CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • La construction de l’association repose sur un réseau et une gouvernance garantissant le soutien de partenaires de confiance essentiels pour amorcer puis développer une démarche apprenante de nature entrepreneuriale.
  • Le business modèle d’Empow’Her, par son caractère hybride, permet de tirer parti de la variété des ressources disponibles (privées / publiques) et de réduire la dépendance aux bailleurs. Elle est particulièrement cohérente aussi avec la philosophie de formation émancipatrice prônée par l’association. Mais elle n’est pas sans générer des difficultés, notamment juridiques.
  • La recherche et la mesure de l’impact sociétal sont une priorité.

1Entreprendre & Innover : Comment est née Empow’Her ?

2Soazig Barthélemy : Le projet a commencé au cours de mes études en 2010-2011. À ce moment-là on parlait beaucoup de microfinance. Comment le fait de prêter 10 € ou 20 € permettait-il à des femmes de devenir autonomes en créant une petite entreprise ? Ce sujet me passionnait depuis pas mal de temps. Donc j’ai décidé de monter un projet avec 6 camarades d’école pour aller à la rencontre de ces femmes micro entrepreneures, écouter ce qu’elles avaient à dire, comprendre ce qu’elles faisaient… On a préparé le projet pendant un an et nous sommes parties pendant 6 mois au Cambodge, au Sénégal et au Pérou en 2012. J’avais 22 ans et j’avais appris énormément de concepts et d’outils à l’ESCP. Je voulais les transmettre aux femmes qui n’avaient pas fait d’études.

3On a beaucoup appris sur le terrain. On a d’abord dû déconstruire nos représentations sur la pauvreté des femmes entrepreneures dans les pays en développement. En fait, c’est comme ici, il y a des différences et des dynamiques très variées. L’entrepreneuriat des femmes n’est pas homogène. De plus, alors qu’en France ou aux États-Unis il y a peu de femmes entrepreneures, dans certains pays comme la Thaïlande, les Philippines ou le Brésil, il y a davantage de femmes entrepreneures que d’hommes. Et surtout, même lorsqu’elles étaient en situation de survie, ces femmes nous disaient : « Mais attendez, moi, je suis forte ! Je ne suis pas une femme vulnérable. D’accord, peut-être que je ne sais pas lire, mais je mène ma barque avec brio ! »

4Pour autant, on a trouvé des problématiques comparables dans les différents pays et similaires à ce qu’ont vécu des générations précédentes en France. Les femmes en situation d’illettrisme ou de semi-alphabétisation ont toutes des problèmes pour construire des réseaux, accéder aux financements et à la formation professionnelle. Dans tous les pays que j’ai visités, on n’encourage pas les jeunes filles ou les femmes à entreprendre de la même manière que les hommes. Les femmes ont donc beaucoup de mal à devenir indépendantes. Par exemple, j’ai travaillé au Cambodge avec une femme qui était mariée, mère de 3 petits garçons et travaillait dans une usine de textiles. Elle ne parvenait pas à survivre avec son revenu. Son mari était violent mais elle était incapable de partir parce qu’elle était trop dépendante économiquement. Elle ne pouvait pas s’émanciper.

5E&I : La vision d’Empow’Her est-elle née de ces constats ?

6S. B. : Oui, pour moi, l’entrepreneuriat, ce n’est pas seulement un levier de développement, au sens macro-économique, c’est aussi un outil de liberté, qui permet de réaliser ses propres projets et de s’affranchir totalement. Mais cela n’est possible que lorsque les personnes ont tous les moyens et toutes les conditions réunies pour arriver à porter leur projet.

7Donc l’objectif d’Empow’Her, c’est de donner les outils aux femmes, de leur donner accès à ce dont elles auraient besoin pour mener leur projet et créer leur entreprise, en les laissant concevoir et développer les activités qu’elles veulent. Notre mission c’est de renforcer la capacité des femmes à créer leur propre chemin et leur propre futur, sans leur imposer une manière de voir. Nous développons les compétences techniques des femmes entrepreneures mais surtout nous renforçons leur libre arbitre, leur capacité à décider, rêver, imaginer des projets et se sentir capables de les mener à bien.

