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Les points forts

  • La révolution numérique exerce trois types d’effets sur le travail. Elle l’individualise, le rend dépendant de systèmes techniques et efface la frontière entre espace personnel et espace professionnel.
  • La question du volume d’emploi global disponible dans une économie numérique reste ouverte. La robotisation et l’intelligence artificielle semblent détruire certains emplois mais en nécessiter d’autres, dont le contenu et les contours sont encore flous.
  • L’hypothèse d’une polarisation du marché du travail entre d’une part les métiers à forte valeur ajoutée du numérique et d’autre part le travail précarisé (bad jobs, microjobbing) est posée. Une telle évolution s’opérerait au détriment de la classe moyenne et des professions dites « intermédiaires ».

1Les transformations actuelles du travail sont l’objet d’une attention et d’une recherche considérables. Selon certains auteurs, la révolution technologique et organisationnelle que nous sommes en train de vivre aura des conséquences positives sur la société en libérant des capacités de productions individuelles inédites et en offrant davantage de choix d’activités aux travailleurs. Pour d’autres, au contraire, elle laisse présager une organisation du travail gérée à partir de plates-formes digitales anonymes et dont l’usage aliénera une grande partie des latitudes d’auto-organisation des individus. Le bouleversement technologique actuel laisse présager pour les uns une société plus libre, pour les autres, une nouvelle forme de société collectivisée.

2Mon intention n’est pas de trancher le débat en cours mais de présenter les éléments parfois contradictoires permettant de se faire une opinion sur les transformations du travail dans une économie digitalisée. Après avoir décrit ce qu’il faut entendre par économie numérique (1), je présenterai les principales transformations en cours en distinguant celles qui concernent l’organisation du travail (2), et celles qui impactent le niveau de l’emploi (3).

Qu’est-ce que change la révolution numérique ?

3Si le terme numérique (ou digital en franglais) est partout, il n’est pas courant d’en trouver une définition synthétique. L’économie numérique est à la fois une technique, une organisation de la production et une culture. La technique permet la codification binaire systématique de tous types d’informations quels qu’ils soient ; l’organisation de la production s’appuie sur deux technologies : l’ordinateur, c’est-à-dire le traitement ultrarapide de l’information codée ; l’Internet, c’est-à-dire son transport quasi-instantané à coût nul. Cette combinaison offre des possibilités gigantesques pour relier, accumuler sur des serveurs, traiter par des algorithmes ou transmettre sur des réseaux toutes formes d’informations, d’une manière inédite dans l’histoire de l’Humanité.

4Le numérique définit aussi une culture et une représentation totalisante de la « société numérique » : il crée de nouveaux comportements par la compression du temps des échanges vers l’instantanéité et la mise en cause des acteurs de confiance traditionnels au profit des réseaux sociaux. Il bouleverse la consommation par une économie de marché généralisée en abaissant les coûts de transaction et en multipliant les plateformes d’évaluation, d’enchères et de fixation de prix pour tous les produits comme les voyages, la formation, l’hôtellerie ou les placements financiers.

5La production est transformée en conséquence. Le Boston Consulting Group distingue neuf innovations définissant la révolution numérique : la gestion des données de masse (Big Data), les nouvelles formes de robotisation, la simulation, les systèmes d’information horizontaux et verticaux, la cybersécurité, le stockage des données externalisé (Cloud), la fabrication additive (production par couches successives par des imprimantes 3D), la réalité augmentée (possibilité d’agir dans un environnement virtuel) [1]. Au cœur même du système productif, le numérique tend à renouveler finalement la manière de travailler.

6De l’abondante littérature sur ce sujet je dégagerai trois tendances principales : 1) l’individualisation accrue du travail, 2) la dépendance accrue du travailleur au système technique, 3) la réduction des frontières entre les espaces privés et les espaces professionnels.

