CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les nouveaux « modèles » économiques nord-américains s’imposent progressivement dans les modes de penser les nouveaux marchés offerts par les difficultés que rencontrent nos concitoyens. Les maladies qui ne guérissent pas entravent la vie quotidienne et minorent la liberté de circulation des personnes, leur employabilité et donc leur participation aux échanges économiques ordinaires dans le champ de l’économie restreinte à la production-consommation qui insère tout un chacun dans une logique économico-financière.

2Depuis 1975 et le premier choc pétrolier, au moment où « la croissance s’effondre et le chômage augmente » (portail du ministère de l’Économie et des Finances), la loi reconnaît le handicap et vise désormais à le compenser, non seulement par une aide financière, mais aussi par une aide à la personne.

3Au fil des années, les crises se multipliant, les politiques de santé se trouvent infléchies et la politique de la psychiatrie s’oriente vers la santé mentale, avec des choix structurels visant à réduire l’offre de soins (réduction de 40 000 lits d’hospitalisation, numerus clausus des psychiatres, disparition du diplôme d’infirmier psychiatrique) et à organiser la fongibilité asymétrique des budgets sanitaires vers le secteur médicosocial (transformation des agences régionales de l’hospitalisation en agences régionales de santé). Dans la même période, se développe le nouveau statut d’usager en santé mentale et les associations d’usagers sont promues.

4Les familles se retrouvent en première ligne et doivent faire face à la réduction des durées moyennes de séjour et à la désorganisation de la politique de secteur. Pour éviter à leur proche la désinsertion et le risque de se retrouver à la rue ou sédimenté dans un logement souvent sordide, isolé ou sans perspective, nombre de parents et de frères et sœurs deviennent ainsi courageusement aidants naturels et doivent faire face à son accueil à leur domicile. Ils vivent les difficultés d’une cohabitation quand la stabilité psychique est précaire. Il est en effet notoire que les soins actifs qui lui ont été prodigués sont insuffisants dans leur qualité, leur continuité et leur durée pour lui garantir, autant que faire se peut, de demeurer harmonieusement actif dans son mode de vie, sa thérapeutique et ses relations affectives.

5Les alternatives à l’hospitalisation (expression contre laquelle s’insurgeait Hélène Chaigneau : « Il n’y a pas d’alternative à l’hospitalisation, quand elle est nécessaire, elle doit être possible ») sont réduites à des programmes ou à des projets de soins dans les hôpitaux de jour, cattp (Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel) ou cmp (Centre médico-psychologique), trop restreints pour qu’une véritable circulation dans la cité soit effective sans risque de nouvelle décompensation par désœuvrement ou perte d’espoir. Pour que les familles aient des répits dans la journée, elles ont obtenu la création de gem (Groupes d’entraide mutuelle), groupes d’usagers en santé mentale pouvant embaucher dans un local dédié un ou plusieurs animateurs, de manière à soutenir une stratégie collective d’animation, d’occupation et d’initiatives dans le cadre d’une entraide mutuelle.

6Le thème accrocheur du pair aidant rémunéré se répand, mis en projet, il rencontre beaucoup d’espoirs mais aussi de difficultés dans sa réalisation – certains payeront de leur vie cette désillusion après y avoir cru. La fnap-psy[1] semble s’être trouvée face à une pénibilité qui n’avait pas été prévue, la réorientation du programme de l’oms précise désormais que les médiateurs de santé/pairs (qui ne sont plus aidants) n’émaneront pas obligatoirement d’associations d’usagers. La confrontation des familles à l’obligation d’assumer le statut d’être aidant à domicile les confronte aussi à des vécus d’épuisement : des séjours de répit doivent désormais être organisés pour soutenir leur propre santé.

7Les conflits familiaux ne sont pas toujours évitables quand l’aide et la protection juridique sont préférentiellement confiées aux familles par les juges des tutelles, selon la loi. Le poids des conflits psychiques l’emporte très souvent, son pouvoir déstructurant, ses effets de déliaison dominent le rapport à la réalité dans la préservation du patrimoine que promouvait le législateur. Garantir la dimension économique ne suffit malheureusement pas plus à organiser une dialectique psychique relativement harmonieuse qu’à déjouer un vécu persécutif d’emprise ou d’aliénation insupportable à l’omnipotence ressentie d’un contrôle parental pourtant bienveillant, le plus souvent.

