également examinés les contextes dans lesquels intervenaient les changements : contexte socioculturel – groupes de socialisation, situation socio-économique et familiale, milieu culturel –, contexte spatial et d’exercice des pratiques – modes de transport disponibles et utilisés, activités professionnelles, sociales, physiques. Les évolutions et leurs liens avec des éléments du parcours de vie étaient particulièrement scrutés. Après retranscription, l’analyse visait à 1) reconstituer les différentes étapes des trajectoires et de leurs contextes (sociaux, territoriaux, de pratiques) ; 2) identifier des facteurs sociaux et spatiaux susceptibles d’expliquer les changements ainsi que les continuités de ces pratiques ; 3) mettre en évidence les singularités propres à chacun-e des enquêté-e-s et surtout les récurrences entre les trajectoires, pour en tirer des enseignements sur les socialisations aux et par les mobilités cyclistes.

Socialisations aux mobilités cyclistes

6 Les trajectoires cyclistes (Chatterjee, Sherwin et Jain, 2013) ne sont pas linéaires. Elles alternent entre loisir et usage quotidien. Elles s’interrompent avant de reprendre lorsque des conditions liées aux trajets, à l’emploi ou au parcours de vie redeviennent favorables. Ces évolutions informent les socialisations aux mobilités cyclistes.

Des socialisations primaires en famille et hors de la ville

7 À une exception près, les cyclistes rencontré-e-s ont acquis la maîtrise du vélo lors de l’enfance, entre 3 et 6 ans, dans le cadre familial. Même parmi les plus jeunes, les débuts ont rarement laissé de souvenirs précis : « Je ne me souviens pas quand j’ai appris à faire du vélo, honnêtement je pense que c’était il y a trop longtemps pour ça », dit par exemple Elena (Saint-Étienne, 22 ans, étudiante, vélo de route) [2]. Lorsqu’elles et ils ne résidaient pas à la campagne ou en zone périurbaine, la plupart des enquêté-e-s ont débuté lors de séjours chez des grands-parents ruraux ou pendant les vacances, à l’instar de Sabine (Lyon, 52 ans, documentaliste, vae) : « J’ai appris à faire du vélo […] quand j’allais en vacances quand j’étais petite. »

8 Les quelques enquêté-e-s qui évoquent une socialisation primaire dans un contexte urbain ont la particularité d’avoir été élevé-e-s par des parents cyclistes et/ou d’avoir grandi dans des villes déjà relativement cyclables comme Grenoble et Strasbourg, dans des villes moyennes comme Compiègne, ou dans des cités qui offraient un espace protégé pour circuler entre pairs. Le territoire d’accueil de la pratique émerge ainsi comme un élément structurant de l’usage qui va être fait du vélo au cours de l’enfance.

9 La figure socialisatrice est fortement genrée : le père est le formateur le plus souvent cité, suivi du couple parental, voire des grands-parents. Par la suite, la socialisation reste essentiellement liée à la figure paternelle et elle est fortement masculine : plusieurs femmes mentionnent les sorties effectuées en famille ou avec leur père ; l’inscription en club est exclusivement masculine, toujours initiée par un père amateur de cyclisme sur route. Le perfectionnement se poursuit au sein de la fratrie ou avec des pairs. Par ailleurs, l’environnement familial, la présence de frères et sœurs, voire de cousin-e-s, et la liberté laissée aux enfants de se déplacer sont décisifs pour que l’apprentissage devienne une véritable socialisation :

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Je suis la quatrième, donc j’en ai beaucoup fait avec deux frères qui avaient un an et deux ans de plus que moi. […] Et puis sinon, en faire avec des amis aussi. Comme mes parents n’avaient pas du tout l’inquiétude qu’il nous arrive quelque chose quand on faisait du vélo, on en faisait assez librement sur la route. (Astrid, Lyon, 56 ans, kinésithérapeute, vae)

11 Savoir faire du vélo fait partie du bagage de compétences motrices à acquérir dans l’enfance. Toutefois, si à l’issue de cette période la maîtrise du vélo a été acquise, peu d’enfants savent se déplacer dans des espaces partagés avec d’autres véhicules, même si ces premiers apprentissages ont pour particularité d’avoir été réalisés dans des espaces dominés par une culture de la voiture. Seul-e-s quelques enquêté-e-s dont les parents étaient des militant-e-s écologistes, qui résidaient dans des villes moyennes ou qui sont issu-e-s de milieux ruraux défavorisés, ont appris à se déplacer à vélo de façon autonome et à partager la route avec d’autres véhicules, comme Danièle :

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Mes parents nous ont appris le vélo parce que […] l’école était loin, donc soit on y allait à pied quand on était petits et après […] l’école primaire et après le collège il était un peu plus loin en plus, donc c’était une nécessité. (Danièle, Lyon, 55 ans, ingénieure d’études, vls) 