Du projet étudiant à l’aventure entrepreneuriale

8E&I : Quel type de structure avez-vous construit à partir de cette vision ?

9S. B. : En revenant du voyage, une partie du groupe a posé le constat qu’il y avait une demande et un besoin d’accès à des outils simples de management d’entreprise et d’accompagnement à la création de business. On s’est donc demandé : Comment faire pour fournir ça ? Entre 2013 et 2015, on a formalisé l’association Empow’Her. On a développé des outils méthodologiques et des formations. On recrutait des volontaires français qui partaient sur le terrain auprès de partenaires associatifs locaux pour accompagner des groupes de femmes. Au Pérou, c’est une banque de microfinance qui nous a proposé d’accompagner des femmes agricultrices. En Thaïlande, on a travaillé avec un centre d’accueil pour des femmes victimes de violences afin d’imaginer un parcours de formation. Au Burkina, on a travaillé avec une association de formateurs auprès de groupements de femmes qui faisaient de la transformation agroalimentaire, de la production de savons, etc. À ce stade, la structure en France était totalement bénévole.

10E&I : Comment Empow’Her est-elle passée d’une association d’étudiants bénévoles à une entreprise sociale ?

11S. B. : J’ai fini mes études en 2013. En 2014, j’ai été embauchée à la Société Générale et je menais le projet Empow’Her entre 21h et minuit. Mais au bout d’un an, j’ai réalisé que c’était impossible de mener les deux de front et que cette organisation impactait mon efficacité dans mes deux engagements. Et j’avais un manque de sens au sein de ce grand groupe. Après une soirée autour de l’entrepreneuriat des femmes qui s’était très bien passée, je me suis dit qu’il fallait que je me lance. Ce n’était pas très réfléchi, j’ai posé ma démission très rapidement et 3 mois plus tard, j’étais partie. Ça n’a vraiment pas été dur ou angoissant de faire le saut. Les peurs sont venues bien après. Sur le coup, c’était plutôt un acte de libération.

12En septembre 2015, je me suis donc mise à temps plein chez Empow’Her en vivant grâce aux indemnités chômage. J’ai recruté une équipe de stagiaires en service civique que j’ai fini par salarier après et qui sont encore là aujourd’hui. Cela nous a fait changer totalement de stratégie. On n’était plus une équipe de bénévoles qui fait ce qu’elle peut mais une équipe à temps plein avec des capacités, des compétences, avec une stratégie et une vision à bâtir sur le long terme… et des ressources à trouver.

13E&I : Quelles sont les activités d’Empow’ Her aujourd’hui ?

14S. B. : Nous avons des programmes en France et à l’étranger. En France, il y a deux programmes : le plus important est le Women’Act qui consiste à accompagner chaque année 25 à 30 femmes entrepreneures portant des projets à impact social. On fait un appel à candidatures et on sélectionne celles qui nous paraissent avoir le plus besoin de nous et être les plus prometteuses. On les accompagne sur un an sur le thème de leur posture et de leur leadership entrepreneurial. Par ailleurs on fait des activités de sensibilisation à l’égalité dans les collèges, les lycées. Cette deuxième activité est importante pour nous parce qu’elle va à la racine du mal. On encourage les filles, les garçons dès le plus jeune âge à s’affranchir des stéréotypes et des barrières de genre.

15À l’étranger, on a fait émerger 2 filiales Empow’Her, en Côte d’Ivoire et au Niger. Ces structures locales sont portées par des entrepreneurs sociaux qui partagent notre vision de l’émancipation des femmes par l’entrepreneuriat et la portent localement.

