CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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Alain Roussillon, 1952-2007

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Alain Roussillon, 1952-2007

2Dans la seconde moitié des années 1980, sous la direction de Jean-Claude Vatin, le CEDEJ est devenu un centre de recherche d’importance, un ambitieux observatoire de l’Égypte contemporaine, et bientôt du Soudan avec l’installation d’une antenne à Khartoum au milieu des années 1990. Ce mouvement d’expansion institutionnelle accompagnait l’arrivée à maturité d’un processus qui avait tendu, dans les deux décennies précédentes, à la « banalisation des aires culturelles » [1], c’est-à-dire à une sortie de l’orientalisme classique au profit de la formation de nouvelles générations de chercheurs rompus aussi bien aux disciplines des sciences sociales et humaines qu’à la langue arabe et à la fréquentation concrète des terrains d’étude. Alain Roussillon a été l’un des principaux animateurs de ce changement d’échelle du CEDEJ et son énergie, sa puissance de travail et ses compétences académiques ont permis alors une accumulation sans précédent de savoirs sur l’Égypte, dont le CEDEJ a conservé le flambeau jusqu’à ce jour.

3Agrégé d’arabe, familier d’une Égypte dont il maîtrisait parfaitement le dialecte, Alain Roussillon jouait un rôle essentiel d’interface avec le milieu universitaire et intellectuel égyptien. Comme tant d’autres de sa génération, il avait abordé l’Égypte par la coopération, en enseignant le français à la faculté de Pédagogie de l’université Al-Azhar, au titre du Service national en 1974-1976, puis la philosophie et l’arabe au Lycée français du Caire jusqu’en 1979. Le tandem amical et efficace qu’il formait avec Iman Farag a permis dès son retour au Caire au milieu des années 1980 une circulation fluide des connaissances entre arabophones et francophones, à l’oral grâce à l’habileté des traductions qu’ils assuraient lors des séminaires, un exercice d’improvisation difficile, et par écrit avec la publication en arabe de sélections d’articles publiés par le CEDEJ dans la version arabe d’Égypte/Monde arabe, Misr wa al-‘alâm al-‘arabî, qui a connu cinq livraisons de 1993 à 1996.

4La présence au Caire du CEDEJ offrait par ailleurs aux jeunes en cours de formation, en langue arabe notamment dans le cadre du DEAC pour les étudiants français, ou en séjour de terrain pour la préparation de Masters ou de thèses, un espace de formation et d’échanges sur le versant des sciences sociales et humaines. Les séminaires ouvraient à une connaissance pluridisciplinaire sur la région, et la variété des intervenants invités leur permettait de saisir les différentes facettes et postures de la recherche sur le monde arabe et musulman et les débats qui agitaient le milieu des chercheurs. Ils trouvaient également dans le CEDEJ un cadre favorable pour s’initier eux-mêmes aux méthodes de la recherche à travers la réalisation de leurs propres travaux universitaires. Au fil du temps, ces jeunes chercheurs en devenir ont été de plus en plus nombreux, et de profil de plus en plus international, ce qui reste le cas encore aujourd’hui. Alain Roussillon était particulièrement attaché à associer ces « électrons libres », dont certains bénéficiaient de bourses et d’allocations de recherche, aux travaux du CEDEJ, et il les encourageait à publier. Chacun a été frappé, et les coordonnateurs de ce dossier en premier lieu, par ses capacités d’écoute, de prise en compte bienveillante des projets de recherche qui lui étaient soumis, et son aptitude à les transformer en propositions constructives. Ses propres initiatives ont permis de mobiliser nombre de ces travaux de jeunes chercheurs, dans des livraisons d’Égypte/Monde arabe à partir de 1990, mais également dans des revues nationales, comme en témoigne la succession de numéros spéciaux sur l’Égypte qu’Alain Roussillon a dirigée de 1987 à 1996 [2]. À cette dernière date, il était devenu directeur du Centre Jacques Berque à Rabat où il a prolongé son engagement de soutien et de stimulation auprès des jeunes chercheurs et donné une impulsion décisive à cette jeune institution qui avait été fondée en 1991.