8L’État a soutenu le maintien au domicile des handicapés psychiques par l’intervention de savs (Service d’accompagnement à la vie sociale) et de samsah psy (Service d’accompagnement médicosocial pour adultes handicapés psychiques).

9Le thème de l’accompagnement est devenu le leitmotiv du travail dans les champs sanitaires, médicosociaux et sociaux. Son asymétrie accompagnant-accompagné se trouve réellement créer un rapport de dépendance parfois mal vécu, jusqu’à un sentiment de domination plus ou moins contraignant, voire persécutif, avec ses variantes sensitives passives ou plus actives et sources d’agressivité. La vie quotidienne résulte de la possibilité qu’adviennent des événements qui ouvrent le monde en inscrivant du nouveau dans l’existence, elle n’est pas une routine d’assujettissement requérant une adaptation docile.

10Le cloisonnement sanitaire/médicosocial, ne permet pas aisément le retour à des soins actifs : le thème du handicap justifie trop fréquemment que les hospitaliers puissent dénier les émergences pathologiques et rejeter hors du champ sanitaire ce qui est désormais pointé comme « un problème social ». La demande d’hospitalisation de la personne elle-même ou de son entourage peut être rejetée parce qu’elle n’est pas suffisamment dramatique, alors qu’elle pourrait encore se faire sans contrainte : les familles comme les professionnels médicosociaux en souffrent et le dénoncent. De façon inquiétante, le métier de l’hôpital semble devenir celui d’exiger l’urgence.

11Et quand les situations deviennent plus aiguës, les hospitalisations sous contrainte impératives sont redoutées par les différents protagonistes sociaux et médicosociaux, avec leur lot de souffrance psychique personnelle et professionnelle. Du fait de son organisation du travail à flux tendu, l’hôpital exerce une pression excédant leur compétence à endurer le danger ou l’angoisse : les aidants et les accompagnants se trouvent trop souvent sans recours facile ou facilité aux services hospitaliers désormais contingentés, et dont les protocoles d’admission apparaissent coercitifs plutôt qu’accueillants. Ils subissent ces refus alors qu’ils ont précisément diagnostiqué qu’ils se trouvent dépassés par la situation ou les symptômes de la personne ; cette surdité à leur saturation psychique ou à leur embarras a des effets délétères et les passages à l’acte redoutés sont parfois imminents. On peut déplorer de nombreux événements indésirables qui sont induits, hors de l’hôpital, par la réduction politique de l’offre de soin.

12Les comportements des professionnels ne peuvent plus avoir la sérénité indispensable à l’accueil, les ambiances se tendent et l’aide devient exigence. Chacun se trouvant sans recours, le climat d’une possible coexistence est altéré. Le cadrage, la confrontation, la fermeture psychique l’emportent sur la nécessaire disponibilité et la capacité d’être accueillant pour autrui.

13Quand l’hospitalisation est possible, le positivisme du projet de soin et de ses parcours protocolisés impose une logique fixée par des arbres décisionnels fermés à l’inattendu d’une demande qui ne cherche qu’une écoute attentive et attentionnée. La personne doit s’adapter à une orientation déjà fixée avant même le premier contact, court-circuitant tout travail psychique de séparation et la confrontant d’emblée à l’exigence d’un deuil rendu impossible du fait même que l’investissement personnel, encore trop partiel ou fragmentaire, n’a pas bénéficié du temps suffisant pour devenir effectivement plus complet : on anticipe l’orientation d’une personne qui n’est pas encore là, et sans lui procurer la base vécue indispensable pour qu’elle puisse passer d’un espace à un autre. La personne déplacée ne peut constituer une sécurité suffisante pour pouvoir s’approprier l’initiative de se mettre en mouvement en son propre nom. L’aide comportementale à l’entretien, au diagnostic, à la décision, à l’orientation, dans sa logique sérielle oublie le cheminement affectif et l’élaboration transférentielle dans la rencontre qui met en mouvement psychiquement.