Une Individualisation du travail

7Le capital technologique permet d’individualiser et d’autonomiser davantage le travail humain grâce à l’accès à des masses d’information considérables. Rifkin [2] considère que l’on assiste à la révolution la plus considérable depuis l’origine du capitalisme parce que le capital technique nécessaire à la création de richesse – due désormais au traitement d’informations, à la mise en relation et au développement de processus collaboratifs – est à la portée de toute personne possédant un simple ordinateur portable et un smartphone, soit, par exemple, 87 % de la population française. Le recours à des plateformes d’intermédiation diminue les coûts de transaction pour accéder aux clients. Chacun peut donc vendre plus facilement ses services, depuis la livraison à domicile jusqu’au conseil. La créativité individuelle pourrait donc être d’autant libérée du fait d’un accroissement de l’autonomie dans l’organisation du travail : dans sa forme la plus élémentaire, il s’agit de simple télétravail. Dans des formes plus subtiles, on assiste à l’individualisation accrue de la production tant chez les salariés que chez les indépendants. À l’extrême, des plateformes de travail permettant de réaliser des microtravaux ponctuels par des milliers de personnes payées à la tâche (en anglais crowdworking,) comme dans le cas du Mechanical Turk mis en œuvre par Amazon [3].

8La connexion entre l’offre et la demande est fluidifiée par le numérique ce qui permet aux individus de proposer des services nouveaux : ainsi, 46 % des entreprises créées en France en 2016 ont concerné la livraison à domicile, le transport sur courte distance et les activités de conseil [4]. Pour autant, la numérisation ne conduit pas à l’explosion du travail indépendant : le taux d’indépendants est de 11 % en France en 2016 contre 20 % en 1980. Si on assiste depuis 2010 à une légère remontée aux États-Unis comme dans tous les pays développés, il ne s’agit pas d’une transformation radicale comme on a pu l’anticiper avec autant de fracas que d’inconsistance factuelle, et le salariat reste et restera pour longtemps la forme dominante de contractualisation du travail professionnel.

Une dépendance accrue au système technique

9La nouvelle autonomie individuelle des travailleurs, que ce soit dans l’entreprise ou comme « indépendants », est modérée par le système technique qui la rend possible. Même s’il est individualisé, la coordination du travail est toujours opérée en utilisant des plateformes informatiques. Elles assurent l’intermédiation, cadrent les tâches individuelles et gèrent aussi le contenu des activités autonomes : la maîtrise et l’utilisation de l’algorithme qui permet cette coordination est décisive pour la liberté effective de ceux qui l’utilisent.

10Il y a donc une ambivalence entre la souplesse de travail que permet l’usage de la plateforme et la dépendance aux rythmes et au sens définis par l’algorithme de la plateforme. Le néologisme ubérisation a popularisé cette ambivalence : le recours à la société Uber a permis à des milliers de chauffeurs de VTC de trouver une activité « indépendante ». Mais l’extrême dépendance de ces derniers aux conditions de prix et de rythme imposées par la plateforme californienne rend l’exercice de l’activité précaire, voire aliénante.

Un effacement des frontières entre les espaces privés et professionnels

11Le travail numérisé obéit à la logique de la production en flux global et continu. On peut désormais se brancher partout et en tout temps sur les réseaux permettant de réaliser des activités rémunérées, qu’elles soient salariales ou non. Le travail numérisé brouille les espaces jusqu’alors assez nets entre activités non professionnelles et activités professionnelles. Par activité non professionnelle, on considérait jusqu’à présent, le travail domestique, associatif et collaboratif ; dans l’activité professionnelle, on distinguait le travail indépendant et le travail salarié.

12La numérisation bouleverse ces distinctions. Dans les entreprises tout d’abord : désormais 20 % des salariés en CDI travaillent en horaires décalés et variables, 30 % sont amenés à travailler le dimanche, 10 % ont des horaires à la carte et 17 % ont recours au télétravail.

13Ces transformations du rythme et du temps de travail modifient aussi le rapport de subordination classique. Les hiérarchies étaient jusqu’à présent fondées sur la distribution des compétences donc la maîtrise de l’information par celui qui exerçait le pouvoir de décision. Or cette distinction entre celui qui sait et celui qui ignore est dévaluée dans un monde d’information ouverte et instantanée et dans des organisations qui cherchent à promouvoir l’innovation en permettant précisément un accès large de l’information à tous. Dans les organisations, les salariés se sentant moins solidaires d’un projet que d’un espace autorisant (ou non) leur réalisation personnelle [5]. Cette métamorphose de la relation hiérarchique est très discutée dans le monde des ressources humaines, notamment autour d’une supposée « Génération Y » de jeunes travailleurs réticents aux hiérarchies anciennes et qui seront les managers de demain.