5Alain Roussillon a également été à l’origine d’importants projets de recherche collectifs fédérant jeunes chercheurs et chercheurs confirmés dans le cadre des différentes institutions dans lesquelles il a été en fonction. C’est d’ailleurs dans ce contexte de réflexion collective et d’échanges qu’il a développé certains de ses concepts phares. L’émergence des professions modernes en Égypte et la constitution de savoirs nouveaux dont elles étaient à la fois porteuses, grâce à leur acquisition dans un système d’enseignement construit depuis le début du XIXe siècle sur le modèle européen, et promotrices sur le terrain de leur propre pays en voie de transformation, a constitué un premier axe convergeant. Mais c’est surtout autour de la question de la réforme sociale qu’Alain Roussillon a su créer un espace dynamique de réflexion et de production académique. La sienne propre, particulièrement abondante sur ce thème [3], ainsi que des publications collectives, notamment l’ouvrage issu d’un colloque tenu au Caire en décembre 1992 sous les auspices du CEDEJ, de l’IFAO et de l’IREMAM, qui associait des figures de la recherche internationale sur l’Égypte et de tout jeunes chercheurs travaillant dans la mouvance du CEDEJ [4].

6Commencée en Égypte, la réflexion d’Alain sur la notion de réforme a poursuivi sa maturation sur le terrain du Maroc, qui lui offrait un champ pertinent de comparaison dans le monde arabe, puis à Paris où il a pu la confronter aux recherches menées alors, notamment dans le cadre de l’EHESS, sur l’espace occidental. Tout au long de l’itinéraire personnel qui l’a mené dans différents pays et institutions, du Liban au Maroc en passant par l’Égypte, Alain a agrégé autour de sa personne et de son travail un faisceau d’amitiés et de rencontres intellectuelles avec lesquelles il a mené un débat constant conduisant à cet enrichissement mutuel qui fait la valeur du travail académique, et dont on trouve un prolongement dans cette livraison d’Égypte/Monde arabe.

7En 2003, il est devenu directeur de recherche au CNRS. Le dossier qu’il a présenté pour sa candidature était déjà riche d’un nombre considérable de publications, de conférences, d’activités d’animation et de valorisation de la recherche. Le rapport prospectif qui constituait, quinze ans après son recrutement au CNRS, la seconde partie de ce mémoire d’une quarantaine de pages – en police 10 et interligne simple… – n’était pas seulement l’énoncé des recherches envisagées. Ce regard rétrospectif – et rétrospectivement précieux – sur son parcours constitue un modèle d’égo-histoire et un véritable manifeste pour une pratique réflexive des sciences sociales qui n’éludait rien du « problème du positionnement du chercheur dans le débat local entre porte-parole de l’objet et décodeur de ses idiomes ». Sa pratique de chercheur, il entendait la conduire à égale distance de la « posture réformiste » marquant le discours du sujet et d’une posture « orientaliste » de la recherche où il ne voyait qu’un « occidentalocentrisme à rebours ». Dans l’une et l’autre, il questionnait « la façon dont l’identité – l’identitaire – peut être instituée, dans l’ordre des représentations comme dans celui des pratiques, comme principal, voire comme exclusif, horizon de signification ».

8C’est ainsi que les pérégrinations géographiques d’Alain Roussillon se sont accompagnées d’un cheminement disciplinaire parallèle à la remise en cause institutionnelle des « aires culturelles » : de la philologie et de l’islamologie à l’histoire et à la politologie. Les trois terrains sur lesquels il n’a cessé de poursuivre sa réflexion interrogeaient chacun à leur manière le « processus de structuration identitaire du sens et […] ses possibles transpositions en systèmes d’action ». La sociologie des migrations de main-d’œuvre au Proche-Orient invitait à remettre en cause l’horizon de construction « par le bas » d’une grande nation arabe conçue comme un rééquilibrage entre États susceptibles d’exporter leur population et ceux disposant en retour de capitaux transférables. Son travail de thèse sur l’histoire de la sociologie et des sociologues égyptiens avait abouti à une véritable question de déontologie sur le positionnement à adopter : dénoncer ou cautionner une forme de « clôture réformiste » où une sociologie d’État, fraction dominée de la classe dominante, décrivait ou élucidait moins des pratiques qu’elle n’entendait les réformer. Son troisième terrain, « les systèmes d’action à référent identitaire et/ou religieux », plus communément désigné par « islamisme » était plus spécifiquement lié à la science politique. Ses travaux sur les sociétés islamiques de placement de fonds, sur les enjeux et les mécanismes de la libéralisation en Égypte et en Algérie et son séjour marocain l’ont conduit à formuler l’hypothèse du « primat des gestions étatiques » dans la structuration oppositionnelle de l’islam politique et de « la mouvance » islamique ».

