CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Lorsque, trente ans après la disparition de Charles Fourier, il brosse le tableau de l’ensemble des entreprises destinées à donner vie aux théories et recommandations de l’auteur du Nouveau monde industriel et sociétaire, Just Muiron, un des piliers de l’école sociétaire, ne peut que constater le caractère “modeste” des réalisations concrètes. Ces dernières, observe-t-il dans les colonnes de La Science sociale, se comptent sur les doigts d’une seule main : l’Union agricole de Saint-Denis du Sig (Algérie), la colonie de Condé-sur-Vesgre, le Familistère de Guise et la Maison Rurale d’enfants pour l’expérimentation sociétaire de Ry. En dépit de ce constat plutôt sombre, Muiron veut persuader le lecteur que le mouvement est plus dynamique que jamais. “La pensée de Fourier se perpétue, la foi en ses découvertes sociologiques se maintient militante” (Muiron 1867, 8), affirme-t-il au terme de son bref examen.

2Dans l’année qui suit, Muiron revient à la charge, notamment à l’occasion d’un article intitulé “Le Phalanstérion”. Après avoir rappelé les principes élémentaires des phalanges –associations domestiques de 300 à 360 familles (soit l’équivalent de 1500 à 1800 personnes) résidant dans des phalanstères et organisées de façon à transformer, grâce à la formation, les travaux en plaisirs–, Muiron plaide, à l’unisson d’autres membres de l’école sociétaire, en faveur d’expérimentations à tailles plus modestes : les phalanstérions. La colonie de Condé-sur-Vesgres s’était lancée dans l’aventure dès 1833, le groupe fondateur reconnaissant que “la marche la plus économique, la plus sensée, la plus sûre pour faire passer de théorie en pratique la découverte des lois de l’harmonie passionnelle, devait être l’expérimentation du procédé sociétaire sur une masse d’impubères réunis au nombre strictement suffisant” (Muiron 1868, 88), 400 enfants en l’occurrence.

3On sait, grâce notamment aux travaux de Desmars (2010), le rapide décalage qu’entretient le ménage sociétaire de Condé-sur-Vesgres avec le modèle phalanstérien. Au moment où Muiron rédige “Le Phalanstérion”, la colonie a clairement pris ses distances avec les préceptes sociétaires les plus élémentaires. Déçu et amer face à une entreprise que Fourier fut le premier à désavouer, Muiron tourne alors son regard vers deux autres phalanstérions dont il espère le meilleur. “Avec les moyens de l’expérimentation qui leur sont acquis, et à eux seuls, agissant de concert, M. Godin Lemaire, le manufacturier créateur du familistère de Guise, et M. Jouanne, l’organisateur habile de l’institut de Ry, pour peu que les zélateurs de la doctrine leur viennent activement en aide, mettront à coup sûr en pleine lumière, dans un temps plus ou moins prochain, la réalité absolue de la grandiose, de l’inestimable découverte dont le génie de Charles Fourier nous a dotés” (Muiron 1868, 89).

4Ces deux phalanstérions ont-ils tenu les promesses que Muiron fait miroiter dans les colonnes du journal fouriériste ? Quelles places y est-il accordé à l’éducation et sur la base de quels principes ? Comment la philosophie sociétaire informe-t-elle les activités éducatives en vigueur à Ry et à Guise ? Quelles leçons peut-on tirer quant aux conditions de possibilité et à la portée de ces utopies concrètes ? Ce texte a pour ambition de fournir quelques éléments de réponse. Outre les sources publiées –sur papier ou en ligne– sont utilisés ici des matériaux disponibles aux archives départementales de Seine-Maritime (Darnétal), à la bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers (Paris) et au Familistère de Guise.

Racines sociétaires

5Pour regarder l’utopie en actes, il peut paraître paradoxal de s’appuyer sur le père de l’école sociétaire. En effet, “chez Fourier la notion d’utopie n’est jamais invoquée que de façon négative et péjorative, comme un terme du langage commun, qui signifie très simplement : chimère, fantaisie, infaisabilité” (Mercklé 2004, 11). C’est pourtant dans le grand livre de l’utopie que l’œuvre de Fourier et d’autres disciples à sa suite a été consignée et enregistrée. À défaut de discuter ici de la pertinence d’une telle option, il faut rappeler les principes les plus élémentaires qui, selon Fourier, doivent guider la pratique éducative au phalanstère. La section III du Nouveau monde industriel et sociétaire (partagée en deux notices respectivement consacrées à l’éducation de la basse enfance et à celle des moyenne et haute enfances) constitue à ce sujet une référence difficilement contournable. “L’éducation sociétaire, y lit-on, a pour but d’opérer le plein développement des facultés matérielles et intellectuelles, les appliquer toutes, même les plaisirs, à l’industrie productive” (Fourier 1845 [1829], 167). Le travail, en conséquence, est indissociable de l’éducation, à condition d’être attrayant et épanouissant. Fourier recense vingt-quatre “ressorts d’éclosion des vocations” censés, grâce à la pratique productive, contribuer au plein épanouissement d’une morale éducative sociétaire digne de ce nom. Ces ressorts puisent dans un large spectre allant du charme du maniement des petits outils aux luttes émulatives entre phalanges en passant par l’attirance pour les séances de travail courtes et variées.

6Dans l’ordre sociétaire, l’éducation a pour point commun avec le travail d’être mue par les passions, ces “tigres déchaînés”, ces “énigmes incompréhensibles” que les philosophes ont tendance à réprimer alors qu’il suffit de les harmoniser pour espérer quitter le stade honni de la Civilisation. À cette fin, il faut “dès le berceau, développer franchement le naturel que l’éducation familiale tend à étouffer et travestir même chez l’enfant au berceau” (Fourier 1845, 170). Comme le travail encore, l’éducation fait l’objet d’organisations sériaires, aussi bien pour ce qui concerne les bonnes, les salles (les séristères) que les enfants. Fourier distingue cinq phases éducatives, en fonction de l’âge des “marmots” et délivre pour chacune d’entre elles des préceptes précis. Dans un phalanstère, les nourrissons et les poupons (0 à 2 ans), par exemple, occupent six salles différentes. Pour éviter toute gêne réciproque, on sépare les pacifiques, les rétifs et les diablotins. Chaque salle par ailleurs “est chauffée au degré convenable pour tenir l’enfant en vêtement léger et éviter l’embarras de langes et de fourrures. Les berceaux sont mus par mécanique : on peut agiter en vibration vingt berceaux à la fois. Un seul enfant fera ce service, qui occuperait chez nous vingt femmes.” (Fourier 1845, 175).

