CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Caroline Verzat : Comment êtes-vous arrivé à l’essaimage ? Quel a été votre parcours professionnel ?

2Pierre Dubar : Je suis entré en 1983 chez Télémécanique, dans la logistique, puis j’ai été nommé responsable gestion et administration de la direction commerciale de Bordeaux, qui regroupait tout le sud-ouest de la France. Après l’OPA de Schneider sur Télémécanique en 1988, j’ai été nommé RH et directeur du siège de Schneider. À partir de l’opération de revente de Spie Batignolles en 1991, j’ai été secrétaire général de la filiale qui gérait les actifs non stratégiques liés aux opérations de fusions/acquisitions. La mission était de restructurer, réorganiser, puis céder dans les meilleures conditions et que ça se passe bien. Au bout de sept à huit ans, à la fin de ma mission, je voulais faire autre chose. Cela n’a pas été facile de retrouver un poste dans l’entreprise. Cette expérience personnelle résonne lorsque les gens viennent me voir pour rebondir sur une autre trajectoire professionnelle, je les comprends… Au bout d’un an, une opportunité s’est présentée lors d’une discussion avec le DRH de Schneider. Malgré les plaies vives laissées par la fermeture de Creusot Loire, j’avais réussi à négocier avec le député-maire la valorisation des actifs non stratégiques de l’entreprise. Or Schneider avait besoin de sortir de l’image de destructeur d’emplois alors que de nouveaux sites industriels devaient être fermés. Il m’a donc envoyé à l’usine de Barentin avec une mission de développement économique, rattachée au service de développement durable. L’idée était de contribuer à créer cinquante emplois dans d’autres entreprises pour compenser les cinquante postes supprimés dans l’usine. Et de fil en aiguille, je suis passé sur l’essaimage, qui existait déjà dans l’entreprise depuis les années 1995-96.

3C.V. Comment l’essaimage est-il né à Schneider Electric ?

4P.D. Il faut revenir au moment de l’OPA de Schneider sur Télémécanique en 1988. Les sociétés du secteur de distribution électrique se partageaient les marchés de reconstruction après la guerre, Legrand dans le domaine résidentiel, Merlin-Gerin dans le domaine des bâtiments et du tertiaire et Télémécanique dans le domaine industriel. Les fusions ont entraîné beaucoup de fonctions en doublon. Or le mot d’ordre principal pour lutter contre l’OPA sur Télémécanique était d’éviter la destruction d’emplois. Il fallait donc éviter tout licenciement et faciliter les mouvements entre les sociétés. C’est ce qui a donné naissance à l’essaimage. C’était une volonté de la direction. Les organisations syndicales y étaient fermement opposées au début. En dix ans, elles sont devenues neutres. Maintenant elles sont très proactives et favorables à la démarche. Elles ont compris que ça pouvait servir aux salariés, que c’était gagnant – gagnant à la fois pour l’entreprise et les salariés.

5C.V. Quelle est la part du reclassement et de l’essaimage suite à la fermeture d’un site industriel ?

6P.D. C’est une logique de territoire. La préfecture ou la direction raisonnent sur la logique un emploi supprimé – un emploi créé. Ce n’est pas forcément le même emploi, au même endroit, mais on doit rester dans le bassin d’emploi.

7Pour cinquante emplois supprimés, on peut avoir 34 dossiers de salariés reclassés en interne dans l’entreprise, une dizaine dans des entreprises extérieures et six en création, que l’on va aider. Il s’agit de tisser des relations dans le réseau local pour trouver les entreprises en cours de développement et de leur donner l’aide financière permettant de les aider à avancer leurs projets et si possible à recruter nos salariés.

8C.V. Comment cela fonctionne-t-il concrètement ?

9P.D. L’essaimage est ouvert à tous les salariés de Schneider, indépendamment de toute participation à un Plan de Sauvegarde de l’Emploi. Il faut avoir plus de trois ans d’ancienneté et être à plus d’un an du départ en retraite. Ce sont les seules conditions exigées.