14La révolution numérique a des conséquences encore plus marquantes dans l’évolution du travail non professionnel. L’usage des plates-formes permet davantage de travail collaboratif et associatif : c’est ainsi, par exemple, que la plus grande encyclopédie jamais conçue dans l’Histoire (Wikipedia) a été réalisée en moins de dix ans par plusieurs millions d’internautes travaillant gratuitement pour partager leurs expertises sur d’innombrables sujets de connaissance. Les nombreuses activités permises par les ressources en open source, c’est-à-dire réalisées et utilisées gratuitement par des milliers de bénévoles, concurrencent les activités « professionnelles » classiques : ainsi en est-il des logiciels libres (Linux, Mozilla, Apache) ou productions de musique ou de films dont l’industrie a été totalement redéfinie pour tenir compte de la masse désormais incontrôlable d’échange de services gratuits entre clients. Les activités bénévoles concurrencent directement les activités marchandes.

15En sens inverse, on assiste à une marchéisation du travail naguère bénévole. Certains services permettent d’obtenir des rémunérations marginales en utilisant des plates-formes dites de capital. Celles-ci proposent de valoriser des biens comme une voiture ou un appartement en permettant de le louer de manière ponctuelle à un tiers pour un trajet (Blablacar) ou une nuitée (Airbnb). Ce qui était naguère gratuit comme la prise en charge l’auto-stoppeur, où l’accueil d’un hôte dans sa « chambre d’ami », offre désormais la possibilité d’une activité rémunérée à la marge. La frontière entre le temps domestique et le temps professionnel devient donc floue, ce qui constitue, remarquons-le, un retour à des pratiques préindustrielles. Pendant des millénaires, la distinction entre les espaces privés et professionnels n’existait pas. C’est l’émergence de la production rationalisée en usines ou dans des bureaux qui a institutionnalisé la coupure personnel/professionnel à partir du 19e siècle.

16Le phénomène véritablement nouveau réside donc moins dans l’effacement de la distinction entre vie personnelle et vie professionnelle que dans la métamorphose du rythme de travail. Celui-ci est davantage défini par le travailleur mais il est aussi soumis aux contraintes du système technique et organisationnel : exemple classique, les flux d’e-mails ne s’interrompent pas et obligent souvent à travailler à des heures que l’on ne choisit pas (réunions dans les contextes internationaux avec décalages horaires, gestion de l’urgence accélérée par la rapidité de traitement d’information, etc.). Cette tension se lit bien entre d’un côté une demande accrue pour le télétravail et, de l’autre, pour le droit à la déconnexion.

Un travail individualisé, entre autonomie et dépendance à la technique

17En résumé, on assiste à une double polarisation : d’un côté davantage d’autonomie individuelle, d’expertise ouverte et de créativité individuelle, d’auto-organisation, d’innovation individuelle et collective, de possibilités de mettre en œuvre et de vendre ses capacités ; de l’autre côté, un travail de plus en plus déterminé par les plateformes techniques qui assurent les mises en relation, la collaboration et le contrôle entre ceux qui travaillent – donc une dépendance accrue à des plateformes, des technologies, des réseaux numérisées et – au-delà, à ceux qui contrôlent les algorithmes et leurs objectifs. Une représentation optimiste ou pessimiste de l’avenir du travail dépend de la force d’attraction que l’on accorde l’un ou l’autre de ces deux pôles.