Une gouvernance associative et un réseautage multiforme pour se développer

16E&I : Comment fonctionne la gouvernance de votre structure ?

17S. B. : Être une association d’intérêt général oblige à avoir un conseil d’administration bénévole. Le conseil d’administration, que je vois deux fois par an, est constitué de 10 personnes dont les 4 personnes qui avaient participé avec moi au projet initial et qui ont des postes ailleurs dans des métiers très différents. Elles ont un rôle très important de garde-fou. Je dois les convaincre du bien-fondé des projets, des stratégies de pilotage, de notre capacité à mener telles ou telles actions. Au-delà de cette instance de gouvernance, je contacte aussi ponctuellement des personnes qui ont une expertise plus pointue. Tous ces acteurs me permettent de prendre du recul et ce qui est très important, m’obligent à rendre des comptes. Nous devons expliquer ce qu’on fait de l’argent, quel est l’impact de notre action. Cela nous force à le mesurer.

18E&I : En quoi ces personnes-là vous permettent-elles de prendre du recul et d’évaluer l’impact ou la bonne utilisation de l’argent ?

19S. B. : D’abord, elles sont différentes de moi, elles ont des angles de vue provenant de métiers différents, elles ne pensent pas de la même manière. Certes leur différence est relative parce qu’on sort plus ou moins toutes de Business Schools. Ceci explique qu’on fasse appel à d’autres experts.

20Mais ce qui est important aussi, c’est qu’elles sont passionnées et partagent la vision du projet. C’est essentiel ! Ensemble on a vécu les premiers pas d’Empow’Her sur le terrain. C’étaient des réflexions collectives, on a vu les mêmes choses, on a fait les mêmes constats. On partage la vision qui consiste à dire : « Je pense que l’entrepreneuriat peut vraiment servir de tremplin économique et social, sous certaines conditions ».

21C’est extrêmement important pour nous d’avoir le soutien de personnes qui ne sont pas là juste pour donner quelques conseils en passant mais qui font leur possible pour que ça marche parce qu’ils y croient. Cela permet aussi de développer le réseau d’Empow’Her.

22E&I : Justement, comment avez-vous développé le réseau d’Empow’Her ?

23S. B. : Au début je suis partie des réseaux que je connaissais. Je n’ai pas eu vraiment de stratégie comme tenter d’intégrer des cercles d’entrepreneuriat social ou d’Économie Sociale et Solidaire (ESS) que je ne connaissais pas. J’aurais peut-être dû le faire car cela m’aurait fait gagner du temps…

24Puis j’ai eu deux opportunités de mentorat qui ont permis de m’ouvrir à de nouveaux réseaux. La première est un concours de McKinsey sur le leadership des femmes en France auquel j’ai candidaté et que j’ai remporté. La récompense était de bénéficier du mentorat d’un consultant de McKinsey. La deuxième est un programme de mentorat pour des femmes dans l’ESS. Je remplissais tous les critères car j’avais 23 ans, j’étais à mes débuts et dans l’entrepreneuriat social. J’ai bénéficié ainsi d’une mentor entrepreneure sociale en France, qui a dirigé une ONG française et détient une expertise sur des questions clés d’entrepreneuriat social, de changement d’échelle, etc. Elle m’a fait découvrir des tas de choses et fait aujourd’hui partie de mon conseil d’administration.

25Pour nous développer dans les pays étrangers, j’ai eu une stratégie de réseautage différente. Je faisais le mapping systématique de l’écosystème, et j’envoyais 50 demandes de rendez-vous. Comme je n’avais jamais mis les pieds en Côte d’Ivoire ou au Niger, j’avais vraiment besoin de savoir qui faisait quoi.

