CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Aux États-Unis, dans des contextes métropolitains particulièrement marqués par la ségrégation socio-spatiale, l’étalement urbain et la domination de l’automobile, les politiques de transport collectif sont traversées par des débats extrêmement vifs. Le cas le plus célèbre en est sans doute le combat du syndicat des usagers d’autobus de Los Angeles, qui a attaqué en justice l’autorité organisatrice des transports en commun au motif que le développement de nouvelles lignes de liaisons rapides ferrées contrevenait aux droits des minorités ethniques. Opposant le métro au bus, le syndicat affirmait que le développement de lignes de métro ou de métro léger entravait l’amélioration des dessertes en autobus qui concernent essentiellement des quartiers pauvres ou minoritaires de la métropole. Ce conflit est loin d’être unique aux États-Unis, même si rares sont ceux qui se règlent devant une Cour de justice : dans l’agglomération de San Francisco, les projets d’extension du Bay Area Rapid Transit (BART, équivalent du RER francilien) subissent le même type d’opposition.

2Dans un pays où l’automobile occupe une place centrale et où elle recueille encore la majeure partie des financements, les affrontements au sein du monde des transports en commun font figure de guerres fratricides. Ils sont cependant révélateurs des dynamiques socio-spatiales et institutionnelles des espaces urbains où ils prennent place, et, au-delà, d’enjeux et de rapports de force caractéristiques de la scène politique américaine.

3En Californie, les projets de développement de réseaux ferrés ont progressivement suscité l’opposition de coalitions d’intérêts éclectiques, des pauvres aux écologistes, contribuant à inscrire les transports collectifs dans des problèmes politiques traversant à la fois les champs social, environnemental et urbain. Néanmoins, au-delà de ces coalitions de circonstance, les débats rail-bus révèlent avant tout des tensions fortes entre différents objectifs, différents rôles qui peuvent être assignés aux transports en commun. En parallèle, ces débats masquent difficilement la crise profonde des transports publics. Commune à de nombreux pays (Ubbels et al., 2004), elle est, aux États-Unis comme ailleurs, marquée par des déficits chroniques des budgets de fonctionnement, des hausses de tarifs en série et une baisse régulière de la fréquentation. Devant cette crise de financement et de fréquentation, l’opposition massive au rail semble suicidaire, alors que c’est l’ensemble du système de transport public qui paraît fragilisé.

4En analysant les dimensions sociopolitiques des controverses, ainsi que leurs contenus et leurs enjeux, nous montrerons comment est défini le rôle des transports urbains californiens. Dans quel cadre et selon quelles modalités ce rôle est-il débattu sur la scène publique ? Comment ces débats peuvent-ils être appréhendés au regard des modalités de financement des transports publics et des politiques fédérales qui tendent à privilégier les infrastructures ferrées par rapport aux réseaux de bus ? Entre la lutte contre les inégalités sociales, la protection de l’environnement et la structuration de l’urbanisation, quelles sont les problématiques, parfois contradictoires, auxquelles les transports collectifs sont censés répondre ? Dans quelle mesure ces débats sont-ils déterminés par leur contexte spatial, marqué par la ségrégation sociale, la question raciale et la fragmentation urbaine ?

5En croisant les analyses de ces deux exemples californiens, nous présenterons dans un premier temps les débats dans les deux métropoles, leurs contenus et les acteurs en présence. Nous saisirons ensuite le contexte financier de ces débats, à travers l’analyse de la crise des réseaux de bus, qui permet de comprendre en deuxième instance l’origine de ces controverses. La compréhension des enjeux financiers des débats nous autorisera dans un troisième temps à analyser les tensions entre différents types d’objectifs attribués aux transports publics.

Les débats rail-bus à Los Angeles et à San Francisco

6Les débats anciens [1], qui opposent partisans du rail et partisans du bus, s’inscrivent dans un contexte spécifique, celui d’un pays où la domination de l’automobile est quasi absolue. Pour l’observateur étranger, cette lutte interne au monde des transports en commun semble donc à première vue dérisoire ou vouée à l’échec. À l’échelle nationale, en termes de trajet domicile-travail, la part de l’automobile n’a cessé d’augmenter jusqu’en 1990, passant de 67 % en 1960 à 87 % en 1990 ; depuis, cette part s’est stabilisée aux environs de 88 %. La part des transports en commun, après une chute de 13 % en 1960 à 6 % en 1980, stagne depuis 1990 autour de 5 %. Parmi les grandes agglomérations de Californie, San Francisco se distingue toutefois par la part modale relativement élevée des transports en commun, proche de 10 %, tandis qu’à Los Angeles, les transports en commun ne sont utilisés que pour moins de 7 % des trajets domicile-travail (US Census 2000). Malgré cette disproportion, le débat rail-bus prend paradoxalement aujourd’hui plus d’ampleur que l’opposition transport collectif-transport individuel.

7Par ailleurs, ces controverses prennent place à l’échelle métropolitaine, qui est aux États-Unis celle de la gestion des politiques de transport. C’est le Federal Highway Act de 1962 qui a donné aux Metropolitan Planning Organisations (MPO), agences métropolitaines de planification, une reconnaissance institutionnelle tandis que l’ISTEA (Intermodal Surface Transportation Efficiency Act) de 1991 leur a confié de nouvelles responsabilités en matière décisionnelle mais aussi en matière de financement (Goldman, Deakin, 2000). À Los Angeles, c’est la Metropolitan Transportation Authority (MTA) qui joue ce rôle, et à San Francisco, la Metropolitan Transportation Commission (MTC).

