CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Les villes sont un immense réceptacle du labeur des hommes, elles sont l’œuvre de nos mains et pour cela, elles deviennent choses humaines… elles sont aussi un témoignage des valeurs, une permanence et une mémoire. La ville est faite de son histoire. »
Rossi, 1966

1 À partir de la seconde moitié du xviii e siècle, les faubourgs de la ville de Bordeaux, jusque-là cantonnés au pourtour des couvents et le long des axes, commencent à coloniser les vignobles de la périphérie proche. Pierre Barrère (1956) situe à cette période l’apparition de la maison de ville à un étage, destinée à loger des populations modestes. Pendant le xix e siècle et jusqu’aux années 1930, ces maisons mitoyennes, lotissement après lotissement, vont occuper un vaste territoire depuis les cours du xviii e siècle jusqu’au-delà des boulevards tracés dans la seconde moitié du xix e siècle. En 2007, l’Unesco, qui distingue pour la première fois un territoire urbanisé aussi vaste et complexe, inclut dans le périmètre alors déclaré patrimoine mondial de l’humanité cette large couronne résidentielle quasiment orpheline de monument. C’est paradoxalement par la reconnaissance d’une valeur identitaire locale, d’un « art de vivre et d’habiter » bordelais que ces lotissements sont reconnus comme porteurs d’une valeur universelle.

2 Plusieurs questions résultent de cette reconnaissance internationale d’un patrimoine ordinaire. Tout d’abord, pour comprendre cette distinction, il est nécessaire d’analyser le processus conduisant d’une simple identification à une protection, puis à une inscription au patrimoine mondial. Dans la boîte à outils des protections, quels sont ceux que la municipalité de Bordeaux a utilisés et pourquoi ? Mais il convient également de s’interroger sur les cheminements idéologiques, économiques et sociaux qui ont fait émerger l’importance de ces quartiers ordinaires sur la scène internationale. Il faut également comprendre leur genèse, savoir à quelles populations ils étaient destinés et à quels usages ils étaient adaptés. Se pose alors la question de la pertinence d’une mesure de protection pour des éléments n’ayant qu’un intérêt paysager modeste, mais qui, en revanche, sont l’expression cristallisée dans la pierre d’une société qui n’a plus cours. Quels sont les objectifs réels d’une telle distinction ? L’intérêt pour ce type d’habitat de la part des classes sociales moyennes et supérieures, qui préféraient auparavant s’installer en périphérie, est-il cause ou résultat de cette patrimonialisation ? Les sociologues n’ont pas encore suffisamment investi ce sujet pour que des réponses définitives puissent être énoncées, même si certains signes, comme celui du marché de l’immobilier, ne trompent guère. Face à ces changements de population, mais aussi à l’évolution des modes de vie urbains, comment peut-on sanctuariser un patrimoine qui, avant d’être celui de l’humanité, est celui de ses habitants et usagers ? Dans quelle mesure les prescriptions qui visent à transmettre aux générations futures ce patrimoine hérité de la seconde moitié du xix e siècle ne sont-elles pas contradictoires avec les modes de vie des habitants actuels, mais aussi avec ceux des générations qui les y ont précédés ?

3 Le court délai écoulé depuis la décision de protection ne permet pas de répondre à toutes ces questions. En effet, le temps de réaction de la ville, à la fois dans ses aspects formels et sociologiques, est long et l’analyse nécessite des travaux de sociologie qui n’ont pas encore été menés. Il s’agit ici de s’inscrire dans la réflexion sur la patrimonialisation des quartiers d’habitat ordinaire à partir de cet exemple bordelais.

Patrimoine et patrimonialisation

4 L’inscription sur la liste du patrimoine mondial n’est pas en elle-même une protection, mais elle implique une obligation de conservation par les autorités responsables. La gestion du site et son évolution contemporaines doivent d’ailleurs être exposées dès le dossier de candidature. Pour conserver le label « patrimoine mondial », les dispositions permettant d’assurer sa pérennité doivent être mises en œuvre en fonction de la législation locale, en tenant compte des critères qui ont prévalu à l’inscription.

5 Bordeaux est protégée à plusieurs titres : le centre historique a fait l’objet d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur (psmv) ; les périmètres de protection des abords de monuments historiques couvrent la quasi-totalité de la zone inscrite par l’Unesco. Les édiles auraient pu considérer que ces dispositifs suffisaient, puisqu’ils impliquent que presque tous les permis de construire soient soumis à l’avis de l’architecte des bâtiments de France (abf). Mais le début du montage du dossier de candidature à l’Unesco (2003-2004) est contemporain d’un intérêt nouveau pour le patrimoine ordinaire de la ville, celui des quartiers de maisons, qui s’accompagne de sa connaissance en vue de sa gestion et de sa protection.