26Et pour trouver des partenaires financiers, j’ai encore agi différemment. Le développement économique de la structure était une priorité parce qu’il fallait pouvoir en vivre, moi et les salariés. Je savais que je voulais aller vers un modèle économique hybride, mais au début, il fallait absolument aller chercher des financeurs de départ. Pour trouver le premier, il m’a fallu un an et beaucoup de rencontres. J’ai dû envoyer 200 à 300 mails pour des prises de contact avec différentes fondations et entreprises… Au bout d’un an, un premier partenaire nous a fait confiance sur un projet et ça nous a permis de faire un effet de levier pour aller en chercher d’autres.

Un business model hybride qui se démarque de la logique des ONG

27E&I : Pourquoi vouloir aller vers un business modèle hybride ?

28S. B. : Le but est d’avoir davantage de pérennité économique et d’autonomie financière. Dans la logique des ONG, il y a trop de dépendance. Parfois, ça se passe très bien, on fait des belles choses et on réfléchit ensemble. Mais c’est un rapport de forces totalement déséquilibré. Si le financeur n’est plus d’accord ou s’il change de priorité compte tenu de l’agenda de sa fondation ou de son entreprise, c’en est fini de notre projet, tant pour les personnes qui y travaillent que pour les bénéficiaires. De plus, leur logique de décision est trop longue par rapport à la vitesse entrepreneuriale. Je pense à cette entreprise avec laquelle je suis en discussion depuis 3 ans. On aurait eu 50 fois l’occasion de mourir si on avait dû compter sur eux !

29E&I : Quelle est la forme de l’apport des partenaires ?

30S. B. : Il y a du financement pur et du mécénat de compétences. C’est quand il y a les deux dans un même partenariat que cela fonctionne le mieux. Parce que les partenaires sont impliqués humainement aussi.

31E&I : Combien et quels types de partenaires avez-vous aujourd’hui ?

32S. B. : On a une dizaine de partenaires, dont 90 % privés : entreprises, fondations d’entreprises, ou fondations privées. Nous avons assez peu de financements publics de la part d’instances de coopération décentralisées ou d’aide au développement. Nous avons des aides publiques pour nos projets en France, mais en ce qui concerne nos projets actuels à l’international, on n’est pas du tout soutenus par la France ou par un autre État.

33E&I : Quels arguments ont convaincu le premier partenaire privé de vous soutenir ?

34S. B. : C’est une bonne question. Ils m’ont avoué quelques mois après avoir débloqué les financements, que c’était vraiment passé à un fil et qu’ils avaient décidé de prendre un risque. En fait, c’est comme pour n’importe quelle entreprise. Convaincre les premiers d’acheter quelque chose ou de vendre, c’est difficile… Tous les autres disent : « Bien, mais faites-le d’abord et on verra après ! » Cette petite fondation familiale a décidé de faire un pari sur nous. Ils m’ont dit que le projet n’était pas forcément très bien ficelé, que ça se voyait que c’était très jeune, mais… l’esprit et les gens leur plaisaient, ils ont apprécié la fraîcheur de notre vision. C’est un secteur où il y a beaucoup de formations professionnelles avec de l’enseignement technique. Notre vision, basée sur l’autonomisation et l’empowerment des femmes, est novatrice.

35E&I : Est-ce que votre profil d’ancienne ESCP joue aussi dans le fait d’aller vers des partenaires privés ?

36S. B. : Oui, je pense que je suis plus capable de convaincre un partenaire privé parce que je connais ce secteur et que j’ai été formée pour parler à ce secteur via l’ESCP et mon passage à la Société Générale. À l’inverse, le secteur de l’aide au développement public est totalement codifié, il faut parler un certain langage. Il y a des outils particuliers à connaître pour lesquels je n’étais pas spécifiquement formée. Et il faut être introduit…

37E&I : L’hybridation consiste-t-elle à associer différents types d’acteurs ?

38S. B. : Oui, je suis persuadée qu’il ne faut pas juste un secteur en particulier pour réussir des stratégies de développement. Il ne faut pas juste le public, juste le privé, juste l’entrepreneuriat social, ou juste les ONG, il faut un peu de tout le monde. C’est une question d’équilibre.

