CAIRN.INFO : Matières à réflexion
L’innovation de rupture peut réussir à condition de travailler avec méthode et systématisme. Pour bien innover il faut :
  • déjà être conscient du champ dans lequel innover ;
  • avoir les oreilles et les yeux ouverts sur son environnement et le scanner de manière systématique pour détecter des opportunités ;
  • savoir passer des opportunités aux idées d’innovation pour « produire » quelque chose de neuf ;
  • recenser les idées produites dans un portefeuille que l’on managera avec méthode pour parvenir à un choix rationalisé en fonction des moyens de l’entreprise.

1Comment gérer l’innovation de rupture ? Le titre de cet article semble poser un défi dans la mesure où il paraît contenir deux éléments contradictoires. En effet, d’un côté on évoque une innovation de rupture dont le résultat est par essence imprévisible, et d’un autre côté, on se prête l’intention de vouloir la manager, ce qui sous-entend vouloir, organiser, et prévoir. N’est-ce pas avoir la prétention de vouloir mettre de l’ordre là où on ne peut en trouver ?

2Comment donc peut-on prétendre orchestrer l’émergence d’une innovation de rupture ?

Les problèmes posés aux managers

3Les innovations de rupture posent un problème aux managers qui pensent en général être payés pour dire d’abord ce qu’ils vont faire, et faire ensuite ce qu’ils ont dit. Justesse de la prévision, clarté de la vision, précision de l’exécution, atteinte des résultats prévus, tels sont les critères sur lesquels les managers se sentent jugés. Il n’est pas surprenant que dans ces conditions, ils ne sont pas très enclins à s’aventurer sur le terrain de l’innovation de rupture qui les place hors de leur zone de confort et les empêche même de répondre aux questions élémentaires suivantes :

4Quel est l’objectif visé et quand l’atteindrons-nous ?

5Quel est le cahier des charges ?

6Quel volume d’activité et quels profits cela va-t-il générer ?

7De quels moyens allons-nous avoir besoin ?

8Il est très difficile pour un manager de s’engager dans telle aventure alors qu’il a l’habitude de travailler sur objectif ! Que ces managers rationnels se rassurent, on peut s’en sortir, au moins en partie, en se disant que ce n’est pas parce que l’issue de l’innovation est imprévisible qu’on ne peut pas manager les conditions de son émergence et de son déploiement. Le point clé à retenir de cette proposition est que, pour faire se rejoindre ces points de vue en apparence irréconciliables, il faut dissocier le résultat du processus. Faire une innovation de rupture, c’est comme s’engager sur un chemin attractif qui part dans une certaine direction sans savoir précisément où il mène, mais avec la conviction qu’on se débrouillera pour lui trouver une issue ; ce qui revient à s’engager dans un processus sans but final (sans objectif). Pour reprendre une analogie de la chercheuse Saras Sarasvathy [1], travailler en connaissant l’objectif à atteindre au début du processus c’est comme faire un puzzle. C’est difficile mais il n’y a qu’une solution possible, connue à l’avance, à laquelle on cherche à aboutir. À l’inverse, l’innovateur de rupture travaille comme celui qui réalise une couverture en patchwork, en collectant de gauche et de droite des bouts de tricot trouvés par hasard. On sait qu’à l’issue du processus on obtiendra une couverture en patchwork, mais on ne sait pas à quoi elle ressemblera. On travaille en quelque sorte dans un cône d’incertitude ; pas complètement au hasard mais sans savoir non plus quel sera le résultat.

9Pour avancer, l’innovateur devra donc avoir une idée de la direction à prendre, savoir repérer des indices, savoir où les chercher, comment les assembler pour parvenir à faire une découverte. Pour cela les outils manquent ou sont désorganisés, et c’est ce manque d’outils ou d’organisation entre les outils que cet article veut combler. On pourrait même dire qu’on va chercher à compenser l’indétermination de départ par un surcroît d’outils, pour savoir dans quelle direction regarder, comment repérer les indices et enfin comment passer des indices aux idées d’innovation.

10Si l’on devait donner des exemples classiques d’innovations de rupture, on citerait sûrement l’iPhone ou l’Internet, les compagnies d’aviation low-cost, le microcrédit, le journal gratuit, le laser ou le transistor.