Les évolutions du concept de patrimoine ordinaire

6 La notion de « patrimoine ordinaire » est une invention assez récente. Émergeant en Europe à la fin du xix e siècle avec la prise en compte d’ensembles urbains cohérents, elle s’affirme en France avec la protection de pans entiers de villes sous le vocable de « secteurs sauvegardés » par la promulgation de la loi Malraux en 1962. Cette législation est réservée aux ensembles patrimoniaux de grande valeur. Des années 1960 date par ailleurs un intérêt nouveau pour le patrimoine ordinaire, avec les études sur la genèse des villes qui se développent à la suite de l’école italienne de Venise [1] et la création en 1964 des services de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, mettant en évidence la dimension locale du patrimoine et la valeur identitaire qui lui est attribuée. À l’échelle mondiale, la charte de Venise (1964) est adoptée en 1965 par l’Icomos (Conseil international des monuments et des sites) ; son premier article [2], en considérant que la notion de monument historique peut s’appliquer à des sites urbains ou ruraux, consacre l’idée de « patrimoine ordinaire ». Mais ce texte reste vague sur les moyens de protection à l’échelle urbaine et sur les modes de préservation du patrimoine ordinaire. Dans les années qui suivent, la création en 1983 des zppau (zone de protection du patrimoine architectural et urbain) continue le processus. Elles sont destinées à cadrer l’évolution d’ensembles urbains de qualité, mais ne faisant pas partie des plus prestigieux. Après la dimension paysagère prescrite en 1993 (zppaup), la loi du 12 juillet 2010 (Grenelle 2) ajoute aux critères architecturaux et patrimoniaux la prise en compte des enjeux environnementaux et énergétiques et change les zppaup en amvap (Aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine). D’autres procédures ont également joué un rôle dans la prise de conscience de l’intérêt de l’architecture ordinaire, même si elles n’ont pas comme objet principal la mise en valeur du patrimoine (les opérations programmées d’amélioration de l’habitat par exemple, en 1977).

Bordeaux veut maîtriser son territoire… et son patrimoine

7 La ville de Bordeaux, entre l’alternative d’une zppaup et celle d’un plu (Plan local d’urbanisme) à caractère patrimonial pour maîtriser l’avenir des quartiers de maisons, a choisi cette dernière solution. Au-delà des valeurs attribuées au patrimoine, d’ordre historique ou esthétique, puis touristique et marchand, la démarche introduit celle d’identité locale que les élus souhaitent protéger face à une banalisation générale et à une standardisation des paysages. Bordeaux a saisi l’opportunité du changement de procédure du pos (Plan d’occupation des sols) en plu consécutif à l’adoption de la loi Solidarité et renouvellement urbains (sru) de décembre 2000, pour mettre en place des mesures spécifiques de protection de ce qui a pris le nom de « ville de pierre » dans le plu approuvé en juillet 2006, zone à la lisière du secteur sauvegardé et qui correspond sensiblement aux lotissements de maisons mitoyennes (fig. 1). En effet, en « permettant d’identifier des éléments remarquables du patrimoine local et de les protéger dans les documents d’urbanisme, pour des motifs d’ordre culturel, historique ou écologique », le plu permet d’élaborer des prescriptions plus qualitatives que par le passé.

Figure 1

Plan actuel de Bordeaux

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Plan actuel de Bordeaux

indiquant la « ville de pierre » : en grisé et en noir : les cours du xviii e siècle et les boulevards du xix e siècle
(Source : Callais et Jeanmonod, d’après géoportail.fr et Bordeaux.fr, 2012)

8 L’attention portée à ces quartiers et leur prise en compte comme patrimoine sont nouvelles. En effet, les maisons de ville du xix e siècle n’ont pas bonne presse au milieu du xx e siècle, critiquées par les édiles et les spécialistes pour les paysages monotones qu’elles proposent, la répétitivité de leur plan, leurs pièces noires et leurs vérandas jugées insalubres (Philippon, 1953). Mais cette première banlieue de Bordeaux a toujours conservé la faveur des habitants. Ce n’est que récemment que ces quartiers ont attiré l’attention des édiles, après avoir mobilisé celle de spécialistes de l’architecture. À la fin des années 1980, quelques chercheurs, qui voyaient dans le type de la maison de ville un patrimoine témoin d’un art local de l’habiter, mais aussi une référence potentielle pour un habitat contemporain à la fois urbain et individuel, commencent à s’intéresser à la morphogenèse de ces quartiers. Ce n’est pourtant qu’en 1997 que leur projet de recherche est approuvé [3], alors que les services de l’Inventaire de Tours ou de Toulouse procédaient au relevé systématique de leurs quartiers de maisons urbaines, marquant le début de la période où le patrimoine habité ordinaire accédait à une dimension « supérieure à l’usage », « extra-fonctionnelle », selon les mots de Gilles Nourissier (2002).

Une culture de l’habiter : les lotissements de maisons mitoyennes

9 Jusqu’au xx e siècle, que ce soit pour les grands travaux d’embellissement ou pour la ville ordinaire, la procédure de fabrication de la ville est toujours celle, simple et efficace, du lotissement (Callais, 2003 et 2008). Ainsi que le veut la tradition française, c’est principalement à l’initiative privée qu’est laissé le soin de composer la ville, sous le contrôle plus ou moins rigoureux et efficace des édiles. Bordeaux ne fait pas exception et les maires de la seconde moitié du xix e siècle sont contraints de faire adopter deux règlements, en 1864 et 1880, destinés à contrôler « la fièvre de spéculation » qui « s’est emparée des propriétaires de la banlieue », selon les termes de Brochon, maire entre 1863 et 1867.

L’intérêt général : la continuité de l’espace public

10 Ces règlements ont pour objectif de maîtriser l’aménagement des rues nouvelles et surtout ils mettent implicitement en évidence une idée de ville, celle d’une ville « traditionnelle », dans laquelle l’intérêt général se traduit concrètement par la continuité du réseau viaire. La rue comme mode de distribution des édifices, mais aussi comme lieu d’échange et de transit dans la ville, est lue comme un espace essentiel de l’urbanité dans tous les sens du terme, contrairement aux voies en impasse qui n’ont pour seule vocation que la distribution de quelques maisons. La visée civique des maires de la fin du xix e siècle a conduit à la fabrique d’une ville cohérente, dans laquelle la continuité du réseau viaire est garantie pour l’essentiel.

