CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De par leur localisation géographique, certaines maternités d’Île-de-France sont amenées à recevoir une patientèle composée en majorité de femmes et de familles d’origine étrangère qui vivent souvent dans des conditions de précarité plus ou moins importantes. Au moment où ces femmes viennent accoucher, elles rencontrent de nombreux professionnels : sages-femmes, obstétriciens, infirmières, aides-soignantes et auxiliaires de puériculture, généralement formés en France, et appliquant les méthodes de prise en charge de la gynécologie et de l’obstétrique issues de cette formation. Or, ce sont justement les modalités de cette prise en charge qui sont constamment remises en question par les patientes et leurs familles, en partie de par leur différence culturelle et religieuse. Ces remises en question semblent être au cœur de certaines difficultés que nous rencontrons dans l’exercice de nos professions.

Les enjeux de la pratique obstétricale

2En effet, la pratique obstétricale comporte des spécificités quant à ses moyens et quant à ses buts. Nous avons essentiellement une double fonction : assurer la sécurité et la santé de la mère, mais également du fœtus et du nouveau-né. Cela implique une double compétence : celle de détecter la pathologie maternelle, mais également fœtale et pédiatrique. Pour cela, de plus en plus de moyens sont mis à notre disposition, et les modes d’intervention sont adaptés en conséquence. Ainsi, nous avons par exemple les moyens d’évaluer les risques de trisomie 21 et, en cas de risque augmenté, de pratiquer une amniocentèse pour ne plus avoir de doute. Nous pouvons également évaluer le bien-être fœtal à l’aide des échographies et de mesures bien spécifiques, ou encore au moyen du monitoring fœtal, appareil retranscrivant précisément le rythme cardiaque fœtal et la fréquence des contractions. D’autres moyens, technologiques et biologiques, sont également à notre disposition pour pouvoir évaluer une situation obstétricale donnée et nous apporter les éléments nécessaires pour prendre les décisions qui s’imposent.

3Cependant, la première difficulté réside dans le fait qu’il est extrêmement rare que nous puissions être sûrs, sans réserve aucune, que le fœtus va bien, ou qu’il va mal ; que la pathologie de la mère peut être stabilisée, ou qu’au contraire on lui fait prendre un risque trop grand en n’intervenant pas ; que la pathologie de l’enfant nécessite une surveillance intensive en service de grossesses à haut risque, mais qu’on peut pour le moment repousser l’extraction fœtale, etc. En somme, la question qui se pose pour chaque acte médical et paramédical est celle de la balance « bénéfices-risques », et les décisions ne sont pas toujours évidentes à prendre.

4Il nous faut à un moment faire un choix : celui des modalités selon lesquelles on intervient – si on intervient, car on peut également choisir de s’abstenir. En effet, il nous faut, dans un deuxième temps, en assumer les conséquences, qu’elles soient positives ou négatives. Par exemple, lorsque le rythme cardiaque fœtal (rcf) est pathologique (le pronostic fœtal est alors en jeu) et que la grossesse est à son terme, on n’hésitera que très peu, voire pas du tout, à effectuer une césarienne pour sauver l’enfant. Pourtant, la césarienne comporte des risques, pour la mère essentiellement, et ne permettra pas à coup sûr de sauver l’enfant. En revanche, si le rcf n’est pas pathologique mais seulement suspect, n’a-t-on pas plutôt intérêt à attendre de voir s’il s’améliore, plutôt que de faire courir un risque à la mère en la césarisant ? Parfois, oui : en effet, la césarienne, invasive, comporte bien plus de risques pour une femme que l’accouchement par voie basse. Mais parfois, non : en effet, si l’on attend, on prend le risque que le rcf se dégrade davantage. Ou encore, si le rcf est inquiétant mais que la grossesse n’a pas atteint son terme, faut-il assumer les risques que comporte la prématurité et faire la césarienne, ou bien attendre le plus longtemps possible pour faire en sorte qu’il arrive le plus proche de son terme, tout en risquant une souffrance fœtale chronique ? Autant de questions auxquelles les professionnels sont mis en demeure de répondre, au cas par cas, parfois au calme, lors des réunions d’équipe, mais également en urgence et sans possibilité de prendre du recul, lorsqu’une situation compliquée survient la nuit, et que le personnel est réduit au minimum.

