CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1

« Je tiens que le texte philosophique porte à l’extrême des contradictions qui le dépassent, mais qui ne trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante ».
(Balibar [1997a], p. 133)

2

« Un héritage ne se ressemble jamais, il n’est jamais un avec lui-même. Son unité présumée, s’il en est, ne peut consister qu’en l’injonction de réaffirmer en choisissant. […] il faut filtrer, cribler, critiquer, il faut trier entre plusieurs possibles, qui habitent de façon contradictoire autour d’un secret. Si la lisibilité d’un legs était donnée, naturelle, transparente, univoque, si elle n’appelait et ne défiait en même temps l’interprétation, on n’aurait jamais à en hériter. On en serait affecté comme d’une cause – naturelle ou génétique. On hérite toujours d’un secret – qui dit “lis-moi, en seras-tu jamais capable ?” ».
(Derrida [1993], p. 40)

Introduction

3Né en 1942, professeur d’histoire à l’Université de Chicago, Moishe Postone est sans doute l’un des théoriciens marxiens contemporains le plus critique envers… le marxisme [1]. Depuis près de trente ans, il reconstruit à partir de Marx une théorie radicale du capitalisme. Temps, travail et domination sociale (Postone [2009a]), paru en anglais en 1993, est son maître ouvrage, celui dans lequel il développe ses thèses principales et que prolongent ou explicitent divers essais depuis (Postone [2003], [2007], [2009b], [2009c], [2013]). Ce livre théorique de 600 pages expose et articule trois grandes contributions : 1) une critique du marxisme traditionnel ; 2) un débat avec l’école de Francfort ; 3) un essai de reconstruction de la critique de l’économie politique en mobilisant les textes du Marx de la maturité (Le capital, les Grundrisse) par lequel Postone entend bien distinguer « une critique du capitalisme faite du point de vue du travail d’une critique du travail sous le capitalisme » (Postone [2009a], p. 19). C’est ce dernier essai qui est au cœur de notre étude ici, car il constitue la pierre angulaire de l’œuvre de Postone et, pour nous, le cœur de l’originalité de son interprétation de Marx.

4Notre propos n’est pas de résumer Temps, travail et domination sociale[2], qui est d’une grande richesse conceptuelle et d’une grande culture théorique, mais, plus modestement et plus précisément, d’en saisir la spécificité et la portée en tant qu’interprétation de Marx. En cela nous ne chercherons pas à mettre celle-ci en perspective en critiquant tel ou tel élément de la construction d’ensemble (comme on peut le trouver parfois dans certaines lectures de Postone à propos de la monnaie ou de la lutte des classes (Harribey [2009])), mais nous essayerons de la prendre au sérieux et de la saisir dans son mouvement d’ensemble, en poussant le point de vue de Postone à la limite pour le positionner comme interprétation globale de Marx, et non d’abord comme une série d’apports partiels. Or, sur le plan méthodologique, se pose le problème du statut de cette interprétation en tant qu’interprétation. Si elle n’est qu’une interprétation qui se loge pleinement au cœur de ce qu’elle interprète et cherche à le prolonger en l’explicitant, qu’apporte-t-elle de plus ou de mieux à la critique radicale du capitalisme telle que Marx l’a engagée ? Autrement dit, est-ce que Postone se contente simplement de répéter – quand bien même il les reformulerait de façon originale – les idées-forces de Marx ? À l’inverse, si elle déborde ce qu’elle se propose d’interpréter, comment et dans quelle mesure modifie-t-elle cette critique du capitalisme ? La modifie-t-elle au point de dire autre chose, qui ne serait plus vraiment marxien, voire qui appauvrirait Marx [3] ? Pour sortir de cette alternative qui risque d’être stérile en nous enfermant dans la logique du tout ou rien – ou bien adhérer sans distance à la mise en scène que Postone donne de son positionnement, ou bien la rejeter complètement par une critique en extériorité –, nous allons adopter la position méthodologique de Paul Ricœur lorsqu’il commente un autre grand « interprète » contemporain de Marx, Michel Henry : « Une répétition qui ne laisserait entendre qu’une voix est sans doute impossible. La voix de [l’interprète], en se mêlant à celle de Marx, tantôt la fait mieux entendre, tantôt la couvre de sa propre diction » (Ricœur [1990], p. 292). Le propre de toute grande interprétation philosophique, poursuit Ricœur, c’est qu’elle n’est jamais une simple répétition, mais « toujours un débat où l’on entend deux voix » (ibid., p. 267), c’est-à-dire précisément « un duo et un duel » (ibid., p. 268). Car « ce que Marx a voulu dire n’apparaît qu’à celui qui a lui-même quelque chose à dire » (ibid., p. 268). C’est précisément parce qu’elle n’est pas innocente (et qu’elle est donc parfois critiquable, voire contestable) que la lecture de Postone est profondément éclairante (et donc désormais incontournable dans l’histoire intellectuelle du marxisme et pour nous lecteurs de Marx aujourd’hui).

5Quelle qu’en soit l’originalité, l’interprétation de Marx par Postone n’est cependant pas hors sol et, selon nous, elle prend place dans ce que Michel Foucault [1969] qualifie de champ discursif instauré par Marx. Ce champ peut être balisé à l’aide d’une distinction particulièrement éclairante de Raymond Aron [1970] [4], pour lequel, fondamentalement, il existe deux grands types d’interprétation de Marx :

61. La lecture phénoménologique qui, dans la conduite de l’analyse du monde social-historique, met en avant le sujet humain et son pouvoir constructif-créatif (la praxis). Comme ce dernier se voit toujours déjà amoindri ou contrarié par les différentes formes d’oppression qui affectent depuis toujours les sociétés historiques, cette perspective doit être complétée par une théorie de l’aliénation. On trouve cette lecture notamment, mais de façons différentes, chez Georg Lukács, chez Jean-Paul Sartre (puis chez André Gorz), chez Maurice Merleau-Ponty, chez Michel Henry, plus récemment chez Guy Haarcher ou Yves Schwartz. Considérant l’œuvre comme le mouvement d’une pensée homogène, cette lecture prend en considération l’ensemble des textes de Marx et n’opère aucun choix valorisant une période (les textes de la maturité) au détriment d’une autre (les textes de jeunesse).

72. La lecture structuraliste qui, dans l’analyse du monde social-historique, met en avant les institutions, les structures et le système, donnant au sujet humain le statut épistémologique d’un support ou d’un effet (Deleuze [1973] ; Dosse [1992]). Cela nécessite de prolonger l’analyse structurale par une déconstruction idéologique des motifs d’agir d’un sujet humain qui est envisagé non plus comme constituant (sujet agissant) mais comme constitué (sujet assujetti). Le représentant archétypal de cette lecture est Louis Althusser (Sobel [2013]). Considérant l’œuvre comme un ensemble hétérogène, cette lecture trace une ligne de démarcation entre les textes de jeunesse (d’une certaine manière prémarxiens) et les textes de la maturité (ceux où la spécificité de Marx se trouve et se déploie).