11 Les règlements concernant l’architecture, à l’image de ceux régulant la qualité des rues, ne s’intéressent qu’à ce qui touche l’intérêt général. Un alignement de la rue est défini, donnant la limite de la constructibilité de la parcelle. De même sont exigées certaines mesures garantissant la solidité et l’assainissement des édifices. Rien sur l’intérieur des parcelles, dont l’usage est laissé libre, dans la limite de ce qu’autorise le Code civil.

Une typologie : la maison à étage et l’échoppe

12 Chaque rue nouvelle, tracée sur une emprise foncière par son propriétaire, distribue des parcelles, sur laquelle chacun construit une maison pour l’habiter, la louer ou la vendre. Sur chaque lot est implantée une maison à l’alignement, mitoyenne de sa voisine. L’ensemble constitue un front bâti de 12 à 17 mètres de profondeur qui sépare très clairement la rue, espace public, du jardin privé de chaque maison. Avant les années 1930, seuls quelques fantaisistes construisent leur maison en recul de l’alignement. Les rangées de parcelles bâties mises dos-à-dos forment des îlots aux formes variables dont le centre verdoyant est constitué de la somme des jardins (fig. 2). Souvent une seconde construction – parfois une écurie, ou une annexe, la « cabane au fond du jardin », qui prend le nom de « chai » à Bordeaux– occupe le fond de la parcelle.

Figure 2

L’îlot de maisons bordelais

Figure 2

L’îlot de maisons bordelais

un front bâti contient une masse végétale masquant en partie les murs de clôture et les nombreux chais
(Source : Jeanmonod, 2009)

13 Les maisons, en pierre même pour les plus modestes, sont le plus souvent construites par des entrepreneurs, parfois accompagnés d’architectes. Elles obéissent au procédé historique de conception par l’intermédiaire de types architecturaux. Annoncée au xviii e siècle, cette typologie se précise et se stabilise au cours du xix e siècle à partir du type le plus ancien, la maison à un étage, d’où dérivent l’échoppe à rez-de-chaussée et l’hôtel particulier qui développe souvent un sous-sol important et un étage supplémentaire (Callais, 2009) (fig. 3).

Figure 3

Plans habituels des maisons à étage et des échoppes au xix e siècle

Figure 3

Plans habituels des maisons à étage et des échoppes au xix e siècle

Un couloir distribue une « chambre » sur la rue, une cage d’escalier pour les maisons à étage, une cuisine et une salle-à-manger articulées avec le jardin par une véranda cantonnée de deux blocs maçonnés qui abritent la souillarde (pièce avec l’évier) et les « lieux ». L’échoppe emprunte son plan au rez-de-chaussée de la maison à étage, y ajoutant parfois une « pièce noire » à vocation variable, qui permet de gagner un peu de surface.
(Source : dessin T. Rocha-Silva/gevr, d’après archives municipales de Bordeaux, série O)

14 Sauf quelques tronçons de rues exceptionnellement réguliers, le paysage de la majorité des voies est caractérisé par un épannelage en « dents de scie ». Si le Bordeaux du xviii e siècle était presque obsédé par la régularité architecturale, celui du xix e siècle aime au contraire singulariser la hauteur et le décor de chaque maison. Il faut observer que la faible hauteur de ces quartiers de la « petite banlieue » répond davantage à une culture de l’habiter qu’à des impératifs réglementaires, puisqu’il était permis de construire presque partout plus haut que ce qui a été bâti en réalité (Schoonbaert, 2007).

Une mixité fonctionnelle et sociale en déclin : vers une gentrification

15 Un principe commun de partition de l’espace et les mêmes types de façade recélaient des programmes différents, du plus humble au plus luxueux, de l’individuel à la maison à loyer collective. Au tournant des xix e et xx e siècles, les types se croisent pour former une gamme de maisons qui décline l’ensemble de la hiérarchie sociale. Les programmes et les décors évoluent jusque dans l’entre-deux-guerres, période du passage d’une architecture locale à une architecture « internationale » qui touche aussi la maison de ville. Paul Andreu (2009) témoigne de la mosaïque socio-spatiale de ces quartiers où se côtoient rues prestigieuses et rues modestes formant les mêmes îlots : […] « Il y avait des maisons de toutes tailles, certaines minuscules, choppes simples ou doubles, d’autres immenses, à deux ou trois étages. Il y avait des rues de grandes maisons mais tout à côté d’autres, plus humbles. Dans des quartiers plus lointains et qui sont longtemps restés pour moi inexplorés, il y avait aussi de grands hôtels particuliers ou des maisons très pauvres. »

16 Mais cette imbrication des classes sociales tend à disparaître. Un processus de gentrification succède à la disparition des lieux de travail. « Alors que chercheurs et politiques craignaient une évolution ‘à l’américaine’ avec un départ des couches supérieures vers les périphéries, on assiste depuis le début des années 1990 à une arrivée massive de jeunes cadres dans les quartiers populaires des centres », lit-on dans une analyse de 2004 (Guilluy et Noyé). Les populations les plus défavorisées sont, dans un premier temps, mêlées dans les centres historiques aux catégories sociales privilégiées, pour se trouver aujourd’hui reléguées dans des périphéries de plus en plus éloignées des centres. Dans les quartiers de maisons bordelaises, il semble que ce phénomène ait commencé dans les années 1980, alors qu’avec la tendance du « retour à la ville », cette première banlieue est réinvestie par des habitants des classes moyennes et supérieures qui mesurent tout l’intérêt d’habiter une maison individuelle proche des équipements de la ville. C’est au fil du renouvellement des générations, de façon insidieuse car sans expulsion brutale des habitants modestes, que les échoppes construites pour ou par des ouvriers perdent leur destination populaire, ce qu’exprime leur valeur immobilière en hausse constante. L’attention patrimoniale dont ces quartiers font aujourd’hui l’objet n’est sans doute pas étrangère à cet « embourgeoisement », lisible à travers la tendance esthétisante de la lecture qui en est faite, laissant de côté les valeurs d’usage de ces maisons.