13 Le vélo est d’abord un jeu, dans un périmètre de déplacement initialement circonscrit, mais qui dépasse rapidement celui du jardin. Permettant d’aller plus vite que la marche, il ouvre à de nouvelles sensations et émotions, dont la griserie de la vitesse. Il devient « un espace de liberté », comme le mentionne Albane (Lyon, 65 ans, auxiliaire de vie, vae). Ce sentiment de liberté peut être par la suite transposé dans d’autres contextes et perdure à l’âge adulte. Notons le cas particulier des femmes. Si la traversée de l’espace public à vélo ne semble pas réduire le nombre de remarques machistes indésirables, le vélo est perçu comme offrant la possibilité de s’écarter des agresseurs potentiels plus vite qu’à pied, notamment la nuit :

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T’es pas libre en tant que femme dans l’espace public. Et quand, du coup, l’été je partais, j’étais chez ma grand-mère, je faisais ce que je voulais avec mon vélo et, le soir, il n’y avait pas de souci non plus, je faisais ce que je voulais du début à la fin de la journée, j’étais libre. Donc dans ma tête, là, liberté : vélo. (Chloé, Lyon, 34 ans, ingénieure, vélo de randonnée)

Devenir un-e cycliste urbain-e

15 Le vélo utilitaire est réputé dangereux et a été perçu durant des décennies comme le « déplacement du pauvre » ou de « l’original ». Le passage récent d’une pratique récréative à un usage quotidien s’est accompagné d’un changement progressif de statut et de son appropriation par les classes moyennes supérieures, comme le montrent les enquêtes Ménages-déplacements locales (Cerema [3]) ou nationales (Insee [4]).

16 Si les enquêté-e-s sont autant issu-e-s de milieux populaires que de classes aisées, la transformation de la pratique et sa consolidation au quotidien concernent des personnes qui ont effectué des études supérieures et ont été confrontées à des contextes spatiaux ou sociaux les incitant à modifier leur regard sur la norme de déplacement. Jamais mentionné explicitement, ce facteur émerge lors de l’analyse avec l’apparition d’autres référent-e-s comme le ou la conjoint-e, les ami-e-s et les colocataires, ou les séjours d’études à l’étranger : « Le déclic, ça a été vraiment Münster, parce que c’est vraiment l’outil… C’est courant, quoi. Ça fait partie du quotidien » (Marie-Laure, 45 ans, Saint-Étienne, chercheuse titulaire, vae). Avoir vécu dans des villes plus cyclables modifie le rapport à la norme : « [À Paris] il y a une autre culture [des transports en commun] et du déplacement vélo aussi, alternatif à la voiture, je pense qu’on a ramené un peu ça dans nos têtes » (Cyril, Saint-Étienne, 39 ans, professeur de sport, vélo tout chemin [vtc]). À Saint-Étienne, une agglomération peu cyclable en raison de sa topographie et de ses infrastructures défectueuses, nombre d’enquêté-e-s expliquent s’être senti-e-s capables d’affronter ce territoire grâce aux compétences et à la confiance acquises ailleurs.

17 Indépendamment du contexte territorial, les groupes de pairs sont des espaces de « remise en selle » ; un-e conjoint-e ou un-e colocataire cycliste au quotidien peuvent inciter – volontairement ou par mimétisme – les personnes cohabitantes à adopter le vélo comme mode de transport : « Quand je suis arrivée à Lyon, j’ai vécu avec des colocataires qui étaient provélo […] et du coup, c’est un peu elles qui m’ont rééduquée au vélo » (Sophie, Lyon, 34 ans, accessoiriste, vélo de ville). Ces groupes de socialisation sont des espaces privilégiés de transmission et d’acquisition de compétences qui complètent les acquis de l’enfance. S’y échangent des « trucs et astuces » qui peuvent concerner les trajets, l’équipement (vélo, sacoches, habillement adapté aux aléas météorologiques) ou l’entretien du vélo. Les collègues jouent aussi un rôle d’entraînement, par des discussions ou des trajets partagés. Sans qu’elles et ils s’attribuent nécessairement une influence dans cette évolution, le constat d’un nombre croissant de collègues se rendant au travail à vélo est courant :

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Quand j’ai commencé à venir, j’avais une collègue qui venait en vélo. Chaque année y a une personne qui arrive, ou les personnes nouvellement embauchées… C’est ça qui me fait dire que c’est quelque chose qui prend de plus en plus d’ampleur. (Astrid, Lyon, 56 ans, kinésithérapeute, vae)

19 Plus rarement, le groupe de socialisation et la pratique semblent indissociables. C’est le cas des groupes essentiellement masculins d’amateurs de vélo à pignon fixe [5], qui recherchent autant une esthétique (« beaux vélos », style vestimentaire, type de tatouages), des usages spécifiques (sorties vélo collectives, bricolage-apéritifs) qu’une forme de virilité associée à la prise de risque et à la performance, ainsi que des relations amicales et parfois amoureuses internes au groupe :