7Pour les âges supérieurs, Fourier préconise d’organiser l’éducation grâce à une division en deux “corporations d’instincts” : les petites hordes spécialisées dans les travaux répugnants et les petites bandes dans le luxe collectif. Plutôt que de les réprimer comme en Civilisation, on utilise pour cela le goût de la saleté qui prédomine chez les petits garçons et celui de la parure chez les petites filles. “En opposant ces goûts, l’éducation sociétaire conduit l’un et l’autre sexe au même but par diverses voies : les petites hordes au beau, par la route du bon ; les petites bandes au bon, par la route du beau” (Fourier 1845, 206). Une fois encore, c’est par la formation de séries passionnées et la mise en concurrence des sexes et des instincts que Fourier espère atteindre, grâce au travail et à l’éducation, le stade ultime de l’harmonie sociale.

8Afin de penser et de réformer les pratiques éducatives, plusieurs membres de l’école sociétaire se sont empressés de marcher sur les brisées du maître, à commencer par Victor Considerant qui publie en 1844 une Théorie de l’éducation naturelle et attrayante, ouvrage qu’il dédie aux mères. “Le libre développement des vocations, y écrit-il, voilà le principe de l’éducation : la pratique des choses dans les Groupes et les Séries, voilà le moyen” (Considerant 1844, 63). De fait, le chef de file de l’école sociétaire n’innove guère. À la recherche de l’“éducation vraie”, il vilipende les méthodes en vigueur en Civilisation. Pour se défaire des “dures et idiotes lois de la contrainte pédagogique”, il prône, avec Fourier, une éducation universelle et conforme aux vocations. Il est pour ce faire de multiples exigences. L’une consiste, par la voie de l’expérience, à toujours confronter l’enfant au matériel et au concret avant de l’emmener vers l’idéel et l’abstrait. D’autres fouriéristes encore se penchent sur la question éducative. Dans Les enfants au Phalanstère, dialogue familier sur l’éducation (1844), François Cantagrel énonce trois conditions essentielles à une bonne éducation : le développement des sens, le développement des caractères et des vocations, le développement intellectuel.

9Pour donner vie à ces préceptes, les membres de l’école sociétaire ne comptent pas uniquement sur les phalanstères stricto sensu. Ils envisagent des expérimentations réservées à l’éducation enfantine. Fourier (1833a et b) est le premier à réfléchir à un tel projet. “Si l’on peut, avec des enfants de 3 à 12 ans, former la quantité de séries nécessaires au mécanisme des instincts et à la démonstration du quadruple produit, l’opération devient d’autant plus séduisante qu’elle sera prompte et qu’elle coûtera peu. J’ai dit, au n° précédent, qu’elle n’emploierait que moitié de 500 hectares, seulement 250 ; de nouvelles vérifications, faites par comparaison à la surface du jardin des Tuileries, m’ont prouvé qu’il suffira d’un terrain égal à six fois l’aire de ce jardin que j’estime, terrasses comprises, à 28 hectares ; ce serait environ 170 hectares, dont 20 pour les bâtiments, cours et étables, 150 pour les cultures ; mais il faut une terre ameublie et propre à être convertie subitement en jardins ; car l’horticulture, les légumes sont le travail convenable aux enfants, sauf quelques grands végétaux, comme le maïs qui leur plaît beaucoup. Il sera extrêmement facile de réunir et de loger 500 enfants d’âge gradué dans les deux sexes, ni moins de 3 ans ni plus de 12. Le prix de pension pourra être fixé fort bas, parce qu’ils produiront beaucoup ; on pourra en admettre gratis quelques-uns qui feront preuve de talents convenables et rares ; on créera donc 50 bourses, dont 25 aux garçons, 25 aux filles, et pareille quantité de demi-bourses” (Fourier 1833a, 303).

10L’idée fait son chemin. Elle est reprise et retravaillée par Fourier lui-même dans La fausse industrie (1836). Sous la houlette de Considerant, les architectes Daly et Maurize achèvent par ailleurs en 1837 les plans d’un phalanstère d’essai. En 1843, après qu’un appel de fonds a été effectué, les plans et le budget prévisionnel de cet Institut sociétaire pour quatre cents enfants sont soumis en 1843 à Joseph Reverchon, cultivateur à Château-Chalon (Jura) et ami de la cause sociétaire à laquelle il a, à plusieurs reprises, apporté une aide matérielle (Brémand 2009). Mais l’aventure s’arrête là. Trois ans plus tôt, Pierre-A. Guilbaud (1840), ancien agent spécial des orphelins à Nantes et fouriériste dissident, avait établi lui aussi un plan pour l’établissement comme germe d’harmonie sociétaire d’une maison rurale industrielle d’apprentissage pour 200 élèves, garçons et filles, âgés de 5 à 13 ans. Directement inspiré par les indications fournies dès 1833 par Fourier, le projet entre dans le détail de l’emménagement des lieux, des individus concernés, des soins à fournir, des quarante-cinq types de travaux à effectuer (depuis l’opéra harmonien jusqu’à la cuisine en passant par le soin des lapins), de l’emploi du temps des enfants (entre le lever à quatre heures du matin et le coucher à huit heures et demie du soir) et, enfin, du budget de l’établissement.

11Neuf ans plus tard, Auguste Savardan, grande figure de l’école sociétaire, met au point un projet d’asile rural destiné à recueillir les enfants trouvés et à les éduquer en vertu des principes fouriéristes. Le projet est repris et à nouveau exposé dans Colonie maternelle (1851), que Savardan cosigne avec Désiré Laverdant, instituteur. L’objectif premier est de fusionner deux institutions existantes (crèches et salles d’asile), “vagues esquisses harmoniques”, afin de répondre aux besoins d’une éducation sociétaire en milieu rural. Il faut aussi, selon les auteurs, que des groupes phalanstériens adoptent des enfants trouvés dans leurs localités. On pourra de la sorte fonder des colonies maternelles qui rassembleront dans de mêmes essaims unitaires “nos propres enfants fraternellement unis avec des Enfants-trouvés, avec quelques enfants d’ouvriers, de paysans, de domestiques : voilà notre petit monde d’expérience” (Savardan & Laverdan 1851, 22). Pour donner vie à la première colonie, les deux fouriéristes estiment à trois ans le temps du montage et à 260 000 francs le budget nécessaire à la fondation de l’établissement (qu’ils projettent alors d’implanter “à une certaine distance de Paris, à La Chapelle-Gaugain par exemple”). Mais là encore, le projet ne passe pas le cap de la réalisation.