8Bien sûr il s’agit d’une présentation qui force le trait de l’opposition. Il nous faut la préciser davantage pour la rendre pleinement opératoire. Les deux moments de l’analyse – phénoménologique et structural – s’enveloppent toujours réciproquement (selon une belle métaphore de Merleau-Ponty [1953]), sous la forme d’une tension que traduit fort bien le double sens constitutif du terme « sujet » (« agissant » coté moment phénoménologique, « assujetti » côté moment structural). Comme l’a montré Ricœur [1997], l’analyse phénoménologique suppose toujours la prise en compte d’un moment structural, condition du déploiement de toute praxis en situation ; et, inversement, l’analyse structurale ne saurait complètement aplatir la praxis en transformant le conditionnement en déterminisme. On peut dire que cette tension est problématiquement au cœur de l’œuvre de Marx, et que chaque grande interprétation de cette œuvre se présente comme une façon de relire Marx en plaçant le curseur plutôt d’un côté (sujet) ou plutôt de l’autre (structure). Sans doute Marx n’est-il pas le seul grand auteur dont l’œuvre se déploie à partir de cette tension, mais comme sa spécificité est de l’avoir située dans la notion même de travail, il occupe dans notre modernité capitaliste une place particulière (Castoriadis [1978]).

9Ce cadre d’analyse étant posé, toute la question est de savoir où situer l’interprétation de Postone, laquelle précisément place son pivot dans la critique du « travail ». Nous allons montrer que même s’il prétend sortir de l’alternative entre sujet et structure, ses thèses le placent plutôt du côté de l’interprétation structurale, mais, celle-ci n’étant pas assumée comme telle, il demeure un impensé phénoménologique, logé dans sa négligence des potentialités critiques du concept marxien de « force de travail » et qui peut en obérer la portée. Pour étayer cette thèse, nous allons développer notre argumentation de la façon suivante. D’abord, nous présentons la thèse principale de l’auteur et son positionnement au sein du marxisme. Nous explorons ensuite les tenants et les aboutissants philosophiques de cette thèse, selon laquelle le « travail » est une médiation autonome au cœur des sociétés capitalistes. Enfin, nous approfondissons la question du sujet (le capital) et son rapport aux subjectivités résistantes, où le « structuralisme » de Postone montre alors son ambiguïté, voire sa limite.

Positionnement et originalité de l’interprétation de Marx par Postone

10En France, l’engouement que l’œuvre de Moishe Postone a suscité depuis près d’une décennie, après une longue ignorance, ne relève pas du simple effet de mode lié à une certaine conjoncture de la critique sociale du capitalisme [5]. Il est incontestable que cette œuvre se présente comme une contribution originale à la théorie sociale critique [6] à partir d’une nouvelle lecture de Marx. On sait qu’à l’étranger (en Allemagne surtout, avec le Groupe Krisis [2001]) et en France (Jappe [2003]), dans ce sillage et en lien avec un marxisme critique plus ancien (Vincent [1977]), Postone est lu et mobilisé par les théoriciens radicaux de la fin du travail qui ont trouvé en lui une perspective antinaturaliste : « […] la crise de la société de travail a totalement ridiculisé l’idée selon laquelle le travail serait une nécessité éternelle imposée à l’homme par nature. Depuis des siècles, on prêche que l’idole Travail mérite nos louanges pour la bonne et simple raison que les besoins ne peuvent se satisfaire tout seuls, sans l’activité et la sueur de l’homme. Et le but de l’organisation du travail est, nous dit-on, la satisfaction des besoins. Si cela était vrai, une critique du travail aurait autant de signification qu’une critique de la pesanteur. Mais comment une véritable loi naturelle pourrait connaître une crise, voire disparaître ? […] comment [expliquer] qu’aujourd’hui les trois quarts de l’humanité sombrent dans la misère parce que la société de travail n’a plus besoin de leur travail ? Ce n’est plus la malédiction biblique : “Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front” qui pèse sur les exclus, mais une nouvelle damnation encore plus impitoyable : “Tu ne mangeras pas, parce que ta sueur est superflue et invendable” » (Groupe Krisis [2001], p. 29-30).

11Notre contribution ne se situe pas en aval, comme c’est le cas des développements plus actuels et appliqués des penseurs de la « critique du travail » (Postone [2011b]), mais plutôt en amont de l’œuvre de Postone. Nous ne cherchons pas à montrer que son succès est lié à sa pertinence pour envisager les tenants et les aboutissants de la « crise de nos sociétés de travail » (Méda [2010]) ; ce que nous cherchons, c’est à l’évaluer comme interprétation de Marx. En cela Postone est bien sûr – mais comme d’autres avant lui – amené à critiquer en le redéfinissant un « marxisme orthodoxe » par rapport auquel il construit sa propre interprétation. En tant que théorie critique, il a également à se positionner par rapport à l’école de Francfort. Et en tant qu’il s’appuie sur le Marx « structuraliste » de la maturité et rejette le Marx « humaniste » des œuvres de jeunesse, il a enfin à se positionner par rapport à Althusser. Ces trois positionnements sous-tendent l’originalité de sa position que nous expliciterons dans la section suivante.

Une critique radicale du marxisme « orthodoxe »…

12Comme l’ont notamment remarqué quelques commentateurs marxistes (Artous [2009] ; Jappe [2009] ; Harribey [2009] ; Bidet [2014]), Postone développe davantage une stratégie de positionnement qu’un méticuleux travail d’historien du marxisme, au risque de déclencher des polémiques. Chez lui, l’étiquette « marxisme traditionnel » ou « orthodoxe » renvoie à une stratégie qui consiste à mettre en scène l’originalité de son interprétation de Marx en se construisant un adversaire, si ce n’est complètement imaginaire, du moins assez commode à dénigrer. Comme on le verra, Postone opère ainsi à nouveau frais et dans un geste finalement althussérien quelque chose comme un « retour à Marx », un retour par-delà les lectures de Marx qui se sont sédimentées jusqu’à nous et qui, si l’on suit Postone, l’obscurcissent, voire tendent à s’y substituer. Si l’on voulait se faire l’avocat du diable, on pourrait d’emblée contester la pertinence et l’originalité d’un tel court-circuit, en faisant remarquer le nombre finalement assez limité de références explicites aux grands auteurs marxistes, morts ou vivants, dans Travail, temps et domination sociale. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel pour notre perspective [7]. Car dans cet ouvrage qui se présente pourtant comme un travail universitaire, il s’agit moins d’érudition que de mise en scène d’une rupture dont nous pensons qu’elle est originale et productive.