9Ces trois terrains sont présentés par Alain dans ce document, comme étant à l’origine du « modèle du réformisme » qu’il a élaboré et que son passage au Centre Jacques Berque a permis de conforter. Face au repoussoir de « l’occidentalisation », conçue comme un processus d’interaction culturelle inégale, et comme le « moteur » d’une historicité abondamment relayée par les tenants d’une spécificité culturelle donnée ou construite, le « modèle du réformisme » se présente comme un « contre-paradigme de la colonisation ». Il invite à montrer « non pas comment l’identité – islam, arabité, égyptianité, marocanité… – détermine les représentations et les conduites, mais comment celle-ci est mobilisée par les acteurs pour produire le « sens commun », mais aussi les discours savants, voire des politiques ». Il importe ici de lui laisser plus largement la parole :

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« Tenter de construire un modèle du réformisme a consisté pour moi à tenter de saisir dans le même mouvement 1) des acteurs – pour dire vite certains segments des nouvelles élites intellectuelles et gestionnaires – envisagées du point de vue de leurs modes de production et de reproduction, de leurs modes de mobilisation et de la topologie sociale de leurs interventions ; 2) ce qui fait l’unité de la posture politico-intellectuelle que j’identifie comme réformiste, dont le « lieu commun » réside dans le diagnostic partagé – quels qu’en soient par ailleurs les termes – d’une division de la société d’avec elle-même et dans la recherche des voies de sa retotalisation ; 3) la façon dont les systèmes de représentation et d’énonciation des enjeux du vivre-ensemble que j’identifie comme réformistes sont susceptibles de se transposer dans l’ordre des pratiques, en systèmes d’action individuels ou collectifs qui ont en commun le projet d’une réinscription de la norme identitaire au fondement du lien social.

11Alain dégageait lui-même dans cet essai les perspectives de recherche qui découlaient de cette posture épistémologique. En premier lieu, « une saisie "anationaliste" de la durée historique des sociétés "arabo-musulmanes" » qui se dégagerait des mirages de l’indépendance, du progrès et de la modernité. En second lieu, « tenter de penser également d’un seul mouvement la scène sociale dans ce qui fait son unité comme système des systèmes de positions, système des systèmes d’action, système des systèmes de discours et des idéologies en présence ». Les terrains qu’il avait mis en chantier, sur « la réforme de la condition féminine en Égypte, au Maroc et en Jordanie » ou sur les « récits de voyage et refondations du monde » ou « se redécouvrir arabe en Colombie » s’inscrivaient pleinement dans ces deux perspectives. On ajoutera que la notion de réformisme telle qu’il l’a définie et celle de clôture réformiste qui lui semblait plus spécifique à la société égyptienne ouvrent la voie à une recherche en histoire sociale conduite en contexte autoritaire, qui ne se satisferait pas d’être une simple analyse de discours. Face aux contraintes de terrains marqués par des difficultés d’accès aux sources et consciente de la partialité – et du caractère partiel – des sources disponibles, elle reste heuristique et permet encore aujourd’hui de mettre à distance les mots et les choses.