8À Los Angeles, le débat bus contre rail [2] a été très médiatisé, notamment parce qu’il a été dominé par deux acteurs majeurs : la Metropolitan Transportation Authority (MTA), et le Bus Riders’ Union (BRU), syndicat d’usagers de bus que la bataille avec MTA a projeté sur le devant de la scène. Le syndicat de passagers a été créé en 1992 par Eric Mann, alors directeur du Labor and Community Resource Center, groupe radical prenant la défense des classes ouvrières et des groupes appartenant aux « minorités ». Mis en place pour mener une action plus spécifique dans le domaine des transports (la campagne « Billion for buses » notamment), le syndicat compte aujourd’hui 3 000 adhérents réguliers.

9C’est en 1994, à la suite de l’annonce d’une hausse du prix des billets de bus, d’une restructuration du service et, en parallèle, du lancement du projet de construction de la ligne de métro léger vers Pasadena, que le syndicat d’usagers BRU intente un procès contre MTA et sa politique de transport. MTA est accusée de pratiquer une discrimination ethnique en favorisant la construction du réseau ferré aux dépens du réseau de bus, le financement du premier s’effectuant au détriment direct, par glissement comptable, du budget de fonctionnement des lignes de bus. La bataille s’est conclue en 1996 par la signature d’un accord pour dix ans, le Consent Decree, qui d’une part contraint MTA à investir dans le réseau de bus (renouvellement et extension de la flotte des bus) et à limiter le prix des billets, mais également reconnaît le syndicat comme le représentant officiel des passagers, et organise des réunions régulières entre le BRU et MTA afin de discuter de la planification, à court et à long terme, des transports collectifs angelinos.

10Dans l’agglomération de San Francisco, c’est vers la fin des années 1990 que le débat rail-bus est apparu sur la scène politique. Dès la création en 1970 de l’autorité régionale en matière de transports, la Metropolitan Transportation Commission (MTC), le conflit entre le BART et les autres opérateurs est larvé, dans un contexte d’extrême fragmentation du système de transports en commun de l’agglomération (Innes, Gruber, 2000). Pas moins de 28 agences de transport, de taille et de statut juridique très divers, se partagent la gestion d’un système extrêmement éclaté, où la concurrence est rude pour attirer des clients mais aussi pour obtenir des fonds publics qui se sont raréfiés.

11L’émergence du débat s’effectue à la faveur d’une alliance naissante entre groupes environnementalistes et groupes « communautaires », très actifs dans le contexte socio-politique particulier de la Bay Area, marqué par le poids de l’engagement et de l’électorat « libéraux ». En 1997 est créée la Transportation and Land Use Coalition (TALC), regroupant principalement des groupes environnementalistes (Cohen, Hobson, 2004), et au sein de laquelle le poids des groupes communautaires, plus préoccupés de justice sociale que d’environnement, se renforce progressivement. En 2000, la coalition se mobilise contre l’extension du BART jusqu’à San Jose, arguant du coût très élevé du projet (plus de 4 milliards de dollars), non justifié au regard de la fréquentation attendue. La coalition souligne que ce coût met en danger la pérennité du service de bus local, fréquenté à 70 % par des minorités ethniques et à 59 % par des ménages gagnant moins de 35 000 dollars par an (TALC, 2003) [3].

12Les deux aires métropolitaines sont donc le lieu de débats similaires, tout en ne prenant pas toujours les mêmes formes. Tout d’abord, les différences de site et de structure spatiale peuvent expliquer l’inégale importance prise par le réseau ferré (fig. 1 et 2). Le BART à San Francisco offre une réponse relativement efficace à la structure urbaine annulaire, centrée sur la baie, contraignant à des passages obligés, ce qui favorise les croisements et les connexions. Au contraire, la trame (grid) plus régulière de Los Angeles, dont la centralité infléchit à peine les axes autoroutiers, n’a pas fourni de justification puissante à la construction d’un réseau ferré : même la station centrale (Union Station) n’est pas un nœud très efficace – la connexion Red Line-Golden Line est assurée, mais pas celle avec la Blue line.

Fig. 1

Réseau ferré de transport public à Los Angeles

Fig. 1

Réseau ferré de transport public à Los Angeles

Fig. 2

Réseau ferré de transport public dans la Baie de San Francisco

Fig. 2

Réseau ferré de transport public dans la Baie de San Francisco

13Paradoxalement, on trouve une fragmentation institutionnelle plus grande à San Francisco qu’à Los Angeles : l’autorité métropolitaine, à San Francisco, n’a qu’un pouvoir de planification et de contrôle, tandis qu’à Los Angeles, elle est à la fois planificateur, financeur et opérateur principal des transports en commun. L’existence d’un tel acteur centralisé, puissant et à forte visibilité politique, a permis à un groupe d’usagers pourtant minoritaire de lancer une action en justice couronnée de succès. Au contraire, à San Francisco, la fragmentation institutionnelle, en dispersant les responsabilités et en multipliant les acteurs, rend plus problématiques le conflit comme la négociation. D’ailleurs, la volonté de contourner le syndicat des passagers et le Consent Decree est probablement l’une des raisons de la décentralisation actuelle opérée par l’autorité métropolitaine angelina sur la gestion des transports (Bénit, 2005).

14La nature de l’opposition explique aussi l’orientation légèrement différente du débat dans chacune des agglomérations. À Los Angeles, l’unité du syndicat des passagers, groupe d’inspiration trotskiste attaché à la défense des minorités ethniques, explique que le débat porte si peu sur l’arbitrage entre automobile et transport collectif. En revanche, à San Francisco, la vigueur de la défense des groupes écologistes se lit dans l’importance de la composante environnementaliste de la coalition TALC, et conduit à donner plus de poids au débat voiture contre transport collectif.