13Ainsi envisagée, son interprétation de Marx s’élabore sur fond d’un tryptique : 1) d’abord, il y a « Marx », compris en tant qu’œuvre complexe et parcourue de tensions et de postures différentes, donc « œuvre ouverte » à des interprétations multiples (au sens de Eco [1965]) ; 2) ensuite, il y a le « marxisme orthodoxe » compris, dans une conjoncture politico-intellectuelle donnée, comme l’interprétation dominante qu’il faut déconstruire pour s’en libérer ; 3) enfin, il y a l’interprétation hétérodoxe ; d’une certaine manière, pour celui qui l’élabore, c’est toujours la seule qui vaille finalement, les autres prétendants à ce statut étant soit des non-marxistes, soit des orthodoxes qui s’ignorent. L’interprétation de Postone se déploie dans ce trypique ; et, notamment chez lui, le positionnement de son hétérodoxie se comprend très simplement à partir de l’énoncé de sa thèse principale : non pas faire une critique du capitalisme du point de vue du travail (marxisme traditionnel), mais plus radicalement une critique du travail sous le capitalisme (marxisme de Postone). Cette thèse est répétée à l’envi, non seulement par Postone lui-même lorsqu’il s’agit de présenter rapidement son affaire dans les interviews ou les articles de synthèse, mais aussi par ses commentateurs, qu’ils soient bienveillants (Jappe [2009]) ou plus critiques (Harribey [2009]). Le danger est qu’elle se transforme en simple formule, voire en slogan commode pour mettre en scène l’opposition entre orthodoxie et hétérodoxie. Avant d’en éprouver les limites, explorons-en d’abord toute la profondeur en commençant par en donner un aperçu global.

14Ce que la critique de Postone a en vue, c’est l’économisme productiviste, celui que l’on trouve dans l’Anti-Dühring d’Engels et qui fait fond sur le « matérialisme historique » comme science et le « matérialisme dialectique » comme philosophie [8]. Sans revenir ici sur ce fond épistémologique (Preve [2011], notamment chap. 3 et 4), résumons simplement son argumentation. Le développement des forces productives à travers la grande industrie se traduit par une socialisation de l’économie, portée par l’acteur historique qu’est la classe ouvrière et que bloquent uniquement la propriété privée des moyens de production et le fonctionnement anarchique du marché. Une fois qu’elle aura conquis le pouvoir sur l’ensemble de la société, la classe ouvrière supprimera la propriété privée et étatisera la production, et la socialisation – déjà présente en puissance dans le capitalisme avancé – pourra alors pleinement s’exprimer en acte dans le socialisme. L’administration de la production par le plan remplacera la coordination par le marché. On retrouve cette idée chez Lénine et Kautsky : une fois étatisée, l’économie ne relève plus que d’une problématique technico-administrative de gestion qui est elle-même organisée par l’institution du plan par lequel la collectivité libérée du joug capitaliste assure le contrôle social de la production-distribution-consommation des ressources pour tous. Or, comme nous le verrons plus explicitement dans la section suivante, pour Postone, ce cadre d’analyse naturalise une partie essentielle de ce qu’est le capitalisme, précontraint la transformation sociale qui entend le dépasser et fabrique ainsi, autour du « travail », un noyau transhistorique qui perdure dans le socialisme d’État alors qu’il s’agit précisément de le déconstruire pour promouvoir une véritable émancipation : « Bien que de puissantes analyses économiques, politiques, sociales, historiques et culturelles aient pu être formulées dans ce cadre traditionnel, les limites de ce cadre sont devenues de plus en plus évidentes à la lumière de développements historiques tels que : l’ascension et la chute du « socialisme réellement existant » et du capitalisme interventionniste d’État ; l’importance croissante de la connaissance scientifique et de la technologie de pointe dans le procès de production ; les critiques de plus en plus nombreuses à l’égard du progrès technologique et de la croissance ; ou encore l’importance accrue des identités sociales non fondées sur l’appartenance à telle ou telle classe […]. Avec le recul, il est devenu clair que la configuration socio-politico-économico-culturelle de l’hégémonie capitaliste a varié au cours de l’histoire […]. Le capitalisme ne peut être pleinement identifié à aucune de ses configurations historiques. Mon travail vise à contribuer à une compréhension critique de ce noyau du capitalisme » (Postone [2013], p. 3-4).

15Pour saisir la spécificité historique du capitalisme – nous l’expliciterons dans les sections suivantes –, Postone élabore une notion de travail tout à fait originale. Elle ne relève pas d’une anthropologie générale transhistorique mais constitue une structure fondamentale propre à notre modernité capitaliste, laquelle structure – fétichisme productiviste oblige – se présente comme un attribut atemporel de la condition humaine. À partir de là, il dégage deux types de critique sociale : la critique du point de vue du travail (marxisme traditionnel qui « universalise » le travail comme donnée anthropologique) et la critique du travail sous le capitalisme (marxisme de Postone qui « historicise » le travail comme construit social). La première critique « hypostasie et projette sur toute l’histoire et toutes les sociétés [présentes et à venir] les formes de richesses et de travail historiquement spécifiques au capitalisme ». Or, ce que met en avant la seconde critique, c’est précisément que « cette projection empêche de prendre en considération la spécificité d’une société où le travail joue un rôle constituant unique et obscurcit la nature du possible dépassement de cette société ». On perçoit bien la ligne de clivage que la stratégie de positionnement de Postone met en place pour construire sa spécificité : « La différence entre les deux modes de critique sociale est celle entre une analyse critique du capitalisme en tant que forme d’exploitation et de domination de classe dans la société moderne, et une analyse critique de la forme même de la société moderne » (Postone [2009a], p. 106). Dans ce qui suit, nous allons essayer de mettre au jour les présupposés et d’évaluer la portée et les limites de l’œuvre de Postone en tant qu’interprétation de Marx, à savoir la tension entre duo et duel.

…qui radicalise le projet de théorie sociale de l’école de Francfort tout en restant marxien…

16Par son projet de déconstruction radicale du « travail » dans le capitalisme, la théorie sociale critique que Postone élabore à partir de Marx est donc d’un genre tout à fait particulier. En tout cas, elle est profondément différente de celle que l’on trouve dans les approches rassemblées sous l’appellation « école de Francfort [9] » et auxquelles on rapproche parfois Postone un peu trop rapidement pour le situer à moindre frais. Pour le dire vite, et pour Postone, l’école de Francfort fait sans doute de la théorie critique, mais elle le fait en n’étant plus marxienne. Sa critique du « travail » fait disparaître le « travail » et noie la critique sociale dans la notion générale d’agir. Ce que nous allons montrer, c’est que Postone, par une critique « immanente » du travail, parvient à rester marxien tout en s’émancipant du marxisme.