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J’ai rencontré Alvaro, un Chilien, qui était déjà à fond à l’époque où il n’y avait pas tout ce business. Il avait un super vélo, il m’a prêté direct un vélo, il m’a dit : « Regarde, teste. » Donc j’ai bricolé un truc à l’arrache avec un vieux cadre, et direct j’ai eu des sensations assez folles. […] Clairement, la nouveauté de ces vélos qui sont ultra-épurés, qui sont très beaux, et puis le fait d’appartenir à ce petit cercle qui était assez fermé. (Benjamin, Lyon, 32 ans, cuisinier, vélo de route)

21 Le vélo motive la formation du groupe et permet dans le même temps à ses membres de se reconnaître comme tels et de se distinguer des autres usagères et usagers de la route. La socialisation passe par l’adhésion puis la diffusion de valeurs (la prise de risque, la sportivité, le goût pour une esthétique particulière) qui dépassent l’enjeu des mobilités quotidiennes ou des pratiques de loisirs. La pratique et l’image de soi qu’elle renvoie contribuent conjointement à l’unification interne du groupe social, avec ses habitus et ses codes, et à sa différenciation des autres groupes sociaux. D’autres groupes, dont certain-e-s membres sont présent-e-s dans nos panels, se forment aussi autour de pratiques singulières, à l’image des cyclosportifs, des propriétaires de vélo cargo (Boterman, 2018) ou des communautés de « vélotafeurs [6] » qui partagent leurs expériences sur les réseaux sociaux.

22 Le cyclisme urbain peut aussi rejoindre d’autres pratiques dites « durables » de consommation associées à un mode de vie plus respectueux de l’environnement. La pratique distinctive concerne une frange de cadres résidant en centres urbains, qui contribue aujourd’hui à la hausse de la part modale du vélo en ville, et pour qui le cyclisme peut constituer un signe ostentatoire de sensibilité environnementale autant qu’un marqueur social (Adam, 2016). Néanmoins, comme pour la démotorisation des jeunes (Ortar, Vincent et Boudreau, 2020), si la hausse de la part modale du vélo en ville peut apparaître comme un symbole de la montée des préoccupations écologiques, la question environnementale est souvent moins prégnante et passe après la praticité, la rapidité ou encore le plaisir.

23 La conscience d’appartenir à un groupe social émergent, cas de personnes qui se sentent proches des associations de promotion du vélo et qui s’identifient spontanément comme « cyclistes », c’est-à‑dire à un « nous » opposé à un « eux » (les usagères et usagers motorisé-e-s), s’observe dans les discours de celles et ceux qui souhaitent donner, par leur comportement exemplaire (respect ostensible du Code de la route devant des automobilistes ou les piéton-ne-s, attitude cordiale à l’égard des autres), « une bonne image des cyclistes », à qui il est souvent reproché d’avoir des comportements à risque ou des conduites illégales. Si les cyclistes urbain-e-s forment un groupe dont les contours sont flous, en tant qu’usagères et usagers de la route, elles et ils partagent des intérêts communs dans la « bataille pour l’espace public » (Henderson, 2013).

Interruptions et reprises

24 Être socialisé-e à une pratique quotidienne du vélo est insuffisant pour garantir sa poursuite. Quatre types de « trajectoires cyclistes » ont été mis en évidence (Jones, Chatterjee et Gray, 2014 ; Marinceck et Rérat, 2020) : « croissantes » lorsque la fréquence ou la diversité des pratiques augmentent, « décroissantes » dans le cas inverse, « réparatrices » ou « résilientes » quand le vélo permet respectivement l’amélioration des conditions de santé ou une poursuite de l’activité. Nos enquêté-e-s s’inscrivent essentiellement dans des trajectoires croissantes, bien que marquées par des interruptions liées à des contextes spatiaux défavorables rencontrés lors d’un déménagement ou d’un changement d’emploi, à des normes sociales dévalorisant la pratique quotidienne, à des aléas liés à la condition physique – accidents, problèmes de santé ou grossesses –, voire à l’impossibilité de garer son vélo de façon sécurisée. À titre d’exemple, si les espaces périurbains et ruraux sont les lieux privilégiés de la socialisation primaire, ils sont en revanche défavorables au développement d’une pratique quotidienne et utilitaire du vélo. Interviennent à la fois la prédominance des modes motorisés dans ces espaces, l’accroissement des distances domicile-travail ou domicile-école et l’absence d’infrastructures cyclables.