11On le voit, la liste est disparate mais qu’ont en commun ces innovations ? Tout d’abord elles ont toutes changé plus ou moins profondément notre vie en permettant de faire des choses nouvelles ou autrement. En quelque sorte, elles ont en commun le fait de changer les règles ou d’en imposer de nouvelles. On notera au passage qu’innover de la sorte demande à surmonter une énorme barrière psychologique car, oser changer les règles, c’est aussi oser prendre le risque de se faire traiter de tricheur et celui de perdre les amis avec lesquels on jouait tous les samedis soir à la belote. Ceci étant dit, ce que l’innovateur cherche par l’innovation de rupture, c’est créer de la valeur de la manière la plus unique et la plus durable possible.

Une méthode pour manager l’innovation de rupture : Le toolkit de l’innovateur [2]

12La batterie d’outils adaptés que nous allons présenter ici s’inscrit dans une logique séquentielle car nous considérons que l’innovation n’est pas un événement mais un processus. En effet si l’histoire, copieusement réécrite après coup, nous enseigne que le transistor est né en 1947, il a été, en réalité, le résultat d’un long cheminement et d’une longue accumulation d’éléments [3], qui ont été assemblés les uns aux autres jusqu’à ce qu’un jour quelqu’un (peut-être William Shockley, mais est-ce bien lui au fond ?) ait pu dire « je viens d’inventer le transistor ! ». En préambule, disons que le toolkit de l’innovateur est un ensemble d’outils choisis à bon escient et organisés de manière logique, au sein d’une méthode robuste qui ne doit rien au hasard car elle suit à la lettre les meilleures pratiques du management de l’innovation.

13Le toolkit comporte sept étapes qui s’enchaînent sans empêcher les retours en arrière.

  • Détermination du champ d’innovation.
  • Audit d’innovation.
  • Heuristiques.
  • Tri des idées.
  • Classement des idées.
  • Choix des idées.
  • Mise en œuvre des projets.
Compte tenu de l’objet de cet article, centré sur l’émergence et le déploiement des innovations de rupture, nous nous concentrerons sur les étapes 1, 3 et 7 que nous détaillerons plus que les autres.

14La première étape sert à déterminer le champ dans lequel on veut innover. Pour reprendre l’analogie précédente du promeneur, cette étape sert à fixer le cap vers lequel on veut partir, ce qui revient à savoir choisir un chemin qui semble aller dans la bonne direction. L’outil utilisé porte le nom de VPS qui est l’acronyme de « Veut faire, Peut faire, Sait faire » et traduit le fait que l’entreprise va faire des choix en cohérence avec ce qu’elle Veut faire, Peut faire et Sait faire.

15Ce que l’entreprise « veut faire », ce sont ses objectifs, ses intentions, ses valeurs, ses préférences, sa culture et l’essence de sa stratégie. Nous entendrons par « peut faire » ce qu’il lui est possible de faire compte tenu des menaces ou des opportunités de l’environnement et du marché en particulier. Nous entendrons enfin par « sait faire » ses compétences, ses moyens (technologies, brevets, produits, finances, hommes…) et d’une manière plus générale tous les actifs, les ressources (partenaires, réseaux, accès à l’information…), les processus, procédures, habitudes de travail et autres savoir-faire sur lesquels l’entreprise peut s’appuyer pour saisir des opportunités ou parer aux menaces.

16À l’issue de ce bilan, on doit être capable de formuler une intention du type suivant : « L’ambition que poursuit notre entreprise en innovant est de permettre aux êtres humains occidentaux de conserver la santé le plus longtemps possible grâce à des médecines naturelles douces ». Cette formulation indique :

  • que notre philosophie est de garder les gens en bonne santé plus que de les soigner (Veut faire) ;
  • que l’on cible les êtres humains occidentaux qui constituent un marché qui nous est accessible (Peut faire) ;
  • qu’on se sent capable d’identifier, de développer, de fabriquer une gamme de produits naturels ayant des vertus sur le maintien de la santé humaine (Sait faire).
On a ainsi défini une direction dans laquelle orienter ultérieurement son effort d’innovation sans pour autant avoir déterminé au départ, quels produits faire, quels clients toucher.

17La deuxième étape est celle de l’audit de l’entreprise en terme général et plus particulièrement en matière d’innovation, ce qui permet de prendre conscience de ses points forts et de ses points faibles.