18Dans les deux cas pourtant, on peut conclure à une plus grande individualisation et donc à une mise en cause de la dimension collective du travail. On peut ainsi désormais participer à des réunions ou à des projets « à distance », mais aussi enseigner ou diagnostiquer des maladies sans rencontres physiques, en comptant sur le système technologique pour gérer les contacts, les évaluations, les décisions à prendre, les tâches à réaliser et les ajustements nécessaires. Or une des dimensions essentielles du travail est de produire des communautés, c’est-à-dire une manière de vivre ensemble en se réalisant à travers des projets communs. Désormais les « communautés virtuelles » n’exigent de leurs membres qu’une appartenance flexible, corollaire là encore de l’autonomie supposée des individus dans une société marchande de plus en plus liquide au sens de Bauman [6]. Il y a là un élément d’attention pour l’avenir du corps social.

Les évolutions de l’emploi

19Le travail est organisé et réalisé dans le cadre d’emplois professionnels. Savoir comment l’économie numérique transformera le contenu de ces emplois est l’objet d’une large discussion parce que l’incertitude est grande. Le débat est souvent faussé par des considérations erronées sur « la disparition » du salariat si ce n’est celle du travail [7]. Il est certain que l’emploi salarié restera largement répandu dans les prochaines décennies dans le monde développé et qu’il progressera dans les pays en développement. Il n’y a donc à attendre, dans les prochaines années, ni disparition du travail, ni disparition du salariat comme forme d’emploi dominante. Autre chose est l’impact de la numérisation sur le niveau d’emploi c’est-à-dire du nombre de salariés ou d’indépendants (ou le temps de travail rémunéré). Sur ce sujet, il n’y a pas d’accord entre les économistes [8]. Une enquête mondiale menée en 2014 auprès de 2 000 experts mondiaux montrait que la moitié des interrogés considérait que l’intelligence artificielle et la robotisation détruiraient des emplois nets, l’autre moitié considérant que les emplois détruits ici seraient recréés ailleurs [9].

Vers une recomposition des métiers

20Le sujet est controversé, car deux phénomènes technologiques se conjuguent sans que les effets sur les emplois puissent être déduits d’expériences similaires dans le passé : la robotisation et l’intelligence artificielle. L’étude d’Acemoglu et Restrepo du MIT montre que sur la période 1993-2010, un robot a remplacé en moyenne 5,6 employés et que l’impact d’un robot pour 1 000 salariés réduit l’emploi de 0,34 % et les salaires de 0,5 % [10]. Les nouvelles générations de robots accroîtront-elles cet impact ? Souvent commentée, l’étude de Frey et Osborne d’Oxford portant sur plus de 700 professions, considère que, dans les vingt prochaines années, 47 % des tâches dans ces professions seront touchées par l’automatisation aux États-Unis et 37 % en Grande-Bretagne. Ramenés en emplois nets détruits, Arntz, Gregory et Zierahn ont calculé une perte de 9 % aux États-Unis, 10 % au Royaume-Uni, 9 % en France et 7 % au Japon [11]. Pour la France, une note d’analyse de France stratégie nuance ces chiffres en s’appuyant sur le cas du secteur bancaire et en montrant que les phases d’automatisation se sont accompagnées, dans le passé, par des recompositions des métiers [12].

21Il est difficile d’évaluer ce que pourraient être les conséquences de l’intelligence artificielle sur les métiers à fortes compétences techniques. Une équipe d’Oxford et de Yale a interrogé 352 scientifiques experts en intelligence artificielle pour dégager des tendances. Selon elle, les machines auront des performances supérieures à celles des humains pour la traduction dès 2024, la rédaction de rapport dès 2026, la conduite de camions dès 2027, la vente au détail dès 2031, ou la chirurgie après 2050. Naguère les robots remplaçaient les emplois déqualifiés. Or les nouvelles capacités de calcul et d’interprétation des ordinateurs rendront obsolètes certaines compétences considérées aujourd’hui à forte valeur ajoutée. La robotisation touchera fortement les métiers d’encadrement et d’expertises, sans que l’on sache encore très bien quels nouveaux métiers émergeront [13].