39C’est essentiel pour nous aujourd’hui d’aller chercher davantage de financeurs publics. J’ai engagé des personnes formées à cela, car ce n’est pas ma spécialité.

40De leur côté, les agences publiques d’aide au développement recherchent des nouveaux entrepreneurs sociaux à mi-chemin entre l’ONG traditionnelle et le secteur lucratif. Par exemple l’AFD répond au secteur ONG mais ils ont aussi Proparco qui est leur branche d’investissement dans le secteur privé.

41De plus, un nombre grandissant d’acteurs publics et privés s’engagent sur le sujet des droits des femmes et de l’autonomisation économique et débloquent des mannes financières. Je ne peux pas et ne veux pas me fermer la porte aujourd’hui de ces ressources.

42Mais l’hybridation de notre business modèle va au-delà d’un co-financement public-privé, une entreprise sociale doit aussi pouvoir générer des revenus.

43E&I : Pourquoi est-il important de générer des revenus pour Empow’Her et quelle forme cela prend-il ?

44S. B. : Il faut sortir de ce que j’appelle « le tout ONG ». C’est important pour deux raisons.

45La première est la cohérence de nos actions. On a repensé tout notre modèle d’opérations parce qu’on ne souhaitait plus offrir gratuitement les services de formation, on souhaitait les vendre.

46En effet, le « tout gratuit » a fait beaucoup de mal au secteur. On observait des femmes, notamment en Afrique de l’Ouest, qui venaient aux formations uniquement pour toucher le « per diem », elles n’écoutaient rien. Nous nous sommes dit qu’il fallait tarifer la formation pour que les femmes soient actrices de leur processus d’apprentissage, qu’elles s’y engagent. Pour nous, ce sont vraiment des clientes. Cette posture implique aussi qu’on a un engagement envers elles en termes de qualité de service par rapport à ce qu’elles paient.

47À chaque fois qu’on est dans un pays, on fait donc des études de marché pour savoir déjà s’il y a une demande de femmes intéressées et prêtes à investir financièrement dans cette formation. Typiquement en Côte d’Ivoire-Niger, on a plus de 90 % des femmes qui veulent de la formation et plus des 2/3 de ces femmes-là qui sont prêtes à investir une petite somme mais qui permet de marquer leur engagement. Il s’agit d’une somme symbolique négociée avec elles (3 € sur 2 mois, pour une population qui vit avec 1 € par jour). Ça ne nous empêche pas d’avoir une flexibilité et de faire en sorte qu’aucune femme ne soit exclue d’une formation pour des raisons financières. Mais cela garantit que la formation sera suivie. Par exemple, au Niger, où l’on vient de finir une formation avec 40 femmes, on n’a eu aucun absentéisme ni aucune défection. C’était du jamais vu là-bas.

48La deuxième raison est de sortir de la dépendance totale à nos bailleurs.

49Donc on a réfléchi à partir des structures opérationnelles sur le terrain, sur la manière dont on peut et souhaite diversifier les revenus en plus de la tarification des formations. Pour donner quelques exemples, en Côte d’Ivoire et au Niger, on a 2 structures physiques qui sont comme des guichets de l’entrepreneuriat des femmes. On y loue des places de travail et des salles, parce qu’on a assez d’espace pour le faire, ce qui nous rapporte une petite somme qui nous permet d’amortir certains frais. On fait aussi des événements, des conférences, des ateliers de formation visant un autre public un peu plus confortable économiquement, donc qui peut se permettre de payer davantage. Nous vendons aussi notre expertise à d’autres associations, entreprises ou ONG. Par exemple, une ONG franco-sénégalaise, avait besoin d’un prestataire sur la question de formation de femmes en Casamance. Autre exemple, on va sans doute travailler avec une entreprise française qui porte un projet de commercialisation de lampes solaires au Sénégal et qui a besoin d’une structure pour former des réseaux de femmes dans la commercialisation de ces lampes.