12L’appel à contribution à l’origine de ce numéro, lancé en 2017 dix ans après la disparation prématurée d’Alain Roussillon, avait vocation à toucher les différentes catégories de collègues qui avaient été amenés à le rencontrer au cours de sa carrière, ainsi que la nouvelle génération de jeunes chercheurs, qui ne l’ont pas nécessairement connu mais qui pouvaient s’inspirer de son travail pour analyser le monde arabe, et notamment l’Égypte de l’après révolution de 2011. L’événement aurait sans aucun doute passionné Alain et dans sa manière à lui de s’en montrer partie prenante, il y aurait sans doute volontiers confronté ses grilles de lecture. Mais le moment post-révolutionnaire n’est pas propice au dialogue. Peut-être faut-il voir un signe du changement des temps, un symptôme de cette difficulté à échanger, ou des limites de la sociologie réflexive dans le fait que ses collègues égyptiens, marocains ou d’autres pays du monde arabe qu’il avait fréquentés n’aient pas répondu à l’appel à contribution pour ce numéro. Ou plus prosaïquement dans le fait que celui-ci ait été géré de loin, depuis Lyon, et qu’une partie des réseaux du CEDEJ de l’époque se soient étiolés, rendant difficile l’arrivée de l’information à ceux qui auraient sans doute aimé en être les destinataires. De fait, c’est l’Égypte, expérience fondatrice pour Alain, tant d’un point de vue personnel que professionnel, qui imprègne les pages de ce numéro. Les collègues et ami-e-s de sa génération y poursuivent d’une part une discussion stimulante autour de certains axes de son travail, et de jeunes chercheurs rebondissent d’autre part sur certaines des notions qu’il avait lui-même mobilisées pour continuer à analyser l’Égypte, que ce soit dans une perspective historique ou dans le contexte très actuel.

13C’est autour de la notion de réforme, « l’une de celles qu’il a le plus théorisées », comme le souligne Ghislaine Alleaume, que dialoguent les contributions de cette dernière et de Christian Topalov. L’importance des travaux et réflexions qui ont été menés depuis la disparition d’Alain autour de cette notion, et que mobilisent les deux auteurs, témoigne de la justesse de l’intuition qui l’avait poussé à la placer au cœur de ses travaux. Mais alors qu’Alain lui faisait traverser les deux siècles de la modernisation, Ghislaine Alleaume propose de la réserver à la période qui suit la rupture des années 1870-80, marquée en Égypte par la crise financière et bientôt par l’épreuve coloniale, mais aussi par l’émergence d’un espace public, au sein duquel s’expriment notamment les acteurs aux profils diversifiés de la Nahda, et où s’affirment conjointement le désir de réforme, d’action sur la société, et de refondation identitaire. C’est, dit-elle, « cette configuration spécifique que saisit bien la construction paradigmatique proposée par Alain Roussillon ». L’époque antérieure en revanche, dominée par la vaste carrure politique de Mohammed Ali, relève plutôt d’une volonté d’ordonnancement, le nizâm, terme qu’emploient les acteurs de l’époque, c’est-à-dire « de mise en ordre des appareils d’autorité ».

14C’est précisément sur la période post-1870, qui se prolonge dans l’entre-deux-guerres, et donc dans le contexte colonial, que s’arrête Christian Topalov. Si Ghislaine Alleaume se penche sur la notion même de réforme, c’est plutôt vers les acteurs, les réformateurs, que s’oriente Christian Topalov. Et alors que Ghislaine Alleaume mobilise l’historiographie récente de la réforme pour la confronter au montage théorique d’Alain et le moduler, Christian Topalov puise dans le travail d’Alain de quoi stimuler la réflexion menée sur le terrain de l’Occident. Or, à observer de près les acteurs, ce que permettait la méthode d’Alain, une microstoria par les textes, comme le rappelle Christian Topalov, on peut remarquer que réformateurs d’Orient et d’Occident avaient bien des points communs, en dépit de la posture des premiers qui rejetaient une imitation aveugle des seconds. Quant à ceux-ci, leur lecture de la misère urbaine des cités ouvrières d’Europe est parfois fort peu éloignée de la vision que les élites de l’Égypte ou du Maroc portent sur « l’arriération » des populations de leurs pays. Valeurs et recettes du réformisme circulent donc de part et d’autre de la ligne de partage colonial du monde, formant une nébuleuse gravitant dans des lieux et des réseaux transnationaux spécifiques, comme ceux qui se consacrent à la réflexion sur l’économie politique qu’évoque un peu plus loin Malak Labib. La principale différence entre réformistes d’Europe et réformistes des pays colonisés tiendrait finalement, selon Christian Topalov, en la capacité différentielle qu’ils se reconnaissent de pouvoir transformer effectivement l’avenir de leur société.