Le patrimoine de tous : la « ville de pierre »

17 Le statut de patrimoine accordé à la ville ordinaire habitée conduit à penser différemment son devenir du fait même qu’on la considère désormais comme un bien que l’on souhaite transmettre, et non plus seulement comme un banal héritage capable de s’adapter aux évolutions successives de la ville. Alors que pour préserver un monument se pose la question d’un « remploi » indispensable à sa conservation, les contraintes sont en quelque sorte inversées quand il s’agit d’habitat : c’est avec une valeur d’usage et une valeur économique que devra alors composer la nouvelle valeur symbolique et identitaire induite par le statut patrimonial. La gestion d’un tel patrimoine impose de faire des choix formels, qui pourront avoir un impact sur les pratiques des habitants, dont il est difficile de mesurer l’investissement réel ou potentiel dans la démarche patrimoniale.

18 Les conditions d’intégrité et d’authenticité indispensables à l’inscription sur la liste du patrimoine mondial sont nécessairement et perpétuellement remises en question quand il s’agit d’architecture, « par essence impermanente », selon les termes de Françoise Choay (2008), et plus encore lorsqu’il s’agit de morceaux de ville construits par stratifications successives et en constante évolution. Si tout le monde s’accorde à penser qu’il faut échapper à l’écueil de la muséification de la ville, les moyens à mettre en œuvre dans l’objectif d’un juste équilibre entre protection et évolution répondent à des choix établis en fonction de critères élaborés à partir d’une lecture des caractéristiques du site.

Une méthode : la « mission recensement »

19 Depuis 2004, la ville a choisi de mettre en place un dispositif cohérent pour mettre en œuvre son objectif de protection. Un service chargé du recensement du paysage architectural et urbain a été créé pour procéder à l’inventaire le plus exhaustif possible du bâti à partir des documents d’archives et d’observations sur le terrain. Cet imposant travail est poursuivi quartier par quartier, pour aboutir à l’élaboration de règles spécifiques par secteurs, rues et îlots [4].

20 Que recherche-t-on lorsque l’on décide de protéger un objet par sa promotion au titre de patrimoine, et comment détermine-t-on les transformations envisageables ? Rossi (op. cit.) évoque à juste titre les notions de permanence et de mémoire Si l’élément protégé révèle une culture oubliée et s’il est lui-même mort, à l’instar des ruines de Pompéi par exemple, il peut être intéressant de figer le vestige dans le dernier état qui nous est parvenu. Mais, lorsqu’il s’agit d’un objet encore utilisé, et qui, par choix idéologique, retient brusquement l’attention des conservateurs, il faut alors s’interroger sur les motifs réels de l’intérêt qu’il suscite. Parmi les aspects matériels de l’histoire de ces quartiers, quelles permanences doit-on conserver ? Selon Gilles Nourissier (op. cit.), la question à poser est : « Pour être capable de produire un document d’encadrement, comment comprendre et reconstituer les principes qui ont présidé à la constitution d’un milieu : densité, volumétrie, répétitivité de dimensions type ? Car […] la dimension architecturale doit demeurer libre. Le milieu a en effet une exceptionnelle capacité à absorber toutes les stylistiques architecturales, pour autant qu’elles se conforment aux règles et solutions urbaines adoptées (largeurs, gabarits, etc.). »

21 Il apparaît que les prescriptions prises dans la réglementation patrimoniale répondent à deux objectifs. D’une part, il s’agit d’empêcher ce qui est considéré comme des errements, fautes historiques ou fautes de goût, mais qui sont le fait d’une appropriation par les habitants. D’autre part, est défini un idéal à atteindre, soit dans le but de restaurer jusqu’à un état qui a pu ne jamais exister, à la façon de Viollet-le-Duc, soit dans une optique prospective, moderniste ou utopique.

Le paysage urbain : la façade à l’interface du public et du privé

22 La réglementation du secteur recensé s’attache à contrôler l’aspect extérieur perceptible depuis l’espace public. Le premier point est l’implantation habituelle à l’alignement, qui est préservée sans systématisme. La question de la protection des façades existantes est plus complexe, à cause du risque de « façadisme » induit par la conservation d’une enveloppe n’abritant plus que des aménagements modernes. Mais le rôle historiquement attribué à la façade, qui participe autant de l’édifice que de l’espace public, lui permet de continuer à contribuer au paysage urbain, même en cas de réorganisation intérieure. Les modifications potentielles des maisons du côté de l’espace public sont ainsi soumises à un double critère : un critère architectural, propre à chaque maison (l’intérêt de la maison comme unicum), et surtout un critère urbain qui considère la maison dans son contexte, prenant en compte la notion de séquences paysagères. Par exemple une belle maison ancienne qui se trouverait enserrée entre deux immeubles sans intérêt n’est pas protégée. L’hétérogénéité de hauteur des maisons le long d’une rue induit un filet de hauteur qui permettra aux plus basses d’être rehaussées du côté de la rue. En revanche les ensembles réguliers sont soumis à un « filet de hauteur » qui ne permet pas de surélévation sur rue.

23 Comme l’objectif est de protéger le paysage de la rue, on devra s’assurer au fil du temps que le règlement proposé aujourd’hui ne conduise pas à trop régulariser la « ligne de ciel » crénelée des rues bordelaises caractéristique de l’individualisme architectural du xix e siècle (Callais et Jeanmonod, 2008).

