CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Cet article est dédié à Jean Oury, qui vient de nous quitter le 15 mai dernier et qui m’a permis d’approcher une compréhension et une praxis singulières de la psychiatrie.

1La psychothérapie institutionnelle vient d’être stigmatisée par les recommandations de la Haute Autorité de santé (has) en matière d’autisme comme étant une pratique non consensuelle, donc non recommandable, à l’instar de la psychanalyse. On peut dès lors s’étonner de l’absence, au sein de ces doctes recommandations, des deux définitions, et de l’une et de l’autre : qu’est-ce que la psychothérapie institutionnelle ? Qu’est-ce que la psychanalyse ? Vaste sujet ! Car afin de les définir, encore faudrait-il savoir pour quels lecteurs, dans quelles circonstances, et avec quels objectifs.

2L’histoire de ces recommandations en matière d’autisme ne fait qu’illustrer le détricotage de nos disciplines psychopathologiques qui, prises entre le Charybde des certitudes définitives et le Scylla des rentes de situation, n’ont pas su engager dans leur champ propre les transformations nécessaires aux évolutions contemporaines, ni s’inspirer des profondes modifications culturelles engendrées par les évolutions sociétales récentes. Nous avons vu depuis longtemps déjà des pratiques, se prétendant inspirées de la psychothérapie institutionnelle comme de la psychanalyse, aboutir à des phénomènes sans intérêt eu égard aux objectifs recherchés, voire franchement antinomiques avec eux. Il est temps aujourd’hui de reprendre, au moins en ce qui concerne la psychothérapie institutionnelle, et cela éclairera évidemment la question de la psychanalyse, les quelques axiomes qui la définissent, dans l’idée de mettre à la disposition du lecteur contemporain les éléments qui la caractérisent.

3De mon point de vue, la psychothérapie institutionnelle est une des modalités pratiques et théoriques de la psychiatrie et elle va retrouver une nécessité en cette période trouble, marquée par la montée des intégrismes simplificateurs et des tentations ségrégatives. Un de nos amis trop tôt disparu, Alain Buzaré, avait pris pour titre de son ouvrage cette phrase emblématique de Jean Oury : « La psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie [1]. » L’invention d’une psychiatrie à visage humain était née avec la psychothérapie institutionnelle et la psychiatrie de secteur, après la Deuxième Guerre mondiale. La psychiatrie est actuellement dans un tel état qu’elle a besoin d’être refondée sur les bases humanisantes et civilisatrices qu’elle a perdues au cours des dernières décennies à cause du renforcement d’un scientisme réduisant l’homme à la somme de ses composants organiques.

4On oublie souvent que la psychiatrie aliéniste, aujourd’hui critiquée, voire méprisée, proposait déjà un progrès considérable en délimitant des espaces spécifiques pour y « livrer les malades mentaux aux mains de médecins habiles » pratiquant le traitement moral inventé par Pinel, dans la lignée des Lumières du xviiie siècle. L’article premier stipulant le fameux « Il est créé dans chaque département un asile d’aliénés… » inaugurait la loi de 1838 en offrant aux fous, devenus depuis peu des malades mentaux, un établissement spécifique pour y instituer une nouvelle psychiatrie à visée humanisante. Mais ce xixe siècle allait passer par les vicissitudes d’une histoire psychiatrique mouvementée et le souvenir des asiles, progressivement repliés sur eux-mêmes au grand dam des malades mentaux, reste dans notre histoire une expérience de sinistre mémoire.

5Si l’asile est devenu ce « grand renfermement » décrit par Foucault, on peut faire l’hypothèse que c’est essentiellement en raison de l’absence du concept mis au jour ultérieurement par Freud sous le terme générique de « relation transférentielle ». Non que l’invention freudienne de transfert, conçue pour prendre une juste distance avec les patients névrosés, ait suffi à en éviter les aléas de forme asilaire entropique, mais plutôt parce que les concepts issus des postfreudiens, et portant précisément sur les effets de transfert des malades mentaux sur la vie psychique et les comportements de ceux qui se chargent d’eux, ont été élucidés. C’est dans cet écart diagnostique entre les « névrosés occidentaux poids moyens » et les pathologies plus lourdes en termes de personnalité, et donc de prise en charge, que gît le principal malentendu aujourd’hui, qui pourrait conduire les détracteurs de la psychanalyse à la pousser vers les poubelles de l’histoire.