17L’ambition de l’école de Francfort est de produire une théorie sociale critique pour les sociétés capitalistes avancées ; mais selon Postone, elle a perdu de vue ce qui est au cœur du projet marxien : la problématique de l’émancipation à partir d’une critique du travail, et non une critique du capitalisme à partir du travail. Dans les années 1960, Postone a commencé à s’intéresser à la critique de la modernité à partir de Nietzsche, Dostoïevski, Simmel et Weber (Dufour et Gheller [2013]) ; mais c’est la lecture d’Histoire et conscience de classe de Lukács [1960], lequel avait aussi beaucoup influencé l’école de Francfort, qui lui permet d’arrimer critique de la modernité et marxisme. Il se met alors à la lecture des Grundrisse, moment décisif dans l’élaboration de sa propre interprétation de Marx (Postone [2012]). À la fin des années 1970, il part étudier en République fédérale d’Allemagne, période où règne en théorie sociale la seconde école de Francfort, à travers la figure d’Habermas. Il soutient son doctorat [10] en 1983, deux ans après la parution du maître ouvrage d’Habermas, Théorie de l’agir communicationnel (Habermas [1987]). Or, cet ouvrage opère un déplacement du marxisme vers la théorie sociale de Max Weber, à travers un approfondissement de la problématique de la rationalité et de l’agir, qui se substitue à celle du travail (Habermas [1973], p. 163-211). En substance, le mouvement de la pensée d’Habermas est le suivant : 1) le « travail », désormais compris comme « agir instrumental [11] », rapport homme-nature dont la visée est la transformation d’une réalité objective (à la différence de l’« agir communicationnel », rapport homme-homme dont la visée est la compréhension intersubjective), est présenté comme une notion anthropologique transhistorique – tout comme chez les auteurs du premier Francfort tels que Horkheimer ou Adorno (Postone [2009a], p. 131-182) ; 2) or, cette structure transhistorique est insuffisante pour élaborer une critique de la modernité, car elle conduit au mieux à analyser la société comme un automate qui est seul et ne parle ainsi à personne ; 3) donc, seule une analyse qui prend en compte l’interaction humaine à partir de l’agir communicationnel [12] peut saisir la spécificité de la condition humaine (et, partant, les enjeux du projet d’émancipation compris comme structuration de la société pour que puisse advenir pour tous et pleinement l’agir communicationnel).

18Ce n’est pas le lieu ici de critiquer pour elle-même la position à laquelle Habermas est parvenu au terme de son propre parcours critique par rapport au marxisme (Habermas [1973], [1986]). Qu’il suffise simplement d’indiquer que, pour Postone, cette position est symptomatique des dérives de la critique sociale contemporaine en ce qu’elle conduit à un délaissement des investigations sur les structures et les institutions qui spécifient nos sociétés en tant précisément qu’elles sont dominées par le capitalisme et la loi de la valeur. Pour lui, la visée d’Habermas est de « construire […] une théorie de la société moderne postlibérale qui appréhende positivement le développement historique de la modernité en tant que processus de rationalisation et de différenciation, mais qui conçoive aussi de manière critique les aspects négatifs, “pathologiques”, des formes existantes de la société moderne. Il interprète ces “pathologies” en termes de processus sélectif de rationalisation sous le capitalisme, qui mène à la domination et à la pénétration croissantes du monde vécu, structuré de manière communicationnelle, par des systèmes d’action quasi autonomes, formellement organisés. […] Le point de départ de la critique habermassienne est universel ; quoique social, il ne se forme pas de façon culturelle, sociale ou historique, mais à partir du caractère ontologique de l’agir communicationnel tel qu’il se déploie dans le temps. Dans la théorie d’Habermas, le langage occupe donc une place analogue à celle occupée par le “travail” dans les formes affirmatives du marxisme traditionnel » (Postone [2009a], p. 361-368).

19Pour ne pas jeter le bébé « marxien » (la critique de l’oppression capitaliste) avec l’eau du bain « marxiste » (l’ontologisation du travail), Postone propose une critique du capitalisme qui n’est pas extérieure à son objet (c’est-à-dire qui n’opère pas depuis une norme anthropologique transhistorique : le travail, comme c’est le cas dans le marxisme orthodoxe, ou l’agir communicationnel chez Habermas), mais qui lui est immanente, basée sur la spécificité de l’objectivité du monde social-historique dans le capitalisme.

…en proposant une nouvelle lecture structuraliste de Marx

20Une telle perspective s’oppose à une critique « humaniste [13] » du type de celle que l’on trouve dans les textes de jeunesse de Marx, comme les Manuscrits de 1844, ou encore dans ceux qui hypostasient la figure du prolétariat, le « sujet » révolutionnaire, comme le Manifeste du Parti communiste (avec Engels). Cette critique « humaniste » prend appui sur une anthropologie générale du travail, considéré comme essence de l’homme et qui se trouve précisément aliéné dans tous les modes de production oppressifs, et notamment dans le capitalisme. Sur le plan du contenu de l’argumentation comme sur le plan de la méthode de son exposition, il y a ainsi chez Postone quelque chose de commun avec la posture d’interprétation d’Althusser. Mais ce commun ne signifie pas qu’elles soient identiques, loin s’en faut.

21Sur le plan de la méthode, comme chez Althusser (Althusser [1965a], [1965b] ; Balibar [1965], [1991]), l’interprétation de Postone clive l’œuvre de Marx, en opposant les textes de jeunesse pour ainsi dire prémarxiens – qu’il faut écarter car ils obscurcissent davantage qu’ils n’éclairent la pensée de Marx en train de s’élaborer – et les textes enfin marxiens de la maturité – qui expriment la véritable pensée de Marx, enfin débarrassée de sa gangue « humaniste » ou du volontarisme prolétarien [14]. Sur le fond, ce découpage a partie intimement liée avec la question de savoir quel statut on accorde, dans l’analyse historique du capitalisme, au « travail » en tant que notion d’anthropologie transhistorique qui « résiste » toujours déjà à sa réduction structurale. C’est un point dur de la critique que l’on peut faire de l’interprétation de Postone. Nous y reviendrons longuement dans la suite, car finalement ce type de découpage pose chez Postone comme chez Althusser le même type de problème et conduit, même si c’est de façon différente, aux mêmes types de limites. Pour l’heure, il convient de faire justice à Postone quant à son « structuralisme ». Si c’est bien une interprétation du genre « structuraliste » qu’il propose – interprétation fondamentalement redevable des mêmes critiques que celles que l’on peut adresser à ce genre de position épistémologique (Balibar [1997b]) –, force est quand même de préciser que cette interprétation reste une espèce particulière de ce genre, en rien comparable à celle d’Althusser. À ce niveau, l’enjeu est d’estimer ce qu’elle présente comme spécificité, c’est-à-dire comme productivité théorique propre à l’intérieur du structuralisme. Suivant la présentation de Mercier ([2013], p. 108), on peut résumer cette spécificité en indiquant qu’il s’agit de mobiliser « non pas le Marx, jeune, du Manifeste du Parti communiste, théoricien de la lutte des classes et du prolétariat comme sujet révolutionnaire, mais le Marx du Capital et des Grundrisse, qui théorise la société capitaliste comme un ensemble d’automatismes sociaux faisant peser sur l’action humaine des contraintes non maîtrisables ». La différence avec le structuralisme d’Althusser se manifeste de deux façons.