15S’inscrivant dans cette même période d’effervescence réformiste, Dyala Hamza s’empare de l’une des figures centrales de la réforme, Rashîd Rîda, pour pister sa conception de la société. Le célèbre publiciste ne conserve que le couple ‘âmma/khâssa (le commun et l’élite) pour spécifier la structuration de celle-ci, semblant faire l’impasse sur les classes moyennes, dont Alain Roussillon avait analysé la production à travers l’ouvrage pionnier de la sociologie égyptienne écrit par Muhammad ‘Umar, L’État présent des Égyptiens ou le secret de leur arriération. Si Rashîd Rîda prône l’éducation du commun, pour le rendre apte à saisir le discours normatif de l’élite, et éventuellement pour pouvoir échapper à sa condition, il la limite à une éducation sommaire, tout comme les acteurs coloniaux souhaitaient confiner les colonisés à un enseignement restreint. Là encore, la frontière du partage colonial du monde s’avère poreuse. D’ailleurs, le modèle associatif de la réforme européenne et américaine, que défendent les classes moyennes ici et là, se révèle finalement, tant pour Rîda que pour ‘Umar, comme le plus adéquat pour agir efficacement sur une société « arriérée ».

16La contribution de Bernard Botiveau pénètre quant à elle sur un autre terrain amplement défriché par Alain Roussillon, celui de l’identité, arabe, musulmane, ou plus spécifiquement égyptienne. Après avoir travaillé cette notion d’identité dans le contexte de la réforme, au moment crucial des recompositions de l’entre-deux-guerres, puis dans le contexte des années 1990 et du tournant du millénaire, où les bouleversements géopolitiques et le début de la vague terroriste avaient entraîné la stigmatisation de la communauté arabe en Occident, Alain s’en était allé flâner en Amérique latine, où les Arabes semblaient au contraire « avoir réussi », pour poursuivre une réflexion qu’il n’a malheureusement pas pu achever. Il constatait alors (en 2007) [5], avec l’arrivée de nouvelles vagues de migrants et dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » tendant partout à stigmatiser les Arabes, la réactivation d’une identité latino-arabe spécifique après des décennies d’effacement au profit d’une volonté d’intégration sereine et discrète. Bernard Botiveau et Hernando Salcedo Fidalgo, médecin et sociologue colombien qui avait déjà accompagné Alain lors de ses séjours en Amérique latine, ont mis leurs pas dans les siens pour poursuivre son enquête en cette seconde décennie du XXIe siècle et mesurer la vigueur de ces nouveaux sentiments identitaires. Les évolutions récentes, celle des révolutions de 2011 suivies du retour des autoritarismes, qui fait écho à ce qu’il se passe dans certains pays d’Amérique latine, celle de l’enlisement de la question palestinienne, celle enfin d’une visibilité accrue de l’identité religieuse, notamment musulmane, dans l’espace latino-américain, semblent bien renvoyer à certaines formes de renforcement de cette identité latino-arabe, en dépit de phénomènes de dilution identitaire concomitants liés à la mondialisation.

17La nouvelle génération de chercheurs qui s’inspirent du travail d’Alain Roussillon creuse ici deux sillons différents. Malak Labib revient sur la période réformiste du tournant des XIXe et XXe siècles, pour y scruter le devenir de l’économie politique, quand Clément Steuer et Marie Vannetzel s’inscrivent dans l’analyse du politique très contemporain, qui en son temps a passionné Alain et suscité maints de ses travaux.