25 Des événements familiaux, tels que la naissance d’enfants, ont également un effet durable sur la pratique. Les femmes voient la leur se réduire ou disparaître lors des derniers mois de grossesse, et, par la suite, elles y renoncent faute de véhicule adapté ou en raison de la nécessité d’accompagner les enfants dans des trajets quotidiens : « Au niveau des enfants, j’avais plus de contraintes qui faisaient qu’il fallait que je sois à la maison, et tout ça. Et puis faire des courses vite, vite. Avec des choses lourdes. Ce n’est pas possible, quoi » (Ambre, Lyon, 52 ans, ingénieure, vls). Si l’évolution récente du matériel (sièges pour enfants, vélos cargos) permet parfois aux plus jeunes de trouver des solutions qui n’existaient pas pour les enquêtées les plus âgées, ces dernières n’ont repris que lorsque les enfants sont devenus autonomes.

26 Une fois la pratique (ré)installée, nombre d’enquêté-e-s déclarent ne plus désirer se déplacer autrement, comme Bénédicte, qui a progressivement accru la longueur de ses déplacements et varié leurs motifs :

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Maintenant je ne prends plus jamais la voiture, sauf si j’ai besoin de transporter quelque chose de lourd. Je fais mes courses à vélo. C’est une habitude. Je vais jusqu’à Saint-Priest, n’importe où. Ce n’est pas quelque chose que je faisais au début. (Lyon, 50 ans, bénévole à temps plein, vélo de randonnée) 

28 Souhaiter se déplacer au quotidien à vélo influence aussi les choix résidentiels :

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On a longtemps hésité avec la campagne et puis on s’est dit non. C’est un peu une histoire de temps et de trajets en fait de se dire : « t’es dépendant de la bagnole pour tout, pour aller acheter du pain, pour amener les gamins de partout. » Non ! (Cyril, Saint-Étienne, 39 ans, professeur de sport, vtc)

30 La simplicité, la rapidité et l’autonomie procurées par l’usage du vélo priment sur d’autres désirs. En outre, la dépendance automobile des territoires périurbains amène à les disqualifier malgré leurs avantages comparatifs en matière de taille des biens immobiliers ou d’aménités urbaines.

Socialisations par les mobilités cyclistes

31 Les variations observées dans les mobilités cyclistes au cours de la vie entraînent le développement de compétences qui peuvent être mises à profit pour une autre pratique, avec un autre véhicule, et sur un autre territoire. On peut donc parler de socialisations par les mobilités cyclistes. Trois motifs sont particulièrement saillants : le passage du loisir/sport au mode de transport, l’effet des dispositifs technologiques sur la pratique et l’influence du territoire.

D’une pratique à l’autre : le loisir comme tremplin vers l’utilitaire

32 Comme nous l’avons mentionné, la socialisation primaire au cyclisme s’effectue dans le cadre de loisirs, parfois de clubs sportifs. Par ses caractéristiques spatiales – zones ou axes protégés, trafic automobile moindre, météo clémente – et ses circonstances – contraintes horaires limitées, tenue vestimentaire libre, contexte familial ou amical –, le cyclisme de loisir permet d’acquérir dans un contexte favorable des compétences et un cadre normatif qui pourront être ensuite réemployés au quotidien. Les personnes ayant grandi dans des familles où les sorties à vélo sont courantes sont donc plus susceptibles d’avoir acquis une large gamme de compétences en la matière.

33 La pratique du vélo en club favorise également l’acquisition de compétences mécaniques pour réparer le véhicule et surtout celle de savoirs « liés à la circulation en milieu difficile », nécessaires à la reprise ou au maintien du vélo, pour reprendre les propos de Cyril (Saint-Étienne, 39 ans, professeur de sport, vtc) : « Le parcours que je fais en vélo je ne peux pas le conseiller, il est dangereux et je le maîtrise parce que j’ai vingt ans de vélo derrière moi. » Exercer beaucoup dans le cadre des loisirs ou du sport donne en effet de l’assurance : « J’avais un vélo avec des roues un peu plus grosses, je n’hésitais pas à prendre un champ, à sauter un fossé, […] je prenais des axes routiers ou des nationales où les voitures doublent à 90, 100 » (Benoît, Saint-Étienne, 37 ans, chercheur, vélo de route).

34 L’expérience du cyclotourisme semble également constituer un facteur de socialisation. Pratiqué en couple, parfois en groupes amicaux, le voyage à vélo est récréatif et s’effectue hors des villes. Cette mobilité de vacances permet de dépasser des craintes liées au parcours de distances importantes, aux pentes et aux conditions météorologiques et d’acquérir les compétences nécessaires à une pratique urbaine soutenue : gérer son effort et sa sudation, s’orienter, se confronter au trafic dans des lieux peu cyclables, sécuriser son vélo et son chargement, s’adapter aux aléas météorologiques. Le voyage est aussi souvent l’occasion d’acquérir du matériel de qualité qui rend la pratique quotidienne plus agréable :