15Enfin, dans les deux cas, l’opposition aux projets de réseau ferré conduit les groupes progressistes à des alliances politiques parfois contre nature. Ainsi le syndicat BRU n’hésite pas à faire campagne avec les contribuables conservateurs pour s’opposer au projet de construction d’une nouvelle ligne de métro (Exposition Line). De la même manière, le projet soumis au vote des électeurs du comté de Santa Clara et combattu par la coalition TALC intégrait, outre un budget de 2 milliards de dollars destiné à financer l’extension du BART, les fonds nécessaires à l’amélioration de la desserte en bus et en métro léger de quartiers défavorisés. Pour combattre le rail, ces groupes de pression s’opposent donc de facto à l’augmentation du financement local de l’ensemble des transports collectifs…

Les réseaux de bus en crise

16L’analyse des débats rail-bus en Californie nécessite d’ouvrir la boîte noire des conditions de financement des transports publics. À l’image des États-Unis, la Californie fait face à une dualisation croissante des financements des transports publics (Wachs, 1997) : les budgets de fonctionnement sont en pleine crise structurelle alors qu’en parallèle les investissements en capitaux sont florissants, se concrétisant dans le développement de nouvelles infrastructures de tramway, de métro léger, de métro et de nouveaux services de bus express.

17Depuis le début des années 1990, la capacité d’investissement des compagnies de transport s’est rapidement accrue, grâce aux subventions fédérales aux investissements, le point d’inflexion étant l’année 1993 où le montant annuel total des subventions en capitaux alloués aux transports collectifs est passé de 3,5 à 5,3 milliards de dollars. Les financements sont divisés en trois parties : 20 % pour les bus, 40 % pour la modernisation des réseaux de tramway et de métro existants, et 40 % pour les extensions ou créations de réseaux de tramway et de métro. Ainsi, le rail bénéficie à lui seul de 80 % des subventions fédérales aux investissements. Ce système de subventions soulève de nombreuses critiques. Les subventions sont accusées de biaiser les décisions locales en poussant les autorités à s’orienter vers des investissements extrêmement coûteux, à forte intensité capitalistique. Dans le cas du Geary Corridor, les études de modélisation économique de Li et Wachs (2004) ont montré que, parmi l’ensemble des options – la construction d’une ligne de tramway, l’amélioration du réseau de bus existant, la création d’un système de bus express –, la possibilité de lever des fonds fédéraux poussait les opérateurs à choisir le tramway. Sans les subventions fédérales, et au regard du rapport coût-fréquentation, la construction de systèmes de bus express ou de trolleybus en site propre aurait été préférée.

18Malgré cette forte capacité d’investissement, les compagnies de transport public doivent faire face à une crise structurelle de leurs budgets de fonctionnement, résultant de la baisse de fréquentation des transports publics [4] et de la chute consécutive des recettes de la vente de billets. Cette crise financière est aussi étroitement liée à la structure même des budgets de fonctionnement des compagnies. Aux États-Unis en général, et en Californie en particulier, les budgets des transports publics ont deux fortes spécificités. Tout d’abord, la part de la vente des billets dans les recettes de fonctionnement est relativement basse, en particulier pour les deux compagnies qui exploitent principalement des réseaux de bus. À San Francisco, VTA et AC Transit affichent des parts de vente des billets dans les recettes de fonctionnement peu élevées, respectivement de 10 et 16 % (fig. 3). Par contraste, la part élevée de la vente des billets pour le réseau métropolitain de la Baie de San Francisco (BART), à hauteur de 50 %, est atypique : ce taux reflète une politique tarifaire relativement pénalisante pour les ménages les plus pauvres, un trajet en BART étant coûteux [5].

Fig. 3

Recettes de fonctionnement des principales compagnies de transport à Los Angeles et à San Francisco

Fig. 3

Recettes de fonctionnement des principales compagnies de transport à Los Angeles et à San Francisco

19La seconde spécificité des budgets des transports publics californiens tient à la dépendance des recettes de fonctionnement envers la fiscalité locale. Les taxes produisaient en 2003 entre 41 % et 65 % des recettes de fonctionnement. En l’absence de subventions fédérales aux dépenses de fonctionnement, et face à un déficit chronique, les opérateurs publics font de plus en plus appel aux taxes locales perçues par les comtés. Or celles-ci, dans un État où la démocratie directe prime pour toutes les décisions relatives aux budgets publics, sont soumises au vote des citoyens : pour qu’une initiative relative aux transports publics soit validée, elle doit rallier au moins deux tiers des votes des électeurs. À Los Angeles et dans la Bay Area, ces taxes ont été instituées par vagues successives. À Los Angeles, la situation reste relativement simple, avec une taxe unique à l’échelle du comté, issue de deux initiatives votées en 1980 et 1990 attribuant chacune un impôt de 0,5 % sur les ventes à la Metropolitan Transportation Authority. Dans la Baie de San Francisco, l’éclatement de l’aire urbaine en neuf comtés rend la géographie des financements des transports publics plus complexe. Dans un premier temps, en 1969, l’État de Californie a fixé d’office une taxe de 0,5 % sur les ventes destinée au financement du BART, dans les trois comtés desservis (San Francisco, Alameda, Contra Costa). Dans ces trois comtés, depuis le milieu des années 1970, 25 % du produit de cette taxe est alloué aux deux autres opérateurs de la Bay Area : MUNI dans la péninsule de San Francisco et AC Transit dans l’est de la baie. En parallèle, au cours des années 1980, les trois comtés centraux de la Baie ainsi que le comté de Santa Clara ont voté un impôt sur les ventes [6] de 0,5 % destiné aux opérateurs publics de transport urbain. Ils font partie des 16 comtés californiens qui ont adopté leurs propres taxes pour les transports publics par la démocratie directe, les self-helped counties.