50E&I : Quelle est la part de ces revenus dans votre budget ?

51S. B. : Fin 2018 nous avions 10 % de revenus propres et 90 % de ressources extérieures. En 2017, on a ouvert le premier Hub Empow’Her en Côte d’Ivoire, le second s’est ouvert en janvier 2018 au Niger et nos activités en France ont démarré également en 2017. Cette stratégie de génération de revenus a donc été entérinée récemment. 10 % en 6-10 mois, ce n’est pas mal. Mais l’idée, c’est d’aller vers un équilibre et d’atteindre le 50/50 dans les 3-5 prochaines années.

52E&I : Est-ce que la structure associative est une forme juridique adaptée pour la pérennité de votre modèle hybride ?

53S. B. : La forme associative a certains avantages. Pourtant j’aimerais bien qu’Empow’Her évolue vers un modèle plus entrepreneurial parce que je prends les mêmes risques que n’importe quel autre entrepreneur et si jamais l’aventure Empow’Her un jour s’arrête pour moi, je ne récupère rien. Je pense que c’est important quand on prend des risques, quand on investit des choses, qu’on soit entrepreneur ou investisseur, de pouvoir les valoriser, ne pas se retrouver sans rien in fine. Mais aujourd’hui, l’appareil législatif français ne le permet pas.

54D’autre part, les associations loi 1901 d’intérêt général bénéficiant de dons défiscalisés, ce qui est notre cas, sont très contrôlées. Les dons ne peuvent pas servir à financer des services commercialisés qui concurrenceraient les entreprises. Il faut faire une sorte de muraille de Chine avec deux coquilles juridiques différentes pour gérer les deux parties d’une entreprise hybride. Le fait que l’association possède des entreprises, c’est une solution, mais idéalement, il nous faudrait un véhicule juridique hybride qui puisse supporter le modèle économique hybride. Qui puisse accueillir les dons, le mécénat, les subventions publiques tout en générant des revenus.

L’enjeu et les difficultés de la mesure d’impact social

55E&I : Empow’Her cherche à avoir un fort impact social. Comment le mesurez-vous ?

56S. B. : On a défini dès le début les 4 aspects qu’on voulait arriver à mesurer : l’empowerment économique des femmes, leur développement de compétences et de connaissances, leur niveau de leadership et le développement de l’entreprise qu’elles portaient.

57On a fait d’abord une liste d’indicateurs, par exemple : le niveau de Chiffre d’Affaires de l’entreprise, comment est-ce que la personne définit son niveau de leadership, le niveau de revenu de la personne, mais aussi des questions plus fines : Est-ce que cette personne épargne ? Peut épargner ? Est-ce qu’elle peut faire face à des imprévus financiers ? Est-ce que la personne va investir dans l’éducation de ses enfants ?…

58On se recentre maintenant sur quelques indicateurs clés qui nous permettent de mesurer l’impact des formations, la satisfaction des femmes qu’on accompagne, leur participation aux formations, l’absentéisme, le suivi, le taux de femmes encore en activité 6 mois après la formation.

59E&I : Est-ce que la mesure d’impact est un argument de poids auprès des financeurs ?

60S. B. : Oui, parce qu’au final, il y a très peu de cabinets experts de la question et que notre réflexion est assez aboutie. On est capables de sortir des chiffres aujourd’hui, et les partenaires qui nous connaissent savent qu’ils sont fiables.

61Aujourd’hui il est quasiment obligatoire de pouvoir rendre des comptes. Mais d’un point de vue entrepreneurial, c’est un peu à double tranchant.

62E&I : En quoi la mesure d’impact est-elle à double tranchant ?

63S. B. : Le problème est que la mesure d’impact est utilisée majoritairement comme un outil de décision pour verser une subvention et non comme un outil d’apprentissage qui permettrait de réfléchir ensemble sur ce qui s’est passé et comment améliorer l’action. Il faut avoir des bons chiffres, sinon c’est le couperet qui vous tombe sur la tête !