5Afin de ne pas être pris au dépourvu, des protocoles obstétricaux sont mis en place et régulièrement remis à jour par un travail commun d’équipe ; mais, en dépit de cela, l’imprévu est récurrent dans les services d’urgences, et nécessite des réaménagements immédiats. Nous n’avons alors pas d’autre choix que d’y faire face, avec nos moyens individuels et collectifs, et de faire le maximum pour arriver à remplir notre mission : sauvegarder la sécurité et la santé de la mère et de l’enfant, en usant de toutes les techniques à notre disposition. Dans ce contexte, on admettra que malgré toute l’énergie et le savoir-faire que nous déployons, il est impossible de ne jamais connaître l’échec, dont les conséquences peuvent être graves : l’enfant, ou la mère, bien que plus rarement, peut mourir.

6Le problème qui se pose alors à l’équipe obstétricale se joue sur deux niveaux :

7– au niveau de l’individu tout d’abord, seul, et comme interagissant avec son équipe : qu’est-ce qui, dans ma pratique, n’a pas fonctionné ? Ai-je fait, ou non, une erreur diagnostique ? Ai-je sous-estimé la gravité de la situation ? En quoi, au fond, suis-je responsable de ce qui vient de se produire ?
– au niveau médico-légal, en deuxième intention : il sera demandé à la sage-femme, ou à l’obstétricien, mais également dans certains cas à l’infirmière, de rendre des comptes. À sa hiérarchie d’une part, et, en cas de plainte de la part de la patiente ou de sa famille, aux autorités. La peine encourue alors va du versement de dommages et intérêts à la prison, en passant par la radiation de l’ordre des sages-femmes et l’interdiction d’exercer [1]. Ce niveau médico-légal n’est pas à sous-estimer, loin de là : l’obstétrique est actuellement l’une des disciplines médicales les plus fragilisées par l’augmentation des plaintes ces dernières années. La formation à la règlementation de la profession et aux risques encourus est à ce point importante au cours des études de sage-femme, que la question, lorsque nous commençons à travailler, se poserait presque de savoir ce qui nous importe en premier : ce qu’on pense devoir faire pour la femme ou pour le nouveau-né, ou bien plutôt ce qui nous sera reprochable si l’on n’a pas fait tel ou tel examen complémentaire, même si cela ne nous paraissait pas nécessaire au moment où nous recevions la patiente.
Dilemme qui s’intensifie lorsque nous travaillons dans des maternités de niveau III [2], qui nous ramènent constamment à l’enjeu de la qualité de notre travail, et aux moyens que nous mettons en œuvre pour le faire.

Différences culturelles et incompréhension

8Une difficulté supplémentaire, lorsque nous travaillons avec des femmes et des familles migrantes, est celle de la remise en question – et souvent de la mise en échec – de notre pratique et de nos décisions. Mise en échec parfois violente, pouvant se manifester de différentes manières, notamment en fonction de l’appartenance religieuse et des références culturelles des patientes et de leur famille. Certaines de ces difficultés semblent directement liées à la question de la différence culturelle. En revanche, bien que nous cherchions souvent à comprendre la violence et les difficultés du suivi de grossesse par le truchement de la migration, ces questions ne peuvent et ne doivent pas être abordées indépendamment de deux autres facteurs : le problème de la précarité et des conditions de vie dans lesquelles vivent les patientes et leurs familles d’une part ; la personnalité et la psychopathologie propres aux patients violents d’autre part.