6En effet, la psychiatrie a pour vocation de traiter les malades mentaux. Or, depuis Freud, les névroses ont rejoint le continent des « normosés » (Ayme), sauf en cas de grandes symptomatologies mettant en péril l’autonomie d’un sujet. Les psychanalystes se sont essentiellement intéressés à ces psychopathologies et ont obtenu des résultats avérés dans un certain nombre de cas, qui ont fondé leur légitimité. En revanche, les grandes pathologies telles que la schizophrénie, l’autisme, les dépressions graves et autres carences affectives, si elles ont pu faire l’objet de nombreux travaux et traitements par la psychanalyse, cette dernière, à ma connaissance, n’a jamais suffi à elle seule à la tâche. Il a toujours fallu, sauf exceptions, un espace spécifique pour les y accueillir, soit continûment, soit transitoirement. Et c’est précisément dans cet espace symbolique que la psychiatrie et ses « institutions » occupent une place incontournable. Or nous avons vu que si l’aventure pinelo-pussinienne engageait les prémisses d’une psychothérapie institutionnelle, la suite esquirolienne, en fondant l’asile, n’a pas donné, loin s’en faut, tous les résultats escomptés, alors que cet espace spécifique devait aider à les obtenir. Il allait falloir attendre l’invention freudienne pour comprendre les raisons de cet échec. Malgré la naissance de la psychanalyse, l’entropie asilaire a continué au xxe siècle jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, sans améliorer le destin des patients les plus gravement atteints, mais au contraire, en précipitant 45 000 d’entre eux, internés en psychiatrie entre 1939 et 1945, dans une mort par dénutrition. Et il faudra attendre la conjonction de plusieurs événements marquants (la guerre d’Espagne, la Deuxième Guerre mondiale, la lutte contre l’idéologie nazie, la rencontre de quelques personnages historiques de la psychiatrie) pour que les acteurs de ce qui allait devenir la psychothérapie institutionnelle réussissent la création de cette psychiatrie à visage humain. Il s’agira alors de transformer les établissements psychiatriques en lieux d’accueil de la souffrance psychopathologique capables de recevoir des sujets en déshérence tout en les respectant quel que soit leur état pathologique.

7Quand F. Tosquelles quitte la Catalogne où, après avoir été nommé en 1935 psychiatre à l’hôpital Pere Mata de Reus, il était responsable du service de psychiatrie de l’armée républicaine espagnole, c’est pour fuir, comme beaucoup de républicains, la condamnation à mort par Franco. Il est d’abord « retenu » quelques mois au camp de Septfonds, avant d’être retrouvé par des collègues psychiatres français qui lui proposent de venir à Saint-Alban avec sa famille. Lorsqu’il arrive en janvier 1940 dans l’hôpital psychiatrique de la Lozère, il apporte avec lui deux ouvrages qui vont guider sa pratique et ses réflexions : la thèse de Lacan sur le cas Aimée [2] et l’ouvrage d’Hermann Simon, psychiatre à Guttersloh, qui prône « une thérapeutique plus active à l’hôpital psychiatrique ». Confronté à une psychiatrie à peine sortie de l’asile grâce à Paul Balvet et à quelques soignants motivés, Tosquelles va entreprendre de façon systématique la transformation de l’hôpital de Saint-Alban en mettant en pratique à la fois les leçons de son expérience de formation à l’hôpital de Reus en Catalogne avec Mira y Lopez, celles de son analyse à Barcelone avec Sandor Eminder – un élève de Ferenczi et de Freud – et enfin, celles de sa traversée de la guerre espagnole en tant que militant du poum et psychiatre de l’armée républicaine.

