CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans les années 1980, je ne supportais pas que l’on dise de mes patients qui avaient fait des bouffées délirantes qu’ils étaient stabilisés. C’était le mot de l’époque pour parler de l’arrêt des troubles. Certes, ils n’étaient plus agités, délirants, dangereux pour eux ou pour les autres, mais pour moi, ce mot rimait avec immobilité. Je ne voyais pas, en effet, comment on pouvait reprendre sa vie « comme avant » après de longs mois d’hospitalisation, coupé du monde et alors qu’on était déclaré stabilisé ! Il y avait aussi cette mise en garde, le jour de la sortie : « Attention, ça peut recommencer... les troubles. » D’ailleurs, grâce à ces bonnes recommandations, ces patients transformés en culbutos ne bougeaient pas de chez eux, quand ils avaient la chance que la famille veuille encore les accueillir. Pourtant, ils revenaient régulièrement en clinique... L’ennui, la solitude des journées où tout le monde travaille les ramenaient dans ces lieux confinés.

2À l’époque, c’était nouveau, les patients stabilisés devaient vivre en ville… mais les tentatives de les voir vivre comme ça, hors de l’hôpital, n’étaient pas probantes. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de créer pour eux une association loi 1901, sur le modèle d’un club de quartier – aux heures où ils étaient disponibles et seuls, de 14 à 17 heures, trois cent soixante-cinq jours par an. Je décalais alors, sans le savoir vraiment, mon rôle de médecin en Centre médico-psychologique (cmp) ou en consultation, et mon rôle social de citoyen aidant des citoyens fragiles à se rencontrer. Peu à peu, la convivialité, le bouche à oreille ont fait que de quatre-cinq participants au départ, ils furent rapidement dix-vingt. Il fallut donc inventer avec eux un mode de fonctionnement plus complexe. Et au cabinet, au cmp, ne plus dire : « Ça va mieux, ce sera comme avant », mais plutôt : « Allez au club, on verra ce que vous m’en rapporterez, il va falloir construire un après l’hospitalisation, un après la crise, ça va être notre travail de psychothérapie ! »

3Pas de resocialisation effectivement, les années l’ont montré, sans une équipe, un médecin, présents aux temps forts de la maladie. Ce sont eux les garants d’un nouveau départ. Ils sont la mémoire de ce qu’il y avait avant, du trou noir. Il faut relire B. Jolivet à ce sujet. Le club est le lieu de l’entraide, de la confrontation d’expériences avec ceux qui sont encore là. Il permet de voir qu’un projet de vie personnelle est de nouveau possible, après la maladie. Le club, c’est ce lieu qui permet la bascule entre la maladie que l’on a subie et la stabilisation qui permet peu à peu de redevenir acteur de sa vie. Cette bascule se fait lentement, au rythme de chacun ; elle est le résultat du croisement permanent entre l’entraide au sein du Groupe d’entraide mutuelle (gem) et le travail individuel avec les soignants, hors du gem.

4Pour affronter cette évolution dans nos pratiques, il allait falloir revoir et corriger nos a priori. Il fallait lâcher l’idée d’un « handicap stable à vie », vieux schéma médical faisant de la stabilisation une chronicité sans espoir, et se pencher sur les définitions de Wood et du handicap social. Cela permit de construire l’idée d’un handicap psychique mobilisable, quand la resocialisation était progressive, au rythme de chacun, sans tenir compte du temps que cela allait prendre mais à condition que le patient soit partie prenante de l’aventure. En 2005, le gem a proposé un processus, il en existe d’autres : les centres de réadaptation, les unités de soins en réadaptation, etc.

5Comment fonctionne Bon Pied Bon Œil ? Comme une association de quartier, fondée en 1985, reconnue d’intérêt général. Depuis 2004, le club peut représenter les usagers de la santé en Haute-Garonne. En 2005, il a donné naissance à un gem. Ce gem a un parrain, un président, un vice-président, un conseil d’administration où se côtoient des anciens – on dit aujourd’hui des usagers – et des citoyens intéressés par la question de la déstigmatisation de la maladie mentale dans la cité. Il a un local – une petite maison – où se déroulent les activités organisées et placées sous la responsabilité des animateurs. Ceux-ci se réunissent une fois par mois pour faire le point, la synthèse, sur les projets à venir et les difficultés rencontrées, établir le programme du mois suivant – programme qui sera édité et distribué à tous.