Le secret médical

9C’est essentiellement lorsque les patientes ne sont pas francophones qu’il est remis en question. En effet, ne disposant que très rarement d’interprète durant la journée, et généralement jamais durant la nuit, nous sommes amenés à demander aux membres de la famille (souvent le conjoint, mais pas toujours) d’effectuer la traduction en temps réel pendant la consultation, le travail et l’accouchement. Dans certains cas, cette traduction s’effectue au téléphone, par l’intermédiaire d’une connaissance de la patiente. Dans ces conditions, le secret professionnel ne peut être préservé, ce qui pose un problème éthique avant tout, mais peut également entraver la prise en charge médicale à proprement parler. Nous n’avons en effet aucun moyen d’être sûrs que la traduction est correcte, et que tous les conseils et prescriptions ont bien été compris par la patiente – nous ne sommes d’ailleurs même pas certains d’avoir obtenu tous les éléments nécessaires à la bonne compréhension de la situation. Bon nombre de patientes n’avoueront jamais, par exemple, qu’elles fument en cachette de leur mari alors qu’il est à côté d’elles au moment où nous leur posons la question. Dans d’autres cas, le problème est différent mais tout aussi préoccupant : lorsque nous soupçonnons, par exemple, de la maltraitance par le conjoint. Dans la mesure du possible, nous essayons de nous entretenir avec la femme seule, si cela n’est pas possible nous transmettons les informations à la pmi[3] pour qu’un suivi soit mis en place après la naissance.

L’excision

10Il s’agit ici d’une question particulièrement délicate. En effet, l’excision touche une proportion très importante des femmes d’Afrique noire, et pose un certain nombre de problèmes obstétricaux mais également légaux. D’un point de vue obstétrical, l’accouchement d’une femme excisée, surtout si celle-ci est infibulée, comporte des risques bien plus importants qu’un accouchement classique, et notamment en termes de risque hémorragique. Dans les cas d’infibulation, il nous est impossible de réaliser l’accouchement sans augmenter l’ouverture vaginale, au moyen d’une épisiotomie mais également en sectionnant la partie supérieure du vagin qui a été cousue. Si nous nous abstenons, le risque est alors que toutes les cicatrices, souvent grossières et peu solides, lâchent, et qu’une déchirure beaucoup plus importante et bien plus délétère n’en soit la conséquence.

11Or, l’excision et l’infibulation étant considérées comme des crimes en France, et étant passibles d’amende et d’emprisonnement [4], il nous est formellement interdit de recoudre les muqueuses telles qu’elles l’étaient avant l’accouchement. La procédure nous impose d’orienter ces femmes en chirurgie reconstructrice, et, en attendant, de ne recoudre que ce qui pourrait provoquer une hémorragie. Mais le problème est le suivant : ce sont souvent les femmes elles-mêmes qui nous demandent de les recoudre, tant la crainte de se faire répudier par leur mari s’il les voit ainsi leur fait peur. Nous sommes contraints de ne pas accéder à cette demande, ce qui n’est certainement pas sans conséquences pour ces femmes.

L’excision est une pratique consistant à sectionner les petites lèvres et le clitoris des femmes ; elle peut être pratiquée sur la petite fille âgée de quelques mois, mais aussi de quelques années, voire à l’adolescence. L’excision peut être complétée par l’infibulation, opération qui consiste, une fois les petites lèvres et le clitoris sectionnés, à recoudre l’orifice vaginal, en ne laissant qu’une minuscule ouverture visant à permettre l’écoulement du sang des menstruations. Dans ce cas, l’écoulement des urines est rendu particulièrement difficile, ainsi que celui des règles, ce qui donne couramment lieu à des infections urinaires ou utérines. Par ailleurs, les conditions, très rudimentaires, dans lesquelles sont réalisées ces opérations, entraînent fréquemment la mort de l’enfant, par hémorragie ou par infection.