64E&I : Est-il possible de sortir de la tentation de n’afficher que les bons chiffres pour avoir du financement ?

65S. B. : C’est un vrai enjeu. Quel que soit le secteur, on peut faire ce qu’on veut avec des chiffres, on peut les interpréter de manières très différentes. Donc il est très important d’avoir des partenaires de confiance avec qui on peut dire : Voilà les vrais résultats qu’on a eus, y compris ceux auxquels on ne s’attendait pas et qui montrent autant les points positifs que les manques.

66Il y a aussi la question de la consolidation internationale de notre impact : Gagner 5 € de plus en France et gagner 5 € de plus au Niger, ce n’est pas du tout la même valeur. La question se pose pour notre rapport annuel : comment consolider tout ça ?

67E&I : Jusqu’à quel point, la mesure d’impact guide-t-elle l’action d’Empow’Her ?

68S. B. : Réfléchir à ces questions est essentiel pour nous. Le Conseil d’Administration nous y aide beaucoup car il pose des bonnes questions tant sur le type de résultats à atteindre que sur les outils de mesure.

69Nous devons rendre compte des actions que nous mettons en œuvre et des résultats qu’elles atteignent. Car l’organisation Empow’Her n’a de sens que si elle a de l’impact.

70Nous devons donc rechercher la maximisation de notre impact et valider que l’on place les ressources au bon endroit. Lors du Conseil d’Administration de l’année dernière, on parlait de tous les chantiers transversaux : mesure d’impact, communication, financement, etc. À un moment, l’une des administratrices a demandé lequel était prioritaire. Je lui ai répondu : la mesure d’impact. Parce que si on n’est pas capable de prouver la valeur qu’on a sur la vie de ces femmes, personne ne suivra. Il faut que l’on soit capable de montrer le résultat.

71E&I : Est-ce uniquement une histoire de chiffres ?

72S. B. : Nous devons aussi travailler à apporter des preuves qualitatives. Le 30 septembre, on avait accompagné 900 femmes depuis le début de l’année. Ces 900 femmes ont toutes des visages différents. La transformation personnelle de chacune est la raison pour nous de se lever le matin. Nous avons donc l’ambition de montrer le visage de ces personnes. On a commencé à faire des petites vidéos.

73L’étape suivante, cela fait partie de notre mission, est de faire évoluer le narratif sur le sujet de l’accompagnement et de l’autonomisation des femmes. En effet, aujourd’hui le discours est très descendant, il ne valorise pas les femmes. Il les montre comme des bénéficiaires et non comme des actrices. Or ce que nous voyons, c’est qu’elles agissent déjà ! Elles entreprennent, elles n’ont pas attendu qu’on arrive pour les aider. Beaucoup de personnes, y compris mes proches me disent : c’est vraiment bien d’accompagner ces « pauvres femmes ». Mais elles ne sont pauvres qu’économiquement ! Elles sont géniales en fait. Montrer les visages de ces femmes, montrer ce qu’elles font, ce qu’elles disent et ce qu’elles pensent, c’est fondamental parce que ça change notre regard et notre action.

74E&I : Serait-il pertinent que les femmes accompagnées jouent à leur tour un rôle dans le développement d’Empow’Her en accompagnant d’autres femmes ?

75S. B. : Oui, bien sûr ! L’un des impacts très intéressants que nous mesurons est que les femmes partagent déjà énormément financièrement. Quand on leur pose la question : « Avec combien de personnes vous avez partagé ? » ou « Avez-vous partagé vos nouvelles compétences ? », on a des taux d’environ 90 % de réponses positives. C’est d’autant plus vrai qu’elles ont eu très peu accès à l’éducation.