Quelle architecture dans le cadre patrimonial ?

24 Il reste à considérer la question de l’écriture architecturale. Les directives sur ce point laissent une latitude importante aux décideurs, architectes conseils, abf et élus. En effet, « une architecture d’imitation peut être imposée afin de conserver l’unité architecturale d’ensemble d’un paysage, d’une séquence ou d’une perspective [5] ». Quelques prescriptions sont précisées : la pierre de placage est prohibée au profit de parements, les coffres de volets roulants ne doivent pas être visibles… Des transformations autrefois habituelles et considérées comme regrettables sont aujourd’hui interdites ou cadrées.

25 Une des pratiques très fréquentes dès le xix e siècle, induite par le processus « naturel » de densification de la ville, est le surhaussement d’un étage. Si les bâtisseurs, jusqu’au début du xx e siècle, n’hésitent pas à interpréter les extensions dans les écritures architecturales qui se succèdent, l’unité de matériau et les modes de raccords entre niveaux garantissent la cohérence de l’ensemble. Cette pratique devient esthétiquement plus périlleuse dès lors que les surhaussements, essentiellement du dernier tiers du xx e siècle, adoptent des modénatures sans rapport avec le rez-de-chaussée et des matériaux contemporains. Très variées dans leur formalisation, quelques-unes des formules adoptées sont remises en question par les réglementations successives (Pascual et Callais, 2010), le toit à la Mansart, prôné par le pos, est interdit en 2003. L’ajout d’un demi-niveau reste possible (en verre, en bois, en pierre…), puis il est prohibé dans les secteurs recensés. Il semble que la solution du « retour à la pierre », perturbant peu le paysage de la rue, réunisse la majorité des suffrages aujourd’hui. Malgré cette solution, les experts amenés à donner leur avis et les édiles ne partagent pas toujours les mêmes analyses. Mais ils sont nombreux à penser qu’une échoppe reste une petite maison et que les surhaussements étant rarement satisfaisants, il est préférable d’en réduire le nombre autant que possible (Pascual et Callais, op. cit.). Ainsi de nombreux permis de construire ne sont pas accordés ces dernières années. Cette position tend à considérer la maison comme un logement dont on peut changer facilement, mettant de côté l’idée de maison dans laquelle une famille investit affectivement en imaginant qu’elle pourra évoluer avec elle.

26 La question du renouvellement architectural se pose en des termes un peu différents, et elle est moins sujette à polémique sur la forme que les surélévations. Les quartiers de maisons accueillent sporadiquement des constructions de toutes les périodes du xx e siècle, l’espace de référence commun qu’est la rue et la continuité bâtie suffisant à assurer la cohérence. De nombreux architectes, y compris des abf, revendiquent de poursuivre ce processus, en prônant le changement et l’invention, ainsi que l’exprime Jean-Marc Blanchecotte (2003), abf, à l’instar de Gilles Nourissier. Il plaide en effet pour le droit de contribuer à l’évolution de la ville et à la construction du patrimoine du futur, protestant contre la tentation de « figer la ville comme une œuvre aboutie », malgré les risques induits par la modernisation. Il défend une architecture contemporaine créative, ne se réfugiant pas dans une écriture d’accompagnement dictée par un conservatisme prudent, ni dans la conservation menteuse de façades d’immeubles qui n’ont plus rien d’« historique » dans leur composition intérieure.

27 La réalité à Bordeaux met en évidence diverses postures, qui ne sont pas nouvelles et sont repérables à travers les siècles (Pinon, 1996 et 1997). La première est la référence qui conduit au pastiche. La deuxième est la référence à l’existant, qui peut s’appauvrir en « architecture d’accompagnement ». La troisième est l’affirmation d’une écriture contemporaine, mais dans le respect de l’espace urbain que le nouveau bâtiment contribue à qualifier. Les choix effectués par les édiles répondent principalement à un critère qui est celui des caractéristiques du paysage urbain. Si l’unité architecturale est dominante, elle sera confirmée par la construction d’un pastiche. Si le quartier présente un paysage diversifié, la place peut être laissée à des expressions très contemporaines.

28 Il reste que l’on observe deux mouvements récents, simultanément à une production importante d’architecture d’accompagnement en placage de pierre : l’un qui montre que les architectes se prennent au jeu de tenter une architecture contemporaine en pierre, souvent en synergie avec un autre matériau, l’autre qui met en évidence une évolution des décideurs vers plus de témérité formelle avec l’insertion de constructions résolument contemporaines en milieu patrimonial. Les architectes, de leur côté, sont aujourd’hui prêts à prendre en compte le contexte, mais en conservant une liberté de langage architectural, comme l’écrit Olivier Brochet (2008), « le respect [de l’environnement d’un bâtiment nouveau] n’étant jamais obligatoirement l’imitation forcée, mais plutôt la création d’une relation intelligente entre l’objet nouveau et ce qui existait auparavant. La création d’une intelligence nouvelle d’un site peut passer par la rupture, le choc des époques en place d’un mimétisme rassurant. Et ceci vaut pour la périphérie en voie de constitution, comme en extension de la ville centre, aussi bien que pour ce qui reste à bâtir, reconstruire ou réaménager au contact direct de la ville historique vénérable ».

Le patrimoine de chacun : la maison des habitants

29 Historiquement, le droit de l’urbanisme se fonde sur la défense du domaine public vis-à-vis des ambitions d’expansion du domaine privé. Ce sont les lois et les règles sur l’alignement qui succèdent aux prescriptions locales ponctuelles ayant les mêmes finalités et mises en œuvre par les communes dès le Moyen Âge. Viennent ensuite les lois sur l’expropriation qui permettent de faire prévaloir l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Jusqu’à une période récente, le droit de l’urbanisme s’appliquait principalement à la gestion des interfaces public/privé. En complément, le Code civil réglait les conflits d’intérêts entre particuliers notamment dans son livre II, « Des biens et des modifications de la propriété ».