20Pourtant, ces revenus fiscaux ne suffisent pas à équilibrer les budgets de fonctionnement, et les comtés de San Francisco et de Los Angeles tentent périodiquement d’obtenir le soutien des électeurs pour augmenter le niveau de l’impôt sur les ventes. Mais celui-ci n’est pas populaire, tant auprès de la population (il taxe la consommation) que chez les chefs d’entreprise et les libéraux (il taxe l’activité). C’est pourquoi AC Transit, qui s’est constitué en special district (capable de lever ses propres fonds), s’est tourné vers une autre ressource fiscale, la taxe à la parcelle [7]. Deux mesures (en 2002 et en 2004) organisent la collecte d’une taxe forfaitaire spéciale de 24 $ par parcelle et par an, respectivement pendant cinq et dix ans, afin de combler le déficit budgétaire de l’opérateur.

21La crise des budgets de fonctionnement touche avant tout les réseaux de bus et se manifeste par divers symptômes : la hausse des prix des titres de transport, la suppression partielle ou totale de lignes, la réduction des fréquences et des amplitudes horaires. Car, même si les revenus issus de la vente des billets ne permettent de couvrir qu’une part marginale du budget de fonctionnement, les trois compagnies locales de la Baie de San Francisco ont augmenté leurs tarifs ces dernières années pour réduire leurs déficits. Ainsi, à San Francisco, la compagnie MUNI a augmenté ses tarifs pour la première fois depuis onze ans en 2003, faisant passer le prix du billet de 1 $ à 1,25 $ (puis à 1,5 $ en 2005) et celui de l’abonnement mensuel [8] de 35 $ à 45 $. Même si ces hausses de tarifs restent inférieures à l’inflation enregistrée au cours des onze années de stabilité, cet ajustement est toutefois mal perçu, car il ne coïncide pas avec une amélioration de la qualité du service et va même parfois de pair avec une évolution inverse.

22En effet, pour enrayer la crise des budgets de fonctionnement, la deuxième option qui s’offre aux compagnies est la suppression de lignes, la réduction des fréquences ou la restriction de l’amplitude horaire de desserte. Ainsi, depuis 2002, AC Transit a supprimé trois lignes peu rentables sur les collines de Berkeley et de Piedmont au nord d’Oakland, qui permettaient aux employés de maison d’accéder à ces quartiers aisés. À ces suppressions de lignes s’ajoute la réduction de 25 % des amplitudes horaires des services. À l’image d’AC Transit, la compagnie VTA, dans le comté de Santa Clara, a répondu à son déficit chronique par la suppression de 14 % de ses services de bus et de métro léger (en particulier en soirée et en fin de semaine). La baisse de fréquentation, de 33 % au cours des trois dernières années, est liée à la crise qui a touché la Silicon Valley, mais s’explique aussi par les réductions de services et les augmentations tarifaires (Mercury News, 8 février 2005).

23La crise structurelle du financement des compagnies de la Baie de San Francisco contraste avec une situation plus favorable dans le comté de Los Angeles. Les effets de la crise financière y sont nettement moins visibles, essentiellement grâce à l’accord signé entre le syndicat de passagers et l’agence de transport en 1996. Un projet de révision complète des tarifs de MTA avait provoqué le conflit en 1994, alors que l’agence prévoyait une augmentation du prix du billet à l’unité de 1,10 $ à 1,35 $, et la suppression de l’abonnement mensuel existant (49 $). En 1996, le Consent Decree a assuré le maintien de l’abonnement mensuel et la réduction de son prix (de 49 $ à 42 $), le prix du billet à l’unité augmentant quant à lui comme prévu de 25 cents. Cet accord a engendré plus de huit années de stabilité des tarifs, et ce n’est qu’en janvier 2004 que l’agence publique a décidé d’augmenter le prix de l’abonnement de 42 $ à 52 $ ; une hausse néanmoins compensée par une baisse du prix du billet à l’unité, de 1,35 $ à 1,25 $. Malgré la longue stabilité des tarifs, la qualité du service a été renforcée : l’accord de 1996 a entraîné un renouvellement sans précédent de la flotte de bus et l’achat de plus de 300 nouveaux véhicules, la flotte de MTA passant de 2 100 à 2 400 autobus. La qualité du service s’est nettement améliorée en dix ans, contrairement à celle des réseaux de bus de l’agglomération de San Francisco, qui restent plongés dans une crise profonde.

L’opposition rail-bus : enjeux et conflits d’intérêts multiples

24Si le mode de financement des transports publics délimite le cadre du débat entre rail et bus, ce sont pourtant pour l’essentiel d’autres enjeux qui sont mobilisés dans les argumentaires des acteurs participant à ce débat. Ainsi, la question de la discrimination raciale apparaît centrale dans le déclenchement du conflit de Los Angeles. Par ailleurs, à San Francisco comme à Los Angeles, le débat semble reposer en partie sur la mise en avant d’oppositions binaires. L’une renvoie à la coupure qui existe, du point de vue spatial et social mais aussi politique, entre les Inner Cities et leurs banlieues, tandis que l’autre met en jeu le rôle même des politiques de transport, entre objectif social et objectif environnemental. Ces différents enjeux et la manière dont ils structurent le débat entre rail et bus sont profondément révélateurs des tensions propres à la société urbaine américaine. Ils se posent toutefois en des termes différents dans les deux agglomérations, soulignant ce qui les sépare du point de vue social, spatial et politico-institutionnel.

Discrimination raciale ou discrimination sociale ?