8Plutôt que d’importer le modèle psychanalytique de la cure-type dans l’hôpital, il propose, après de mûres réflexions et sur la base de ses expériences guerrières, de féconder la pensée psychopathologique à partir de la psychanalyse, en construisant une nouvelle métapsychologie qui prenne en compte les pathologies psychotiques. Pour ce faire, non seulement il s’inspire des écrits psychanalytiques déjà connus à l’époque par les psychiatres espagnols – qui traduisent les publications psychiatriques et psychanalytiques allemandes et anglaises au fur et à mesure de leur parution, contrairement à la France –, mais il utilise également d’autres sources telles que Hermann Simon, qui insiste sur la double nécessité méthodologique de ne pas laisser les patients sombrer dans leur inactivité morbide et de soigner l’hôpital avant de prétendre soigner les malades. Rapidement et plus largement, les travaux anthropologiques seront convoqués dans les intenses réflexions entreprises autour de Saint-Alban avec son groupe de recherche, le groupe du Gévaudan, créé à son initiative avec Lucien Bonnafé, lorsqu’il sera nommé médecin-chef de l’hôpital dès 1942.

9La pratique psychiatrique expérimentée à Saint-Alban au cours de la Deuxième Guerre mondiale porte sur la mise en place d’un instrument de soin radicalement nouveau, le club thérapeutique, qui donne aux patients eux-mêmes la responsabilité, avec un contrôle relatif des soignants, d’organiser leur vie quotidienne. Cet opérateur de changement inventé par Tosquelles [3] sera repris par de nombreuses équipes au sortir de la guerre et constituera un outil formidable de transformation de l’asile, en donnant aux patients, dans certaines conditions, les moyens de concourir à leur propre prise en charge, en devenant acteurs de l’organisation de leur vie quotidienne. Du point de vue de Tosquelles, il s’agit d’appliquer à la maladie mentale le principe humaniste du cristal freudien de non-différence structurale entre patients et soignants, chacun situé sur une ligne qui va de la norme à la psychopathologie sans rupture de continuité. Il s’agit aussi d’un concept qui aura son heure de gloire dans la psychanalyse kleinienne, celui de partie saine : toute personne humaine possède un côté sain sur lequel s’appuyer avec l’aide du thérapeute pour guérir de sa maladie mentale.

10Pour réussir ce pari « insensé » du club thérapeutique, plusieurs dispositifs sont instaurés, et notamment les réunions de patients et de soignants qui vont révolutionner les rapports entre ces deux catégories, auparavant souvent opposées. Il s’agit de réunions au cours desquelles les participants peuvent être amenés à s’exprimer sans crainte d’être réprimandés par le système hiérarchique en place. Si aujourd’hui il est devenu évident pour tous que les réunions font partie intégrante de tout système humain, à l’époque il n’en était pas de même, et il aura fallu beaucoup de travail à Tosquelles et à ses amis de Saint-Alban pour y parvenir. (Oury, dans un fameux article, théorisera le « concept de réunion [4] ». Parmi les moyens qui ont rendu cette évolution possible, il en est un sur lequel il a toujours insisté, celui de la formation du personnel.)

11Toujours est-il que l’expérience de cet hôpital rural pendant la guerre a permis de modifier profondément les pratiques psychiatriques, en rendant les patients acteurs de leurs prises en charge assumées par des soignants formés à la psychothérapie… institutionnelle ! Ainsi qu’en développant une pratique qui aura beaucoup d’importance dans les travaux du Livre blanc après 1945 : celle qui consiste à sortir de l’hôpital pour suivre les patients après leur hospitalisation. Ce lien entre les activités hospitalières et les activités hors de l’hôpital allait devenir la matrice de la psychiatrie de secteur et la condition de la thérapeutique d’un patient, quel que soit son lieu de soin, tout au long de sa prise en charge.

12Rappelons que pas un seul malade n’est mort de faim à Saint-Alban, pendant que la France, au cours de la même sinistre période, perdait 45 000 malades mentaux. En effet, certains patients pouvaient sortir de l’hôpital pour participer à des activités socialement valorisées (travaux artisanaux et ruraux) et contribuer ainsi à son approvisionnement, évitant aux plus dépendants la mort par inanition. Il s’avéra que les patients en question non seulement agissaient une solidarité salvatrice envers leurs pairs, mais trouvaient également dans ces activités [5] un moyen de sortir de leur maladie mentale, expérimentant sous des formes plus citoyennes l’antique ergothérapie.