10Les personnes qui ont une idée de projet prennent contact avec moi de manière confidentielle. Je leur envoie un premier dossier à remplir comportant deux parties. Dans la partie personnelle, je leur demande quelle est leur situation de famille, combien ils gagnent, si leur conjoint travaille, s’ils sont propriétaires ou pas, s’ils ont des économies… Je suis terriblement curieux, voire indiscret ! Dans la deuxième partie, je leur demande en deux – trois heures maximum, de répondre à un certain nombre de questions sur leur projet ou leurs idées, ce qui me permet de voir rapidement où ils en sont et de vérifier s’il y a adéquation possible entre l’homme, le projet et le marché.

11Après discussions et approfondissement de leur dossier définitif (étude de marché, business plan, plan d’action commerciale), ils passent en jury. Si le projet est validé, on leur envoie un courrier indiquant le montant de leur subvention [1]. Les personnes prennent ensuite librement la décision de quitter (ou non) l’entreprise. Après le lancement, on accompagne les personnes sur trois bilans. On les appelle deux ou trois fois par an pour vérifier qu’elles tiennent les prévisions du business plan et les aider le cas échéant.

12C.V. Combien de personnes vous contactent chaque année et quels sont leurs profils ?

13P.D. Sur toute la France, soit 20 000 salariés, nous recevons entre 250 et 300 dossiers par an, avec un tiers de cadres, un tiers de techniciens et un tiers d’ouvriers. Il y a environ 70 % d’hommes et 30 % de femmes. La moyenne d’âge est de 41 ans, mais il y a tous les âges. SIE est particulièrement fier de constater que les ouvriers créent dans les mêmes proportions que les autres catégories et ont les mêmes taux de réussite. Le temps d’accompagnement est plus long pour les salariés qui n’ont pas les connaissances en gestion et le capital de confiance nécessaire pour entreprendre : on essaie de donner à tout le monde la même chance.

14C.V. Combien vont suivre le processus et créer une entreprise in fine? Et quelle est leur pérennité ?

15P.D. Sur trois personnes qui viennent me voir, il y en a une que je vais gentiment dissuader et deux personnes avec lesquelles on peut travailler sérieusement et bâtir un projet qui tient la route. Et sur ces deux projets, un seul ira jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à ce que la personne quitte Schneider et crée son entreprise. Il arrive que les personnes dissuadées au cours de ce processus reviennent quatre, cinq ou six ans plus tard avec un autre projet, plus mûr. La petite graine avait été semée. Au total, nous avons environ 100 entrepreneurs par an avec un taux de pérennité à trois ans de 86 %.

16C.V. Vous avez une approche très prudente, pourquoi ?

17P.D. C’est en partie une posture personnelle. J’aime bien les gens, ce sont mes collègues. Donc j’ai toujours du mal à dire aux gens que leur projet n’est pas bon. J’ai du mal à dire ces choses-là. Donc, je les amène plutôt à mettre le doigt là où ça fait mal à leur poser la question une fois, deux fois. « T’es sûr de ton chiffre ? Moi je n’y crois pas à ton chiffre… ». Je les amène à prendre conscience qu’ils rêvent, que ce n’est pas parce qu’on écrit des chiffres sur le business plan qu’ils vont se réaliser. Et quand les gens résistent encore plus, je n’hésite pas à les rencontrer en présence de leur conjoint pour faire part de mes doutes et de mes craintes. Et en général ça suffit.

18De plus, la prudence dans le business plan rend le suivi post-création beaucoup plus facile. Je préfère que les gens partent avec un prévisionnel on ne peut plus raisonnable, voire pessimiste, qu’ils aient des bonnes surprises plutôt que des mauvaises. Car je me sens extrêmement responsable de leur avenir.

19C.V. Pensez-vous que votre posture de doute les aide ?

20P.D. Oui. Quand vous dites aux gens : « oui, oui, tu peux y aller, tu peux foncer ». Ils ont envie d’y aller. Donc si on les encourage, ils vont foncer. Mon rôle, c’est de leur faire se poser toutes les bonnes questions avant. Notre objectif ici, c’est qu’on ait 100 % de réussite. On ne peut pas l’atteindre et on ne l’atteindra jamais. Mais en tout état de cause, on ne veut pas d’échec pour un dossier mal préparé, pour une étude de marché mal faite ou pour un business plan trop optimiste. Voilà.