18La troisième étape, essentielle pour faire émerger des idées, est celles des heuristiques. Le mot heuristique vient du mot grec « eurêka ». On peut définir une heuristique comme une méthode empirique approximative mais rapide pour trouver une solution approchée à un problème et en accélérer la résolution. Dans le cadre du toolkit, les heuristiques consisteront à prendre une direction particulière et à chercher systématiquement tout ce qu’on peut trouver dans cette direction, puis à prendre une autre heuristique pour chercher dans une autre direction et ainsi de suite.

19La mise en œuvre des heuristiques se fait en trois étapes. La première, moins formalisée que les autres, exploite les résultats de la première étape du toolkit (VPS) en permettant intuitivement à l’opérateur d’avoir des idées sur des directions dans lesquelles appliquer les heuristiques pour qu’elles produisent des idées potentiellement créatrices de valeur. En effet, le bon innovateur n’est pas seulement un créatif. C’est aussi, et surtout, celui qui saura dire que telle idée aura plus de chance que telle autre de créer de la valeur pour l’entreprise dans le champ qu’elle veut explorer. On peut représenter le principe ci-dessous.

Figure 1

Mode de fonctionnement des heuristiques

Figure 1

Mode de fonctionnement des heuristiques

Figure 2

S’inspirer des clients pour avoir de « bonnes » idées

Figure 2

S’inspirer des clients pour avoir de « bonnes » idées

20On comprend sur ce schéma que, contrairement à une croyance répandue, l’émergence de l’idée n’est pas à proprement parler la première étape de la création. C’est seulement d’un cerveau bien préparé à l’avance par une bonne connaissance de l’entreprise, des marchés, des clients, et des concurrents qu’une idée créatrice de valeur peut germer.

21La deuxième étape des heuristiques consiste à balayer systématiquement tout son environnement pour saisir le plus d’opportunités possibles. Quant à la troisième étape, elle consiste à prendre chaque opportunité décelée et se demander comment tirer parti de cette opportunité pour produire des idées ou des pistes d’idées élémentaires d’innovation qu’on combinera par la suite pour en faire des projets. Pourquoi ces deux dernières parties et que recouvrent-elles ?

22é la question du pourquoi on peut répondre qu’on ne passe pas directement du repérage d’une opportunité à une idée d’innovation. Pour illustrer qu’il ne suffit pas de repérer une opportunité pour qu’elle se transforme en innovation, prenons l’exemple des frères Freitag donné par Sarasvathy & al. [4] Les frères Freitag connaissent un grand succès avec leur gamme de sacs personnalisés et très « tendance développement durable ». En effet, au lieu d’utiliser des matériaux high-tech, ils fabriquent leurs sacs à partir de vieilles bâches de camions usagées et autres matériaux de récupération. Dans ce cas précis, les frères Freitag auraient pu acheter toutes les études de tendance prouvant que les consommateurs sont de plus en plus sensibles au développement durable, jamais, dans aucune de ces études, ils n’auraient trouvé qu’il fallait faire des sacs à partir de vieilles bâches de camions. Sans l’étincelle créative des deux frères, basée sur on ne sait quoi, jamais les sacs Freitag n’auraient vu le jour.

23Sur la base de cet exemple, on peut imaginer deux voies différentes pour passer de l’opportunité à l’idée d’innovation. La première est la voie fortuite qui n’est pas à exclure mais qui n’est pas celle privilégiée dans cet article, car elle condamne le manager à compter sur sa bonne étoile pour innover ce qui n’est guère « manageable ». On peut imaginer par exemple que dans leur jeunesse les frères Freitag se soient amusés à bricoler une besace à partir d’un vieux morceau de bâche récupéré et que les choses en soient restées lé pendant plusieurs années. Et puis un jour, voyant une émission sur le développement durable, ils ont réalisé qu’une partie des consommateurs étaient de plus en plus concernés par les problèmes d’environnement. Et par le miracle de l’intuition, ils ont corrélé cette sensibilité du public avec cette expérience de jeunesse qu’ils avaient peut-être oubliée mais qu’ils avaient néanmoins vécue et enfouie dans un coin de leur mémoire.