13Au sortir de la guerre, l’expérience de l’hôpital de Saint-Alban allait devenir le modèle, avec d’autres, d’une psychiatrie nouvelle, basée sur des principes nouveaux. Lors des journées du Livre blanc, toutes ces expériences allaient converger vers la nécessité d’une psychiatrie centrée sur l’humain, s’écartant délibérément du modèle hospitalo-centré, une psychiatrie communautaire, au service des patients et de leurs familles dans la cité. Dès lors, une équipe de psychiatrie est au service d’une population donnée, dans un secteur géo-démographique, et suit les patients qui en ont besoin tout le temps nécessaire. Elle dispose des outils de soin nécessaires pour le faire, parmi lesquels le service hospitalier n’est plus qu’un des maillons de la chaîne, à côté des dispensaires d’hygiène mentale (calqués sur le modèle des dispensaires d’hygiène sociale inventés au temps du Front populaire), lieux de prévention et de consultation, des foyers de postcure et autres hôpitaux à temps partiel. Les principes qui ont permis la révolution de Saint-Alban et qui incarnent la substantifique moelle de la psychothérapie institutionnelle en constituent la méthode, tandis que le secteur géo-démographique en devient la condition de possibilité.

14L’axe fondamental de cette révolution est la mise en place de ce qui va permettre le suivi des patients les plus graves tout le temps requis, sous la forme de ce que la circulaire fondatrice du secteur (mars 1960) qualifiera de « continuité des soins ». Remarquons que cette possibilité nouvelle donnée aux équipes de soins vient directement du concept de « transfert » selon Freud, déjà évoqué, revu et corrigé par son extension aux pathologies non névrotiques, par Tosquelles notamment.

15La psychiatrie de secteur va se mettre en place à partir des années 1970, et suivant les endroits, elle continuera à utiliser les concepts de la psychothérapie institutionnelle. Cependant, dans de nombreuses équipes, la tentation de l’antipsychiatrie instaurera un rapport ambigu avec le concept de psychothérapie institutionnelle, projetant sur ses acteurs des intentions hospitalo-centristes en divergence avec ses pratiques et théories fondatrices. (Comme si la nécessité de disposer de lits hospitaliers dans la palette des nombreuses solutions de soins venait indiquer pour les « antipsychiatres » la preuve d’un hospitalo-centrisme caché.)

16Oury, en approfondissant le concept de double aliénation, nous aide à penser la différence radicale entre les raisons qui militent pour qu’un patient ne reste pas hospitalisé toute sa vie malade, une fois son aliénation psychopathologique suffisamment prise en compte, sans toutefois cesser de le suivre tout le temps qu’il en a besoin, car les raisons de son aliénation sociale continuent souvent de s’appliquer à son existence de citoyen marginalisé par son aliénation psychopathologique.

17Actuellement, les technocrates voient dans les positions idéologiques antipsychiatriques l’occasion rêvée de faire des économies de places hospitalières, et le biais par lequel diminuer les moyens octroyés à la psychiatrie de secteur. Mais malgré tous ces courants contraires, le mouvement de psychothérapie institutionnelle a continué de vivre dans de nombreux services, transformant progressivement l’exercice même de la psychiatrie [6].

18Récemment, il me semble qu’un changement s’opère à propos de ladite « psychothérapie institutionnelle ». Il ne se passe pas une semaine sans qu’on vienne me demander quelque chose à son sujet : qui un article, qui une interview, qui un avis. Je ne peux m’empêcher de penser que la psychothérapie institutionnelle revit, alors qu’on la donnait pour morte depuis longtemps déjà.

19En 1982, à la suite d’un article publié par Philippe Koechlin [7] annonçant la mort de la psychothérapie institutionnelle, et dont le ton provocateur à souhait m’avait émoustillé, l’Information psychiatrique a publié un double numéro [8] que j’ai coordonné sur ce sujet. De très nombreuses contributions montraient que ce mouvement était bien vivant. En tentant de parler d’une psychiatrie peu ordinaire en appui sur les épaules de mes pères, j’avais cependant le sentiment d’appartenir à une planète lointaine, car la distance se creusait entre les pratiques découlant de ce mouvement de psychothérapie institutionnelle et celles déjà contaminées par une antipsychiatrie idéalisante et coïncidant trop souvent avec l’asile quotidien, plaisant tellement aux technocrates que son contenu en devenait suspect de récupération. Depuis cette époque, j’ai été amené à diriger plusieurs ouvrages sur ce thème, à rédiger plusieurs livres en première personne sur ce sujet, à créer des enseignements tels qu’un diplôme universitaire de psychothérapie institutionnelle à la faculté de médecine de Lille 2 à partir de 2004.