21Ce n’est pas que de la pure bonté d’âme. Au départ, les organisations syndicales étaient opposées à la mise en place de l’essaimage. Elles pensaient que notre intention était de pousser les gens à quitter Schneider, quoi qu’il arrive ensuite. Mais nous avons gagné leur confiance parce qu’on a un taux de réussite à trois ans supérieur à 86 %. Il y a une vraie volonté de ne jamais envoyer les gens dans le mur. Parce que je suis salarié de Schneider, je n’ai pas envie d’envoyer un collègue, sa famille et ses enfants, dans la galère. Donc, on n’hésite pas : tous nos doutes, on les transmet. Voilà.

22On a la chance, d’être dans un service sans objectif quantitatif. Ça paraît incroyable aujourd’hui, mais c’est ce qu’on a toujours défendu, on pourrait nous donner un objectif de taux de réussite, mais on ne peut pas nous donner un objectif de nombre de projets.

23C.V. Votre objectif est-il l’emploi ?

24P.D. Bien sûr. Pour la petite histoire, SIE s’appelait Schneider Initiative Emploi, initialement. On l’a modifié en 2010 pour s’appeler maintenant Schneider Initiatives Entrepreneurs.

25C.V. Pensez-vous que les candidats à l’essaimage apprécient votre prudence ?

26P.D. Je pense qu’ils sentent que je suis sincère dans la façon dont je m’exprime, dans la façon dont je me comporte. Je suis un homme droit. Je ne leur raconte pas d’histoires. C’est parfois douloureux quand le projet n’aboutit pas à la création. Mais je les rassure, je ne suis pas payé au nombre de dossiers. Donc je propose qu’ils reviennent me voir plus tard avec un autre projet qui aura toutes les chances de réussite. Lorsque je dissuade une personne de se lancer, ce n’est pas toujours bien accepté. C’est assez rare parce que notre rôle est de les amener à prendre conscience eux-mêmes qu’ils prennent trop de risques.

27C.V. Est-ce la sécurité de pouvoir rester salarié qui garantit votre taux de réussite ?

28P.D. Bien sûr ! Je serine à tous les candidats à l’essaimage que rester salarié est beaucoup moins stressant que de créer une entreprise. Je suis là pour encourager mais pas pour faire rêver. Je ne m’adresse pas du tout à la même population que les CCI qui voient arriver des personnes en fin de droits à qui on a fait miroiter qu’avec un euro on peut créer son entreprise. Comme ils ont attendu la dernière limite, ils foncent tête baissée sur le premier projet venu. C’est normal dans ce cas, qu’une entreprise sur deux cesse son activité. Moi, je m’adresse à des salariés. Ils peuvent travailler sur leur projet pendant un an, deux ans… Mon record c’est neuf ans ! J’ai en mémoire le cas d’un collègue à Besançon qui a fait quatre projets avec moi. Trois projets que j’ai validés. Au quatrième, je lui ai dit : ‘Ecoute, je ne me déplace plus, on se connaît suffisamment. Tu connais la démarche, tu montes ton dossier’. Et là, il l’a fait pour de bon. Nous on a tout le temps… Ce sont les gens qui décident. Jusqu’à la décision de lancement par la personne, on est dans une démarche confidentielle. Ni le RH ni le hiérarchique ne savent que telle personne est passée en jury et a obtenu une subvention. On envoie la lettre au salarié : « tu as une subvention de… le jour où tu crées ton entreprise et que tu as quitté Schneider ». C’est à lui d’aller voir son hiérarchique et son RH pour annoncer qu’il a travaillé avec le SIE et qu’il veut quitter l’entreprise.

29Enfin la sécurité est d’autant plus garantie que les organisations syndicales ont obtenu de contractualiser en janvier 2015 dans l’accord de Gestion Prévisionnelle de l’Emploi et des Compétences un droit de retour en cas d’échec au bout de trois ans [2].

30C.V. Que pensez-vous du droit de retour dans l’entreprise en cas d’échec ?

31P.D. Inutile de vous dire que ce n’est pas forcément ce que Schneider souhaite le plus. Donc on a encore moins intérêt à ce que les gens échouent !