22La première différence a trait à la façon dont est conçue la totalité structurale. Comme nous le développerons dans la section suivante, chez Postone la totalité est homogène dans chacune de ses parties (autour du « travail ») et l’ensemble des parties fonctionnent de façon synchronique (« présentisme »). Il s’agit précisément là d’une conception de la totalité qu’Althusser qualifie d’hégélienne (Bourgeois [1997]) et qu’il critique radicalement comme travestissement de la pensée de Marx au nom d’une totalité « marxienne » qui, quant à elle, serait hétérogène, composée de « niveaux ou d’instances différents non directement expressifs les uns dans les autres », et disposant de temporalités propres, différenciées et non contemporaines (Althusser [1965a], p. 168) [15]. La conception althussérienne pose des problèmes spécifiques que nous ne pouvons examiner ici, en particulier ceux liés à la transformation sociale, c’est-à-dire au « passage » d’une totalité structurale à une autre et le rôle des luttes sociales dans ce processus. C’est à ce niveau que se loge la seconde différence de fond entre Althusser et Postone : à l’intérieur de cette totalité structurale conçue sur le modèle hégélien de l’esprit objectif, Postone endogénéise beaucoup plus radicalement qu’Althusser [16] la lutte des classes dans le fonctionnement structural du capitalisme. « Dans sa théorie de la maturité, la critique de l’exploitation et du marché s’insère dans une critique bien plus profonde où la centralité constituante du travail sous le capitalisme est analysée comme étant le fondement des structures abstraites de domination, de la fragmentation croissante de l’existence et du travail individuels, et de la logique aveugle de développement de la société capitaliste et des grandes organisations qui subsument de plus en plus les hommes. Cette critique analyse la classe ouvrière comme un élément intégré au capitalisme, et non comme l’incarnation de sa négation. En même temps que le possible dépassement de la valeur, la critique de Marx montre le possible dépassement des structures de contraintes abstraites propres au capitalisme, la possible abolition du travail prolétarien et la possibilité d’une autre organisation de la production […] » (Postone [2009a], p. 569).

23Cette différence de théorisation sociopolitique du capitalisme fait fond sur une différence épistémologique d’appréhension du monde social-historique qui n’est pas toujours évidente à saisir. Si le structuralisme de Postone se déploie, comme chez Althusser, à partir d’une coupure épistémologique pratiquée à l’intérieur de l’œuvre de Marx, la méthode de lecture ne procède pas des mêmes choix : Postone lit Le capital avec les Grundrisse (Postone [2011b], [2012]), tandis qu’Althusser, qui se méfiait des Grundrisse, fait du seul Capital le noyau central de la « scientificité » du marxisme de Marx. Or, là encore, ce choix n’est pas une coquetterie d’érudit, mais détermine le contenu (et, partant, la difficulté de compréhension) du structuralisme développé par Postone. C’est en lisant les Grundrisse que Postone est arrivé à formuler l’idée-force qui, selon nous, sous-tend son épistémologie, celle selon laquelle Marx avait structuré Le capital comme une critique intégralement immanente à son objet – d’où les difficultés de lectures et les divergences d’interprétation suivant que l’on saisisse ou non cette immanence structurale. « Les catégories fondamentales [valeur, travail abstrait, marchandise et capital] sont pour ainsi dire les catégories d’une ethnographie critique de la société capitaliste, faite de l’intérieur : des catégories censées exprimer les formes fondamentales d’objectivité et de subjectivité sociales qui structurent les dimensions sociales, économiques, historiques et culturelles de la vie dans cette société et qui sont elles-mêmes constituées par des formes déterminées de pratique sociale. Très souvent, cependant, ces catégories de la critique de Marx ont été prises pour des catégories purement économiques […]. Or, la profondeur et la nature systématique de la théorie critique de Marx ne peuvent être saisies que par une analyse des catégories comprises en tant que détermination de l’être social sous le capitalisme » (Postone [2009a], p. 36-37).

24Dans les Grundrisse se trouvent des sections méthodologiques qui clarifient le mode de présentation de la critique immanente du travail sous le capitalisme, alors que dans Le capital une lecture rapide peut laisser penser qu’il s’agit d’une critique du capitalisme sous l’angle du travail. La perspective épistémologique est contextualiste, c’est-à-dire ni universaliste ni relativiste. Il s’agit de mettre au jour les conditions de possibilités de formes de pensées déterminées en rapport avec un contexte social déterminé et, par là, de réfuter les autres approches en tant qu’elles se croient hors sol et méconnaissent la prégnance de leur contexte. La conviction qui sous-tend la perspective de Postone, c’est qu’une théorie peut se montrer à la fois rigoureuse quant à l’appréhension de son propre contexte et historiquement spécifique pour peu qu’elle sache rendre compte de ses propres conditions de possibilités à partir de catégories qu’elle mobilise pour saisir les problèmes dans leur contexte.

25C’est évidemment plus difficile dans le cas des sociétés capitalistes, puisqu’elles produisent des catégories simples et abstraites, qui se présentent comme transhistoriques, voire universelles, au premier rang desquelles se trouve le « travail ». Or, précisément, c’est là selon nous toute la complexité du structuralisme de Postone : il ne dit pas que le « travail » (compris comme dimension transhistorique de la condition humaine) est conditionné-aliéné par des structures ; mais que le « travail » dans le capitalisme est une structure immanente et constituante du capitalisme et de ses formes de connaissances. C’est ce que nous allons maintenant explorer plus précisément.

Le structuralisme de Postone : le « travail » comme médiation autonome de la modernité capitaliste

26Même si elle y prend pied, l’ambition de Postone sort largement du cadre de l’économie politique et de sa critique. Il s’agit pour lui de donner un sens positif à la « critique de l’économie politique » : non pas une économie politique « critique » (c’est finalement ce à quoi aboutit le marxisme traditionnel), mais une théorie sociale dont la « critique » de l’économisme – au sens kantien de condition de possibilité d’un discours rationnel – est le premier moment, moment nécessaire mais pas suffisant. Cette critique ne part pas de rien, mais, nous l’avons vu, se loge chez Postone dans la déconstruction du marxisme traditionnel sans pour autant s’affadir dans l’agir communicationnel, universel de substitution au « travail ». Ce qui fait la spécificité de cette déconstruction, c’est l’historicisme méthodologique qu’elle assume pour remonter jusqu’à ce qui, dans une société donnée à un moment donné de son histoire, opère la « synthèse sociale », c’est-à-dire fait être la société en tant que telle. Postone reprend ce terme à Alfred Sohn-Rethel (1899-1990) [17] – Postone dira plus volontiers « médiation sociale » –, terme qui désigne la structure, inconsciente en tant que telle pour les acteurs sociaux, qui organise et fait tenir ensemble les éléments hétérogènes composant une société, et qui fait, précisément, de cet ensemble, cette société et pas une autre. Pour Postone, dans le capitalisme, c’est le « travail » qui opère la « médiation sociale ». « Le travail sous le capitalisme a un caractère socialement synthétique que le travail dans d’autres sociétés ne possède pas. Si le travail en tant que tel ne constitue pas la société en soi, le travail sous le capitalisme constitue bien cette société » (Postone [2009a], p. 235).