12L’autre difficulté que nous rencontrons face à l’excision tient à la protection des petites filles nées ou à naître. Nous avons en effet un rôle de prévention à jouer auprès des parturientes, qui passe notamment par l’information des femmes quant aux lois françaises relatives à l’excision. L’excision pratiquée sur toute petite fille née en France, même si elle a lieu dans le pays d’origine, est considérée comme un crime, et les parents pourront être traduits devant la justice si le fait est constaté. Or, certaines femmes ne savent même pas qu’elles sont elles-mêmes excisées, et ne comprennent que très mal ce dont on leur parle au moment des consultations ou de l’accouchement. D’autres, tout à fait au courant, sont impuissantes et ne peuvent protéger leurs filles. C’est le père qui décidera, ou encore d’autres membres de la famille si les petites filles sont amenées à aller les rencontrer dans leur pays d’origine. Enfin, nous rencontrons également le cas de femmes qui, malgré leur propre excision et leur connaissance des lois en vigueur en France, ont décidé de faire exciser leurs filles, ce que certaines revendiquent. À nous alors d’effectuer un signalement en pmi, où une surveillance accrue sera alors mise en place, mais qui ne garantira pas forcément la protection effective de l’enfant. La situation est encore plus compliquée si les femmes manifestent en apparence une volonté de protéger leurs filles, tout en ayant prévu en réalité de les faire exciser après la naissance, ou même plus tard, une fois que le suivi en pmi est terminé.
Face à ce que nous considérons comme des actes de barbarie en France, comment faire pour supporter le discours de ces femmes et de ces familles ? Comment ne pas ressentir de la colère et ne pas se laisser aller à l’agressivité ? Comment dépasser l’incompréhension, et continuer à s’occuper correctement des patientes ? Il semble que nous n’ayons pas encore trouvé la réponse. Généralement, dans de telles situations, la discussion avec la femme s’arrête là, chacun campant sur ses positions. Le fossé culturel semble alors infranchissable et, pour éviter l’affrontement ouvert, les soignants n’insistent pas.

Le refus de soins

13Il peut se manifester à différentes occasions, et est toujours très problématique. La question de la vie de la mère et/ou de l’enfant est très souvent en jeu ; c’est alors toute l’équipe obstétricale qui est renvoyée à un état d’impuissance, ce qui a souvent comme conséquences de générer l’incompréhension, mais aussi la violence.

14Dans ces situations, la raison invoquée par les patientes est pratiquement tout le temps celle de la religion. Un homme nous téléphone et nous décrit une situation qui nous paraît, sinon catastrophique, tout au moins particulièrement inquiétante : sa femme saigne abondamment et se tord de douleur, ou elle ne sent plus le bébé bouger depuis deux jours, ou tout autre tableau clinique qui nous amène à lui conseiller vivement de nous amener sa femme en urgence. Puis ce même mari, jusque-là paniqué, pose la question suivante : « Mais le médecin de garde, aujourd’hui, c’est un homme ou une femme ? C’est possible de voir une femme ? Non ? Alors je ne l’amène pas. » Suit immanquablement une réaction massive de la part des soignants, et se manifestant toujours par de l’hostilité, qu’elle soit ou non adressée frontalement à l’interlocuteur.

15En salle de naissance, nous rencontrons les mêmes difficultés : un homme refuse que sa femme se déshabille pour l’accouchement, alors qu’elle porte la burqa et qu’on ne peut absolument rien faire des gestes nécessaires dans de telles conditions. Un autre refuse que les forceps soient utilisés, malgré la nécessité médicale de ce geste, et ce uniquement parce que le médecin devant l’effectuer est un homme.

16Le plus difficile pour les soignants reste indéniablement le refus de la césarienne alors même que le pronostic vital du fœtus est en jeu. Le bébé risque de mourir ? Tant pis ; si Dieu veut, il vivra. Sinon, c’est qu’il devait mourir. Une césarienne ? Impossible, une vraie femme doit accoucher par voie basse. Ces propos paraissent peut-être exagérés, néanmoins, en dépit de leur crudité, ils sont exacts.