14Dans ces circonstances, la logique de prestation de service, la prévalence de la valorisation économique de l’activité ne peuvent articuler les conditions de possibilité pour que puisse s’ébaucher le sentiment continu d’exister nécessaire à la vie en société. Les « aidants naturels » se retrouvent seuls, désignés pour être le support de l’insertion. La stabilité durable de leur lien avec la personne malade fait d’eux le seul point d’appui qui puisse lui être proposé. Jadis culpabilisés, les parents sont aujourd’hui encensés pour leur savoir-faire, leur savoir être, leur compétence à être le recours matériel aux carences du travail sanitaire, médicosocial ou social. Il y a là une supercherie qui mène bien souvent au burn-out, à l’épuisement psychique des parents (ascendants ou collatéraux), qui ne peuvent qu’être confrontés aux difficultés affectives et relationnelles, comme dans toute famille. Mais en ces circonstances pathologiques, leur intensité est décuplée, sans aucune véritable possibilité d’élaboration psychique des signes et des symptômes dont elles se trouvent chargées. Les déferlements pulsionnels, les énormes quantités d’énergie psychique mobilisées à partir d’une accumulation parfois multigénérationnelle, ne trouvent trop souvent aucune solution, sinon de clivage, de rupture, d’opposition insupportable. Le modus vivendi conduisant quelquefois à la sédimentation menaçante ou au risque réel de confrontation physique, d’évitement ou de rejet de l’insupportable avec son cortège de peurs, d’angoisses, de phobies et de perte d’espoir : la recherche de recours rencontre une exigence impassible à la détresse vécue, alors qu’un accueil véritable aurait une réelle efficace.

15Cette mise en situation de la famille comme recours essentiel est d’une exigence et parfois d’une cruauté sadisantes. C’est le cas pour nombre d’enfants pris en charge dès leur plus jeune âge par l’Aide sociale à l’enfance. Après de nombreux placements en foyer ou en famille d’accueil pour les protéger, après des échecs scolaires ou de formation professionnalisante, ils se trouvent devoir retourner chez leur mère ou leur père. Ces derniers sont remis en scène alors qu’au fil du temps, ils avaient pu être privés de leurs droits parentaux pour incompétence ou mise en danger. Ils recouvrent à la majorité de leur enfant leur droit et leur devoir de garantir pour lui gîte et couvert, parés d’un opportun devoir d’assistance effaçant les mauvais traitements antérieurs et les risques jugés jadis préjudiciables à l’évolution du jeune vers son âge adulte. Il y a là un tour de passe-passe qui ressemble à une défausse : l’hospitalisation, le recours aux soins psychiatriques apparaissent souvent comme une étape scientifique dans la transformation du statut de ce jeune. D’abord en danger, séparé pendant cinq ou dix ans de sa famille, et docilement accompagné jusqu’à la manifestation la plupart du temps impulsive de ses attentes, il devient peu à peu indocile, inadapté, fugueur plus ou moins contrôlé, et se trouve finalement transformé en handicapé psychique, signant par cette décision l’échec des options éducatives comportementales mises en œuvre jusque-là. L’aide éducative rencontre ce qu’elle avait négligé en court-circuitant le travail psychique permettant d’entendre l’angoisse : quand le désir peu structuré se manifeste avec son agitation pulsionnelle, l’intolérable conduite est déplacée vers le champ du handicap et l’attribution de son allocation permet le retour dans la famille payée pour devenir aidante. Le bénéfice secondaire de l’aide matérielle financière cèle la sédimentation sans autre perspective qu’un accommodement social de la pauvreté contingentée.

16C’est là l’aboutissement de la logique de l’économie restreinte au processus de production-consommation. Elle se lit dans le néolangage qui s’impose dans le champ d’un pragmatisme comportemental de conditionnement. Chacun est un produit et la norme dicte l’imaginaire auquel se conformer : bonne pratique, bonne conduite, bon projet, bon parcours, bonne aide, bon accompagnement… Au service du bien, l’assignation évaluée, réévaluée, soumet les professionnels et les usagers à la rationalisation contraignante qui restreint la liberté et le jeu existentiel. Elle prive le désir de chacun des possibilités inventives et créatrices qui donnent du sens à la vie.