La double facette du travail

27Dans ses textes de maturité, Marx indique parfois que la représentation selon laquelle le travail est central est toujours historiquement spécifique [18]. On peut dire que Postone s’engouffre dans cette idée et la radicalise. À ce niveau, il faut bien s’entendre sur le sens des mots, car nous sommes au cœur du duo/duel que Postone joue avec Marx, et donc au cœur de ce qui fait (ou ne fait pas) l’originalité de l’interprétation de celui-là par celui-ci. Pour le dire vite, c’est la question du statut de l’anthropologie générale du travail dans l’interprétation de Marx, question qui n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, y compris dans la formulation qu’en donne Postone lui-même. En effet, ce qui complique la compréhension de sa position, c’est qu’il réserve le terme « travail » uniquement pour qualifier l’activité laborieuse sous le système capitaliste. Si l’on peut trouver cette réduction rapide et craindre qu’elle soit source de confusions, on ne peut guère affirmer que ce choix terminologique conduise Postone à nier purement et simplement la présence d’une activité laborieuse en toute société. En fait, Postone défend la thèse plus subtile selon laquelle cette activité transhistorique reste sous-déterminée par rapport à ce que le capitalisme constitue comme « travail » et que seul le structuralisme qu’il se propose de développer dans le sillage de Marx peut saisir dans sa spécificité ontologique. En sciences sociales, ce type de distinction, que l’on retrouve par exemple chez certains ethnologues (Chamoux [1994]) et qui, bien sûr, peut être discutée (Bidet [1995]), n’a en soi rien de contradictoire pour peu que l’on précise ce dont elle essaie de rendre compte. Il ne s’agit pas de dire que la production des ressources nécessaires à la vie individuelle et collective ne constitue pas une dimension essentielle de la vie sociale en général. Il s’agit de dire que dans les sociétés capitalistes, et dans elles seules, le « travail » se trouve constitué en médiation fondamentale dans la structuration du lien social, alors même que cette caractéristique n’est pas propre à l’activité laborieuse en soi (la religion, par exemple, ayant pu jouer ce rôle dans certaines sociétés).

28Pour autant, la mise au second plan, voire la dévalorisation épistémologique d’une perspective d’anthropologie générale, ne risque-t-elle pas d’évacuer définitivement une dimension du travail vivant non réductible à l’emprise capitaliste ? À ce niveau, on peut craindre que le duo tourne au duel, et qu’au passage la position de Postone régresse par rapport à l’ambition de Marx d’accrocher d’emblée à l’analyse critique du capitalisme une perspective d’émancipation qui le pervertisse toujours déjà. En effet, comment, en toute rigueur théorique, développer une pensée de l’émancipation à l’intérieur d’un fonctionnement du capitalisme qui aurait été ontologiquement vidé de tout point d’appui pour que puisse se déployer une quelconque résistance ? C’est une difficulté majeure sur laquelle nous reviendrons plus longuement dans la section suivante, mais nous pouvons déjà en signaler l’origine conceptuelle : la conception que Postone se fait du travail vivant sous le capitalisme nie l’ambivalence intrinsèque de la force de travail (terme que Postone n’utilise presque jamais), qu’il assimile entièrement à une catégorie physiologique, donc non spécifique au capitalisme.

29Dans la formation sociale capitaliste, le travail prend une forme – et pas simplement un contenu technico-matériel – spécifique. Si toutes les sociétés supposent l’interdépendance de leurs membres, celle-ci n’est bien sûr pas toujours de la même forme. Dans les sociétés précapitalistes, le travail est structuré par des rapports sociaux qui, d’une certaine manière, sont manifestes. Ce n’est pas tant qu’il n’y ait pas de division du travail (plus ou moins grande), mais qu’un individu acquiert les produits du travail d’un autre par la médiation de rapports sociaux « non déguisés », pour reprendre l’expression de Postone. Il s’agit là d’une idée-force chez lui : ce n’est pas parce que le travail est social qu’il est central. « Le travail a bien sûr un caractère social dans toutes les formations sociales, mais […] ce caractère ne peut être saisi adéquatement qu’en termes de travail “immédiat” ou “médiat”. Dans les sociétés non capitalistes, les activités de travail sont sociales en raison de la matrice de rapports sociaux non déguisés dans laquelle elles s’inscrivent. Cette matrice est le principe constituant de ces sociétés ; les divers travaux y acquièrent leur caractère social à travers ses rapports sociaux. Du point de vue de la société capitaliste, on peut décrire les rapports dans les sociétés précapitalistes comme personnels, ouvertement sociaux et qualitativement particuliers (différenciés selon le groupe social, le rang social, etc.) » (Postone [2009a], p. 225).

30À l’inverse, dans les sociétés capitalistes, le travail produit des marchandises [19]. À la suite de Marx, Postone considère que cette caractéristique n’est pas une parmi d’autres, mais se présente comme une caractéristique essentielle de ces sociétés. Or, comme Marx l’a établi, toute marchandise possède la double facette de valeur d’usage (pour l’autre que son producteur marchand), qui renvoie au travail concret, à la forme technico-matérielle, et de valeur d’échange (pour le producteur) qui renvoie à la forme de médiation sociale du travail, le « travail abstrait » : « Dans une société caractérisée par l’universalité de la forme-marchandise, un individu n’acquiert pas les biens produits par d’autres par le médium des rapports sociaux non déguisés. C’est le travail lui-même – soit directement, soit en tant qu’il est exprimé dans ses produits – qui remplace ces rapports en servant de moyens objectifs par lequel on acquiert le produit des autres. C’est-à-dire qu’une nouvelle forme d’interdépendance vient à naître : personne ne consomme ce qu’il produit mais le travail ou le produit du travail de chacun fonctionne comme moyen nécessaire pour obtenir les produits des autres […]. Au lieu d’être médiatisé par des rapports sociaux non déguisés ou “reconnaissables”, le travail déterminé par la marchandise est médiatisé par un ensemble de structures qu’il constitue lui-même […]. Sous le capitalisme, le travail et ses produits se médiatisent eux-mêmes ; ils sont socialement automédiatisants » (Postone [2009a], p. 223-224).

31Dans la marchandise, le travail présente certes une dimension « concrète », répondant à un besoin, fruit d’une activité intentionnelle. « Divers types d’activités que nous considérerions comme du travail existent dans toutes sociétés (même si ce n’est pas sous la forme “sécularisée” générale que suppose la catégorie de travail concret) » (ibid., p. 224). Mais c’est le travail abstrait qui spécifie le capitalisme : il est, pour ainsi dire, la médiation sociale qui fonde son propre fondement social. Postone est cohérent et conséquent : il rejette radicalement la lecture phénoménologique (ou « humaniste », dirait Althusser) de Marx et défend une forme originale de structuralisme. En tant que « médiation automédiatisante », le travail sous le capitalisme n’est pas un domaine extérieur au capital, dominé par lui (le rapport capital/travail) et qu’il faudrait libérer de son joug pour retrouver, une fois débarrassée la gangue oppressive, la plénitude d’une expérience vraiment humaine. Au contraire, pour Postone relisant Marx, le « travail » est le capitalisme lui-même, et il n’y a rien à attendre d’émancipateur de son fonctionnement, ni même de sa réforme. Autant dire que pour abolir celui-ci il faut abolir celui-là.