12Tout n’est pas cependant qu’esquisses de papier. Brémand (2008) a recensé plusieurs expérimentations concrètes de phalanstérions français, comme l’Institut de l’enfance de Jules Gay et de Désirée Véret (1840), la Maison de santé et de sevrage de Beauregard (1852-1868), la Maison rurale industrielle, d’asile et d’apprentissage de Saint-Benoît (1846), la Maison Rurale d’enfants pour l’expérimentation sociétaire de Ry (1862-1884) ou encore, sur un registre différent, le Familistère de Guise (1859-1968). Bien que méconnues et parfois éphémères, ces innovations témoignent de la capacité de l’école sociétaire à promouvoir une réflexion originale sur l’éducation et à franchir le pas qui sépare l’utopie abstraite de l’utopie concrète. Dans la mesure où ils peuvent être considérés comme les réalisations les plus viables, parce que plus durables, c’est aux deux derniers de ces phalanstérions que les réflexions qui suivent sont réservées.

À l’ombre des notables fouriéristes

13Dans une période placée sous le sceau de la question sociale, les expérimentations de Ry et de Guise sont menées sous l’égide de deux hommes de la même génération : Adolphe Jouanne (1819-1895) et Jean-Baptiste André Godin (1817-1888). L’un et l’autre sont des notables installés dans des bourgs de province, dans des zones rurales plutôt ouvertes à l’esprit de la solidarité qui fait pièce alors au mouvement d’industrialisation et d’urbanisation ainsi qu’à son cortège de misères. Au moment où Jouanne veut faire vivre sa Maison Rurale, Ry, village situé à une vingtaine de kilomètres à l’est de Rouen, compte deux sociétés de secours mutuel, une caisse destinée aux sapeurs-pompiers et un magasin coopératif (le Service d’Approvisionnement Économique) (Asselin & Fuchs 1991). Jouanne a créé en 1861 la caisse de retraite des soldats du feu et a été surtout, en 1855, l’artisan d’une des deux sociétés de secours, l’Unité Fraternelle. Près de vingt ans plus tard, les statuts de l’Unité indiquent que “jusqu’à ce que le Président soit nommé par l’Empereur, la Société continuera d’être présidée par Monsieur Jouanne son principal fondateur” (Statuts de l’Unité Fraternelle 1876, non paginé). Après avoir effectué le tour de France des compagnons et pris conscience de la réalité de la condition ouvrière, Godin crée une entreprise d’appareils de chauffage et de cuisson domestique. Plusieurs années après, il bâtit un Familistère, à Guise (Aisne), sur des terres particulièrement perméables aux idées socialistes. Ce faisant, il ne se contente pas d’un rôle de capitaine d’industrie ni même d’employeur philanthrope, il assume aussi des responsabilités politiques locales (maire de Guise et membre du conseil général) et nationales (député de 1871 à 1876).

14Tous deux bourgeois de condition, Jouanne et Godin ont en commun d’être dotés de ressources financières suffisantes pour soutenir matériellement les opérations dont ils sont les fers de lance. Jouanne, le premier, est diplômé de médecine et pharmacien à Ry. Tout comme Godin, il multiplie les trouvailles techniques dans son domaine et est récompensé par de multiples sociétés savantes. Il se révèle pareillement sensible au dénuement matériel et au manque d’instruction qui gangrènent la classe laborieuse. En une période où l’enseignement agricole demeure un parent pauvre du système éducatif français, Jouanne lance plusieurs souscriptions au profit d’un projet de Maison Rurale destinée à des enfants âgés de six à douze ans. Lui-même contribue au financement de la bâtisse dont la construction est entamée en 1866, après plusieurs années d’attente. Sise sur un terrain de douze hectares, la Maison est définitivement établie en octobre 1871 (Le Petit Rouennais 25 avril 1878). Elle est composée pour l’essentiel de salles de classe, de logements et de dortoirs. Par ailleurs, “un vaste jardin annexé à l’établissement permet aux enfants de s’initier à la taille des arbres et aux premiers éléments de la culture, d’expérimenter la valeur, l’aménagement et la fabrication des différents engrais. Un atelier spécial leur permet de s’exercer aux travaux sur bois et sur métaux. Enfin, une basse-cour variée complète le cadre actuel des amusements récréatifs et instructifs offerts aux enfants” (L’éducation nouvelle par le libre essor des facultés 1877, 2e de couverture). Avec un arrière-fond fouriériste assumé, l’objectif est de fournir les moyens les plus adaptés à une éducation pratique aussi plaisante qu’efficace.

15À Guise, le projet développé par Godin est de nature différente. Soucieux lui aussi de trouver des réponses concrètes pour résoudre les problèmes que pose la question sociale (pauvreté, faibles salaires, maladie, instabilité familiale, chômage…), Godin ne retient pas la solution de l’enrichissement et préfère offrir à ses ouvriers des équivalents de la richesse. C’est dans un tel esprit que, en 1859, il pose la première pierre du Familistère, “palais social” progressivement équipé d’un ensemble de ressources et de services accessibles à tous les locataires : des logements propres et chauffés, l’eau courante, une buanderie, une piscine, un économat, une bibliothèque, un théâtre, des jardins ouvriers et d’agrément, des associations de loisirs… et, bien sûr, des écoles. Le Familistère, ensemble de pavillons d’habitations communautaires et de bâtiments fonctionnels, est situé à proximité immédiate de l’usine Godin. Dans un espace relativement serré, “mille cinq cents personnes peuvent se voir, se visiter, vaquer à leurs occupations domestiques, se réunir dans les lieux publics, et faire leurs approvisionnements sous galeries couvertes, sans s’occuper du temps qu’il fait, et sans avoir jamais plus de 160 mètres à parcourir” (Godin 1979 [1871], 299). Les lieux d’éducation font partie intégrante de l’ensemble. Une nourricerie et un pouponnat sont construits en 1862, des écoles sept ans plus tard. L’ensemble est durablement dirigé par Marie Moret, concubine puis seconde épouse, à partir de 1886, de Godin.