32Personnellement j’aurais dit non sur cette clause. Parce que des échecs il y en a, il y en a eu et il y en aura. Mais à chaque fois on a su trouver des solutions pour faire réembaucher la personne, sans que ce soit écrit. Or la négociation de cette clause dans la GPEC s’est passée directement entre la direction et les organisations syndicales. Personnellement je pense en tant que SIE que c’est une erreur parce qu’on ne met aucune pression sur les gens pour qu’ils créent une entreprise. Donc s’ils y vont, c’est qu’ils sont persuadés qu’ils vont réussir. C’est qu’ils ont mis toutes les chances de leur côté. Dans leur business plan on n’intègre d’ailleurs pas la subvention du SIE. Leur projet doit tenir tout seul. Sans nous. La subvention est une espèce de garantie de secours. Mais je pense que les gens doivent pouvoir « plonger » sans se dire qu’ils ont le parachute, les bretelles et la bouée. Parce qu’en entrepreneuriat, il faut quand même se démener un peu et se bagarrer car les clients ne viennent pas tout seuls. N’y vont que ceux qui sont sûrs de leur projet et de leur volonté. En fait depuis quatre ans que cette clause de retour existe, on a eu une seule demande de retour.

33C.V. Pouvez-vous nous raconter quelques cas d’essaimage marquants ?

34P.D. Je pense à un ouvrier de 35 ans environ qui travaillait à la logistique. Il était préparateur de commandes. C’était un garçon hyper sérieux. Il travaillait si bien que ses responsables faisaient toujours appel à lui pour former les intérimaires. Mais à chaque fois qu’il y avait une promotion dans le service, elle n’était pas pour lui. Les RH lui disaient : « Tu comprends, tu n’as pas le bac. Alors si veux être promu, il faut que tu reprennes tes études ». Pour lui, c’était impossible.

35C’est comme ça qu’il est venu me voir en me disant : ‘J’ai compris que je n’avais pas d’avenir ici. Mais j’ai une idée de projet. Je voudrais faire de l’isolation des bâtiments et de l’isolation écologique’. Je le fais travailler, on fait son business plan, etc. Mais on s’aperçoit que ce n’est pas évident de dégager un revenu équivalent. De plus, il avait trois enfants, un crédit sur sa maison, etc. Donc, en travaillant avec lui je lui ai dit : ‘Ecoute, il faudrait essayer d’enrichir ton projet. Qu’est-ce que tu pourrais proposer qui soit un peu plus rémunérateur ?’. Il me dit : ‘J’aime bien travailler le bois. D’ailleurs dans ma maison c’est moi qui ai tout fait’. ‘Ah bon ? Qu’est-ce que t’as fait ?’. ‘Oh, eh bien, tout : la charpente, l’escalier’. Alors j’ai été voir chez lui. Et je découvre une maison énorme ! ‘C’est toi qui as tout fait ?’. ‘Oui, c’est ma passion, j’aime ça’. Alors je lui dis ‘écoute, faire seulement de l’isolation c’est quand même un peu dommage. Il faudrait que tu te mettes à faire ce que t’as fait chez toi’. Et j’ajoute : ‘simplement il te faut un CAP, mais la pratique tu l’as déjà. Donc tu vas aller suivre un FONGECIF’.

36Il a eu son CAP en six mois et il a créé son entreprise. Et aujourd’hui, il a un petit camion, deux camionnettes, une estafette. Il construit des maisons en ossature bois. Cela a donné l’envie à son fils qui n’aimait pas trop les études, pour compléter la palette de son père, de devenir couvreur. Et comme il était manuel, il a été chez les Compagnons du tour de France. Il est sorti major de sa promotion, dont il a été tout de suite embauché pour travailler sur la cathédrale de Rouen. Quant à sa femme qui travaillait à la Caisse d’épargne, elle est maintenant à mi-temps dans l’entreprise pour faire le travail administratif. Et il a créé deux emplois. Finalement, il m’a confié : ‘Pierre, tu as changé ma vie’.

37C.V. Comment réagit-on dans l’entreprise face à ces trajectoires de rebonds par l’entrepreneuriat ?

38P.D. Chaque année, on organise un concours qui s’appelle Vivez l’aventure, où l’on présente six projets emblématiques de l’année. On fait une petite cérémonie et on fait venir des gens de haut niveau de l’interne et de l’externe. Nos deux PDG sont déjà venus, des préfets, des présidents de réseaux entreprendre, présidents de l’ADIE… Et des RH bien sûr.