24L’autre voie pour innover est plus managériale, plus méthodique et peut procéder en deux étapes. Dans un premier temps, il va bien falloir commencer par repérer des opportunités. Ce repérage peut s’opérer en passant les différentes composantes de son environnement au travers d’un crible systématique pour ne rien laisser échapper. Par exemple, on peut passer en revue son environnement rapproché en repérant ce qui bouge sur son Marché, chez ses Clients, chez ses Concurrents directs ou indirects chez ses Fournisseurs (MCCF) et se demander si tel ou tel changement ne pourrait être exploité pour créer de la valeur. On peut ensuite scanner une zone plus éloignée en repérant les modifications de son environnement politique, économique, social, technologique, environnemental et réglementaire (PESTEL) et se poser à nouveau la question de savoir ce qu’on pourrait exploiter pour créer de la valeur. Dés lors qu’on a recensé tout ce qui change, ou est susceptible de changer, dans cet environnement rapproché et élargi, on est en mesure de dresser une liste d’opportunités et de contraintes. Pour aller plus loin dans cette tâche, l’innovateur peut se montrer encore un peu plus systématique en se posant les questions suivantes face à chaque source (MCCF et PESTEL) identifiée :

  • Quelle évolution fatale, inéluctable peut-on identifier dans ce domaine et quelles sont les conséquences sur notre activité ?
  • Quelle évolution tendancielle peut-on identifier dans ce domaine et quelles sont les conséquences sur notre activité ?
  • Quelle évolution utopique [5]peut-on identifier dans ce domaine, ou quel « inaccessible rêve » pouvons-nous imaginer et quelles sont les conséquences sur notre activité ?
  • Quelle contrainte à lever peut-on identifier dans ce domaine et quelles sont les conséquences sur notre activité ?
Une autre manière plus simple de rendre cette liste productive est de se poser la question « et alors ? » En quoi tel « truc qui bouge » peut-il constituer une opportunité et que pourrais-je faire pour y répondre ? Par exemple, on peut partir du fait cité précédemment que « la population vieillit » ce qui est une évolution fatale de notre environnement social. Et bien cette même donnée ne conduira pas à la même conclusion selon qu’on est une entreprise de la santé ou une régie de transport en commun par bus. En se disant « et alors ? », l’entreprise de santé conclura qu’il faut travailler à retarder l’apparition des pathologies de l’âge. En revanche, en réponse à cette même question, la régie de transport se dira qu’elle va avoir à transporter de plus en plus de gens ayant des problèmes pour marcher et garder la position debout. En conséquence, il va falloir aménager les bus avec des rampes d’accès ou plus de places assises.

25On peut faire de même avec les contraintes à lever, les blocages, les menaces actuelles ou futures qui peuvent obliger à innover pour ne pas se faire « coincer « ? Par exemple, la réglementation de la santé, conçue à l’origine sur les bases de la chimie analytique et quantitative et aujourd’hui très influencée par les laboratoires pharmaceutiques, est épistémologiquement inadaptée aux principes holistiques de la santé. De ce fait, elle entrave, sans autre raison que dogmatique, la diffusion de médecines naturelles pour rester en bonne santé. « Et alors ? » Et bien, il va falloir trouver des astuces pour faire avec les règles actuelles ou les contourner.

26Mais toujours dans un souci de systématisme on dira que pour passer des opportunités aux idées d’innovation, il faut croiser les sources précédentes avec d’autres méthodes pour générer des idées susceptibles de répondre aux opportunités, pour tout ou partie, en se forçant à passer en revue un certain nombre d’attributs sur lesquels on peut faire surgir de la nouveauté. C’est la troisième partie de la mise en œuvre des heuristiques. Un exemple d’heuristique qui force à parcourir les attributs de l’innovation nous est donné par l’heptagramme de l’innovation (qui contient sept pôles représentant des composantes élémentaires génériques de l’innovation ou attributs) qu’on peut explorer systématiquement pour chercher à produire des idées d’innovation et qu’on peut représenter ainsi (Figure 3).

Figure 3

L’heptagramme de l’innovation

Figure 3

L’heptagramme de l’innovation

27Sur la base de cet outil, l’entreprise qui fait le constat que la population vieillit, va pouvoir se demander ce qu’elle peut faire en termes de produits, de services, de processus de travail, de relation avec ses clients, de relation avec ses fournisseurs, au niveau de son organisation pour répondre à l’évolution de ce segment de marché en croissance (les personnes de plus de 70 ans). On a ainsi croisé une opportunité repérée dans son environnement avec une méthode pour explorer de manière systématique toutes les possibilités de faire quelque chose pour s’adapter ou réagir à cette opportunité.