20Mais depuis 1983, le sillon s’est profondément ouvert sur des abysses que je ne pensais pas avoir à traverser de mon vivant, tant la vitesse de déconstruction de cette psychiatrie à visage humain est rapide. Il faut pourtant rendre un hommage appuyé à Philippe Koechlin, disparu en 2010, qui, non seulement avec son ami Daumezon a inventé l’expression de psychothérapie institutionnelle [9], mais a œuvré toute sa vie à en développer les occurrences concrètes dans son travail, et surtout écrit avec Edmée Koechlin un petit ouvrage, Corridor de sécurité[10], que je considère toujours comme une des expériences démonstratives majeures de ce mouvement. Les acteurs de l’urgence et de la crise devraient s’en inspirer de nos jours pour éviter un retour probable à l’asile sécuritaire.

21Aujourd’hui, l’enjeu est de taille, car la psychothérapie institutionnelle peut nous apporter des réponses inattendues aux questions qui continuent de se poser en psychiatrie, malgré la différence d’époque. Pourquoi les hôpitaux existent-ils toujours pour les malades mentaux ? Plutôt que de s’en désoler, ne faut-il pas réfléchir à la nécessité de lieux d’accueil humains pour eux lorsqu’ils en ont besoin ? Est-ce bien d’hospitalisations en psychiatrie dont ils ont besoin ou bien plutôt d’équipes de personnes vivantes et prêtes à les accueillir lors des tempêtes psychiques qu’ils traversent inévitablement ?

22D’où l’importance de la notion d’institution. Qu’est-ce qu’une institution ? Tosquelles avait l’habitude de distinguer l’institution de l’établissement. Ce dernier est ce qui est créé par l’État pour répondre à des missions concernant les grands problèmes que se pose toute société humaine. Par exemple, les établissements scolaires doivent procurer aux enfants les moyens d’apprendre ce que la société croit devoir leur apporter. Mais cela ne préjuge en rien de la manière dont ces « organismes » sont amenés à remplir leurs missions. L’institution est la manière dont l’équipe de professionnels « habite » les établissements en s’adaptant aux conditions contextuelles auxquelles elle est soumise. De même, chaque équipe de secteur était libre d’inventer les dispositifs correspondant aux nécessités et aux ressources de son territoire de référence pour mieux répondre à chaque situation rencontrée. Contrairement à ce que l’on pourrait penser dans un premier temps, on retrouve dans ce dispositif de secteur les principes de fonctionnement de la psychothérapie institutionnelle, puisqu’il est nécessaire de penser à plusieurs les situations individuelles pour leur trouver des réponses pertinentes, donc de se réunir, de comprendre les cas cliniques à la lumière de la psychopathologie, de travailler les clivages institutionnels qui ne manquent jamais de se produire, de se rapprocher des autres intervenants, partenaires du réseau, centrés sur la personne en difficulté, et de prévoir des structures pour l’accueil individuel et collectif de chaque patient concerné.

23Que deviennent alors les psychothérapies institutionnelles ? Je préfère mettre la locution au pluriel tant il est vrai que l’observation de ses nombreuses variations en fait un ensemble discret d’éléments référés à la psychothérapie institutionnelle, mais réalisant des formes aussi diverses de psychothérapies institutionnelles que de personnes à les engager. Si l’on retient l’idée que l’institution est créée par une équipe pour habiter humainement un espace de soin, et que la psychothérapie des personnes non névrosées ne peut se réduire à une cure-type, la psychothérapie institutionnelle dans un secteur est l’intégrale d’une multitude d’institutions centrées sur chaque patient, coïncidant avec la constellation transférentielle de chacun d’entre eux et avec les institutions répondant à diverses nécessités (un club thérapeutique, un journal, une association culturelle, etc.).