25À Los Angeles, ce qui frappe le spectateur français est la nature ethnique, et non sociale ou même financière, de l’argumentation employée par le syndicat des passagers. Pourtant, la question est bien là : les passagers défavorisés utilisent plus massivement le bus que le métro (fig. 4) [9]. Le fait de réduire les subventions des bus les pénalise donc directement ; de plus, une nouvelle ligne de métro est moins immédiatement « rentable », en termes de coût de construction par passager et même en termes de nombre absolu de passagers, qu’une nouvelle ligne de bus.

Fig. 4

Usagers des bus MTA

Fig. 4

Usagers des bus MTA

A : par tranche de revenus ; B : par catégorie socio-culturelle

26Or, le syndicat des passagers attaque l’autorité métropolitaine pour discrimination ethnique, au nom du 14e amendement de la Constitution et de l’article 6 du Civil Right Acts de 1964 qui interdit toute pratique discriminatoire en fonction du groupe ethnique ou racial dans l’usage des fonds fédéraux (Grengs, 2002) : la construction d’un réseau ferré au détriment des lignes de bus favoriserait les Blancs au détriment des membres des minorités ethniques. Le syndicat, suivi par des acteurs sociaux et universitaires sympathisant à sa cause, s’engage dans une évaluation grossière des clientèles respectives des lignes de bus et de métro, s’appuyant sur un rapport de l’autorité métropolitaine rarement cité précisément.

27Les partisans du bus se contentent la plupart du temps d’opposer schématiquement des profils types. Le « passager-type » du bus – un hispanique modeste – est ainsi opposé au « passager-type » du rail – qui appartiendrait à la classe moyenne blanche – (Mann, 1997 ; Garrett, Taylor, 1999 ; Brown, 1998 ; Grengs, 2002 ; Garcia, Rubin, 2004), ce qui est loin d’être prouvé [10]. D’autres auteurs citent des chiffres sans références plus précises à des rapports ou enquêtes statistiques : J. Brown (1998) assure par exemple que « les groupes minoritaires » [11] représentent les deux tiers des passagers du rail, les Blancs en constituent un tiers. En comparaison, les non-Blancs représentent 80 % des passagers de bus, tandis que les Blancs en représentent 20 %. L’estimation est vague, la différence entre usagers du réseau ferré et du bus peu significative.

28À San Francisco, si l’argument de discrimination raciale est mis en avant par les partisans du bus, il est loin d’être le seul. Si certains projets d’extension du BART sont contestés, c’est d’abord au nom de la justice sociale et de la défense des groupes sociaux les plus démunis. Le BART est d’ailleurs peu mis en cause pour les caractéristiques de sa clientèle, reconnue comme relativement diverse et finalement assez représentative de la population de l’agglomération dans son ensemble [12], tandis que le réseau d’autobus est présenté comme le mode de transport des ménages dépendant des transports en commun par excellence, qui sont en général aussi les plus démunis (fig. 5).

Fig. 5

Composition des usagers des transports

Fig. 5

Composition des usagers des transports

A : composition socio-culturelle des usagers des transports collectifs à San Francisco ; B : composition économique des usagers d’AC Transit à San Francisco

29Ainsi, à Los Angeles plus qu’à San Francisco, l’argument de discrimination raciale est au cœur du débat rail-bus, renvoyant aux tensions d’une société où la ségrégation raciale est encore le plus souvent considérée comme fondatrice des inégalités de la société américaine, et où les outils politiques les plus efficaces concernent la défense des minorités plus que des classes populaires. Pourtant, à l’échelle nationale, les enquêtes montrent que la faiblesse du revenu est aussi déterminante que la catégorie raciale pour ce qui est de l’usage du bus (Pucher, Renne, 2003).

Une opposition entre inner-city et suburbs

30À la dimension raciale du débat rail-bus s’ajoute une dimension spatiale, opposant les banlieusards aux habitants des centres-villes. À Los Angeles, le débat met ainsi face à face les représentants des espaces centraux et ceux des espaces suburbains. Dans leur accusation de discrimination, Mann, fondateur du syndicat (1997), et, plus tard, Brown (1998) arguent en effet que le projet de réseau ferré serait discriminatoire parce qu’il dessert surtout les espaces suburbains (habités par les « Blancs » : l’argumentaire ethnique est sous-jacent). De fait, ce n’est pas tout à fait vrai (fig. 6) : la Red Line comme la Gold Line relient certes des quartiers aisés au centre-ville, mais elles traversent des quartiers moins favorisés ; quant à la Blue line, de Downtown LA à Long Beach, elle traverse l’ensemble de South Central et de Watts [13].

Fig. 6

Faiblesse des revenus par ménage et réseau ferré de transport public à Los Angeles (par secteur de recensement, 1999)

Fig. 6

Faiblesse des revenus par ménage et réseau ferré de transport public à Los Angeles (par secteur de recensement, 1999)

31Surtout, serait-ce vrai, ce n’est pas très significatif : la plupart des usagers des transports en commun ont justement besoin d’un accès facile à ces espaces suburbains où se localisent une grande partie des emplois, notamment dans les secteurs de l’entretien, du jardinage, de la sécurité, niches d’emploi privilégiées pour les minorités ethniques. Comme le montrent Ellis et al. (2004), la géographie de la répartition spatiale des groupes au travail est inversée par rapport à la géographie résidentielle : les Salvadoriens, par exemple, qui habitent les quartiers paupérisés du centre-ville, travaillent massivement comme employés de maison dans les quartiers aisés de Westwood… où vivent quasi exclusivement des Blancs. Un métro desservant les quartiers aisés est donc un élément crucial de l’accès à l’emploi des plus pauvres.