76Cette idée de les rendre ambassadrices et formatrices à leur tour fait totalement partie de notre stratégie locale. Car nous avons une capacité d’infrastructure limitée étant donné notre nombre de salles et de formateurs. Si on souhaite accompagner plus que 500 femmes par an, la seule solution pour nous, c’est de former des relais, de former des formateurs ou des formatrices externes, afin de totalement essaimer et d’ouvrir la pédagogie.

77E&I : Pour conclure, qu’auriez-vous envie de dire sur l’innovation sociale ?

78S. B. : Pour moi, c’est une question clé parce qu’on est sur des modèles sociaux qui sont parfois à bout de souffle et que l’entreprise a cette capacité de créer de la valeur. La valeur n’est pas seulement pour un groupe réduit d’individus et juste économique. Elle peut être sociale, environnementale, et pour beaucoup plus de personnes. On est aujourd’hui sur des définitions de nouveaux modèles. C’est déjà enclenché depuis pas mal d’années. Je pense que le monde francophone est un petit peu en retard, par rapport au monde anglophone mais qu’il y a beaucoup de choses à débroussailler. Il va falloir en tout cas en tant qu’économie, nation, qu’on investisse dans de l’expérimentation pilote parce qu’il y a beaucoup de choses qui sont en train de se tester, et donc il ne faut pas hésiter à tester à petite échelle des choses qui peuvent marcher et qui peuvent s’essaimer. C’est un champ qui est encore en cours de définition et qui a besoin de tous types d’acteurs. Que ce soient les acteurs publics, que ce soient les acteurs privés plus traditionnels, ou ces nouveaux acteurs, il faut vraiment qu’on investisse ce champ ensemble !

Notes

  • [1]
  • [2]
    Ceci est cohérent avec l’analyse de J. Defourny (2004) expliquant que les générations actuelles d’entreprises sociales se caractérisent notamment par l’implication d’une variété de partenaires et d’acteurs (salariés, bénévoles, usagers, organismes d’appui et pouvoirs publics locaux) dans un même projet alors que les organisations sociales traditionnelles étaient fondées sur des groupes sociaux homogènes. « L’émergence du concept d’entreprise sociale », Reflets et perspectives de la vie économique, 2004/3, p. 9-23.
Français

L’interview avec Soazig Barthélemy nous fait découvrir la création et les dilemmes affrontés par Empow’Her [1], jeune entreprise sociale de forme associative visant l’émancipation économique des femmes par l’entrepreneuriat. Empow’Her cherche à pallier plusieurs problèmes rencontrés par les femmes entrepreneures, particulièrement dans les pays en développement, notamment l’accès à la formation et l’engagement effectif dans celle-ci.
L’innovation sociale apparait ici comme le produit d’une hybridation de logiques (merchandisation/don) entre des acteurs variés [2]. L’hybridation se fait à travers une philosophie entrepreneuriale émancipatrice qui fait reposer le développement de soi et des structures sur la prise de risque modérée, l’apprentissage et des partenariats fondés sur la confiance. L’émancipation se joue au niveau des femmes accompagnées, au niveau de l’équipe fondatrice s’émancipant du statut étudiant, au niveau du financement de la structure s’émancipant du modèle des ONG, au niveau de l’examen des résultats cherchant des nouvelles formes au-delà du retour sur investissement et des chiffres impersonnels, et enfin au niveau de la stratégie de développement entre la France et les pays africains, entre les initiateurs et les bénéficiaires.

Caroline Verzat
Caroline Verzat est professeur associée à ESCP Europe. Ses travaux de recherche portent sur l’éducation et l’accompagnement de l’entrepreneuriat.
Ann-Charlotte Teglborg
Ann-Charlotte Teglborg est professeur associée à ESCP Europe. Ses travaux de recherche portent sur les mutations du travail au service de la capacité d’innovation des entreprises.
Entretien avec 
Soazig Barthélemy
Fondatrice d’Empow’Her
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/11/2019
https://doi.org/10.3917/entin.041.0062
Pour citer cet article
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