32Le développement du capitalisme se caractérise ainsi par une restructuration profonde des rapports sociaux. Pour le dire dans les termes de Karl Polanyi [1983] – que cite Postone –, le « travail » se désencastre des rapports sociopolitiques et devient « central » en tant que « médiation automédiatisante ». Parce qu’il adopte une perspective analytique et non historique, Postone insiste peu sur ce qui est à l’origine de cette domination systémique, à savoir l’extension des rapports marchands à tous les domaines de la vie sociale et en particulier la violence des couches possédantes sur le reste de la population pour la contrainte au salariat par la marchandisation de la force de travail [20]. Il s’en tient à l’explicitation de cette contrainte sociale abstraite, pour lui fondamentalement impersonnelle. « Le système constitué par le travail abstrait incarne une forme nouvelle de domination sociale. Il exerce une forme de contrainte sociale dont le caractère impersonnel, abstrait et objectif est historiquement nouveau. La détermination initiale de cette contrainte sociale abstraite, c’est que les individus sont forcés de produire et d’échanger des marchandises pour survivre. Cette contrainte ne dépend pas d’une domination sociale directe, comme c’est le cas par exemple avec le travail de l’esclave ou du serf […]. Cette forme de domination ne se fonde finalement sur personne, ni homme, ni classe, ni institution ; son fondement ultime, ce sont les formes sociales structurantes de la société capitaliste qui se sont généralisées et qui sont constituées par des formes déterminées de pratique sociale. La société, en tant qu’Autre universel, abstrait, quasi indépendant, qui fait face aux individus et exerce sur eux une contrainte impersonnelle, est constituée par le double caractère du travail sous le capitalisme, en tant que structure aliénée » (Postone [2009a], p. 237).

33Sous le capitalisme, le « travail » n’est donc plus seulement la médiation des interactions entre l’homme et la nature (définition du travail en général sous son aspect objectif que Marx propose dans le chapitre 6 du livre 1 du Capital), mais il devient constitutif d’une médiation sociale spécifique et historiquement nouvelle. Ses objectivations sont à la fois des produits concrets (comme dans toute société où ils constituent, avec les valeurs d’usage venant directement de la nature, ce qu’il faut appeler la richesse) et des formes objectivées de cette médiation (dont l’expression monétaire constitue ce qui se mesure comme valeur uniquement dans le capitalisme). Dans le capitalisme, les rapports sociaux fondamentaux se présentent comme objectifs, abstraits, homogènes et surtout « dissimulés » en tant que tels, tandis que dans les autres formes de vie sociale, les rapports sociaux fondamentaux sont qualitativement hétérogènes et manifestes. Bref, sous le capitalisme, le « travail » n’est pas objet de la domination, mais sa source constitutive.

34Avant de développer le ressort de cette domination pour Postone, à savoir les rapports entre travail et temps, il nous faut dire deux mots d’un angle mort de son analyse « économique » à ce niveau conceptuel : comme il envisage le capitalisme comme ayant fondamentalement partie liée avec l’extension des rapports marchands, on peut se demander dans quelle mesure il n’en vient pas finalement à confondre capitalisme et marché (Harribey [2009] ; Bidet [2014]). Ce n’est le lieu ici de discuter davantage cette distinction pour elle-même (De Vroey [1984]) ; mais, annonçant une critique que nous développerons plus loin, nous devons au moins indiquer que cette assimilation a pour conséquence qu’il devient difficile à Postone de donner un contenu précis à ce que pourrait être l’ordre économique d’une société émancipée. Rompre avec le capitalisme et ses formes d’oppression, ce n’est pas forcément rompre avec ces institutions économiques que nous a léguées la modernité des sociétés complexes avec division du travail, à savoir notamment la monnaie, la marchandise, la banque et l’entreprise. Sans trancher ici le débat, on peut au moins indiquer qu’il se formule de façon complexe, y compris dans la tradition marxiste qui depuis longtemps propose une réflexion plus fouillée (Andréani [2004]) que ce que Postone esquisse.

Travail abstrait et temps

35Sous de multiples aspects, dans ce qui précède, le travail est en lien avec le temps ; mais de quel temps parle-t-on ? Il ne s’agit pas là d’une question subsidiaire ou secondaire, mais d’une nouvelle explicitation du cœur de la thèse de Postone. Répondant à Stephen Bouquin qui lui demande quel est le sens du titre de son ouvrage (Temps, travail et domination sociale), Postone précise : « Je développe l’argument que les trois notions [temps, travail et domination sociale] sont des dimensions d’un même phénomène. La forme de domination dont je parle et que je tente d’élaborer n’est pas une forme de domination qui vient des personnes mais qui est de type structurel, qui est créée par le travail et qui est de nature temporelle. Nous vivons sous la domination sociale du temps, et ce à cause de la forme particulière qu’a prise le travail dans le capitalisme. Il faut donc lire le titre comme un seul mot et comme je ne pouvais résumer cela en un seul mot, je l’ai linéarisé » (Postone [2011a], p. 7).

36Reprenons le problème du temps à partir de son positionnement en termes de théorie de la valeur. On sait que pour Marx la grandeur de la valeur est déterminée par le temps de travail abstrait socialement nécessaire, c’est-à-dire par une norme sociale. Ce n’est pas l’objet de cet article de discuter de la pertinence de la théorie de la valeur-travail que Postone reprend ici dans sa forme « sociologique [21] » et avec les limites analytiques que l’on a signalées précédemment. Là où il est beaucoup plus novateur, c’est qu’il l’utilise pour explorer, dans le sillage de Marx mais plus radicalement que lui, notre expérience moderne du temps. Du point de vue de l’épistémologie historiciste de Postone, le travail abstrait n’est pas une donnée naturelle, ni même d’anthropologie générale [22]. Au contraire, c’est un construit historique qui apparaît à la fin du Moyen Âge en Europe et s’est développé parallèlement à l’émergence de la marchandise. Il reformule une distinction entre temps concret et temps abstrait à partir de l’opposition entre temps comme variable dépendante (encastrée, hétérogène) et temps comme variable indépendante (milieu, homogène). Dans le prolongement de l’historien anglais Edward P. Thompson [2004], il définit les temps concrets comme « les divers types de temps qui sont fonction des événements : ils se rapportent aux, et sont compris à travers les cycles naturels et les périodicités de la vie humaine ainsi qu’à travers les tâches ou les processus particuliers – par exemple le temps qu’il faut pour faire cuire du riz ou dire un Pater Noster. […] La catégorie de “temps concret” est plus large que celle de “temps cyclique” car il existe des conceptions linéaires du temps qui sont essentiellement concrètes, telles que la conception juive de l’histoire, définie par l’Exode, l’Exil et la venue du Messie, ou la conception chrétienne de l’histoire définie par la Chute, la Crucifixion et la Parousie. Le temps concret se caractérise moins par sa direction que par le fait qu’il est une variable dépendante. […] Les modes de comptage du temps liés au temps concret ne dépendent pas d’une succession continue d’unités temporelles constantes, mais se fondent soit sur des événements […], soit sur des unités temporelles qui varient » (Postone [2009a], p. 298-299).

37À l’inverse, le travail abstrait se présente comme « le temps “vide”, homogène, continu, uniforme » et il « est indépendant des événements. La conception du temps abstrait, qui devint progressivement dominante en Europe occidentale entre les xive et xviie siècles, s’exprime très clairement dans la formulation que donne Newton [23] du “temps absolu, vrai et mathématique qui s’écoule de façon égale sans aucun rapport avec quoi que ce soit d’extérieur à lui”. Le temps abstrait est une variable indépendante ; il constitue un cadre indépendant au sein duquel le mouvement, les événements, ou l’action surviennent. Ce temps est divisible en unités non qualitatives, constantes, égales » (Postone [2009a], p. 300).