16À Ry et à Guise, les espaces éducatifs imaginés et érigés sous la houlette de Jouanne et de Godin s’instruisent dès le départ de préceptes sociétaires. Le pharmacien normand n’en fait pas mystère : la Maison est d’inspiration fouriériste. Elle “a pour objet de développer chez les enfants leurs différentes aptitudes ; faciliter, dès leurs plus jeunes années, l’éclosion de leurs vocations, afin de les rendre aptes à s’ouvrir plus tard, dans l’agriculture, l’industrie, le commerce ou les sciences, une brillante carrière conforme à leur aptitude naturelle. Les Fondateurs de la Maison Rurale se sont proposé surtout de créer un milieu qui soit, autant que possible, la reproduction en petit des industries primordiales, pour que l’enfant placé dans ce milieu puisse manifester ses tendances et développer ses capacités pour telle ou telle profession” (L’éducation nouvelle par le libre essor des facultés, 1877, 2e de couverture).

17À la différence des écoles traditionnelles qui fonctionnent à la contrainte, le but de l’école ryaise est “la Recherche pratique des moyens de rendre le travail et l’étude attrayants aux enfants” (L’éducation nouvelle… 1877, 4e de couverture). Dans un courrier qu’il adresse à La Science sociale (“revue bimensuelle de socialisme pratique et rationnel”, organe de l’école sociétaire), Jouanne précise que la Maison Rurale repose sur l’attrait et le libre essor des facultés naturelles de l’enfant. Les observations et les expériences réalisées hors des murs de la classe valent davantage que les apprentissages de pupitres. “Notre jeune élève apprendra mieux à lire, croyons-nous, en déchiffrant, avec le secours d’un ami, quelques-uns des nombreux écriteaux disséminés dans les ateliers et jardins de la maison rurale, que de rester deux heures les yeux fixés sur un a b c ennuyeux –et de même pour l’écriture ; quelques minutes d’attention pour apposer sa signature sur les feuilles de présence des ateliers, l’inscription de ses travaux personnels sur son carnet lui profiteront plus qu’une fastidieuse page de bâtons” (Jouanne 1867, 125). Lieu d’expérimentation de la théorie des petits groupes chère à Fourier, la Maison Rurale défie donc les principes éducatifs traditionnels, non seulement parce que la pratique prend le pas sur l’abstrait dans les modalités de l’apprentissage, mais aussi parce qu’on y sape la hiérarchie classique qui oppose le maître à l’élève. À Ry, conformément à l’esprit sociétaire, l’enfant est “l’instituteur naturel de l’enfant. C’est le plus âgé qui stimule et critique le plus petit qu’il prend sous son patronage” (Jouanne 1867, 125).

18Un même esprit imprègne les espaces éducatifs du Familistère. Non sans proximité évidente avec les découpages suggérés par Fourier pour rythmer les âges de l’éducation, Godin et Moret mettent en place une nourricerie (pour les jeunes enfants de 15 jours à deux ans), un pouponnat (2 à 4 ans), un bambinat (4 à 6 ans), un cours élémentaire (6 à 8 ans), un cours moyen (8 à 10 ans), un cours supérieur (10 à 13 ans) et des cours du soir pour les adultes. Pour des raisons pragmatiques, les segmentations et les dénominations ne sont pas non plus étrangères à celles des textes ministériels. Aux stades inférieurs, et comme Fourier y incite, priorité est donnée au développement corporel. Les maîtres appliquent les préceptes de la “méthode naturelle” promue par Marie Pape-Carpentier, pédagogue fouriériste avec laquelle Godin et Moret ont l’occasion de correspondre et de collaborer. Pour acquérir des connaissances, le meilleur moyen est l’observation et l’expérimentation. “Lorsqu’il s’agit de faire connaître à l’enfant les objets et les êtres qui l’entourent, il faut les lui faire observer en réalité ou en image. L’enseignement doit arriver à l’intelligence par l’intermédiaire des sens : il n’y a pas, à cet âge du moins, d’autre chemin pour y parvenir” (Pape-Carpantier, Delon & Delon 1869, 37). La pédagogie familistérienne de la découverte du monde comme de l’apprentissage des compétences élémentaires (lecture, écriture, calcul…) est tout entière contenue dans un tel principe.

19D’autres impératifs gouvernent les stades éducatifs ultérieurs, à commencer par l’apprentissage des savoirs de base à l’école primaire. Mais, globalement, comme à Ry, l’objectif est d’inventer une nouvelle grammaire éducative qui satisfasse les besoins de liberté de mouvement des enfants, leur apprennent les rudiments de la démocratie… et qui, surtout, puisse être la source de savoirs concrets et utiles. “L’Instruction, au Familistère, se tient dans la sphère des choses pratiques et usuelles ; on enseigne spécialement à l’élève ce dont il aura besoin tous les jours, et dans les différentes circonstances de la vie. Toutes les études de l’élève, tous les problèmes qu’il est appelé à résoudre sont pris sur le vif des faits les plus ordinaires de la vie, de sorte que l’enfant s’initie à la connaissance des choses usuelles et pratiques par ses études à l’école” (Godin 1979 [1871], 382). Outre, plus généralement encore, la culture des facultés sensitives, affectives, intellectuelles et morales (dont la solidarité au premier chef), l’éducation familistérienne hérite de Fourier cette idée que la compétition, l’émulation et la récompense sont des principes pédagogiques vertueux. Afin qu’ils puissent se surpasser, les élèves sont ainsi classés en fonction de leurs progressions. “Les progrès qu’il [l’élève] a faits pendant la semaine ont été comptés par points, et c’est celui qui a le nombre de points le plus élevé qui est le premier. Il est aussi tenu compte de ses efforts” (Oyon 1865, 32). De nombreux moments à forte tonalité rituelle, quotidiens ou plus exceptionnels (comme la fête annuelle de l’enfance), mettent en scène publiquement ces classements et sont l’occasion de récompenser les meilleurs.