17Face à cette situation, les choses se compliquent indubitablement. Nous sommes tenus d’en référer au procureur de la République, qui devra statuer sur la question et nous autoriser, ou non, à passer outre le refus de soins exprimé par la patiente. Souvent, cependant, cette démarche n’aboutit pas, et nous sommes alors contraints d’assister à la mort de l’enfant [5].
Quelles sont les conséquences pour les soignants, dont la mission est précisément de sauver l’enfant à naître ? De l’incompréhension que provoque ce genre de décisions naît généralement la colère, l’échec auquel nous sommes confrontés devenant totalement insupportable. L’agressivité se manifeste alors, plus ou moins directement, envers la patiente et son entourage, et il devient parfois difficile de continuer le suivi de façon bienveillante – car il s’agit dans un deuxième temps de prendre en charge la naissance de l’enfant mort.

La violence

18La violence contre les soignants est un sujet épineux. Compte tenu de la forte proportion de patients migrants dans ce type de maternités en regard de la proportion de patients d’origine française, il est logique que la proportion d’actes violents provienne plus souvent de ces mêmes patients. De plus, en raison des éléments cités précédemment – à savoir les conditions de vie et les facteurs psychopathologiques –, il nous est impossible de préjuger d’un lien de cause à effet entre la migration et la violence.

19Malgré cela, nous ne pouvons éviter de chercher à savoir quel rôle joue la différence de culture dans le déploiement de la violence intersubjective entre soignants et patients.

20En effet, si certains hommes prendront la religion comme prétexte pour passer à l’acte en frappant le médecin de sexe masculin qui avait l’intention de toucher leur femme, il est indéniable que de leur côté, les soignants sont d’emblée sur la défensive et beaucoup plus prompts à déclencher leur propre agressivité face à ces femmes et ces hommes qui revendiquent ostensiblement et agressivement leurs opinions religieuses. De fait, une atmosphère tendue est souvent de rigueur dès que ce genre de difficulté se manifeste. L’importance des pathologies obstétricales et néonatales exacerbe encore la tension générale ; la violence est constamment présente.
Dans d’autres situations, non liées à la religion mais prises dans la différence culturelle, la violence se manifeste différemment. Il s’agit du cas des « Roms », autrement appelés par les soignants les « roumaines caravanes ». Ces femmes, pour la plupart très jeunes, connaissent généralement des conditions de vie très dures. Souvent prises dans des réseaux de prostitution, il n’est pas rare de voir de jeunes patientes, toutes amenées par la même femme, plus âgée et prétendant à chaque fois accompagner sa fille – ce qui, manifestement, est totalement faux. Les enfants qui naissent ont été ou non conçus lors de la prostitution. Il arrive que les femmes les abandonnent – surtout quand les nouveau-nés sont des filles – dans le service de suites de couches. Dans la très grande majorité des cas, qu’il s’agisse ou non de prostitution, les patientes vivent dans la violence, ne sont pas en mesure de se laver régulièrement, ne font pas suivre leur grossesse, et sont prématurément vieillies par leurs conditions de vie. Il n’est pas rare que, pendant que nous nous adressons à une patiente, une des personnes qui l’accompagne cherche à subtiliser ce qu’elle peut dans nos poches. Ou bien ce sont le matériel et les fournitures du service qui sont volés. Ou encore, les nombreux accompagnants des patientes refusent de quitter l’hôpital, et le ton peut très vite monter. Il est difficile de savoir si la différence culturelle joue ici un rôle prépondérant, en regard des autres facteurs. Néanmoins, ce type de tableau se rencontre plus spécifiquement avec les patientes roumaines, et pose un problème important aux soignants qui, là encore, sont constamment sur la défensive.