6L’équipe est formée de quelques professionnels, assurant quelques heures par mois ; ils sont tous vacataires. Le poste le plus important, qui correspond à un petit mi-temps, est celui de coordinatrice, appelée également directrice administrative. Les ateliers sont animés à 98 % par des animateurs bénévoles : les usagers du gem ! Tous les membres du gem peuvent devenir bénévoles. Pour le devenir, l’impétrant devra avoir été parrainé par un « ancien ».

7Toute activité nouvelle doit être préalablement proposée lors du point hebdomadaire : elle est alors discutée et doit être approuvée par les uns et les autres. Après avoir recueilli l’accord de tous, le nouvel animateur pourra aller présenter son projet à la réunion mensuelle suivante. Là, il prendra date sur l’emploi du temps du mois à venir et sera engagé pour un mois renouvelable (son engagement pourra donc être résilié à la fin de chaque mois s’il le désire). Il se verra confier les clés du local et sera responsable des lieux pendant son activité. En cas de difficulté, il saura qui joindre. Il sera tenu de prévenir de ses absences, afin de pouvoir avertir les participants. S’il résilie son engagement, il rendra les clefs et perdra son statut de bénévole, jusqu’à la prochaine fois.

8À Bon Pied Bon Œil, on appelle « anciens » ceux qui sont là depuis plus de cinq ans. Ils ont acquis une sagesse de par leur parcours ; ailleurs, on les appelait des « aidants ». Ils paient leur cotisation annuelle : ils vont, viennent et reviennent. Ils ont souvent assumé de nombreux ateliers ainsi que des responsabilités, comme éditer le programme mensuel, distribuer la Banque alimentaire ou bien encore organiser des sorties, des voyages de plusieurs jours. Avec les années, ils sont devenus les piliers du club : ils sont président, vice-président. Ils se retrouvent au conseil d’administration, au bureau, soit aux postes clefs de l’association. Ils discutent non seulement du gem, mais aussi de sa pérennité, de son ouverture sur la société. Ils participent à la politique de santé en assurant la représentation des usagers dans les Commissions de relations avec les usagers – cru (cliniques, hôpitaux, centres de réadaptation). Ils s’engagent auprès de collectivités territoriales comme le Conseil général de la Haute-Garonne, la mairie de Toulouse, dans différentes associations humanitaires, dans les grandes fédérations de santé mentale régionales et nationales (Croix-Marine, Union nationale des amis et familles de malades psychiques-unafam, Fédération gem), à l’Agence régionale de santé (hospitalisation sous contrainte). Leur rôle consiste alors à assurer la lisibilité de leur action pour que soit reconnue la notion de handicap psychique et que la maladie mentale ne serve plus de carte d’identité à vie à celui qui a été malade.

9Au club, ils encouragent chacun à rester en contact avec l’équipe soignante en qui la personne a confiance et prônent la nécessité de rendez-vous réguliers, nécessaires pour retrouver sa place dans sa famille et dans la cité.

Un gem est un lieu de transition entre l’hospitalisation et la resocialisation en milieu ordinaire

10Après l’hospitalisation et l’arrêt pendant plusieurs semaines, voire de longs mois, de toute activité, les usagers ne sortent pas facilement de la maladie et de son statut. Ils ont besoin de retrouver leurs marques hors du champ du soin et d’aller à leur rythme. Ils ont besoin de se rendre compte que jouer avec les autres est possible, qu’ils ont droit d’y prendre du plaisir. Ils ont besoin de réapprendre qu’on peut sortir de l’ennui, du repli sur soi, de la honte d’avoir un peu perdu la tête (sic).