20Les écrits de Fourier ne sont pas les seuls à inspirer les pratiques éducatives à Ry et à Guise. Friedrich Fröbel, le père des “Kindergarten” (jardin d’enfants), sert également de référence à Jouanne et à Godin. Il faut dire que le principe d’implication active que préconise Fröbel (1859) ne s’oppose guère à la philosophie sociétaire. Dans les petites classes, Fröbel invite les enseignants à lire des histoires, à apprendre des comptines aux enfants, à cultiver des jardins avec eux, à donner une large place aux jeux…, toutes sortes d’activités pratiques qui font sens dans une perspective fouriériste.

L’éducation sociétaire en pratique

21Les réalisations concrètes et les pratiques éducatives observables dans les deux phalanstérions sont-elles à la hauteur des ambitions de leurs instigateurs ? Le bilan est a priori plutôt contrasté. À Ry, la Maison Rurale peine plus qu’à Guise pour passer de l’intention à la concrétisation. La naissance, déjà, n’est pas une opération simple. De 1857 à 1859, des fonds issus de souscriptions sont comptabilisés dans le budget de l’Unité Fraternelle afin de financer un jardin d’enfants. Mais rien ne se passe et une longue parenthèse d’inaction s’ouvre alors. Le projet renaît de ses cendres en 1862. Il se heurte vite cependant à des résistances variées qui freinent à nouveau l’élan de Jouanne (Asselin & Fuchs, 1991). Ce n’est qu’en 1866, grâce notamment à des liquidités obtenues suite à l’organisation d’une loterie, que la Maison Rurale peut sortir de terre. Par souci de réalisme, Jouanne fixe à six ans l’âge minimal des jeunes résidents de la Maison Rurale. En deçà, juge-t-il, les bambins sont incapables d’effectuer des travaux sérieux et productifs.

22En 1874, la Maison Rurale compte une vingtaine d’enfants alors que sa capacité d’accueil est quelque peu supérieure (trente élèves). Le succès semble néanmoins au rendez-vous. Trois années plus tard à peine, L’éducation nouvelle, bulletin officiel de la Maison Rurale, recense une quarantaine de pensionnaires. Si on y ajoute les externes “tant de la Maison Rurale que de l’annexe placée sous la direction de notre institutrice, c’est un ensemble de 60 enfants, juste la moitié du nombre strictement nécessaire pour l’essai intégral du mécanisme sériaire” (L’éducation nouvelle par le libre essor des facultés 1877, 5-6). La même livraison indique que les constructions sont à peine suffisantes pour loger les quarante et quelques élèves internes, ainsi que le personnel qui leur est affecté. Des devis ont été effectués pour l’achèvement des constructions (pour accueillir jusqu’à soixante enfants), à hauteur d’une trentaine de mille francs. Il faut constater cependant l’existence de réelles difficultés de financement imputables au manque d’entrain des différentes parties prenantes de la Maison.

23En 1878, le même bulletin propose une rationalisation du schéma de développement passé et à venir de la Maison. La première étape a été constituée par l’introduction d’un enseignement placé sous la direction de l’instituteur de la commune (12 pensionnaires), la deuxième par la fondation concurrente d’un pensionnat municipal. Le nombre d’élèves de la Maison Rurale a néanmoins doublé durant ce temps. La troisième étape consacre l’organisation de l’enseignement secondaire, la quatrième est celle des constructions destinées à loger les pensionnaires du moment et la cinquième celle du développement agricole de l’entreprise. En 1878, écrit l’auteur de l’article, deux étapes restent à parcourir : la concrétisation d’abord des applications partielles et successives des principes d’éducation fondés sur le libre essor des facultés ; l’application intégrale et simultanée ensuite de ces mêmes principes.

24Même si l’objectif final n’a jamais été véritablement atteint et si l’essor s’est avéré plus limité que Jouanne ne l’avait souhaité, les archives témoignent de l’existence, durant les années 1870, de nombreuses activités pédagogiques d’inspiration sociétaire. En plus des cours traditionnels (lecture, calcul…), les enfants pratiquent le jardinage, l’horticulture, l’élevage, la distillation, la musique, le chant, la gymnastique, le travail du bois et des métaux, l’équitation, la natation… ainsi, enfin, que la marche et la discipline militaires. Ces activités sont effectuées sous la direction d’adultes qualifiés. En 1874, Élisa Ragot-David, membre honoraire de l’Unité fraternelle qui a visité la Maison Rurale durant une journée entière, témoigne du fait qu’y règnent “l’ordre, la méthode, la propreté, l’économie de ressort” (Ragot-David 1874, 4). La réflexivité et la délibération collective sont aussi au programme. “On amène les enfants à se diriger eux-mêmes et chaque jour la dernière classe du soir est consacrée à causer avec eux sur tout le travail théorique et pratique de la journée et à prendre le lendemain les dispositions nécessaires pour que le travail soit fait avec ordre et méthode” (Ragot-David 1874, 5).

25Quelques années avant de produire ce témoignage favorable, Ragot-David avait pourtant émis quelques réserves dans un courrier publié dans La science sociale. Pourquoi, écrivait-elle alors, ne pas adjoindre de femme à l’équipe de direction de la Maison Rurale ? “Croyez-le bien, Monsieur, car c’est de la plus grande importance, vous ne ferez rien de solide en éducation, si la femme n’y a pas la plus large part, au moins pour les douze ou quinze premières années” (Ragot-David 1870, 161). Autre interrogation encore : le docteur Jouanne a-t-il l’intention de réserver la Maison Rurale à des jeunes garçons âgés de six à douze ans ? Si oui, pourquoi un tel choix ? “Je vous avoue, que pour faire quelque chose de neuf ; que pour chercher le chemin qui doit conduire au ménage sociétaire, dans lequel filles et garçons devront être élevés comme des frères et des sœurs, jouissant des mêmes avantages ; j’aurais voulu qu’il fût question de former une famille d’enfants, filles et garçons, élevés ensemble et de la même manière, sous la direction paternelle d’un homme comme vous, Monsieur, joignant la science au dévouement ; et la direction maternelle d’une femme en ayant à côté d’elle d’autres agissant sous son impulsion” (Ragot-David 1871, 161). À ces interrogations, et à d’autres encore, Jouanne répond longuement en mentionnant la présence d’une femme à la direction des affaires relatives au ménage (linge, cuisine) ainsi que d’une autre en charge de la basse-cour. Il note par ailleurs que “quand le ménage des garçons sera bien organisé, on pourra y admettre les petites demoiselles. Cette extension dépendra du succès de la première opération et des ressources dont pourra disposer l’établissement” (Jouanne 1870, 163).