Le suivi de grossesse

21Bon nombre des patientes immigrées ne font pas suivre leur grossesse ; qu’elles n’en voient pas l’intérêt, ou qu’elles craignent de voir leur situation en France être remise en question (certaines d’entre elles résident illégalement sur le territoire), cela est toujours problématique. Lorsqu’elles arrivent, le jour de l’accouchement ou pour une consultation plus ou moins urgente, nous ne disposons d’aucun des renseignements médicaux dont nous avons besoin. Pas de sérologie, pas d’échographie, pas de dépistage du diabète, rien, au fond, qui nous permette d’évaluer les risques spécifiques liés à la situation que nous rencontrons. En conséquence, tout le dossier est à faire, nécessitant un temps coûteux à un service qui est supposé prendre en charge les urgences – ce qui implique rapidité et efficacité. La surcharge de travail qui nous est alors imposée, ajoutée au fait que nous n’avons aucune idée de ce sur quoi nous allons tomber lorsque la femme accouche dans de telles conditions, ont pour effet d’augmenter la pression qui existe déjà.

22Cette situation n’est cependant pas la pire que nous rencontrons ; en effet, les risques sont bien plus grands lorsque les femmes arrivent avec des papiers d’identité appartenant à une autre personne ayant, le plus souvent, déjà un dossier dans l’hôpital. Car de fait, cela arrive, et nous n’y voyons parfois que du feu. Ces femmes s’approprient les antécédents et les sérologies d’une autre, et tout le suivi et la prise en charge sont alors faussés. Si le groupe sanguin, par exemple, est différent de celui contenu dans le dossier, une transfusion risque de tuer la patiente.
Ces situations ne sont que des exemples de ce qui peut se jouer entre les patientes migrantes et les équipes obstétricales. Compte tenu de toutes ces difficultés, il nous est très difficile de pouvoir réellement comprendre ce qui se joue entre ces mêmes patientes et leur nouveau-né, dans les moments qui suivent immédiatement la naissance. À peine peut-on voir, de temps en temps, un père chuchoter à l’oreille de son enfant une prière ou une bénédiction. Comment entendre qu’une telle incompréhension puisse ainsi s’installer, et surtout se maintenir, envers et contre l’expérience qui s’accroît ?

Discussion

23Que des événements inattendus surviennent, que des difficultés se présentent, cela n’a, en fait, rien d’extraordinaire. Qu’entre les règles qui définissent les modalités de notre pratique et les stratégies que nous sommes contraints de mettre en œuvre face à la réalité du terrain, il y ait un décalage, ce n’est pas surprenant. C’est même bien là la caractéristique majeure de ce que la psychodynamique du travail appelle le « travailler ».

Le « travailler » est la façon dont nous engageons notre personnalité pour faire face à une tâche encadrée par des contraintes ; dont nous engageons et mobilisons « des gestes, des savoir-faire, (le) corps, l’intelligence, la capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations ». Travailler, c’est « le pouvoir de sentir, de penser et d’inventer, etc. »
(C. Dejours, 2001)

24Celui qui travaille, donc, ne peut manquer de se trouver face à l’écart entre ce qui avait été prévu, prescrit, et la réalité. Il s’y confronte, toujours, par l’expérience de l’échec ; en d’autres termes, le réel se fait connaître au sujet par la résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la connaissance : il se fait connaître par la mise en échec de la maîtrise. En découlent alors des sentiments d’impuissance, de colère, de déception, de découragement…, autrement dit, de la souffrance. Ainsi, l’agressivité régnant dans ces services de gynécologie-obstétrique ne serait donc pas si étonnante. Ce qui l’est davantage, en revanche, c’est que la situation semble perdurer sans possibilité de changement. Car l’expérience du réel entraîne des réactions de la part des soignants, qui cherchent des solutions ; travailler consiste à « supporter l’épreuve de la résistance à la maîtrise » (Gernet et Chekroun, 2008), pour pouvoir trouver, inventer, individuellement et collectivement, des stratégies, des ruses, de nouvelles habiletés pour surmonter l’échec. Travailler devient alors combler l’écart entre le prescrit et le réel.