30 La mise en place des pos à partir de 1967, avec quinze articles visant à couvrir tout le champ de l’urbain, a conduit à considérer que l’urbanisme pouvait et devait régir tous les aspects de la construction : implantation par rapport à l’espace public, distances entre constructions sur une même parcelle, jusqu’à la forme architecturale. Cette maîtrise intégrale du territoire conduit parfois à ériger les autorités locales en arbitres pour des conflits de voisinage qui devaient être autrefois tranchés par le juge. Cette ingérence de l’autorité publique dans ce qui ne devrait ressortir que du droit privé entraîne une déresponsabilisation du citoyen qui délègue en quelque sorte tout ou partie du droit de jouissance sans entrave de sa propriété à une autorité supérieure [6].

31 Lorsque cette délégation au titre d’un urbanisme omniprésent se conjugue avec l’argument patrimonial, la responsabilité et la liberté de chaque propriétaire se réduisent considérablement. Entre la tentation procédurière et sa déresponsabilisation par les autorités locales, l’habitant est de plus en plus éloigné du débat démocratique sur la ville. Seul le mouvement associatif peu présent et parfois assez conservateur parvient à faire entendre sa voix. Lors de la modification du plu du premier secteur recensé, l’enquête publique s’est limitée à 17 observations, dont quatre seulement concernaient l’objet de la procédure, alors même que le projet implique des milliers d’habitants et de propriétaires. Aucune association ne s’est manifestée. On comprend alors l’importance de mener parallèlement aux mesures réglementaires une forte action pédagogique.

La parcelle : du foncier aux usages

32 Les caractères fondamentaux des quartiers de maisons sont la rue, puis le système parcellaire et la typologie architecturale de l’habitat qui la bordent. Ce dispositif touche tant au système foncier et à la forme qu’aux usages qu’ils permettent à travers la partition du bâti et des espaces libres. Cette structuration de la petite propriété urbaine apparaît donc comme une permanence qu’il est nécessaire de préserver.

33 On a pu voir que si le contrôle sur l’aspect extérieur était parfois délicat à assurer, celui des aménagements intérieurs l’est encore davantage. Malgré les regrets quelquefois évoqués de l’altération de l’organisation intérieure originelle des maisons, la réglementation n’affiche nulle velléité de contrôler ces évolutions, considérées comme inhérentes à l’habitat. En revanche, les nouvelles règles d’occupation de la parcelle manifestent la volonté de maîtriser l’usage des jardins par une partition nouvelle du bâti et du non bâti. Le jardin est essentiel : il est le lieu où la famille peut s’exprimer à l’abri du regard et du contrôle social de la rue, le lieu d’une possible extension de l’habitation en fond de parcelle et (ou) sur ses limites latérales. Mais la construction de « chais » est aujourd’hui interdite dans les fonds de jardin ou très restreinte, par l’instauration d’un dispositif de bandes constructibles à 100 % sur la rue, puis à 50 % sur une deuxième bande, suivie d’une troisième à constructibilité zéro en fond de terrain (avec une tolérance d’un appentis de 10 m2 maximum). L’idée exprimée dans le plu que l’on pourra compenser la démolition d’un abri de fond de jardin en reconstruisant une surface équivalente en surépaisseur sur la maison principale pourrait être considérée comme un trait d’humour, si elle ne figurait dans un document officiel soumis à enquête publique où elle apparaît comme une négation des usages (fig. 4).

Figure 4

Accoler le chai à la maison ?

Figure 4

Accoler le chai à la maison ?

Schéma illustrant l’avenant au rapport de présentation du plu, avec la légende suivante : « À l’inverse, une construction située dans une emprise inconstructible peut être démolie pour créer un espace libre en échange d’une construction nouvelle dans une emprise autorisée. »
(Source : dossier de la 2e modification du plu, doc. cub/a’urba, 2008, p. 117)

34 On peut lire dans cet objectif réglementaire la volonté d’imposer a priori à une structure spatiale et foncière existante un autre modèle considéré comme plus « contemporain ». En effet, historiquement, l’îlot n’est pas ici une unité de projet, mais le résultat de l’assemblage de rangs de parcelles le long des rues. La conception qui prévaut à ce jour au travers du plu de la « ville de pierre » est celle d’un îlot à la croûte dense et évidé au centre : des « îlots-baignoires », sans les nombreuses petites constructions qui accompagnent la vie quotidienne de chaque famille sur son terrain. On voit émerger ici un modèle extérieur, celui que l’on a connu dans les expériences urbaines depuis le début du xx e siècle, dans les cités-jardins, dans l’urbanisme hollandais des années 1980, dans celui aussi qu’ont tenté de mettre en place les architectes des années 1950 en France, celui d’un îlot composé d’une périphérie de maisons avec jardin entourant un cœur d’îlot vert à usage collectif. Quels que soient l’intérêt (et les inconvénients) de cette forme urbaine, elle ne correspond pas à celle des quartiers bordelais. Outre sa dimension utopique, on voit donc le risque que pourrait faire courir pour la conservation de ce patrimoine, au sens de l’article 6 de la Charte de Venise [7], l’application d’un modèle a priori, sans rapport historique avec le tissu original et susceptible d’interférer directement dans le fonctionnement interne des parcelles et dans des pratiques vivantes de leurs habitants.