24Une constellation transférentielle est l’ensemble des personnes en contact (au sens de Szondi revu par Schotte) avec un patient présentant un « transfert dissocié » (Oury), et qui, ensemble, constituent son pare-excitations collectif, sa fonction contenante. Elle ne peut exister que si des réunions de constellations la font vivre, mais ne peut se résumer aux seules réunions. Elle remplit une fonction de « continuité d’exister » (Winnicott) dans le contre-transfert de chaque soignant et vient ainsi représenter ce que Tosquelles qualifiait de « contre-transfert institutionnel [11] ». Pour parvenir à une telle dentelle institutionnelle, il ne faut pas se leurrer sur l’importance accordée par les responsables des services concernés à toutes les questions de stratégies de pouvoir sans cesse à l’œuvre dans les rassemblements humains. Dans le climat actuel, la fonction de responsable de service consiste principalement à assumer la charge d’être un « barrage contre le Pacifique » technico-bureaucratique, pour laisser se déployer en aval du barrage les cultures nécessaires à la survie psychique des acteurs de l’entreprise thérapeutique (et donc à la nourriture psychique des patients concernés). L’allusion à Marguerite Duras vient assez indiquer l’aspect épuisant et vain de ce fantasme d’une résistance efficace à la déconstruction des espaces de soins dans le rapport de force actuel.

25Je propose à ce sujet de distinguer la hiérarchie statutaire qui organise le fonctionnement « officiel » des équipes dans un établissement, d’une hiérarchie subjectale, issue de la prise en compte du transfert (souvent dissocié) dans la cure d’une personne en déshérence psychopathologique. La première peut exister sans la deuxième et la machine tourner sans difficultés apparentes. Dans ce cas, la relation de transfert n’est pas prise en considération et les efficiences qui en résultent sont opératoires dans le meilleur des cas, entropiques dans la plupart des situations. En revanche, si les acteurs du soin décident, et c’est bien d’une décision qu’il s’agit, de tenir compte du transfert, alors la deuxième est nécessaire. Toutefois, cela ne suffit pas à permettre la libre circulation d’une parole pleine entre les membres du collectif, tout juste à la rendre possible dans certaines conditions favorables.

26La notion d’ambiance défendue par Oury revêt ici une grande utilité pour dessiner les contours « atmosphériques » dans lesquels doit « baigner » une équipe de professionnels susceptibles de se réunir en constellations transférentielles autant que de besoin, soutenus dans leurs désirs par une hiérarchie statutaire respectueuse des initiatives de chacun de ses membres. Quand Oury propose de transformer les passages à l’acte en « acting out », il indique l’importance d’opérer une lecture transférentielle des événements qui ponctuent la vie quotidienne d’un patient à l’aune de son histoire subjective. Tous ces éléments nécessaires et articulés logiquement entre eux selon une logique castrative constituent ce que Chaigneau définissait joliment comme « ce qui suffit » pour le soin au long cours des patients présentant des psychopathologies graves.

27La psychothérapie institutionnelle est un courant de réflexions et de pratiques qui comprend la vie quotidienne comme une tablature sur laquelle la trajectoire du patient en errance psychopathologique vient inscrire les actes de sa demande insue, pour la transformer progressivement en histoire personnelle : à la première personne du singulier. Les espaces-temps qui sont offerts à ce cheminement constituent autant d’occasions d’être accompagné, porté, tenu, maintenu, ce que je propose de nommer « fonction phorique » si on veut bien traduire ainsi le « holding » winnicottien. Porter le patient sur ses épaules psychiques tout le temps nécessaire à sa prise d’autonomie éventuelle. Ce qui veut dire que si la dépendance est un état permanent, il faudra envisager cette fonction le temps d’une vie, ce qui modifie singulièrement les projets d’une équipe par rapport aux seules préoccupations actuelles centrées sur les « urgences ».