32Le métro et le métro léger ne semblent donc pas être considérés ici, à la différence des conceptions françaises notamment, comme éléments de centralité et d’urbanité : le rail est défendu davantage par les « Suburbains » que par les « Urbains » – en une alliance qui peut apparaître inattendue avec les lobbies favorables à l’automobile, sans doute parce que le métro est associé à la décongestion automobile, argument d’ailleurs explicitement avancé à San Francisco.

33Dans la région de la Baie de San Francisco, l’opposition entre ville-centre et banlieues est moins nette, peut-être parce que la structure spatiale de l’agglomération de San Francisco ne rend pas vraiment lisible une opposition simple entre inner city et suburbs. La figure 7 des revenus par ménage dans l’agglomération montre que si les bas revenus se concentrent en partie dans les centres urbains (San Francisco, Oakland et San Jose), ils se localisent également dans les secteurs suburbains de l’agglomération. De plus, le tracé des réseaux ferrés se superpose assez bien à ces zones de pauvreté.

Fig. 7

Faiblesse des revenus par ménage et réseau ferré de transport public dans la Baie de San Francisco (par secteur de recensement, 1999)

Fig. 7

Faiblesse des revenus par ménage et réseau ferré de transport public dans la Baie de San Francisco (par secteur de recensement, 1999)

34Cependant, la structure du financement, qui tend à se fragmenter, peut engendrer des formes de clientélisme et d’opposition politique entre inner city et suburbs. Dans les comtés d’Alameda et de Contra Costa, certaines municipalités de banlieue réclament leur station de BART au motif qu’elles ont payé largement leur part du réseau sans en bénéficier directement jusque-là. L’idée que les impôts payés par une catégorie de contribuables doivent lui bénéficier exclusivement est très ancrée dans la culture politique américaine.

35La lecture du débat rail-bus en termes d’opposition entre inner city et suburbs, si elle a peu de sens en termes de fonctionnement du réseau de transports collectifs – qui par définition fonctionne en système à l’échelle de l’agglomération et se doit de relier quartiers défavorisés et quartiers favorisés –, a donc un sens en termes politiques. La fragmentation institutionnelle jointe à une fragmentation fiscale croissante, en particulier à San Francisco, conduit en effet les acteurs politiques locaux à se positionner à l’échelle locale et non métropolitaine.

Le rôle des transports collectifs : objectif social contre objectif environnemental

36Le débat rail-bus est révélateur d’un autre enjeu explicitement débattu aux États-Unis : celui de la vocation des transports en commun, entre équité sociale et protection de l’environnement. Alors que le mode de financement des transports publics est en crise, les transports urbains doivent-ils d’abord viser à détourner les automobilistes de l’usage de leur voiture, ou doivent-ils répondre aux besoins de déplacements des personnes qui n’ont pas d’autres solutions (Grengs, 2002) ? Les défenseurs du rail font valoir que seuls des investissements lourds peuvent être de nature à concurrencer l’automobile, dont la suprématie écrasante ne cesse d’augmenter. Pour attirer de nouveaux usagers vers les transports en commun, il faut offrir un produit « compétitif » en termes de rapidité et de confort, ce qui exclut de privilégier les bus, qui non seulement ne répondent pas ou peu à ces critères mais ont de plus une image très négative. À l’inverse, les partisans du bus avancent que, même avec des investissements très coûteux en faveur du rail, la part de marché captée au détriment de la voiture sera toujours minime, alors que les améliorations au service de bus, peu coûteuses, ont des répercussions immédiates et fortes sur le service offert aux usagers (Garrett, Taylor, 1999 ; Deka, 2002).

37Finalement, c’est souvent avec le critère d’efficacité (cost-effectiveness) que l’on tranche. De portée plus large que le critère de coût-bénéfice, qui se contente de mettre en regard les coûts et les recettes directs ou indirects d’un projet, le critère de coût-efficacité invite à considérer les effets globaux d’une mesure et à analyser comment d’autres mesures auraient permis d’atteindre les mêmes effets à moindre coût. Ce critère, largement mis en avant au sein du monde académique [14], a été introduit par la coalition TALC dans le débat public, pour comparer les performances des différentes options à la fois en termes de justice sociale et de bénéfice environnemental. Présenté comme « neutre », voire « scientifique », il a une force incontestable dans le contexte américain et une grande utilité politique face à des groupes de pression on ne peut plus variés. Toutefois, derrière l’argument technique s’opèrent des choix politiques moins visibles. On ne prend ainsi souvent en compte que l’effet à court terme (l’efficacité s’entendant en coût par passager, ou en coût par kilomètre de voirie), tandis que l’effet de structuration d’un réseau maillé de transport, l’importance des connexions, les conséquences en termes de morphologie urbaine, ne sont que rarement pris en compte.

Un enjeu émergent : le lien entre politiques de transport et densité urbaine

38Cette absence est surprenante pour l’observateur étranger : les effets potentiellement structurants d’un réseau ferré métropolitain en termes d’efficacité des transports et de densification urbaine sont en effet restés longtemps hors débat.

39À Los Angeles, aucun acteur local ne s’est véritablement saisi de cette question, d’une échelle qui dépasse largement celle de leur juridiction, alors que le coût financier direct intéresse plus spécialement les élus, les contribuables et, partant, la commande publique d’expertise. Ces préoccupations sont nettement absentes de la planification du réseau ferré. Le destin de la Red Line montre à quel point la densité urbaine entre peu en compte dans la planification des lignes de métro. Le tracé initialement prévu le long de Wilshire Boulevard – un des boulevards urbains les plus denses de la ville – était pertinent du point de vue de la desserte et de la rentabilité de l’équipement (Taylor, Kim, 1999). Cependant, des associations locales de propriétaires, effrayées à l’idée d’un accès facilité des résidants pauvres du centre-ville à leur quartier (les émeutes de 1992 demeurent vives dans les mémoires), sont parvenues à faire détourner la ligne, vers le nord dans son extension actuelle, et vers le sud dans son extension prévue (Bénit, 2005). Le souci de mise à l’écart des pauvres est ici très présent et la ségrégation presque explicitement revendiquée.