Vers des espaces aseptisés

35 Ce contrôle étendu de l’administration sur le domaine privé induit un risque de stérilisation des usages. Le type de l’immeuble haussmannien au xix e siècle à Paris a transformé et stérilisé la vie dans les cours. La volonté de maîtrise totale des cœurs d’îlots par l’autorité municipale ne peut-elle pas, à une autre échelle, occasionner les mêmes maux, une homogénéisation formelle et d’usage des parties les plus privatives des parcelles ? Ne suffirait-il pas, sur ces parties non visibles depuis l’espace public, de garantir ce qui est essentiel pour l’intérêt public, en limitant l’imperméabilisation des sols, comme les édiles des siècles passés se contentaient de veiller à la bonne réalisation des murs et à l’assainissement ? Pour le reste, le Code civil semble en état de garantir les droits de chaque propriétaire. L’interdiction de construire en fond de parcelle présente en outre l’inconvénient de ne pas permettre une densification pourtant prônée par les lois Grenelle 1 et 2. Construire en fond de jardin une maisonnette pour un membre de la famille autonome, voire un locataire, peut être une solution pour de nombreuses familles. Dans un contexte péri-urbain, l’étude récente Bimby [8] montre qu’un nombre conséquent de propriétaires envisagerait volontiers une densification de leur terrain. Les arguments avancés à Bordeaux pour interdire les constructions de fond de parcelle sont d’ordre esthétique (le désordre des cabanes). Surélévations limitées et contrôlées, constructions d’annexes quasi impossibles, beaucoup des besoins ou des désirs des habitants pour rendre compatible leur maison avec leur mode de vie se trouvent en but à la réglementation patrimoniale.

36 Pour qu’un patrimoine reste vivant, il doit pouvoir évoluer, dans le respect d’un certain nombre de permanences qui sont les signes matériels d’une mémoire collective. Il s’agit donc ici, avant tout, de garantir une certaine pérennité du paysage public, comme le proposent les services de la ville de Bordeaux. Pour ce qui est du domaine privé, il semble qu’il faille se montrer discret sur les prescriptions touchant à la vie domestique.

En conclusion : des questionnements

37 Au-delà des questionnements sur les limites spatiales et temporelles des patrimoines, s’interroger sur les incompatibilités entre les objectifs exprimés à travers les lois et les règlements successifs sur la ville et les modes de vie des habitants nécessitera des investigations pour une approche durable et cohérente du patrimoine ordinaire habité. Aujourd’hui, inventer ou réinventer une ville durable est au centre de toutes les préoccupations et des lois. Même si on considère la prise en compte du patrimoine comme inhérente à une démarche « durable » par l’inscription dans une filiation historique, les mesures de protection n’apparaissent pas toujours compatibles avec les principes urbains aujourd’hui prônés. L’analyse des quartiers de maisons de Bordeaux témoigne concrètement de contradictions avec quelques-uns de tels objectifs. Le fort potentiel qu’ils représentent déjà en regard des critères écologiques (densité égale à celle d’un grand ensemble, 30 % à 40 % de sol perméable et planté, densification possible sur place, isolation sur deux faces assurée par la mitoyenneté, présence d’une serre du côté du jardin…) n’est pas exploité, ni amélioré par le nouveau règlement qui ne combine pas vocation patrimoniale et critères de la ville durable. Par exemple, la discussion du conseil municipal préparant l’adoption du règlement spécifique pour la première zone recensée révèle des inquiétudes d’élus quant à la grande restriction induite sur les surélévations. En effet, sur cette première zone couvrant 20 % de la ville de pierre (7 000 bâtiments), 65 % des immeubles (4 200 sur 7 000) sont considérés comme remarquables, ce qui exclut les surhaussements en façade sur rue, limitant au côté jardin leur possible extension. La crainte est de réduire le potentiel de densification et les améliorations répondant aux objectifs du développement durable [9], même si d’un point de vue strictement quantitatif, le nouveau règlement augmente le droit à construire [10].

38 Le processus analysé met en évidence un enchaînement des valeurs – qualitatives et financières – attribuées à ces quartiers de la « petite banlieue » au cours du xx e siècle, qui rejoint les observations faites dans de nombreuses villes européennes : rejetés dans les années 1950, ces quartiers sont désertés ensuite par les lieux de travail, puis intéressent les classes favorisées à partir des années 1980 ; enfin les édiles les distinguent par leur patrimonialisation dans les années 2000.

39 S’il est difficile aujourd’hui d’évaluer les conséquences de la réglementation protectrice, parce qu’elle est trop récente, il est possible de poser quelques hypothèses. Les habitants ont été peu réactifs lors de l’enquête publique, ce qui peut s’expliquer par plusieurs raisons. La première est la complexité de la formulation de ce type de texte, long et difficile à lire, dont les conséquences ne sont mesurées par les habitants que lorsqu’ils y sont confrontés directement lors de projets de travaux. La seconde est le contexte particulier de ces quartiers qui, par le type d’habitat, favorise sans doute l’individualisme. Mais en raison de l’émergence très récente de démarches associatives s’intéressant à leur cadre de vie, et de l’évolution du profil des habitants vers un milieu aisé plus homogène, il est possible que les traces des pratiques quotidiennes, comme les chais de fond de jardin, disparaissent au profit de l’image esthétisante proposée par la nouvelle règle, si le nouveau groupe social qui habite ces quartiers y trouvait une valorisation de son statut à travers ces changements de son espace de vie [11]. C’est l’objectif visé par le nouveau règlement, comme l’exprime clairement son rapporteur : « C’est la volonté de libérer les fonds de jardins et les cœurs d’îlots pour permettre à la végétation de s’y développer et éviter des constructions hétéroclites qui là aussi perturbent le cadre de vie des habitants [12]. » Reste aujourd’hui sans solutions concrètes le processus de gentrification de ces quartiers, dans un système immobilier soumis au marché.