28Mais ce premier temps ne suffit pas. Le contact avec les soignants va leur permettre de se laisser imprégner par le transfert spécifique de ce patient et de devenir, souvent à leur insu, les porteurs de sa souffrance psychique : fonction sémaphorique. Par cette fonction spécifique, nous mettons notre appareil psychique à la disposition du patient et lui laissons la possibilité d’y développer des éléments de sa psychopathologie, ce qui n’est pas sans effets sur notre psyché de soignants. Le concept de contre-transfert, connoté quelque peu négativement par la présence dans la traduction française de ce « contre », gagne à être éclairé par la conception de Salomon Resnik qui propose la notion de « double transfert » pour mieux indiquer la subtile dialectique intersubjective dont il est question ici. Les réunions de la constellation transférentielle de ce patient-là sont alors l’occasion de reprendre ensemble les contre-transferts/double transferts de chacun et aboutissent parfois à une compréhension, un sens, une indication : fonction métaphorique, dont l’effet est de nous faire voir la réalité clinique sous un autre jour. C’est dans le vécu décrit par Freud dans « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient », « sidération et lumière », que l’appareil psychique des soignants mis à contribution dans cette relation humaine sans équivalent va permettre une réorganisation dans les rencontres ultérieures avec le patient, en même temps que cet éprouvé amènera une diminution de son seuil de souffrance psychique (et pouvant, si elle n’est pas prise en compte, conduire le soignant jusqu’au burn-out).

29On peut aussi éclairer cette formulation freudienne de la compréhension transférentielle d’une situation clinique énigmatique par les mots « Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! », prononcés par l’inspecteur Bourrel au terme de ses enquêtes policières… qui marquaient de façon « instituée » le « moment de conclure », correspondant pour Raymond Souplex au troisième temps inventé par Lacan dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » (1945) : instant de voir, temps pour comprendre et moment de conclure.

30On ne mesure pas assez aujourd’hui à quel point le vécu de participation à l’aventure transférentielle, en même temps qu’elle demande de sa part une extrême générosité, peut apporter au soignant en psychiatrie des satisfactions intellectuelles et affectives considérables qui confortent alors son engagement dans ce métier singulier. (Il s’agit là à mes yeux de l’extension de ce que je propose de nommer la « fonction Balint ».) Ces effets spécifiques sur le développement de la position subjectale de chaque soignant sont évidemment facilités par une telle approche, mais à la condition que leur participation soit encouragée par les responsables hiérarchiques « officiels ».

31Mes préoccupations concernant la nécessaire distinction entre hiérarchie statutaire et subjectale sont en rapport étroit avec la dérive actuelle des réactions observées jusqu’au plus haut niveau de l’État à propos de l’attitude à prendre lorsque telle ou telle équipe connaît un échec : le responsable sera sanctionné. Le mot de sanction devient la réponse du père Fouettard à toute difficulté rencontrée, sans jamais se poser de façon inquiète la question des raisons qui ont conduit à l’échec observé. En suivant une telle logique d’inspiration essentiellement médiamétrique, les décideurs se transforment en donneurs de leçons, infantilisant les personnes concernées, et font croire que tout problème complexe peut trouver une solution simple, ce qui est aux antipodes de la position de sujet castré par la loi, nécessaire à une participation humble et modeste à la communauté des hommes.

32Dans le contexte actuel de renforcement de toutes les attitudes sécuritaires, notamment concernant la psychiatrie, l’appel lancé par les acteurs du mouvement de psychothérapie institutionnelle à l’initiative de tous les membres d’un collectif de soins, à l’assomption d’une position désirante dans son travail, à la liberté de circulation de la parole en appui sur une liberté de circulation des personnes, à la créativité et à l’invention de costumes sur mesure pour chaque patient, à l’autogestion relative des outils de production du soin psychiatrique, est un résumé des positions éthiques rendant possibles nos pratiques et leurs théorisations nécessaires pour une psychiatrie humaine. Si les mesures prises pour quelques personnes que leur psychopathologie conduit à de pénibles extrémités, y compris la possibilité du meurtre, deviennent la position dominante imposée aux acteurs de la psychiatrie, alors les conditions minimales que la psychothérapie institutionnelle présente comme autant d’outils à développer n’étant pas réunies, c’est toute la psychiatrie qui deviendra sécuritaire. Or, nous avons besoin d’une psychiatrie sécure et non d’une psychiatrie sécuritaire.