26D’autres voix, comme celle du fouriériste Étienne Barrat, s’élèvent pour contester le caractère trop étroit de la réalisation ryaise. À cette critique, il est loisible d’adjoindre un constat : le coût de l’inscription pour une année scolaire au sein de la Maison Rurale de 300 jours est fixé à 400 francs (210 fr. pour les frais de nourriture, 190 fr. pour les frais d’instruction et de surveillance), ce qui ne prédispose guère les familles modestes à inscrire leurs rejetons et à contribuer au développement de l’expérimentation (Asselin & Fuchs 1991). Autre limite encore : durant les années de fonctionnement à peu près correct de la Maison Rurale (son activité cesse en 1881), des conflits multiples opposent Jouanne à plusieurs édiles de Ry et à des personnalités de la région. En dépit de quelques soutiens politiques nationaux, ils empêchent le fondateur de s’assurer des conditions suffisantes pour aller au-delà de la micro-expérimentation.

27À Guise, l’expérience est différente. Godin assure l’accueil et l’éducation de tous les jeunes familistériens, nouveau-nés, bambins et adolescents. Au début des années 1860, alors que trois cents personnes vivent au Familistère, sept enfants sont accueillis par la nourricerie, cinquante au pouponnat et au bambinat, et trente-cinq étudient dans les classes primaires. Les effectifs vont croissants : en 1874, on compte trois cent cinquante enfants éduqués et instruits grâce aux bons soins des professionnels de l’éducation du Familistère. En 1885, la nourricerie non comprise, les chiffres atteignent 272 garçons et 283 filles. La répartition est alors la suivante : pouponnat (34 garçons, 46 filles), première année maternelle (52, 53), deuxième année maternelle (40, 44) ; troisième année maternelle (36, 27) ; première année primaire (13, 32), deuxième année primaire (20, 21) ; troisième année primaire (23, 21) ; quatrième année primaire (23, 19), cinquième année primaire (22, 11), cours complémentaires (9, 9) (Godin 1885). À la différence de Ry, la mixité est de règle, au grand dam des autorités qui ne manquent pas, comme pour l’absence d’enseignement religieux, d’en faire reproches et problèmes à Godin.

28Dans les classes du Familistère, dont l’agencement matériel (lumière, bancs…) a été soigneusement réfléchi pour faciliter l’apprentissage des jeunes élèves, la pédagogie fouriériste n’est pas qu’un vernis idéologique. Celle-ci s’appuie d’abord sur un solide socle moral dont les principaux préceptes sont inculqués avec constance aux élèves : “La Vie est pour chacun de nous le bien le plus précieux”, “Notre plus grand devoir consiste à respecter la vie humaine et à lui venir en aide avec amour”, “L’existence nous est donnée pour travailler à notre perfection”, “Aider ses camarades, leur être utile est une bonne action”, “La perfection s’acquiert par le travail”… (maximes imprimées sur la couverture de cahiers fournis aux élèves du Familistère, archives du Familistère, Cnam, non coté).

29Comme dans la Maison Rurale, on pratique au Familistère une éducation qui se défie des travers de l’abstraction. Outre l’apprentissage des compétences et des savoirs de base, les jeunes élèves bénéficient d’enseignements tournés vers les savoirs pratiques indispensables à la vie quotidienne. Ils ont aussi l’occasion de visiter l’usine de Godin ou d’acquérir très tôt des rudiments de métrique et de minéralogie. Comme à Ry toujours, le jardinage est valorisé. Pour les classes primaires en particulier, Godin ne voit qu’intérêt à une telle activité. Inégalement pratiquée dans les faits, en raison principalement de la difficulté à trouver des professeurs disponibles, la culture de la terre ne favorise-t-elle pas l’acquisition d’un sens pratique ? Elle introduit également les enfants à l’exercice du droit de vote. Conformément aux préconisations de Fourier dans Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, le travail agricole invite à la constitution de petites hordes de jardiniers, “groupes séparés de filles et de garçons, élisant chacun leurs chefs et sous-chefs pour diriger les travaux et veiller au bon ordre” (conseil de gérance du Familistère de Guise, 29 mars 1881). Pour encourager une telle pratique, l’administration du Familistère verse “aux enfants une rétribution légère, variant suivant les aptitudes et les capacités des divisions des travailleurs, que le chef jardinier établit d’accord avec les enfants” (Godin 1979 [1871], 369). La force et l’originalité de l’éducation familistérienne ne tiennent pas qu’à ce type d’innovation. Grâce à un personnel qualifié et à une pédagogie efficace, les résultats scolaires sont bons, du moins si on les compare à ceux des enfants qui fréquentent les écoles classiques (Lallement 2009).

30Il est cependant quelques ombres au tableau. Godin est le premier à regretter par exemple que la nourricerie et le bambinat ne servent pas davantage aux femmes du Familistère pour concilier leur rôle de mère avec un emploi salarié. À l’extérieur du Palais social, certains critiquent par ailleurs les orientations de l’enseignement dispensé. Bien que justifiées par une pédagogie novatrice, les pratiques éducatives qui donnent priorité à l’apprentissage de savoirs concrets ne sont-elles pas au service, avant toute chose, des besoins de l’employeur qu’est Godin ? En 1886, le journal Le Révolté s’attaque ouvertement au fondateur du Familistère sur la base d’un tel constat. “Il y a par le monde des industriels qui se font des rentes en élevant des lapins, il y en a d’autres qui édifient des fortunes en élevant des petits fondeurs” (cité par Le Devoir, 1886, 386). On ne saurait être plus clair.