18La contribution de Malak Labib prolonge les contributions précédentes sur le moment réformiste en proposant cette fois de le saisir à partir de savoir-faire, à partir de l’action administrative et de celle des experts, formés à une discipline spécifique, l’économie politique, visant à agir sur une société taxée d’arriération. Si l’Égypte est essentiellement rurale et dominée par la question cotonnière, l’embryon d’industrie retient également l’attention de l’économie politique, alors même qu’il s’agissait alors d’une démarche quasi « prospective », comme l’a écrit Alain Roussillon, en ce sens que « l’institution de la condition ouvrière peut s’opérer dans une sorte de no man’s land social où tout est encore possible et où tous les espoirs sont permis » [6]. Analysant la production de ces acteurs réformistes, et en écho aux réflexions de Christian Topalov, Malak Labib décrit la façon dont les experts construisent un champ du savoir sur le social pour préparer l’intervention gouvernementale, en prenant toutefois une certaine distance à l’égard de la disjonction qu’Alain Roussillon opérait entre savoirs « exogènes » et savoirs « endogènes », écart qui fonderait pour lui une science coloniale. Or, les transformations et l’institutionnalisation de l’économie politique et sociale en Europe se produisent au moment même où la discipline s’impose en Égypte, plaçant les deux expériences dans une temporalité très similaire. La coupure coloniale apparaît donc là encore relativement peu opérante, d’autant que les acteurs eux-mêmes circulent dans un contexte où la discipline connaît un net processus d’internationalisation, même si les échanges au sein de ces réseaux demeurent asymétriques.

19C’est également sur un binôme conceptuel proposé par Alain, celui de champ politique « formel » et « informel », que rebondit Clément Steuer pour analyser les transformations du champ partisan égyptien depuis la révolution de 2011. Dans le contexte d’une première et timide libéralisation politique, en 1990, Alain Roussillon avait décrypté l’émergence de trois nouveaux partis politiques en mettant en évidence la façon dont un encadrement institutionnel étroit filtrait le jeu politique pour n’autoriser qu’une portion congrue à exister légalement, rejetant le reste des expressions partisanes dans les « limbes politiques » et les contraignant à participer aux élections sous l’étiquette d’indépendants, ce qui fut notamment le cas des Frères musulmans. La distinction proposée alors par Alain Roussillon a alimenté durant plus de deux décennies les études sur le champ partisan égyptien. La période de transition qui suit immédiatement la révolution de 2011 est marquée en revanche par l’explosion du nombre de partis qui permet l’accession au champ politique formel de nombreuses formations, notamment les forces politiques islamistes. Mais après la reprise en main du pays par le général Sissi en 2013, le nouveau mode de scrutin et le retour de la répression entraînent une mise sous tutelle du système partisan, reconfigurant la coupure entre inclus et exclus du champ politique, qui ne recoupe plus désormais la distinction formel/informel, mais repose davantage sur le soutien apporté ou non à la « Révolution du 30 Juin ».

20En s’inscrivant toujours dans le registre de la réforme, transposée à la période actuelle, c’est aussi le couple d’opposition « endogène » vs « allogène » que Marie Vannetzel réévalue dans sa contribution. La réforme des subventions à l’alimentation et à l’énergie mise en chantier par le gouvernement Sissi, qui vise à terme à leur suppression ou du moins à leur allègement drastique, lui sert de fil conducteur. Or, son analyse témoigne de l’existence d’interactions beaucoup plus complexes que la simple imposition de réformes néo-libérales par les institutions financières internationales à un pays qui serait passif. En effet les experts, et ici en l’occurrence des expertes égyptiennes, participent pleinement à l’élaboration du cadre conceptuel et des dispositifs techniques de la réforme, en vue non pas de pénaliser, mais bien d’aider les populations pauvres, tout comme les réformistes de l’entre-deux-guerres visaient au mieux-être de leur société. La révolution de 2011 a joué comme accélérateur de la mise en œuvre de la réforme des subventions à la consommation, fortement soutenue et défendue par le chef de l’État qui n’hésite pas à la publiciser. Son discours pédagogique tonitruant s’adresse au basit, mot signifiant à la fois « simple » et « pauvre », qui apparaît comme une forme d’individualisation de la ‘âmma, la masse mal éduquée à laquelle s’adressaient les réformistes d’antan. Tout comme la ‘âmma précédemment, le basit doit comprendre la nécessité de la réforme, sinon il se voit accusé d’entrave au progrès et au développement.