Des emplois au contenu encore largement hypothétique

22Du fait de la révolution numérique, les expertises ne pourront plus se borner à la détention d’un savoir ou d’un savoir-faire. Le savoir devient moins exclusif qu’inclusif, l’expert étant celui qui est capable d’imaginer des liens créatifs entre des données publiques. Pour certains auteurs, comme Deming, cette nouvelle donne suppose l’émergence de métiers d’interface et de gestionnaires de réseaux [14]. Parallèlement, l’expertise et le pouvoir passeraient aux mains de ceux qui maîtrisent la capacité de gérer rapidement de l’information en développant des algorithmes de traitement toujours plus sophistiqués.

23Le prestige du savoir (celui de l’enseignant, du chercheur, du politique ou du médecin) serait transféré, le contenu de la connaissance étant moins précieux que la production d’algorithmes automatisant l’interprétation de l’information. Ces transformations de la valeur du travail notamment intellectuel produiront des migrations dans le marché du travail et peuvent autoriser à parler d’un « exode digital » par analogie avec « exode rural » [15].

24La transformation du contenu des emplois à forte valeur ajoutée suppose une adaptation des populations d’autant plus rapide que les gains en productivité des machines sont exponentiels. Si on fait une hypothèse favorable à la « destruction créatrice », une course contre la montre est engagée pour faire émerger de nouveaux emplois dans un contexte de croissance faible et de productivité du capital très fortement croissante, ce qui suppose des politiques de formation massive… dont le contenu reste encore largement hypothétique.

Une pluriactivité grandissante

25Si l’emploi salarié se contracte, le travail « non professionnel » constitue un gisement de revenus. Une étude de la Chase Manhattan a montré que le recours à des plateformes de travail (type Uber, crowdworking, etc.) génère des rémunérations en remplacement du salaire à hauteur de 12 % tandis que les plateformes de capital (type Airbnb, Blablacar) accroissent le revenu global à hauteur de 15 %. En d’autres termes, le travail à la tâche par le truchement de plateformes remplace des revenus mais le travail associé à la location de son patrimoine les augmente. Phénomène qui encourage les détenteurs de capital.

26La transformation du contenu des emplois semble donc mener à une pluriactivité grandissante, associant des revenus de compensation à une précarisation accrue selon les possibilités qu’offre le marché du travail. Les pays dont le taux de chômage est faible ont aussi un taux de travailleurs à temps partiel élevé : une comparaison entre le France et l’Allemagne montre ainsi qu’un taux de chômage de 10,5 % pour la France contre 4,8 % en Allemagne ; or le taux d’emploi à temps partiel est de 18 % entre France contre 26 % en Allemagne où entre 1999 et 2011, « les créations d’emplois à temps partiel ont représenté la totalité des créations d’emploi. » [16]

Un fort impact sur la classe moyenne

27Alors que jusqu’à une date récente la pauvreté étaient associée à l’absence d’emploi, elle touche aujourd’hui autant les employés que les personnes privées d’emplois. On a vu apparaître le phénomène du « travailleur pauvre » (working poors). Dans une étude internationale, Brady, Fullerton, et Cross ont montré que, parmi les personnes ou les familles en dessous du seuil de pauvreté, 30 % d’entre elles bénéficiaient d’un emploi en Grande-Bretagne, mais elles étaient 50 % en Allemagne et en France et 65 % aux États-Unis [17].

28Une conséquence très discutée de la transformation des marchés du travail concerne l’évolution des classes moyennes. Depuis deux siècles la croissance économique s’est partout fondée sur la généralisation d’une classe moyenne. La répartition des revenus dans la population des pays développés a bénéficié à d’une très large majorité de revenus intermédiaires compris dans un intervalle de 1 à 4 : ainsi en France, 95 % de la population touche un revenu compris entre 900 et 3 100 euros mensuels avec un revenu médian de 1 772 euros en 2014 [18].

29Or pour beaucoup d’observateurs, les transformations du travail tendent à dégrader la situation économique des catégories intermédiaires et des classes moyennes. On assiste aux États-Unis à une croissance forte des très hauts revenus et à une stagnation des revenus des catégories moyennes et à faibles revenus [19]. Selon le principe du winner take all society[20], les emplois hyperqualifiés, notamment dans les domaines du numériques, absorbent la majeure partie de la croissance des revenus salariaux. Si cette tendance se confirmait, les transformations des marchés de l’emploi se traduiraient par une répartition inégalitaire des gains de la croissance économique, de même type que celle que l’on a connu dans les années 1990-2000 sous l’effet de la survalorisation des métiers de la finance.