39La réaction à la fin de ces jurys est souvent de se dire qu’on a laissé partir ces gens-là, qui ont une vraie fibre entrepreneuriale. On n’a pas su pour X ou Y raisons, leur donner la chance de s’épanouir. ça interroge quand même ! De là à dire que ça change fondamentalement… non. Mais, au moins cela contribue à une prise de conscience.

40J’ai un autre exemple en tête. C’est une petite dame qui travaillait à l’usine. Elle vient me voir : ‘Pierre, je voudrais ouvrir un magasin de fleurs’. ‘Ben oui, pourquoi pas ?’ Je la fais travailler. Et elle m’explique que depuis 15 ans le samedi et le dimanche elle fait des décorations de tables pour les mariages, les baptêmes, les communions… Elle a une petite réputation, une clientèle, un hangar où elle stocke ses fleurs… C’est une activité non déclarée. Alors je lui dis : ‘c’est bien. Mais vous savez, entre faire ça le samedi et le dimanche, et gagner sa vie avec… Il faut voir comment faire’. Elle habitait dans un tout petit village. Il était impossible d’ouvrir un magasin de fleurs. Alors je lui dis : ‘Ecoutez, moi j’ai peur quand même pour vous. Il faudrait regarder à faire autre chose’. Elle me répond : ‘pas de problèmes. Je ferai les marchés’. Son projet finit par passer en jury. Alors, elle va en parler à son supérieur hiérarchique.

41Sa réaction a été de m’appeler. ‘Pierre, c’est vrai que Madame X. ouvre un magasin de fleurs ? Ce n’est pas possible, elle n’a rien d’une fleuriste !’ Je lui explique qu’elle fait ça depuis 15 ans et lui demande de son côté, ce qu’il pense d’elle. Il répond qu’il n’a rien remarqué de particulier parce qu’il n’a jamais réellement discuté avec elle. Mais il mentionne qu’elle n’a jamais d’arrêts de travail, elle fait bien son boulot…

42Cette femme m’a expliqué que son travail à l’usine était alimentaire. Il fallait payer la maison, les études des enfants. Mais le jour où son dernier enfant a fait sa dernière année d’étude, elle s’est dit qu’elle ne se voyait pas passer encore 15 ans à se lever le matin à 5 heures pour aller à l’usine faire un boulot qui ne l’intéressait pas. Bien sûr, son projet a réussi.

43C.V. Avez-vous aussi des projets de reprise d’entreprise ?

44P.D. La reprise est facilitée par les indemnités de départ dans le cadre des plans sociaux. Cela permet largement de financer l’achat d’un commerce local. On a aussi beaucoup de reprises ou de créations d’entreprise dans les métiers de l’énergie car la plupart des salariés de Schneider Electric ont la formation adéquate pour reprendre des d’activités dans l’installation électrique et ce sont des métiers d’avenir.

45C.V. Dans quelle mesure l’essaimage contribue-t-il à la stratégie de Schneider Electric ?

46P.D. Il y a d’abord l’enjeu de maintenir l’emploi sur le territoire et de donner l’image d’une entreprise responsable. SIE contribue à améliorer les offres de reclassement dans le processus de restructuration industrielle. Entre les subventions versées aux créateurs et des salaires des six personnes qui travaillent au SIE, le coût réel de l’essaimage est faible comparé au coût des plans de sauvegarde de l’emploi.

47Il y a aussi une dimension business parce qu’on accompagne régulièrement des projets dans les métiers de l’électricité. Nos anciens salariés créateurs ou repreneurs d’entreprise sont des clients entièrement acquis. Ils contribuent à développer le business de Schneider Electric en France et à diffuser une bonne image de l’entreprise en créant de l’emploi. C’est pour cela qu’on augmente de 30 % leurs subventions.