Hétérodoxie dans l’hétérodoxie

31Les archives ne permettent pas d’établir avec précision quels furent le rythme et le sens exacts de la marche des deux expérimentations présentées. Il est néanmoins une certitude quant à la dynamique propre à ces phalanstérions : l’écart entre la grammaire des passions de Fourier et les froides réalisations de Jouanne et de Godin n’est pas la résultante d’un enchaînement d’échecs et de désillusions qui, les mois et les années passant, auraient poussé les deux hommes à tempérer leurs espérances initiales en matière d’éducation. Tous deux subissent certes des déconvenues à répétition et se heurtent, parfois durement, aux institutions de leur temps. Mais les deux hommes savent aussi faire preuve d’imagination et d’obstination pour faire vivre des projets qui, même s’ils paraissent bien fades au regard de l’utopie colorée de Fourier, n’en sont pas moins l’expression d’objectifs novateurs et, pour certains, tôt fixés. À ce titre, la philosophie sociétaire a davantage servi de boussole pour une action pragmatique que de catéchisme pour fidèles intégristes.

32Les deux phalanstérions ont connu des destins inégaux, le Familistère réussissant davantage à donner vie aux préceptes fouriéristes. L’épreuve du temps les a aussi départagés. Au regard de la durée de vie du Familistère (plus d’un siècle), Ry est un feu de paille. La raison d’un tel contraste ? Un encastrement du microsystème éducatif guisard dans un ensemble communautaire, dont n’a pas bénéficié la Maison Rurale, et qui a alimenté durablement les écoles du Familistère en ressources et en légitimité. Ry et Guise n’en restent pas moins les deux seuls phalanstérions français au sein desquels quelques principes d’éducation sociétaire ont pu être éprouvés concrètement, durablement et avec un certain succès. Pour prendre la mesure exacte des conditions de possibilité de ces deux cas de figure singuliers, deux remarques serviront d’hypothèses conclusives.

33La première est que, en dépit de l’absence de soutien de l’école sociétaire alors sur la voie du déclin, l’environnement des phalanstérions et le profil social des deux instigateurs, bourgeois conquis aux idées sociétaires, ont sans nul doute contribué au succès, au moins relatif, des deux entreprises. Aucune des expériences cependant n’a fait tache d’huile. Bulles d’utopies concrètes, les phalanstérions sont restés l’affaire de ceux qui les ont fait vivre localement et aucun n’a servi de modèle à d’autres militants de la cause sociétaire. Les interactions entre la Maison Rurale et le Familistère ont été par ailleurs fort décevantes. “Monsieur Délais raconte dans le journal La Rénovation que Jouanne s’était un jour adressé au créateur du Familistère, proposant à ce dernier de tenter l’expérience sur un groupe d’enfants de la population familistérienne, mais il ne put se faire écouter par M. Godin qui, absorbé par l’idée qui lui servait de base pour l’édification de son œuvre, alors en formation, n’entendait pas dévier sa ligne de conduite, ni son activité au but qu’il poursuivait” (Asselin & Fuchs 1991, 86).

34Seconde remarque, les principaux protagonistes des expérimentations de Ry et de Guise partagent un même rapport, évolutif et ambivalent, avec l’école sociétaire. Jouanne et Godin ont tous deux revendiqué une paternité fouriériste quand, au départ, il s’est agi de justifier leurs entreprises respectives. Mais, avec le temps, les convictions sociétaires se sont émoussées. Tôt en marge du courant dominant représenté par Considerant, Jouanne (qui appartient, dans les années 1840, au groupe dissident “Le nouveau monde”) se tient à l’écart du noyau dur fouriériste durant les années où il travaille à la création puis à la direction de la Maison Rurale (Desmars 2006). À la fin de sa vie, il prend plus de distance encore avec ses premières amours fouriéristes. Il en va de même pour Godin. Ardent militant de la cause sociétaire avant de fonder le Familistère, largement inspiré des écrits de Fourier lorsqu’il s’agit d’innover en matière de rémunération et de relations de travail, il s’éloigne d’abord de Considerant et des siens après l’échec de Réunion au Texas (Lallement 2015) puis, plus tardivement en 1878, d’une partie importante de la doctrine fouriériste elle-même (Lallement 2009).

35Même si leur profil social est assez semblable à celui des autres membres de l’école sociétaire (Desmars 2010), Jouanne et Godin ont pour autre point commun d’être des hétérodoxes au sein même de la galaxie hétérodoxe que forme le petit monde du fouriérisme dans l’espace politique français. Situés au croisement d’espaces sociaux multiples, ils sont marginaux, au sens fort et sociologique du terme. Or la marginalité peut être propice, comme on le sait, à l’innovation. Voilà peut-être une des raisons pour laquelle, du point de vue de l’utopie éducative, les expériences menées à Ry et à Guise ont connu un peu plus de succès qu’ailleurs.

Français

Soucieux de passer de l’esquisse de papier à la réalisation matérielle, Charles Fourier et l’école sociétaire ont réfléchi dès la première moitié du XIXe siècle aux conditions permettant de donner vie aux phalanstères. Une voie possible, pensaient-ils, est celle des phalanstérions, colonies sociétaires de taille modeste. En 1867, Just Muiron constate pourtant que le bilan est plutôt maigre. Seules deux expérimentations retiennent alors son attention : la Maison Rurale de Ry et le Familistère de Guise. Si les modalités de fonctionnement de ces deux phalanstérions diffèrent largement, plusieurs points communs éclairent les conditions de leur plus grande réussite du point de vue de l’utopie éducative : action décisive de notables bourgeois gagnés aux idées fouriéristes, mais tenus en même temps aux marges de l’école sociétaire ; implantation dans des bourgs ruraux perméables au changement social ; expérimentation, sous l’égide d’adultes qualifiés, d’une pédagogie qui, par l’expérience du travail notamment, donne la part belle aux apprentissages concrets.

Español

Principios y prácticas de la educación societaria: las lecciones de dos falansterianos franceses

Preocupado de pasar del papel a la acción material, Charles Fourier y la escuela societaria reflexionaron a partir de la primera mitad del siglo XIX sobre las condiciones que permitían dar vida a los falansterios. Pensaban que una manera de hacerlo era de constituir pequeñas colonias societarias. Sin embargo, Just Muirion constató en 1867 que el resultado no era satisfactorio. Sólo dos experimentos llamaron entonces su atención: la Maison Rurale de Ry y el Familistère de Guise. Si las modalidades de funcionamiento de estos dos falansterianos difieren mucho, varios puntos comunes aclaran las condiciones de su importante éxito desde el punto de vista de la utopía educativa: acción decisiva de notables burgueses que comparten la ideas furieristas, pero al mismo tiempo manteniéndose en los márgenes de la escuela societaria; implantación en los burgos rurales permeables al cambio social; experimentación de una pedagogía que, bajo la égida de adultos calificados, y en particular por la experiencia del trabajo, ponen de relieve aprendizajes concretos.