28En résumé, si on ne veut pas compter que sur la chance pour innover, mais bel et bien aider la chance, il faut d’abord être capable de repérer des opportunités, ce qu’on peut faire en utilisant des outils de screening de son environnement. Il faut ensuite être capable de transformer ces opportunités en idées, ce qu’on peut faire en passant systématiquement en revue une liste de composantes élémentaires génériques de l’innovation (Par exemple en termes de produit, service, processus, relation clients, relation fournisseur, marché, organisation, supply chain, modèle économique, etc.) qui peuvent constituer des éléments de réponse complets ou partiels, à ces opportunités.

29On peut représenter cette combinaison du balayage des sources et de méthodes de recherche d’idées de la manière suivante.

Figure 4

Combinaison de sources et de méthodes pour générer des idées d’innovation

Figure 4

Combinaison de sources et de méthodes pour générer des idées d’innovation

30En substance, les heuristiques servent à transformer les opportunités identifiées auprès d’un certain nombre de sources, en idées d’innovation.

31Les trois étapes suivantes du toolkit de l’innovateur sont assez mécaniques et ont pour objectif respectif de trier les projets pour éliminer les plus farfelus, de les classer de manière relative et de choisir ceux qui rapportent le plus et qui coûtent le moins.

32Quant à la septième étape de mise en œuvre, elle mérite qu’on s’y attarde car elle fait partie intégrante du processus d’émergence des innovations de rupture. En effet, avoir des bonnes idées n’est que le point de départ, le germe de l’innovation de rupture. Encore faut-il parvenir à ce que ces idées transforment le monde auquel elles se destinent, sans quoi, on ne pourrait parler que de curiosités (scientifiques ou techniques par exemple) et pas d’innovation de rupture. Ainsi que le dit fort bien Andrew Hargadon [6], c’est parce qu’elle a transformé la société au début du XIXe siècle que la machine à vapeur est devenue une innovation de rupture à ce moment-lé. Pourtant elle existait depuis 150 ans avant Jésus-Christ sous la forme oubliée de l’Eolipyle d’Héron d’Alexandrie. En tant que telle, la machine à vapeur n’était donc pas, à sa naissance, une innovation de rupture. Elle l’est devenue, lorsque le monde s’est transformé en l’intégrant, ce qui contrarie la logique et le bon sens du rationnel pour qui une cause entraîne un effet, pas l’inverse.

33La préparation du marché et de l’écosystème est en l’occurrence une des conditions clés de transformation d’une curiosité en innovation majeure. En effet, à de très rares exceptions prés, les innovations majeures ne sont pas révélées au public en un jour. Elles suivent le plus souvent un lent processus non linéaire qui consiste, dans un premier temps, à enrôler des acteurs [7] pour mailler le marché, puis à passer d’un marché à un autre dans une logique qui échappe aux managers habitués à gérer des produits et des marchés existants. Or, comment savoir par quel marché commencer sachant que celui dans lequel l’innovation atteindra sa maturité, et deviendra une rupture, est inconnu ou plus vraisemblablement encore inexistant.

34C’est le rôle du marketing de l’innovation [8] d’aider l’innovateur à choisir les meilleurs segments de départ. Comme nous l’apprend Saras Sarasvathy, le choix des premiers segments est grandement déterminé par les partenaires qu’on a trouvés pour s’embarquer avec nous dans l’aventure. En effet, c’est dans les directions où l’on trouve des partenaires qu’il faut aller car c’est le signe qu’on n’est pas les seuls à croire à cette bizarrerie qu’est encore l’innovation à ce stade. Sarasvathy prétend en effet que « les partenaires qui participent volontairement et spontanément au projet en font ce qu’il sera en fin de compte. C’est l’engagement des partenaires qui donne sa dynamique au projet. Le nouveau marché n’est pas créé par la volonté d’une seule personne (l’innovateur) mais par l’interaction entre les partenaires du projet et les partenaires du réseau. » [9]