48Il y a enfin un intérêt RH. Je crois qu’une des volontés est de développer la fibre entrepreneuriale. Beaucoup de services sont organisés en centres de profit. Donc on cherche à recruter des profils entrepreneuriaux. Et à partir du moment où on recrute ces profils, il faut aussi leur donner des perspectives de développement professionnel. De plus, l’entreprise évolue à vitesse grand V. Aujourd’hui pour évoluer dans une entreprise comme Schneider, il faut être mobile. Mobile dans sa tête, mais mobile géographiquement, ce qui n’est pas le cas de tous les salariés. Et si on ne peut pas offrir la garantie d’un poste chez Schneider jusqu’à la retraite, il faut permettre aux salariés de garder à la fois leur employabilité (par la formation notamment), mais aussi les aider lorsqu’ils ont une autre idée que celle d’évoluer au sein de Schneider. Je constate chez les jeunes embauchés que la perspective d’être accompagnés dans un projet entrepreneurial les intéresse beaucoup. Nous accompagnons aussi les jeunes en fin de contrat d’alternance.

49C.V. Quelle est votre organisation dans le service SIE pour traiter l’essaimage ?

50P.D. Nous sommes trois cadres experts, chacun étant responsable d’une zone géographique et nous avons aussi en permanence trois jeunes en alternance. Ces alternants ont la mission d’accompagner la préparation des projets en cours (contribuer à réaliser le business plan, l’étude de marché) et de suivre les projets lancés lors des trois années précédentes. Beaucoup de contacts se font maintenant par mèl et par téléphone, mais on a au minimum un rendez-vous en présentiel.

51C.V. Jouez-vous uniquement sur la relation inter-individuelle, sans travail de groupe ?

52P.D. Oui. Sans doute parce qu’on est sur des petits nombres. Mais aussi par ce que les projets sont divers et variés. Même s’il y en a un peu plus autour de l’électricité, ils ne sont jamais au même niveau sur un même sujet en même temps. Il y a aussi la précaution de rester confidentiel tant qu’ils ne décident pas eux-mêmes de s’engager. Car l’entourage peut être décourageant. Si vous leur dites que vous voulez créer votre salon de coiffure demain, 15 jours après, ils vous demandent où vous en êtes : ‘T’en es où dans ton salon ? Ah bon, tu n’avances pas ? Ah bon tu ne le fais pas ? Tu te dégonfles ?’ C’est insidieux. C’est toujours dit gentiment, mais cela peut déstabiliser : ‘Tu n’as pas l’argent ? Tu n’as pas ci, tu n’as pas ça ?’ Je leur conseille de faire le projet tranquillement et de commencer à en parler quand le projet sera suffisamment mûr et qu’ils pourront répondre avec assurance.

53C.V. Comment faites-vous pour recruter des jeunes en alternance qui aient la même philosophie, les mêmes valeurs que vous ?

54P.D. Je recherche la bienveillance et l’empathie quand je les recrute. Ils proviennent tous d’école de commerce et ont tous le même CV, cela se sent dans l’entretien. Je cherche ceux qui aiment les gens et qui savent entrer en relation authentique. Et puis j’ai un deuxième critère qui est : est-ce qu’il ou elle a vraiment envie de travailler sur l’entrepreneuriat avec moi ? Je m’arrange aussi pour quitter la salle à la fin de mes entretiens, afin que le nouveau et l’ancien alternants se croisent et se disent ce qu’ils ont envie de se dire sans que je sois là. Et puis je suis toujours avec eux lors des premiers rendez-vous. Donc ils voient bien comment je discute avec les gens, comment je les fais parler. Tout ça, c’est très important, parce que lorsque les jeunes arrivent la première fois, ils ne se rendent pas compte que d’un seul coup ils ont un pouvoir énorme. Parce que ce sont eux les sachants par rapport aux candidats.

55C.V. Pour finir, quels conseils pratiques donneriez-vous à des salariés candidats à l’entrepreneuriat ?

56P.D. La première chose que je dirais c’est : ne restez pas tous seuls dans votre coin pour réfléchir à votre projet. Il faut se faire aider, se faire accompagner. Il y a des réseaux très bien pour cela, les boutiques de gestion, le Réseau Entreprendre, l’ADIE, France Initiative, l’Agence France Entrepreneur, dont le site est particulièrement bien fait… Maintenant, dans chaque communauté de communes, ou agglomérations, il y a des réseaux d’accompagnement d’entrepreneurs. Et puis, une fois qu’on a travaillé avec ces réseaux, qu’on a bien mûri son projet, il faut aller voir un expert-comptable, il faut démystifier l’expert-comptable. C’est un entrepreneur comme les autres, qui cherche des clients et qui vous donnera son point de vue de professionnel, qui vérifiera les chiffres, la solvabilité économique du projet.