Références bibliographiques

  • ASSELIN S. & FUCHS B. 1991 La Maison Rurale d’expérimentation sociétaire de Ry ou le Phalanstère d’enfants du Dr Jouanne, mémoire de fin d’étude, école d’architecture de Normandie
  • BREMAND N. 2008 Les socialismes et l’enfance. Expérimentation et utopie (1830-1870), Rennes, PUR
  • BREMAND N. 2009 “Affichage de la liste des auteurs de l’ouvrage Projet d’institut sociétaire pour quatre cents enfants”. Les premiers socialismes, bibliothèque virtuelle de l’Université de Poitiers. En ligne le 10-07-2009. <http://premierssocialismes.edel.univ-poitiers.fr/index.php?id=490>
  • CANTAGREL F. 1844 Les enfants au Phalanstère, dialogue familier sur l’éducation, Paris, À la librairie sociétaire
  • CONSEIL DE GÉRANCE DU FAMILISTÈRE DE GUISE 1881 “Compte rendu de la séance du 29 mars”, archives du Familistère, Guise
  • CONSIDERANT V. 1844 Théorie de l’éducation naturelle et attrayante, Paris, À la librairie sociétaire
  • DESMARS B. 2006 Les héritiers du phalanstère : le fouriérisme en pratique (du milieu du XIXe siècle au début du XXe siècle), in Chouquet G. & Daumas J.-C. éds Autour de Ledoux : architecture, ville et utopie, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 329-344
  • DESMARS B. 2010 Militants de l’utopie. Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIXe siècle, Dijon, Les Presses du réel
  • FOURIER C. 1833a “La théorie familière ou l’école d’éclosion des instincts, appliqués à tous genres de travaux et d’études : plan d’essai sur 500 enfants de 5 à 12 ans”, La Réforme industrielle ou Le Phalanstère-26, 301-306
  • FOURIER C. 1833b “Détails sur l’épreuve minime, en travaux à courte séance, appliquée à 160 enfants de 3 à 12 ans”, La Réforme industrielle ou Le Phalanstère-30, 346-348 et -31, 349-352
  • FOURIER C. 1836 La fausse industrie morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit et perfection extrême en toutes qualités, Paris, Bossange père
  • FOURIER C. 1845[1829] Le nouveau monde industriel et sociétaire. Invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées, Paris, À la librairie sociétaire, deuxième éd., premier tirage
  • FRÖBEL F. 1859 Manuel pratique des jardins d’enfants, Bruxelles, F. Claessen, Paris, Hachette
  • GODIN J.-B.A. 1885 “Discours de Godin à la fête de l’Enfance”, Le Devoir, t. 9, n° 366, 13 septembre, 561-564
  • GODIN J.-B.A. 1979[1871] Solutions sociales, La Digitale, Quimperlé, Kerflec’h-Mellac
  • GUILBAUD P.A. 1840 Plan pour l’établissement comme germe d’harmonie sociétaire d’une maison rurale industrielle d’apprentissage pour 200 élèves de toutes classes, garçons et filles, de 5 à 13 ans, où lesdits élèves seront instruits et dirigés dans les divers travaux de culture, de fabrique et de ménage, chacun selon ses vocations et aptitudes, d’après le régime d’industrie combinée attrayante de Charles Fourier, Paris, Lacour
  • JOUANNE A. 1867 courrier reproduit dans L.P. “Maison Rurale d’expérimentation sociétaire à Ry (Seine inférieure)”, La Science sociale-1(8), 1er juillet, 124-125
  • JOUANNE A. 1870 réponse à É. Ragot-David reproduite dans “La Maison Rurale d’enfants à Ry”, La Science sociale-4(11), 1er juin, 162-165
  • LALLEMENT M. 2009 Le travail de l’utopie. J.-B.A. Godin et le Familistère de Guise, Paris, Les Belles Lettres
  • En ligneLALLEMENT M. 2015 “Le travail, en Harmonie et au Texas”, Critique-812-813, “Fourier revient”, 89-100
  • L’ÉDUCATION NOUVELLE PAR LE LIBRE ESSOR DES FACULTÉS. Bulletin trimestriel de la maison rurale d’expérimentation sociétaire (1877), 7e année, 2e série, n° 2, janvier, 8 pages
  • Le Devoir 1886 “Les anarchistes et le Familistère”, t.10, n° 406, 385-387
  • Le Petit Rouennais 1878 “La Maison Rurale de Ry (Seine-Inférieure)”, 25 avril
  • MERCKLÉ P. 2004 “Utopie ou ‘science sociale’ ? Réception de l’œuvre de Charles Fourier au XIXe siècle”, Archives européennes de sociologie, XI, I, 1-26
  • MUIRON J. 1867 “Charles Fourier à l’Athénée de Paris”, La Science sociale-1(1), 16 mars, 5-9
  • MUIRON J. 1868 “Le phalanstérion”, La Science sociale-2(6), 1er juin, 87-90
  • OYON A. 1865 Une véritable cité ouvrière. Le Familistère de Guise, Paris, Librairie des sciences sociales
  • PAPE-CARPANTIER M., DELON C. & DELON F. 1869 Manuel de l’institutrice, Paris, Hachette
  • RAGOT-DAVID É. 1870 “La Maison Rurale d’enfants à Ry. À Monsieur le docteur Jouanne”, La Science sociale-4(11), 1er juin, 161-162
  • RAGOT-DAVID É. 1874 “L’enseignement par l’attrait. Courrier daté du 9 avril 1874”, Bulletin du mouvement social, 15 mai, 4-5
  • SAVARDAN A., LAVERDANT D. 1851 Colonie maternelle. Appel aux Phalanstériens, Paris, À la librairie phalanstérienne.
  • Statuts de l’Unité Fraternelle 1876 archives de Seine-Maritime, cote 4X150
Michel Lallement
Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique-CNRS
Conservatoire national des arts et métiers
1LAB40, 2, rue de Conté, 75003 Paris
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/12/2016
https://doi.org/10.3917/es.037.0097
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...