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Depuis les voyages que j’ai faits à vélo, j’ai vachement évolué dans ma vision de la distance que je peux faire. […] C’est après le premier voyage à vélo que les distances m’ont paru… Vénissieux, j’y vais à vélo. C’est devenu plus normal. (Chloé, Lyon, 34 ans, ingénieure, vélo de randonnée)

Deux-roues motorisés, libre-service, assistance électrique… au service de la pratique

36 Des transferts de compétences existent également à partir de véhicules semblables. L’usage du deux-roues motorisé à l’adolescence facilite l’adoption du vélo comme moyen de transport par la suite. Il fait office de véhicule d’introduction à la mobilité urbaine autonome. Garant d’une autonomie accrue et symbole de rupture avec l’enfance, son usage correspond généralement à l’abandon, pour quelques années, de la pratique cycliste. Par ses caractéristiques voisines de celles du vélo, il contribue cependant à l’acquisition de compétences réutilisables pour le cyclisme urbain :

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Ça fait longtemps que je n’ai pas fait de mobylette. Mais je pense que oui. Le truc de passer entre les voitures, de griller les feux […]. Y a ce sentiment de liberté qui est vachement agréable, que moi j’aime beaucoup dans le vélo aussi. (François, Saint-Étienne, 40 ans, architecte au chômage, vélo de ville)

38 Cette perméabilité entre les savoir-faire nécessaires au déplacement en deux-roues motorisé et ceux nécessaires au déplacement en vélo est renforcée par la motorisation progressive de ces derniers à travers l’assistance électrique : deux enquêtées sont passées d’un usage quotidien du scooter à celui du vae.

39 Par ailleurs, les innovations sociales et techniques entourant le vélo (dont le vae) contribuent également à l’essor de la pratique. Ainsi, les vélos en libre-service, introduits en 2005 à Lyon, limitent certaines contraintes du vélo privé ; l’usager ou usagère n’a pas à craindre le vol [7] ni à se soucier de l’entretien, il est plus facile de l’associer aux transports en commun ou à la marche, car on peut le laisser à tout moment :

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Ce Vélo’v, je trouve ça génial. Au début je le prenais pour, je ne sais pas, aller en ville un samedi où il faisait beau. […] Et puis, petit à petit, j’ai commencé à me dire : « Tiens, il fait beau, pourquoi je n’irais pas avec au boulot. » (Ambre, Lyon, 52 ans, ingénieure, vls)

41 Utilisable la nuit, il attire une clientèle noctambule :

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C’est des vélos lourds qui n’avancent pas vite. Après, bon, c’est vrai que c’était pratique. Puis on l’utilisait, quand j’étais étudiant. Je l’utilisais aussi pour faire des activités, quand c’était un peu loin ou qu’il faisait beau. Et puis aussi pour les soirées, les sorties nocturnes, pour rentrer, c’était vraiment pratique quand il n’y a plus de métro. (Johan, Lyon, 28 ans, gardien de nuit, vélo à pignon fixe)

43 Avec un abonnement plus économique que celui des transports en commun, et qui l’est encore plus quand les deux sont combinés, il séduit les personnes les moins fortunées, comme les étudiant-e-s. Enfin, s’essayer à la pratique cycliste avec le libre-service n’implique pas d’engagement financier. Le vls est donc une entrée vers la pratique. Six enquêté-e-s lyonnais-e-s sont devenu-e-s des cyclistes urbain-e-s par son intermédiaire. Trois l’ont adopté sur le long terme pour le trajet domicile-travail en raison de sa flexibilité. Pour les autres, il a permis de s’essayer à la pratique puis a été remplacé par un vélo privé, plus performant, plus agréable à conduire et qui évite le risque de se retrouver face à une borne vide, lorsqu’on cherche un véhicule, ou pleine, quand on veut le restituer. Dans tous les cas, il a permis de se familiariser avec une pratique cycliste urbaine et d’acquérir les compétences adéquates.

44 Aidant à gravir plus facilement des pentes ou à parcourir des distances plus importantes, l’assistance électrique favorise quant à elle une extension spatiale de la pratique. Dans les parties vallonnées de Saint-Étienne et de Lyon, le vae rend réalisables des trajets physiquement plus exigeants :

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Donc je me suis acheté un vélo électrique, et là, j’ai vu que c’était possible et voilà, depuis je fais entre la moitié et les trois quarts de mes trajets en vélo. […] Oui, je ne ferais pas régulièrement ce trajet sans assistance. (Astrid, Lyon, 56 ans, kinésithérapeute, vae)

46 Plus réactif, le vae aide aussi des cyclistes moins assuré-e-s à prendre confiance dans le trafic routier :

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Le vélo électrique m’a donné de l’assurance et un confort dans l’insertion. Que ça soit pour se mettre au milieu, quand t’es dans des espaces comme ça, hyperdenses en voitures, et aux feux. Parce que tu pars avant les autres. (Béatrice, Lyon, 51 ans, directrice valorisation, vae)

48 Le vae joue ainsi un rôle soit de déclencheur de pratique quotidienne soit d’influence résiliente (Marincek et Rérat, 2020) quand une pratique préexistante est maintenue malgré une dégradation de la cyclabilité du territoire ou des conditions physiques du ou de la cycliste, ou lorsqu’il devient nécessaire de conduire des enfants à l’école.