21Sans changer de direction interne, qui demeure un mécanisme autoritaire du haut vers le bas, le paradigme de la réforme continue de voyager. Il désigne désormais, pour reprendre la conclusion de l’article de Christian Topalov, l’action qui vise « à défaire tout ce que les « réformateurs » de jadis avaient voulu construire et contribué à faire advenir. Mais l’obligation réformatrice s’impose, là encore, par des réseaux de mots, de personnes et d’institutions analogues à ceux du passé – et autrement plus puissants, car ils incluent des éléments cruciaux des appareils étatiques nationaux et transnationaux. De quoi réduire au silence, espèrent les réformateurs, ceux qui entendent ne pas se plier aux réformes ». À l’heure où les voix des Algériens s’élèvent massivement pour réclamer la fin du régime, l’alternative entre réforme et révolution qui a marqué le XXe siècle ne semble laisser qu’une étroite ligne de crête à ce qu’on pourrait désigner, si le mot n’était lui-même galvaudé, par dialogue social. Un sens du dialogue et de l’écoute qui était, est-il besoin de le rappeler, au centre de la posture scientifique et citoyenne d’Alain Roussillon.

Notes

  • [1]
    Expression empruntée à Michel Camau, organisateur lors du Ve Congrès de l’Association française de science politique à Aix-en-Provence, en 1996, d’une table-ronde intitulée « Voies et moyens d’une banalisation d’une aire culturelle : approches du politique dans le monde arabe et musulman ».
  • [2]
    A. Roussillon (dir.), « Égypte : recompositions », Peuples méditerranéens n° 41-42, octobre 1987-mars 1988 ; A. Roussillon et M. Abdel Fadil (dir.), « L’Infitah, état des lieux », Tiers Monde Vol. XXXI, n° 121, janv-mars 1990 ; A. Roussillon (dir.), « Égypte 1990 : enjeux de société », Maghreb-Machrek n° 127, janv-mars 1990 ; A. Roussillon (dir.), « L’Égypte en débat », Égypte/Monde arabe n° 20, 1994 ; A. Roussillon (dir.), « Nasser, 25 ans », Peuples méditerranéens n° 74-75, janv-juin 1996.
  • [3]
    On trouvera une sélection des travaux d’Alain Roussillon, accompagnée d’une substantielle introduction analysant sa production autour de certaines de ses thématiques de prédilection, notamment la réforme, dans Réforme et politique dans le monde arabe, textes choisis et présentés par Laure Guirguis et Hamit Bozarslan, CNRS Éditions, 2018.
  • [4]
    A. Roussillon (dir.), Entre réforme sociale et mouvement national. Identité et modernisation de l’Égypte (1882-1962), CEDEJ, Le Caire, 1995.
  • [5]
    A. Roussillon, « Diasporas arabes en Amérique latine ? », Transcontinentales [En ligne], 4/2007, document 6. URL : http://journals.openedition.org/transcontinentales/646
  • [6]
    A. Roussillon, « Savoirs réformistes et politique en Égypte au tournant des années 1940 », Genèses, 5, 1991, p. 54-80 [En ligne]. URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_1991_num_5_1_1077.
Frédéric Abécassis
Maître de conférences à l’ENS de Lyon depuis 2000 et membre du LARHRA, Frédéric Abécassis est actuellement directeur des études à l’Institut français d’archéologie orientale. Agrégé d’histoire, il a enseigné le français en Égypte de 1989 à 1996 et fréquenté assidument le CEDEJ. Après deux années de délégation au Centre Jacques Berque de Rabat, il est devenu en 2012 rédacteur en chef de L’Année du Maghreb, revue de l’IREMAM (Aix-en-Provence). Ses travaux ont porté sur les structures du marché scolaire égyptien et ses fluctuations à l’époque libérale, sur l’histoire des mobilités et des diasporas post-coloniales au départ du Maghreb.
Sylvia Chiffoleau
Sylvia Chiffoleau est historienne au LARHRA de Lyon (CNRS). Après un long séjour en Égypte dans la mouvance du CEDEJ, elle a été affectée à deux reprises à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), à Damas puis à Beyrouth. Elle consacre ses travaux à l’étude des sociétés du monde arabe depuis le XIXe siècle, notamment à travers les pratiques et les représentations de la santé. Elle a par ailleurs exploré le domaine des pèlerinages, notamment le pèlerinage à La Mecque durant l’époque coloniale. Ses travaux les plus récents portent sur la question du temps et des rythmes sociaux dans le monde arabe et sur la façon dont ceux-ci ont été refaçonnés par la modernité.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/05/2020
https://doi.org/10.4000/ema.6499
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