Perspectives économiques et enjeux sociétaux

30Les transformations sociales technologiques actuelles autour du travail font émerger bien davantage qu’une nouvelle économie : c’est la société tout entière qui est modifiée par le système technique numérique et les transformations du travail qu’il implique. En résumé, cette nouvelle économie se caractérise par 1) une organisation du système productif fondé à la fois sur de grandes plateformes centralisées et sur une décentralisation de l’usage des moyens de production jusqu’au niveau de l’individu 2) une tendance parallèle à une individualisation très forte du travail dans le cadre d’un système technologique contraignant 3) une mutation des emplois rémunérés qui se traduit par la disparition de certains d’entre eux et l’apparition de nouveaux sans que le solde de ces transferts soit encore prévisible ; 4) une transformation des formes de rémunération du travail sous toutes ses formes vers davantage de contractualisation individualisée et de revenus marginaux.

31Ces évolutions toucheront en particulier la classe moyenne dont l’ascension, dans les dernières décennies, s’est fondée sur des emplois qualifiés. On assistera vraisemblablement à une modification des équilibres sociaux actuels, avec un déclassement d’une partie de la population d’employés et de cadres.

32De manière générale on assiste à une extension de la sphère du marché et à une « marchandisation » accrue des activités de travail. L’opposition entre État et marché qui était claire dans les années 1980 a fait place à une opposition entre une économie dans laquelle soit le système technique est au service de l’homme (décentralisation des technologies, initiatives locales accrues grâce au travail collaboratif ; espaces en open source permettant des initiatives privées à coûts d’entrée faibles) ; soit l’homme est un des facteurs de production d’un système technique généralisé (domination de plateformes globales ; centralisation de la gestion des big data et des technologies de traitement de données de masse grâce à l’intelligence artificielle).

33L’enjeu n’est donc pas seulement économique et social, il est aussi sociétal. L’économie numérique change les relations sociales. Les perspectives qu’ouvrent le contrôle des données privées, la superpuissance de quelques très grandes sociétés de taille mondiale, ou le rôle des robots et des réseaux de masse dans la définition des rapports humains sont des signes d’un changement de civilisation dont une puissante racine est la métamorphose de notre manière de travailler.