Le territoire, terrain d’apprentissages quotidiens

49 « Tu réalises quand même que tu n’habites pas à cinq minutes, il y a de l’espace, il y a du temps, […] tu ressens l’environnement en plus par ton déplacement », raconte Céline (Saint-Étienne, 30 ans, professeure des écoles, vtc). Se déplacer à vélo, c’est prendre la mesure de l’espace parcouru. Il s’agit d’une expérience à la fois temporelle – mesurer le temps passé à traverser l’espace – et physique, car chaque variation topographique s’inscrit dans le corps.

50 Le cyclisme est une expérience kinesthésique, une expérience physique du sol en mouvement, sol dont les contours, la substance, la coloration et la couleur sont ressentis (Ingold, 2011). Ces variations sont éprouvées dans le choix même du trajet, à travers la recherche de terre battue ou de bitume ou l’attention portée aux ornières qui obligent à louvoyer : « Avec les trous, avec les plaques d’égout, tout ça… J’essaie d’éviter au maximum, je fais des zigzags » (Benjamin, Lyon, 32 ans, cuisinier, vélo de route). Il s’agit de se frayer un passage improvisé et négocié au fur et à mesure, en fonction de la météo, de la circulation et de l’état des voies.

51 La dégradation ou l’amélioration de la cyclabilité des trajets à effectuer sont déterminantes des trajectoires cyclistes. Facilitateurs du parcours -domicile-travail, les aménagements cyclables sont en outre considérés par les parents interrogé-e-s comme favorables à la transmission de la pratique et sont privilégiés pour les premiers tours de roues des enfants – ce qui conforte un résultat d’autres études : les infrastructures favorisent les socialisations au cyclisme urbain des plus vulnérables (Cox et Koglin, 2020).

52 Si, comme les automobilistes (Marchal, 2014), les cyclistes associent leur pratique à une bulle, prendre son vélo au quotidien dans des environnements peu protégés soumet à un maelström émotionnel. Les émotions fortes, positives comme négatives, sont très souvent évoquées dans les entretiens et se mêlent à la crainte omniprésente de l’accident. L’anticiper, c’est apprendre à évaluer les potentialités. Pour Brian Massumi (2002), la potentialité est le moment où le joueur, alors qu’il va recevoir la balle, examine la position des autres joueurs entre eux et par rapport aux buts. Elle comprend, comme Rebecca Bryant et Daniel M. Knight (2019) le soulignent, la « matérialité incorporée des capacités invisibles des personnes et des objets que nous ressentons en permanence et qui fondent nos actions » (Ortar et Noûs, 2020). Albane, une cycliste chevronnée ex-motarde, cède le passage à une automobile alors qu’elle s’est signalée :

53

Là, je permets aux voitures de passer. Ce n’est pas seulement parce que je vais tourner, c’est que j’ai entendu qu’il y avait quelqu’un derrière moi, j’ai mis mon bras bien tendu depuis longtemps, et puis je lui permets de passer. (Albane, Lyon, 65 ans, auxiliaire de vie, vae)

54 Décomposons l’action : elle souhaite tourner et a montré son intention de le faire. Toutefois, utilisant l’ouïe, elle entend une voiture arriver à une allure qui lui semble trop soutenue pour qu’elle puisse passer sans danger. Cette évaluation des potentialités est permanente dans la pratique cycliste et fait partie des apprentissages mentionnés comme les plus éprouvants, car elle implique de vaincre la crainte de l’automobile et d’estimer quand il est important de s’imposer sur la route pour ne pas se mettre en danger, ce qui peut passer par un comportement contre-intuitif : « [Maintenant] j’essaie de me mettre plutôt justement un peu au milieu, justement, pour bien être visible » (Astrid, Lyon, 56 ans, kinésithérapeute, vae). Cette attitude, compétence fondamentale du cyclisme urbain, est acquise plus tôt par des hommes socialisés à la compétition et à la prise de risque : « Il faut s’imposer sur la route, en fait. Et surtout ne pas être prostré, surtout ne pas avoir peur. C’est la meilleure façon de créer un accident, ou en tout cas de se mettre en danger (Benjamin, Lyon, 32 ans, cuisinier, vélo de route).