17L’adaptation à l’aide, à la conformité, au conformisme, oublie la question de l’idéal singulier en chacun. L’estime de soi, le rapport harmonique en soi nécessitent un écart entre l’idéal imaginaire de l’aspiration à se reconnaître ou à être reconnu et l’idéal symbolique de ne pas être mis en série avec les autres qui seraient indistinctement semblables. Chacun est unique, en son nom propre, chacun désire ne pas être déshumanisé par des mots niant cette irréductible unicité de sa personne dans ses liens de coexistence avec d’autres personnes qui comptent et ne sont pas elles-mêmes interchangeables. Dans sa vie, chacun rencontre la difficulté : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais le difficile qui est le chemin », dit Kierkegaard. Quand son cheminement n’a plus suffisamment de mouvement pour trouver du sens dans sa vie, ce que chacun attend, c’est une reprise d’existence, nous dit François Tosquelles et il ajoute : « Il n’y a pas d’existence sans coexistence. » Il ne s’agit pas d’orienter, mais de maintenir le lien de connaissance, de coexistence, de parole, de connivence comme dit Jean Oury. Les aidants ne sont pas substituables : le père, la mère, les frères et sœurs ne sont pas des aidants naturels, la famille n’est pas naturelle ; « l’homme, dit encore Tosquelles, convertit le milieu naturel en monde ». Il n’y a pas de monde sans parole. Il n’y a pas de famille sans nom, sans prénom, sans histoire multigénérationnelle de ces noms et prénoms qui structurent la personne, comme peuvent le faire de façon déterminante ceux qui, du fait des rencontres dans l’existence, comptent pour quelqu’un et lui permettent de se vivre, se reconnaître, se ressentir exister.

18Quand la structuration psychique est en mouvement dynamique, le sentiment continu d’exister accueille les discontinuités existentielles vécues. La personne en croissance devient autre tout en demeurant la même. Mais dans les pathologies avérées, l’altération prédomine et la structure familiale est troublée à l’insu de chacun ; dans les processus dissociatifs schizophréniques, elle ne permet pas la stabilité imaginaire de demeurer le même ou la même dans le changement. Il importe alors que d’autres, des professionnels, tiennent lieu de continuité existentielle pour quelqu’un. C’est toute l’importance de ce qu’avec Tosquelles nous appelons la constellation transférentielle, devenue aujourd’hui sanitaire, médicosociale et sociale. Elle est structurante et sa stabilité permet d’accueillir la variabilité : quand un professionnel quitte la constellation, les autres, à condition qu’ils soient en lien entre eux, peuvent faciliter le deuil et la séparation d’avec celui qui part, tout comme l’inscription de celui ou de celle qui lui succède sans pouvoir le remplacer puisqu’il est lui aussi unique. La structuration dynamique de l’existence repose sur cette unicité qui fait écho à l’unicité de la personne, dont le désir doit rencontrer d’autres humains qui soient désirants pour elle, en liens dynamiques avec d’autres intervenants. Seul un champ collectif articulé dans le respect des investissements transférentiels peut accueillir le singulier en quelqu’un, tout en maintenant autant que possible son équilibre dynamique avec les autres membres de sa constellation familiale ou amicale…

19Ce cheminement au long cours, nécessaire pour les plus en précarité psychique de nos concitoyens, doit pouvoir être soutenu par une logique existentielle et de coexistence qui s’inscrit dans ce que Georges Bataille nomme l’économie générale. Au-delà des logiques « aliénatoires » banales, elle dialectise « statut, rôle et fonction » dans un champ de coexistence et de partage d’une histoire inaugurée par de véritables rencontres après lesquelles le monde s’ouvre autrement, dans une continuité existentielle suffisante pour ne pas être à la merci d’une expérience de fin du monde sans recours ou d’une catastrophe sans avenir.

20Au-delà des logiques et des hiérarchies formelles des établissements, les agencements collectifs institués accueillant tout un chacun selon ses affinités transférentielles doivent demeurer ainsi, selon la belle expression de François Tosquelles, paradoxalement ouverts à l’espoir

Notes

  • [*]
    Dr Michel Lecarpentier, psychiatre à la clinique de La Borde.
    michel.lecarpentier@wanadoo.fr
  • [1]
    Fédération d’associations françaises de patients ou d’ex-patients qui regroupe actuellement une vingtaine d’associations.
Français

L’économie restreinte organise le nouveau marché de la santé mentale. Elle promeut l’aide aux usagers, l’accompagnement, les aidants naturels, le maintien à domicile. Soutenir les logiques existentielles, l’accueil de la personne et l’émergence de son désir singulier est une condition pour qu’elle demeure active dans son mouvement personnel et lui trouve du sens. Champ de coexistence collectif structuré et constellation transférentielle peuvent tenir lieu de continuité existentielle, inscrivant dans l’économie générale ce cheminement partagé avec nos concitoyens en grande difficulté psychique.

Mots-clés

  • économie restreinte
  • handicap
  • adaptation
  • famille
  • hospitalisation
  • secteur
  • désir
  • transfert
  • rencontre
  • existence
  • coexistence
  • constellation transférentielle
  • estime de soi
  • économie générale
Michel Lecarpentier [*]
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/06/2014
https://doi.org/10.3917/empa.094.0076
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