11Il va falloir les aider. Prendre soin de ce réveil. C’est le rôle des anciens dans le club. Nous retrouverons alors dans le relationnel cette étincelle qui colore la vie et qui leur a tant manqué. Le gem va être le lieu où l’expérience des anciens va apprendre aux nouveaux à ne pas avoir peur de jouer, de s’entraider, de proposer une activité nouvelle ou de participer à un concours dans la cité quand cela se présente (à Toulouse, Rio Loco, La Novela, Concours poésie). Le gem est un lieu d’accueil, mais avant tout un lieu de transition où les allers et retours sont possibles. On vient quand on veut, on participe, on propose. Il suffit d’être membre actif et de payer sa cotisation annuelle. Peu à peu, on reprend goût à la vie sociale, aux études, on part ailleurs et, bien souvent, on n’oublie pas… on donne des nouvelles. Cette transition vers la vie sociale ne peut se faire sans le soutien des soignants qui, en consultation, suivent chaque étape de l’évolution de leur patient.

12Ainsi, alors que l’on est parti depuis longtemps, on revient parfois en « ancien », revendiquant le besoin d’aider pour l’avoir été. C’est ce qui se dit à ce moment-là. Et l’on devient de fait un « aidant », autonome dans la cité.

13Ce nouvel investissement personnel dans l’associatif est le garant de l’entraide à Bon Pied Bon Œil, de la volonté d’entraide qui lui est propre, d’où est issue la devise de son logo : « Rien ne se fait sans les autres. » Cette volonté politique est le plus sûr moyen de lutter au quotidien contre l’exclusion, les clivages et le sentiment de persécution. Elle donne un vrai statut à quelqu’un qui a su aller au-delà de la maladie.

14Aujourd’hui, les gem sont reconnus d’une utilité certaine dans l’évolution au long cours d’une pathologie mentale. Ils sont en décalage du champ du soin : contre, tout contre, comme disait Sacha Guitry de sa position face aux femmes. Les soignants que nous sommes ne doivent pas avoir peur de ce décalage qui recentre notre travail au cas par cas, du côté du garant, de la mémoire du patient, et met le gem du côté de l’entraide et de l’avenir. Il faut se pencher sur ce moment où notre patient va aller mieux, quittant progressivement son statut de malade pour reprendre sa vie en main : devenir autonome, avoir des amis, chercher sa place dans la cité.

15Nos patients sont des courageux ordinaires, leurs efforts surhumains pour aller bien, comme tout le monde, appartiennent au monde de Microcosmos, mais notre patience est largement récompensée.

Français

Après 1975, l’évolution des soins et la création du secteur ont permis d’envisager la vie des malades mentaux hors les murs de l’asile. Ce fut un bouleversement. Les Groupes d’entraide mutuelle (gem) sont apparus bien plus tard en 2005. Entre-temps, nous avons été confrontés à une nouvelle clinique, celle de la stabilisation ; ce n’était pas une guérison, ni non plus une resocialisation. Il fallait voir, comprendre, inventer un nouveau concept, relevant de cet ennui, de cette honte et de cette perte des habilités. Ce fut l’échelle de P. Wood, sociologue, qui permit d’inventer un handicap psychique, social et mobilisable dans certaines conditions.
Bon Pied Bon Œil est né en 1985 dans les balbutiements de cette période préhistorique et a donné naissance à un gem dès septembre 2005.

Mots-clés

  • association de patients
  • gem
  • handicap psychique
  • accompagnement psychiatrique au long cours

Bibliographie

  • Aoustin, B. 2005. Fous alliés, association Bon Pied Bon Œil.
  • Durand, B. 2006. La question du handicap psychique, colloque « Handicap et enjeux de société », Centre de ressources en sciences médicosociales d’Île-de-France.
  • Jolivet, B. 1995. Parcours. Du sanitaire au social en psychiatrie, Paris, éditions Frison-Roche.
  • Penser la psychose. 3. Le psychotique et son environnement, Revue de psychiatrie française, 2005, vol. XXXVI, Syndicat des psychiatres français, Association française de psychiatrie.
  • Racamier, P.-C, 1993. Le psychanalyste sans divan, Paris, Payot.
Françoise Galinon [*]
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/12/2014
https://doi.org/10.3917/empa.096.0060
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