55 Les socialisations aux mobilités cyclistes désignent les connaissances et les savoir-faire nécessaires pour se déplacer à vélo en ville acquis progressivement depuis l’enfance pour pratiquer dans des territoires peu favorables à la circulation cycliste. Les socialisations par les mobilités cyclistes renvoient aux savoirs et aux représentations des cyclistes à travers leurs expériences du vélo. Ces socialisations se combinent pour contribuer à façonner l’identité des cyclistes et à faire émerger, chez les plus engagé-e-s, un groupe social qui se reconnaît comme tel. Elles sont influencées par des facteurs sociaux, territoriaux et technologiques. Ces éléments de variation, qu’ils soient météorologiques, topographiques, de santé ou de position dans le parcours de vie, font du vélo en ville une pratique constamment évolutive, faite d’inflexions, de pauses et de reprises.

56 Les socialisations primaires sont capitales pour acquérir les compétences élémentaires (s’équilibrer, pédaler, rouler droit). Les groupes de pairs (couple, ami-e-s, colocataires, collègues) exercent ensuite une influence décisive dans l’acquisition des compétences nécessaires à un usage urbain quotidien, qu’il s’agisse du choix des trajets, des vêtements, ou de l’insertion dans le trafic motorisé. La pratique journalière du vélo est aussi facilitée par son exercice préalable dans un cadre de loisir – promenades, voyages ou sorties sportives. Une différence majeure entre les trajectoires féminines et masculines provient du fait que nombre d’hommes ont eu une pratique sportive du vélo pendant leur enfance, contrairement aux femmes qui, au mieux, ont eu un accès régulier à un vélo dans le cadre de déplacements quotidiens ou de loisirs familiaux, minorant alors l’acquisition des compétences. Cette différenciation de socialisation primaire est décisive lors de l’accès à une pratique quotidienne.

57 Outre la transposition de compétences d’une pratique à l’autre, les dispositifs techniques disponibles influent sur la socialisation en favorisant la familiarisation à des déplacements dans des contextes urbains, le retour à un usage quotidien ou l’extension de l’usage du vélo. Enfin, des facteurs locaux comme la topographie, les infrastructures ou la masse critique de cyclistes [8] influencent non seulement la capacité des citadin-e-s à se déplacer à vélo à un instantT, mais aussi leur future trajectoire cycliste.

58 Devenir un-e cycliste urbain-e découle donc de diverses socialisations au long cours qui transforment les rapports que les individus entretiennent avec la norme, qu’il s’agisse du regard porté sur l’automobile, sur la « hiérarchie sociale des modes de transport », sur l’espace public ou sur les environnements résidentiels. Ces socialisations par et aux mobilités cyclistes dépendent de facteurs sociaux et territoriaux complexes qui invitent à décaler le regard sur le vélo en ville, souvent uniquement focalisé sur les infrastructures et leurs effets, vers les déterminants des pratiques. Depuis une décennie, la reconquête progressive du cyclisme urbain dans la plupart des grandes villes européennes a été amplifiée par la prise de conscience des enjeux écologiques et sanitaires, et se traduit par un nombre accru de nouveaux usagers et de nouvelles usagères qui représentent une part minoritaire, mais croissante et de plus en plus significative, des citadin-e-s. L’analyse de leurs trajectoires éclaire donc plus largement les mutations des modes de vie urbains et leur transition vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement.

59 L’étude des socialisations montre les forces du cyclisme urbain, telle sa perception comme un besoin par les pratiquant-e-s, les capacités à redéployer la pratique dans de nouveaux contextes territoriaux ou des années après un arrêt. Elle souligne également le caractère discontinu des trajectoires, leurs évolutions selon les conditions de réalisation, qu’il s’agisse de la fréquence des déplacements cyclistes et de leurs motifs, de la cyclabilité du territoire, de la longueur des trajets (notamment domicile-travail), des charges à transporter, etc. Le cyclisme urbain est donc une pratique sensible aux variations des situations individuelles comme du contexte social et territorial. Cette fragilité éclaire les axes de recherche à investir pour saisir les conditions de pérennisation de la pratique et questionne la nécessité d’adapter les politiques publiques en faveur du vélo afin de réduire les ruptures dans les trajectoires des individus ou leur influence négative sur les pratiques futures.

60 Notre enquête pointe les effets de l’aménagement du territoire – lorsqu’un déménagement conduit à un arrêt total de la pratique ou lorsqu’un nouvel équipement engendre une fréquence ou une diversité accrue de la pratique. Ce résultat récurrent des travaux sur le vélo en ville tend à devenir du déterminisme spatial lorsqu’il oriente la focalisation des politiques publiques vers les seules infrastructures. À rebours de ce biais, nos résultats soulignent l’importance de prendre en compte les effets de socialisations différenciées socialement et spatialement dans le développement des politiques publiques dédiées au vélo. Par exemple, et indépendamment des politiques de réduction des inégalités de genre, le fait que les femmes tendent à arrêter de faire du vélo lorsqu’elles ont des enfants pourrait être en partie limité par différentes mesures, comme faciliter l’accession à des véhicules adaptés aux besoins familiaux (cargos, vae), aménager des infrastructures pour desservir les lieux de scolarisation et d’activités périscolaires, prendre en compte l’accompagnement des enfants dans les dispositifs de formation et d’incitation à l’usage du vélo, mais aussi développer des politiques visant à autonomiser les déplacements des enfants dans une ville qui leur est aujourd’hui hostile.