33Les acteurs de la psychiatrie ne peuvent tolérer que, pour des raisons démagogiques, le cadre de leur exercice soit à nouveau de type asilaire, alors que le dispositif de la psychiatrie de secteur fécondé par les méthodes de psychothérapie institutionnelle avait montré ses avancées de façon décisive. Nous ne pouvons accepter une telle régression de la pensée, et devons œuvrer pour faire comprendre à nos décideurs que l’enfermement est contraire aux grands principes de notre démocratie. À moins que le passage à une sorte de pseudo-démocratie de type médiatique n’ait fait perdre de vue aux citoyens et à leurs représentants la pertinence de cette phrase mythique : on juge de l’état d’une société à la manière dont elle considère ses prisonniers et ses malades mentaux. La psychothérapie institutionnelle a montré comment faire pour en améliorer notablement l’art et la manière. Il est temps qu’elle lève à nouveau l’étendard de la résistance à la déconstruction d’une psychiatrie humanisante et qu’elle entreprenne la reconquête des équipes qui la pratiquent. Les patients, leurs familles et les professionnels engagés dans cette aventure humaine ne pourront se contenter indéfiniment d’une approche vétérinaire (sans paroles intersubjectives) de la maladie mentale.

Notes

  • [*]
    Pierre Delion, professeur à la faculté de médecine de Lille 2, chef du service de pédopsychiatrie au chru de Lille, psychanalyste.
    p-delion@chru-lille.fr
  • [1]
    A. Buzaré, La psychothérapie institutionnelle, c’est la psychiatrie, Nîmes, Champ social, 2002.
  • [2]
    Traduite en espagnol depuis 1933.
  • [3]
    Tosquelles fera une première communication lors du congrès des Croix-Marine de 1952 à Pau, puis un décret et une circulaire viendront en officialiser la possibilité en février 1958, sous la signature de Félix Houphouët-Boigny.
  • [4]
    J. Oury, « Existe-t-il un concept de réunion ? », Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Paris, Payot 1976.
  • [5]
    F. Tosquelles, Le travail thérapeutique à l’hôpital psychiatrique, Paris, Scarabée, 1967, réédité aux éditions érès sous le titre Le travail thérapeutique en psychiatrie, en 2009.
  • [6]
    Je ne pourrai pas citer tous les services concernés, mais je renvoie à plusieurs ouvrages qui ont tenté d’en faire une recension plus ou moins exhaustive et notamment à l’un d’entre eux, Actualité de la psychothérapie institutionnelle, paru en 1991 sous ma direction (éditions Matrice), qui présentait les interventions de très nombreuses équipes engagées dans ce processus de changement, y compris sur le plan international.
  • [7]
    P. Koechlin, « La mort de la psychothérapie institutionnelle », Information psychiatrique, 1982.
  • [8]
    P. Delion (sous la direction de), Psychothérapie institutionnelle, Information psychiatrique, n° 3-4, 1983.
  • [9]
    Pour un article des Annaïs Portuguese en 1952.
  • [10]
    P. et E. Koechlin, Corridor de sécurité, Paris, Maspéro, 1974.
  • [11]
    P.-C. Racamier a donné un excellent exemple de la constellation transférentielle, généralisée depuis par Oury, dans son ouvrage Le psychanalyste sans divan (Payot, 1993), lorsqu’il évoque les études de Stanton et Schwartz à Chesnut Lodge.
Français

L’auteur revient sur l’histoire de la psychothérapie institutionnelle en proposant sa vision propre et aborde les questions cruciales qui se posent à la psychiatrie aujourd’hui. Ce cheminement lui permet de revenir sur des concepts-clés de la psychothérapie institutionnelle, comme le club thérapeutique, la distinction établissement/institution, l’ambiance, la constellation.

Mots-clés

  • psychothérapie institutionnelle
  • Tosquelles
  • club thérapeutique
  • institution-établissement
  • ambiance
  • transfert et constellation transférentielle
Pierre Delion [*]
  • [*]
    Pierre Delion, professeur à la faculté de médecine de Lille 2, chef du service de pédopsychiatrie au chru de Lille, psychanalyste.
    p-delion@chru-lille.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/12/2014
https://doi.org/10.3917/empa.096.0104
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