Notes

  • [*]
    Chantal Callais, architecte-urbaniste, docteur en histoire de l’architecture, enseignant-chercheur à l’ensap Bordeaux, équipe de recherche gevr/ades-umr 5185-cnrs, ensap Bordeaux/Université Bordeaux 3
    chantal.callais@bordeaux.archi.fr
  • [**]
    Thierry Jeanmonod, architecte, urbaniste, diplômé de sciences-po. enseignant-chercheur à l’ensap Bordeaux, équipe de recherche gevr/ades-umr 5185-cnrs, ensap Bordeaux/Université Bordeaux 3
    thierry.jeanmonod@bordeaux.archi.fr
  • [1]
    Dans les années 1950, Saverio Muratori et ses émules mènent des analyses destinées à mettre en évidence les dispositifs historiques de mise en forme de la ville et de l’architecture.
  • [2]
    « La notion de monument historique comprend la création architecturale isolée aussi bien que le site urbain ou rural qui porte témoignage d’une civilisation particulière, d’une évolution significative ou d’un événement historique. Elle s’étend non seulement aux grandes créations, mais aussi aux œuvres modestes qui ont acquis avec le temps une signification culturelle. »
  • [3]
    Recherche dirigée par Ch. Callais, premier rapport en 2001.
  • [4]
    Le premier règlement de zone recensée (ur) est adopté en 2008 par la deuxième modification du plu.
  • [5]
    plu, chapitre 2, Les zones urbaines multifonctionnelles, zone ur, art. 11, Aspect extérieur des constructions et aménagements de leurs abords, p. 70.
  • [6]
    Article 544 du Code Civil : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».
  • [7]
    « La conservation d’un monument implique celle d’un cadre à son échelle. Lorsque le cadre traditionnel subsiste, celui-ci sera conservé, et toute construction nouvelle, toute destruction et tout aménagement qui pourrait altérer les rapports de volumes et de couleurs seront proscrits. »
  • [8]
    Bimby (build in my back yard) étudie la capacité des tissus de maisons individuelles pavillonnaires à se densifier et montre qu’un nombre conséquent de propriétaires peut être intéressé par cette démarche. Voir le site bimby.fr
  • [9]
    Intervention de M.-C. Noël, groupe des élus verts. cr du conseil municipal du 17 décembre 2007. En ligne.
  • [10]
    Réponse de M. Duchène, ibid.
  • [11]
    Voir les analyses de Pinçon et Pinçon-Charlot sur la préservation esthétique de leur cadre de vie par les catégories les plus nanties, 2007.
  • [12]
    M. Duchène. cr du conseil municipal cité.
Français

La patrimonialisation de quartiers d’habitat ordinaire est le dernier jalon de l’évolution de la notion de patrimoine depuis l’invention de celle de « monument historique ». Mais les mesures de protection de tels patrimoines ont des incidences complexes sur les quartiers concernés, les pratiques de leurs habitants et l’évolution de leur profil social. À partir de l’exemple de quartiers de maisons mitoyennes qui ont couvert pendant le xix e siècle un vaste territoire constituant la première banlieue de la ville de Bordeaux, les auteurs proposent une lecture des incidences d’une réglementation à vocation protectrice de ce patrimoine ordinaire habité, à travers l’image esthétisante qui en est prônée, niant les pratiques d’occupation actuelles et en relation de fait avec la gentrification progressive de cet habitat urbain depuis les années 1980.

Mots-clés

  • patrimoine ordinaire
  • habitat
  • gentrification
  • formes urbaines
  • réglementation urbaine
Español

Habitar el patrimonio mundial : “ciudad de piedra” y ciudad de hombres

El patrimonio ordinario de Burdeos (Francia)

La patrimonialización de barrios residenciales ordinarios es el último escalón en la evolución de la noción de patrimonio iniciada con la invención de la de « monumento histórico ». Pero las medidas de protección de tales patrimonios tienen efectos complejos sobre los barrios afectados, las prácticas de sus habitantes y la evolución de su perfil social. A partir del ejemplo de los barrios de casas medianeras que han cubierto durante el siglo XIX un vasto territorio que constituye la primera periferia de la ciudad de Burseos, los autores proponen una lectura de los efectos de una normativa con vocación protectora de ese patrimonio ordinario habitado, a través de la promoción de una imagen estetizante, que niega las actuales prácticas de ocupación y que está de facto en relación con el aburguesamiento progresivo desde los años 1980 de este entorno habitado.

Palabras claves

  • patrimonio ordinario
  • barrios residenciales
  • aburguesamiento
  • gentrificación
  • formas urbanas
  • normativa urbana

Références bibliographiques

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Chantal Callais [*]
  • [*]
    Chantal Callais, architecte-urbaniste, docteur en histoire de l’architecture, enseignant-chercheur à l’ensap Bordeaux, équipe de recherche gevr/ades-umr 5185-cnrs, ensap Bordeaux/Université Bordeaux 3
    chantal.callais@bordeaux.archi.fr
Thierry Jeanmonod [**]
  • [**]
    Thierry Jeanmonod, architecte, urbaniste, diplômé de sciences-po. enseignant-chercheur à l’ensap Bordeaux, équipe de recherche gevr/ades-umr 5185-cnrs, ensap Bordeaux/Université Bordeaux 3
    thierry.jeanmonod@bordeaux.archi.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/04/2013
https://doi.org/10.3917/esp.152.0141
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