61 La fragilité du cyclisme urbain souligne aussi la nécessité de poursuivre nos travaux pour nourrir un renouvellement théorique et méthodologique. Les changements observés éclairent les socialization studies et les mobility biographies notamment à travers l’attention portée aux événements (key-events) identifiés comme des points de basculement (tipping points) ou de rupture (turning points). Mais le caractère discontinu des trajectoires cyclistes souligne la nécessité de porter une attention tout aussi minutieuse aux conditions qui assurent la continuité ou la reprise de la pratique. Comment se maintient une activité malgré la détérioration des conditions de santé, de la capacité d’accueil du territoire ? Qu’est-ce qui permet la reprise après un arrêt de parfois plusieurs années ? Comment s’effectue le transfert d’une pratique à une autre ou d’un territoire à un autre ? Croisés avec les résultats d’études sur d’autres modes, les constats dressés ici doivent permettre de monter en généralité sur ces aspects.

Notes

  • [1]
    Le projet de recherche Véléval a reçu un financement du labex Intelligences des mondes urbains (imu).
  • [2]
    Certaines formulations et retranscriptions d’entretiens ont été utilisées dans le document Devenir cycliste urbain-e au quotidien. Pratiques, socialisations, représentations, support du séminaire du 17 septembre 2020, disponible en ligne [url : https://ap2m.hypotheses.org/files/2020/10/P2M-ADAM-17-09-2020.pdf].
  • [3]
    Voir par exemple la synthèse publiée en 2013 par l’Agence d’urbanisme de l’agglomération de Tours (Atu), « Vélo : portrait d’une pratique » [en ligne], Questions de mobilité, n° 9, [url : http://www.atu37.org/blog/2013/06/questions-de-mobilite-9/].
  • [4]
    Recensement général de la population 2017. Voir Matthieu Adam, « Caractéristiques des 1,9 % de cyclistes utilitaires français » [en ligne], CyclOPs, [url : https://cyclops.hypotheses.org/82].
  • [5]
    Inspiré des modèles de piste, un « pignon fixe » est un vélo sans roue libre et souvent breakless (sans système de freinage indépendant de la transmission). Sa conduite est spectaculaire : pour freiner, il faut déraper en cessant de pédaler (« skider »). Introduit par les coursiers new-yorkais des années 1980 en raison de son faible coût d’entretien, il est progressivement devenu un objet à la mode.
  • [6]
    Formé en accolant les mots « vélo » et « taf », le néologisme « vélotaf » est utilisé, en particulier sur les réseaux sociaux, pour désigner le fait de réaliser le trajet domicile-travail à bicyclette. Celles et ceux qui le pratiquent sont alors qualifié-e-s de « vélotafeuses » ou de « vélotafeurs ».
  • [7]
    Le vol d’un vélo en libre-service est possible s’il est laissé non attaché dans la rue le temps d’un court arrêt, mais perçu comme moins probable que celui de son propre vélo.
  • [8]
    L’idée de masse critique traduit le fait que, quand les cyclistes commencent à être suffisamment nombreux et nombreuses (et atteignent une « masse critique »), les autres usagères et usagers de la route (en particulier les automobilistes) les prennent davantage en considération.
Français

Fruit d’une recherche réalisée à Lyon et à Saint-Étienne, cet article interroge les processus de socialisation qui conduisent à l’adoption du vélo comme mode de transport quotidien en contexte urbain. Pour ce faire, les auteur-e-s analysent le rôle des agents de socialisation, des dispositifs techniques et de l’environnement physique dans les trajectoires cyclistes à long terme. L’article détaille l’importance des acquis sensori-moteurs issus de la socialisation primaire ou lors d’une pratique de loisir pour l’adoption d’une pratique quotidienne ultérieure. Il présente ensuite le rôle des groupes de pairs, qui contribuent à développer d’autres savoir-faire à la fois sensori-moteurs et pratiques, comme s’orienter, composer avec le trafic motorisé et se vêtir de façon adaptée. L’article questionne enfin le rôle des dispositifs techniques – libre-service, assistance électrique, deux-roues motorisés – et des caractéristiques du territoire dans le devenir des cyclistes urbain-e-s.

Mots-clés

  • vélo en ville
  • domicile-travail
  • compétences de mobilité
  • genre
  • socialisation

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Laboratoire de géographie et d’aménagement de Montpellier (Lagam), université Montpellier 3.
adrien.poisson@univ-montp3.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 26/04/2022
https://doi.org/10.3917/esp.184.0033
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