57Et puis derrière ça, je serais tenté de conseiller d’écrire ce que l’on pense. Ne pas rêver son projet, mais s’obliger à écrire des chiffres, des objectifs, et vérifier très concrètement si ces chiffres sont plausibles. Il faut à tout prix éviter le calcul déductif : je veux gagner 3 000 € par mois. Donc pour gagner 3 000 €, je remonte tout et ça donne mon chiffre d’affaires. La question c’est plutôt prosaïquement : Combien de clients peux-tu avoir ? À ton avis, tous ceux qui franchissent ta porte achèteront-ils ? Combien vont venir dans ta boutique ? Crois-tu que c’est un chiffre sérieux ? Va voir un commerce équivalent un peu plus loin. Passe ta journée en bistrot à prendre des petits cafés. Compte le nombre de gens qui rentrent et compte le nombre de gens qui ressortent avec un paquet. ça te donnera aussi une petite idée ! Ce sont des démarches toutes simples et très concrètes.

58C.V. Et que conseillez-vous aux accompagnateurs de projet ?

59P.D. Je leur dis : ‘Vous allez vous trouver en face du créateur, et vous vous trouvez avec une espèce de casquette qui fait que c’est vous qui détenez le savoir, le pouvoir, enfin une espèce d’auréole qui vous place en position de force par rapport à la personne que vous avez en face. Surtout si c’est un ouvrier ou un technicien. Donc vous n’êtes pas là pour faire l’étalage de votre savoir ou de vos connaissances. Mettez-vous à la portée de tout le monde. Vous devez savoir vous mettre à la portée de l’ouvrier, du technicien ou du cadre sup. Et surtout, n’oubliez pas : ce que vous dites, ils vont le prendre pour argent comptant. J’exagère à peine. Et donc, n’engagez pas des gens, c’est leur avenir qu’ils mettent entre vos mains. Donc, ça ne doit jamais être le dossier de Pierre Dubar, ça ne doit jamais être le dossier de l’accompagnateur. C’est le dossier du candidat ! Nous, on lui pose les questions, il y répond. On essaie de faire compléter sa réponse, on essaie de faire part de nos doutes. On lui donne des pistes pour chercher ailleurs, etc. On ne doit jamais faire le dossier à sa place, parce que ce serait trop simple. Il faut absolument que ce soit eux qui travaillent, que ce soit eux qui transpirent. Soit ça fait naître les doutes, soit ça les conforte !

Notes

  • [1]
    15 000 euros en moyenne.
  • [2]
    Lorsque la cessation d’activité est d’ordre économique et non une décision personnelle de la part du créateur.
Français

Chez Schneider, l’essaimage est ouvert à tous les salariés, quel que soit leur statut ou leur âge. Le projet est accompagné de manière confidentielle dans une perspective de sécurisation maximale : sélectivité, posture de doute systématique, prévisionnels très prudents, suivi post-création pendant trois ans, possibilité de postuler plusieurs fois, possibilité de retour dans l’entreprise. L’objectif de l’entreprise est l’emploi et le développement économique du territoire où elle est implantée. Soutenue par les organisations syndicales, la démarche s’ajoute aux mesures de reclassement pour compenser les suppressions de postes à l’échelle de l’entreprise. Il permet aussi de renforcer l’image d’employeur responsable tout en valorisant les profils entrepreneuriaux dans l’entreprise.
Tout au long de sa carrière, Pierre Dubar a accompagné l’évolution de l’emploi à Schneider Electric. Après un poste RH classique, il a été en charge de la valorisation des actifs non stratégiques lors des opérations de fusion-acquisition, puis de la recréation d’emplois suite aux réorganisations industrielles et enfin de l’essaimage.

Pierre Dubar
Responsable entrepreneuriat à Schneider Initiatives Entrepreneurs
Propos recueillis par 
Caroline Verzat
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/06/2019
https://doi.org/10.3917/entin.039.0045
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...