35Le deuxième point clé que décrit Philippe Silberzahn [10] porte sur la dialectique entre optimum global et optimum local. En toute rigueur, un bon innovateur doit faire le choix, entre plusieurs marchés possibles, de celui qui optimisera le rapport bénéfice/coût. Mais se pose un problème de fond, car bon nombre de ces marchés n’existent pas au démarrage d’une innovation. On ne peut donc pas choisir dans un ensemble varié d’options, car on ne dispose que de quelques-unes d’entre elles à l’instant t. De fait, il est impossible de considérer l’espace des possibilités de manière exhaustive pour déterminer la meilleure opportunité, car au moment de la décision, il n’y a aucune opportunité. Il s’ensuit qu’il n’y a rien de tel qu’un optimum local, car l’espace des opportunités ne préexiste pas à l’action de l’innovateur. En d’autres termes, l’innovateur est toujours, par définition, à l’optimum global du marché puisqu’il crée celui-ci.

36En matière de management des innovations de rupture, il semble bien difficile de contenter pleinement les managers rationnels qui rêveraient de connaître le but final avant de commencer le processus. En revanche, si l’on ne peut pas prétendre être totalement rationnel, tout au moins peut-on rationaliser le processus d’émergence et de déploiement d’une innovation de rupture en remplissant cinq conditions.

37La première est de dissocier le résultat du processus.

38La deuxième est d’être suffisamment expert du milieu à envahir (typiquement le marché) pour avoir une première idée de la direction à prendre pour créer de la valeur de manière unique et durable.

39La troisième est de scanner systématiquement son environnement avec des méthodes adaptées pour repérer des éléments qui bougent et qui sont des sources d’opportunités à saisir ou de contraintes à surmonter.

40La quatrième est de passer des opportunités ou contraintes aux idées d’innovation en appliquant avec rigueur des grilles heuristiques.

41La cinquième est de construire (ou de transformer) le monde qui va avec l’innovation, typiquement un marché ou un écosystème.

42En conclusion, le toolkit n’est en rien une garantie de succès de l’innovation de rupture, mais il permettra au moins d’éviter les chausse-trapes habituelles en fournissant un cadre dans lequel faire progresser le projet.

Notes

  • [1]
    SARASVATHY et al. : Effectual entrepreneurship.
  • [2]
    MILLIER, P. : Créer de la valeur à moindre coût. Le Toolkit de l’innovateur. Pearson, 2013.
  • [3]
    HARGADON, A. : How breakthroughs happen. HBS Press, 2003.
  • [4]
    SARASVATHY et al., ibid.
  • [5]
    Au sens originel du terme : les Grecs désignaient sous le mot d’Utopia l’organisation idéale de la société humaine.
  • [6]
    HARGADON ibid.
  • [7]
    Voir par exemple CALLON, M. « éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pécheurs dans la baie de Saint Brieuc », in L’année sociologique n 36, 1986.
    AKRICH, M., CALLON, M., LATOUR, B. : « À quoi tient le succès des innovations. Deuxième épisode : l’art de choisir les bons porte-parole », Gérer et comprendre, Réalités méconnues, Annales des Mines, septembre 1988.
  • [8]
    MILLIER, P. : Stratégie et marketing de l’innovation technologique, 3e Édition Dunod, Paris, 2011.
  • [9]
    SARASVATHY, S. et al. : Effectual entrepreneurship, pp 113-115.
  • [10]
    SILBERZAHN, P., Effectuation : Les principes de l’action entrepreneuriale, e-book, 2013 effectuation-lelivre.com.
Français

L’idée défendue par cet article est que ce n’est pas parce que l’innovation de rupture est imprévisible qu’on ne peut pas manager son émergence et son déploiement. Pour ce faire l’article propose un toolkit, assemblage d’outils organisés de manière logique au sein d’une méthode robuste qui suit les meilleures pratiques du management de l’innovation.

Paul Millier
Paul Millier est ingénieur, diplômé d’un MBA et docteur en sciences de gestion. Il est professeur d’innovation et responsable d’un mastère spécialisé à EMLYON Business School. Conseiller d’entreprises, il s’est appuyé sur ses recherches et son expérience pour écrire plusieurs ouvrages reconnus sur l’innovation.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2013
https://doi.org/10.3917/entin.018.0058
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