25Qu’est-ce qui, ici, nous en empêche ? La réponse est, semble-t-il, à rechercher dans l’organisation du travail. Nous sommes en effet amenés à travailler dans des structures de soins dont l’activité est de plus en plus importante, sans, le plus souvent, que les effectifs soient augmentés en conséquence.

26Pour une maternité de niveau III, réalisant 3 200 accouchements par an, l’équipe de base en salle de naissance est composée de trois sages-femmes, d’une aide-soignante et d’une auxiliaire de puériculture. Sont également censés être disponibles, mais non présents en salle de naissance à proprement parler : un obstétricien et un interne de garde, une infirmière à temps partiel (présente pendant dix heures la journée, mais pas la nuit), un brancardier et une aide-soignante qui se charge de l’accueil des urgences.

27En regard des six salles de naissance, des trois salles de pré-travail, et des trois salles d’urgences obstétricales, une même sage-femme peut avoir à suivre quatre patientes en même temps. La nuit, elle doit se charger de tous les soins infirmiers, et souvent également la journée, puisque l’infirmière doit s’occuper des patientes de gynécologie. La nuit, l’interne est seul pour assurer toutes les urgences gynécologiques, et doit dans le même temps être disponible s’il est appelé par les sages-femmes en salle de naissance ou aux urgences obstétricales. La fréquence des pathologies étant particulièrement élevée dans ces structures, la cadence devient parfois impossible à suivre.

28La nuit notamment, les sages-femmes sont mises en demeure de travailler sans respecter les consignes indiquant qu’elles doivent être trois, en permanence, en salle de naissance. En effet, nous devons, à partir de 17 heures et jusqu’à 7 heures le lendemain matin, gérer le service des grossesses à haut risque, qui ne se situe pas au même étage ; l’une d’entre nous doit donc, tous les soirs, se détacher de la salle de naissance, pour un temps plus ou moins long, pour effectuer la surveillance en hospitalisation. Cela entraîne des risques importants : lorsque la salle de naissance est pleine, la sage-femme qui s’est détachée est obligée de laisser les femmes hospitalisées sous monitoring sans surveillance, le temps d’aider ses collègues, ce qui est strictement interdit. En effet, elle est censée être présente, particulièrement en cas de souffrance fœtale aiguë. Dans ce cas, le délai d’intervention est décalé, et les conséquences sont lourdes à assumer si la situation tourne mal.
Quand à cela s’ajoute le manque de personnel, la situation se complique encore : en effet, peu d’internes acceptent d’effectuer leur stage dans ces maternités, où ils sont souvent sommés par leurs chefs de se débrouiller seuls, alors même qu’ils débutent ; ils ont ainsi parfois à effectuer une garde de 24 heures un jour sur deux ou sur trois, en plus de leur temps à faire dans les services d’hospitalisation. Les sages-femmes, quant à elles, restent rarement longtemps dans ces structures : elles démissionnent, ou ne renouvellent pas leur contrat, seules quelques-unes d’entre elles supportent le rythme et choisissent de rester. Mais elles ont alors à former les nouvelles arrivantes, et le cycle de confrontation à l’imprévu et de tentatives de mise en place de solutions recommence.
Comment, dans de telles conditions, réussir à surmonter les difficultés spécifiques à la prise en charge des patientes migrantes ?