Notes

  • [1]
    Rüßmann, M., Lorenz, M., Gerbert, P., Waldner, M., Justus, J., Engel, P., & Harnisch, M., Industry 4.0: The Future of Productivity and Growth in Manufacturing Industries. Boston Consulting Group. 2015.
  • [2]
    Rifkin J. The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the World, Palgrave Macmillan, 2011.
  • [3]
    Amazon Mechanical Turk (AMT) est une plateforme de travail ouverte en 2005 qui met en relation des travailleurs indépendants et des commanditaires pour effectuer des tâches simples (évaluation, écriture d’avis, traduction mot à mot, etc.) payées au temps passé (en moyenne 2$ de l’heure). 500.000 Américains sont inscrit sur l’AMT en 2017, 20 % en tirent leur revenu principal (source www.mturk.com/mturk).
  • [4]
    Bonnetête F. et Bignon N., la création d’entreprises en 2016, INSEE première, 1631.
  • [5]
    Dennis Pennel, Travailler pour soi, Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? Seuil, 2013.
  • [6]
    Bauman Z. Liquid Modernity, The Polity Press, 2000.
  • [7]
    Rifkin J., The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, Putnam Publishing Group, 1995.
  • [8]
    Pour alimenter le débat en cours voir entre autres, Cohen D., Le Monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015 ; Stiegler B., L’emploi est mort, vive le travail ! : Entretien avec Ariel Kyrou, Les Mille et une nuit, 2015.
  • [9]
    Aaron Smith A. et Anderson J., AI, Robotics, and the Future of Jobs Pew Research Center, 2014.
  • [10]
    Acemoglu D. et Restrepo P., Robots and Jobs: Evidence from US Labor Markets. Boston University March 17, 2017 https://economics.mit.edu/files/12763.
  • [11]
    Arntz M., Gregory T. et Zierahn U., « The Risk of Automation for jobs in OECD Countries: A Comparative Analysis », OECD Social, Employment and Migration, Working Papers, n° 189, 2016.
  • [12]
    Le Ru N., L’effet de l’automatisation sur l’emploi : ce qu’on sait et ce qu’on ignore, juillet 2016, N°49.
  • [13]
    Roland Berger Strategy Consultants, Les classes moyennes face à la transformation digitale. Comment anticiper ? Comment accompagner ?, 2014. L’étude très controversée de Florida a popularisé l’idée que ces nouveaux métiers concerneraient la création artistique et l’innovation intellectuelle : Florida. Dans ses livres : Florida R., The Rise of the Creative Class, New York: Perseus Book Group, 2002.
  • [14]
    Deming D., The growing importance of social skills in the labor market, NBER, Working Paper No. 21473, 2015.
  • [15]
    Sur cette question, voir mon ouvrage Intelligence du travail, DDB, 2016, chapitre 12 et sq.
  • [16]
    Nicolas Coste N., Laurence Rambert L., Emmanuel Saillard E., Temps partiel et partage du travail : une comparaison France/Allemagne, Trésor-Eco n°141, 2015.
  • [17]
    David Brady D., Andrew S. Fullerton A., Jennifer Moren Cross J More Than Just Nickels and Dimes: A Cross-National Analysis of Working Poverty in Affluent Democracies, Social Problems, Vol. 57, Issue 4, pp. 559–585, 2010.
  • [18]
    Source Insee, Les niveaux de vie en France, Insee première n° 1614, 2014.
  • [19]
    Piketty T., Le capital au XXIème siècle, Seuil, 2013.
  • [20]
    Robert H. Frank R. et Cook P. The Winner-Take-All Society : Why the Few at the Top Get So Much More Than the Rest of Us, The Free Press, 1995.
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L’économie numérique suscite les spéculations les plus diverses. Parmi celles-ci, on prédit la fin du travail et le dépassement de l’être humain par la robotisation et l’intelligence artificielle ; on annonce de même la fin du salariat, l’ubérisation de l’économie généralisant le travail indépendant pour tous. À l’opposé de ces fantasmes, cet article décrit les métamorphoses réelles du travail tel qu’on les perçoit déjà dans une économie numérisée. Il montre comment la numérisation transforme la manière de travailler à la fois vers davantage d’autonomie mais aussi de contraintes et de contrôles technologiques. Il fait le point des connaissances sur l’évolution de l’emploi et des revenus tirés de nouvelles formes de travail. Il montre en particulier que les principales recompositions sociales tiendront à l’affaiblissement des revenus salariaux de la classe moyenne. Il invite à réfléchir sur les conséquences sociétales de ces transformations de notre façon de travailler.

Pierre-Yves Gomez
Pierre-Yves Gomez, économiste, docteur en gestion, est professeur de stratégie à l’Ecole de Management de Lyon (emlyon business school). Entre 1998 et 2000, il a été professeur invité puis chercheur associé à la London Business School. Il dirige l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises/EM LYON depuis 2003. Il est à l’origine du développement, en France, du courant des conventions appliqué au management. Ses recherches portent sur la place de l’entreprise dans la société et en particulier sur la dimension politique du gouvernement des entreprises. Il a publié de nombreux articles académiques et ouvrages dont les plus récents sont Le travail invisible (François Bourin 2013) Strong managers, strong owners, avec Harry Korine (Cambridge University Presse 2013), Penser le travail avec Marx (2016), Intelligence du travail (2016). Il intervient régulièrement dans les médias et tient une chronique mensuelle dans Le Monde depuis 2008. Il a rédigé le Référentiel pour une gouvernance raisonnable des entreprises et a participé à l’élaboration du code de gouvernance Middlenext des entreprises cotées. Il a été élu en 2011 président de la Société française de Management.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/12/2018
https://doi.org/10.3917/entin.037.0008
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