40À San Francisco, la question se pose davantage, sans doute du fait de la crise du logement et d’un modèle urbain moins ouvertement opposé qu’à Los Angeles à celui des villes européennes (Ghorra-Gobin 1997). Les études cherchant à mesurer l’impact des réseaux ferrés sur l’urbanisation montrent des résultats mitigés, la plupart des chercheurs s’accordant pour conclure que les effets positifs du rail sont conditionnés à la fois par une forte volonté politique, un contexte économique favorable et un environnement physique permettant la densification (Cervero et al., 2002 ; Loukaitou-Sideris, Banerjee, 2000 ; Lund et al., 2004).

41Cependant, cette question a pris une grande place, et au cours des dernières années, le concept de Transit Oriented Development[15] s’est imposé, non seulement dans le monde de la planification urbaine et des politiques de transport, mais aussi dans le débat public. La coalition TALC a ainsi fait récemment de la densification urbaine son principal critère d’évaluation des projets de transports en commun (TALC, 2004). De son côté, le BART lance une politique très active de négociations avec les municipalités demandeuses de « leur » station, s’appuyant sur les opérations de TOD réussies comme celle de la station Fruitvale. Aujourd’hui, même Los Angeles a ses « transit villages », construits ou prévus à Pasadena, Long Beach, Covina et Hollywood (Los Angeles Times, 25 octobre 2004). Ces premiers dispositifs sont prometteurs, même si le lien entre transport et urbanisme semble encore peiner à dépasser le stade de la réflexion, au demeurant très active ces dernières années.

Conclusion

42Le débat rail-bus dans les deux métropoles californiennes, loin d’être confiné à des cercles d’experts, a donc surgi sur la scène politique. D’une part, les opérateurs favorisent largement le rail, essentiellement pour des raisons de financements publics, plus accessibles pour l’investissement dans le réseau ferré que pour le fonctionnement des réseaux de bus, de surcroît sans doute moins rentables en termes d’image, du fait d’une clientèle uniformément pauvre. D’autre part, face aux planificateurs des transports, nombre d’acteurs locaux, élus ou issus de la société civile, se mobilisent plus largement contre le réseau ferré. La multiplication des groupes d’intérêt peut être vue comme le signe d’une vitalité de la démocratie locale californienne. Ainsi, nombre de décisions en matière de transport collectif sont soumises au débat (notamment par le biais des référendums locaux sur l’usage des impôts), ou se trouvent interpellées par des groupes de pression. Cette diversité des acteurs locaux manifeste aussi la multiplicité des enjeux liés aux systèmes de transports, souvent masquée, dans d’autres contextes locaux ou nationaux, derrière la technicité des décisions.

43Toutefois, la multiplicité des acteurs et de leurs échelles d’intervention est aussi facteur de confusion et d’inefficacité des diverses mobilisations civiles. Le cas de Los Angeles, opposé à celui de San Francisco, en est exemplaire. Marqué par une plus grande intégration, du fait de la domination de MTA comme opérateur des transports collectifs, le système des transports angelino a été l’objet de conflits puis de négociations relativement efficaces de la part du syndicat des usagers, qui est parvenu à limiter, au moins pour un temps, les effets de la crise structurelle du réseau de bus. A contrario, San Francisco, pourtant d’une tradition plus progressiste, et doté d’un métro plus développé (envié par les urbanistes angelinos), est marqué par une crise plus grave de son système de bus : la fragmentation institutionnelle des opérateurs de transport et celle, parallèle, des groupes de pression, n’a pas permis de régulation efficace en faveur des pauvres.

44Il ressort surtout de ces débats californiens la difficulté de mobiliser la société civile et les partis politiques autour de la question de la pauvreté et des inégalités sociales, au sein d’une société américaine où la classe sociale n’est pas jugée comme une catégorie efficace de l’action politique. Même la victoire du syndicat trotskyste à Los Angeles a été remportée au nom des minorités ethniques plutôt qu’au nom des pauvres ; elle n’a pu s’obtenir qu’en redistribuant les fonds destinés aux transports collectifs, au sein d’un budget public restreint, et non en militant pour une augmentation structurelle des dépenses en faveur des transports collectifs, et des pauvres. Or l’opposition entre rail et bus, si vive sur la scène politique locale californienne, perd de son sens lorsqu’elle est envisagée à une échelle plus large. De nombreux travaux convergent en effet pour montrer que ce sont les villes avec le plus haut niveau de desserte ferrée dans leur système de transports en commun qui ont les services les mieux utilisés dans leur ensemble et les plus bas niveaux de dépendance automobile (Kenworthy, Laube, 1999 ; Pucher, Renne, 2003 ; Litman, 2004). Loin d’être concurrents, les usages du rail et du bus sont complémentaires. Et même si les deux types de réseaux ne desservent pas exactement les mêmes populations ni les mêmes espaces, les investissements en faveur du rail, envisagés à l’échelle globale d’un réseau de transports urbains, semblent bénéficier à l’ensemble du système et de ses usagers : comme le soulignent Pucher et Renne (2003), « même les ménages qui utilisent essentiellement le bus peuvent tirer les bénéfices d’un vrai système multimodal de transports en commun, qui permet d’accroître la connectivité, la vitesse et la desserte spatiale. Les ménages à faibles revenus font une bien plus grande part de leurs déplacements en transport collectif dans les métropoles disposant d’un système de transport multimodal incluant le métro ». Les débats rail-bus remettent en question la notion même de réseau. En mettant en concurrence et en comparant des modes, des branches du réseau, on en oublie le fonctionnement en système des transports collectifs, et de la ville dans son ensemble.

Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier Olivier Coutard, Christophe Jemelin, Vincent Kaufmann, Jacques Lévy, ainsi que la rédaction de l’Espace géographique pour leurs commentaires et la relecture serrée d’une version antérieure de ce texte. Christophe Jemelin a par ailleurs contribué à la réalisation des cartes et les auteurs lui en expriment leur particulière gratitude.

Notes

  • [1]
    On en trouve la marque dès les années 1970 (Garret, Taylor, 1999), et dans de nombreuses villes (Bullard, Johnson, Torres, 2004).
  • [2]
    Le « rail » mentionné ici inclut deux types de réseaux ferrés métropolitains : le métro (heavy rail) et le métro léger (light rail).
  • [3]
    L’extension du BART vers San Jose est aujourd’hui incertaine, ayant été l’objet de deux années de suite d’un avis défavorable pour l’obtention de fonds fédéraux.
  • [4]
    Liée à la suprématie croissante de la voiture dans un contexte d’étalement des emplois et des résidences, mais aussi à la détérioration de la desserte et aux augmentations tarifaires récentes.
  • [5]
    Il faut compter 3,25 $ en 2006 pour un aller simple entre le centre de Berkeley, à l’est de la baie, et le centre de San Francisco (Montgomery Station), et il n’existe aucun abonnement mensuel pour le BART.
  • [6]
    L’impôt sur les ventes destiné aux transports publics peut être voté à une initiative populaire par les habitants d’un comté. Les recettes de cet impôt additionnel sur les ventes ne peuvent être dépensées que dans le périmètre du Comté. Cet impôt est complémentaire à la TVA et aux autres taxes sur les ventes et le commerce.
  • [7]
    La taxe forfaitaire à la parcelle n’est pas liée à la valeur du bien : par conséquent, le système permet de contourner la Proposition 13, votée en Californie en 1978, qui avait réduit de 30 % l’impôt sur la propriété foncière et limité fortement les hausses futures.
  • [8]
    À San Francisco comme à Oakland, les abonnements mensuels MUNI ou AC Transit offrent un accès illimité, sans zones tarifaires, au réseau de la compagnie. Ils ne permettent pas, à l’inverse de la carte orange francilienne, l’accès à d’autres réseaux tels que le BART.
  • [9]
    Dès 1981, Pucher, Hendrickson, McNeil montrent que les pauvres, les personnes âgées, les minorités et les femmes constituent une part beaucoup plus grande des usagers des bus que de ceux des métros. Différents travaux ont montré que, dans le même temps, les subsides bénéficiant aux usagers pauvres sont plus faibles que ceux bénéficiant aux usagers plus riches (Pucher et al., 1981 ; Pucher, 1981 ; Garrett, Taylor, 1999).
  • [10]
    MTA ne fournit pas d’étude comparative précise sur la fréquentation des différentes lignes de métro et de bus. À l’usage toutefois, on ne peut que constater la forte présence des populations issues des minorités ethniques dans les deux systèmes. Cf. aussi l’article de Ben Quinones, « Killing time on the Ghetto Blue : the nation’s busiest – and deadiest – light rail line », LA Weekly, 23-29 janvier 2004.
  • [11]
    C’est-à-dire les « non-Blancs ».
  • [12]
    Enquête de fréquentation menée par BART en 1998.
  • [13]
    Comme le soulignent certains : « Le BRU a réussi à convaincre certains que la Blue Line, rapide, silencieuse et propre, qui a des stations à Carson, Compton, Watts et South Central, est raciste ! » (Fujita, 2001).
  • [14]
    Ainsi Martin Wachs, directeur de l’Institute of Transportation Studies (ITS) de l’Université de Berkeley, et Brian Taylor, professeur à UCLA, ont participé en tant qu’experts au procès BRU.
  • [15]
    Les multiples définitions des TODs se réfèrent toutes à un certain nombre de critères communs (Cervero et al., 2002), incluant notamment la densification urbaine autour des stations de transport en commun et la mixité des fonctions et des usages du sol dans ces noyaux urbains.
Français

Résumé

Les politiques de transport collectif sont aujourd’hui soumises à des tensions liées aux enjeux parfois contradictoires auxquels elles doivent répondre, entre équité sociale et préoccupation environnementale. À Los Angeles et à San Francisco, ces tensions, portées par d’actifs groupes de pression, ont parfois débouché sur des actions en justice, notamment autour de la question de la compétition perçue entre réseaux ferrés et réseaux de bus. Si ces luttes, qui ne s’attaquent pas à la suprématie automobile, ont de quoi étonner l’observateur étranger, elles sont toutefois révélatrices des dynamiques socio-spatiales et institutionnelles des espaces urbains dans lesquels elles prennent place.

  • équité sociale
  • fragmentation
  • politiques de transport
  • ségrégation ethnique
  • ville américaine

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Claire Bénit-Gbaffou
Université d’Aix-Marseille II, UMR Télemme
Sylvie Fol
Université Paris I Panthéon Sorbonne,
UMR Géographie-Cités
Géraldine Pflieger
Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR),
École polytechnique fédérale de Lausanne
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2007
https://doi.org/10.3917/eg.362.0115
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