Conclusion

29La psychodynamique du travail considère que le « travailler », s’il se construit individuellement, se bâtit surtout collectivement. C’est le collectif qui joue un rôle majeur dans le déploiement de la pensée au sein de l’activité de travail, mais à la condition que l’espace de discussion soit un véritable « espace de délibération ». Il s’agit d’un temps consacré à la confrontation des points de vue sur les manières de travailler des soignants, sur leurs différents « aménagements ». On parle là des règles communes issues d’une technique de travail ; on négocie et on édifie les règles de métier, qui ne sont ni prescrites ni imposées, mais bien créées par les soignants qui travaillent ensemble. Or, cet espace de délibération n’existe pas dans la maternité que j’ai évoquée ici. Des réunions médicales sont organisées régulièrement, mais ces questions, spécifiques aux travailleurs, n’y sont pas abordées. De plus, bon nombre de soignants ne peuvent pas assister à ces réunions, et n’en ont qu’un faible retour. C’est bien l’élaboration de l’expérience du travail qui est ici si difficile et qui permettrait certainement un relatif dégagement de ces problématiques dans lesquelles nous semblons actuellement enfermés. Pour avoir moi-même essayé de soumettre une telle proposition à mes collègues et pour avoir rencontré une ferme réticence, je sais combien la possibilité de telles discussions est pour l’instant difficile. Il apparaît, pourtant, à travers la psychodynamique du travail, que c’est bien de cette façon que nous pourrons trouver des solutions.

Notes

  • [1]
    Article L.4151-1 à 4 et R.4127-318 du Code de la santé publique. Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de la santé publique.
  • [2]
    Le niveau des maternités progresse de I à III, en fonction du type de grossesses prises en charge. Ainsi, les niveaux I accueillent les femmes dont les grossesses suivent un déroulement physiologique normal, et ne disposent pas d’un service de néonatologie ; en cas de problème, les mères et/ou les enfants seront transférés dans les centres de niveau II ou III, ces derniers étant les seuls à prendre en charge toutes les pathologies fœtales et maternelles sans exception.
  • [3]
    pmi : protection maternelle et infantile.
  • [4]
    Les « affaires d’excision » ont été jugées en correctionnelle jusqu’en 1983 où la Cour de cassation a établi que l’ablation du clitoris était bien une mutilation au sens du Code pénal français, à l’occasion du jugement d’une femme française ayant mutilé sa fille. Il s’agissait d’une affaire de mauvais traitements ne relevant pas d’un contexte traditionnel. Les peines prévues pour l’auteur d’une mutilation sont définies par le Code pénal : 10 ans d’emprisonnement et 150 000 ? d’amende (art. 222-9), et jusqu’à 20 ans de réclusion criminelle si la mutilation est commise sur un mineur de moins de 15 ans par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur le mineur (art. 222-8).
  • [5]
    Pour plus de précisions quant aux raisons de notre impossibilité à aller contre la volonté du refus de soins par la patiente, se référer à l’article de 2002 déjà cité.
Français

Résumé

La prise en charge obstétricale des patientes migrantes comporte certaines particularités, qui mettent parfois les équipes soignantes en difficulté. En effet, la confrontation aux différences culturelles n’est pas toujours simple, dans la mesure où, souvent, c’est notre pratique même qui est alors remise en question. Le sentiment d’impuissance et la déception que nous ressentons lorsque nos savoir-faire sont mis en échec sont parfois difficilement surmontables, et de l’incompréhension mutuelle peut surgir, entre patientes et soignants, la colère et l’agressivité. Dans cet article, nous proposons une description et une tentative d’analyse de quelques-unes de ces situations cliniques.

Mots-clés

  • différences culturelles
  • pratique obstétricale
  • travail
  • incompréhension
  • psychodynamique du travail

BIBLIOGRAPHIE

  • En ligneDegremont, A. C. ; Fischler, M. 2002. « Conduite à tenir devant un refus de césarienne en urgence », Lettres à la rédaction, Annales françaises d’anesthésie et de réanimation, n° 22, p. 144-147.
  • Dejours, C. 2001. « Subjectivité, travail et action », La pensée, n° 328, p. 7-19.
  • En ligneGernet, I. ; Chekroun, F. 2008. « Travail et genèse de la violence : à propos des soins aux personnes âgées », Travailler, n° 20, p. 41-49.
Roxane Dejours
Est sage-femme et psychologue clinicienne.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/2010
https://doi.org/10.3917/ep.048.0021
Pour citer cet article
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