38Ce temps abstrait n’est pas l’apriori kantien [24] ; ou alors il s’agit de l’apriori kantien « historicisé », c’est-à-dire d’une construction sociale-historique contingente sur la base de cet apriori, lequel apparaît et s’impose comme objectif, c’est-à-dire comme une sorte d’apriori de la naturalisation capitaliste du monde, incorporé aux structures du monde et aux dispositions des humains qui y vivent. Cet « événement », Postone le présente d’abord comme simplement technologique : « La transition dans le comptage du temps vers un système d’heures invariables, interchangeables et mesurables est étroitement liée au développement de l’horloge mécanique en Europe occidentale à la fin du xiiie siècle ou au début du xive. L’horloge, selon les mots de Lewis Mumford, “a dissocié le temps des événements humains” » (Postone [2009a], p. 301-302). Il s’appuie pour l’essentiel sur les travaux de l’historien David Landes [1987]. Mais cet événement technologique n’a rien de déterministe en soi, n’épuise pas l’intelligibilité de notre expérience moderne du temps et s’inscrit dans un processus social-historique plus profond.

39On pourrait – Postone ne dit rien à ce sujet – théoriser ce problème à partir du concept de régime d’historicité (Kosselleck [1990] ; Hartog [2002]) par lequel on peut qualifier, pour des sociétés données à un moment donné de leur histoire, une certaine expérience globale du temps. Pour Kosselleck [1990], toute temporalisation sociale de l’expérience historique articule un « espace d’expérience » (lui-même constitué de la sédimentation de l’ensemble des acquis du passé, dans tous les domaines) et un « horizon d’attente » (à savoir l’ensemble des modalités sous lesquelles nous anticipons l’avenir). Le propre de la modernité ou des « temps modernes » (Blumenberg [1999] ; Revault d’Allonnes [2012]) est d’avoir creusé la distance entre les deux : l’historicité de l’homme est liée au projet et ainsi le présent s’organise en fonction de l’avenir, ou pour le dire autrement, l’homme ne cesse de s’extraire du présent vers le futur. L’horizon des possibles ainsi créés par l’action humaine instituante est toujours en rupture avec les contenus et les réserves de sens que fournissait le passé, à la différence des Anciens. Mais ce rapport de tension entre « espace d’expérience » et « horizon d’attente » peut aller jusqu’à se disloquer et creuser le présent sur lui-même, d’un présent hypertrophié, sans autre horizon que lui-même. C’est la thèse du présentisme, suggéré par Hartog dans la perspective de Kosselleck : « un présent perpétuel, insaisissable, et quasiment immobile, cherchant à produire malgré tout pour lui-même son propre temps historique » (Hartog, [2002], p. 28). En mobilisant cette perspective et sans outrepasser l’interprétation proposée par Postone, on peut éclairer son analyse du processus d’accumulation du capital.

Le « présentisme » du capital

40Le chapitre 8 de Temps, travail et domination sociale est sans doute l’un des plus complexes ; il commande la mise en problématique du rapport structurellement complexe qu’il y a entre, d’une part, analyse positive des sociétés capitalistes telles qu’elles sont et, d’autre part, discours normatif quant à leur transformation vers un modèle d’émancipation souhaitable. Il s’agit de comprendre comment la dynamique historique du capitalisme produit du « nouveau » tout en reproduisant le « même », et donc pourquoi cette dynamique génère la possibilité d’une alternative au capitalisme tout en entravant sa mise en œuvre. Postone rappelle que, dans son analyse de la grandeur de la valeur en termes de temps de travail socialement nécessaire, Marx insiste sur la particularité de la forme « valeur » de la richesse sociale : si la productivité croissante augmente la quantité de valeurs d’usage par unité de temps, elle ne peut aboutir qu’à des augmentations de court terme de la valeur, puisqu’une fois que l’augmentation de la productivité s’est généralisée (par la concurrence entre producteurs capitalistes), la quantité de valeur retombe à son niveau initial. Mais si les changements dans la productivité ne modifient pas à long terme la quantité de valeur produite par unité de temps, ils modifient en revanche la détermination de ce qui est considéré comme unité de temps : c’est l’effet « moulin de discipline », c’est-à-dire l’interaction indéfinie entre les deux dimensions de la marchandise, le travail concret (le progrès technique et organisationnel qui affecte la productivité) et le travail abstrait (constitutif de l’heure de travail social normatif) : « La productivité augmentée augmente la quantité de valeur produite par unité de temps – jusqu’à ce que cette productivité se généralise ; lorsqu’elle y est parvenue, la grandeur de valeur produite pendant cette période de temps, du fait de sa détermination temporelle générale-abstraite, retombe au niveau précédent. Cela aboutit à une nouvelle détermination de l’heure de travail sociale et à un nouveau niveau de base de la productivité. Ce qui apparaît, c’est donc une dialectique de transformation/reconstitution : les niveaux socialement généraux de productivité et les déterminations quantitatives du temps de travail socialement nécessaire changent, mais ces changements reconstituent le point de départ, c’est-à-dire l’heure de travail social et le niveau de base de productivité. […] La redétermination réciproque de la productivité augmentée et de l’heure de travail social a le caractère d’une loi, un aspect objectif, qui n’est pas du tout une simple illusion ou une simple mystification. Quoique sociale, elle est indépendante de la volonté humaine. Dans la mesure où l’on peut parler d’une “loi de la valeur” chez Marx, cette dynamique “moulin de discipline” en constitue la détermination initiale » (Postone [2009a], p. 426-428).

41Pour ainsi dire, le temps abstrait (celui de la norme) est comme poussé en avant par le temps historique (celui dans lequel ont lieu les progrès techniques et organisationnels). Mais le paradoxe est que ce mouvement nous installe dans la dimension normative du présent, dans ce « présentisme » qui est la marque spécifique de la domination du « travail » dans le capitalisme. La valeur est toujours et n’est qu’une mesure de la dépense actuelle de temps de travail socialement nécessaire, c’est-à-dire telle qu’elle est imposée dans les conditions actuelles de la production, à savoir le niveau actuel du développement des forces productives et le degré de productivité. Sous la « loi de la valeur », les producteurs sont, comme le dit Postone, contraints d’être de leur temps, la valeur ne s’exprimant qu’au présent. Avec Postone, on comprend ce passage énigmatique de Marx : « Un changement dans la force productive n’affecte pas en lui-même le travail exprimé dans la valeur […] ; c’est pourquoi dans les mêmes laps de temps, le même travail donne toujours la même grandeur de valeur, quelles que soient les variations de la force productive » (Marx [1993], p. 52). Ce qui apparaît donc clairement, c’est que la loi de la valeur définit normativement ce qu’est fondamentalement le présent, le régime temporel du capitalisme, au sens où « la valeur est une expression du temps en tant que présent » (Postone [2009a], p. 436).

42Au terme de cette analyse des rapports entre temps et travail dans le capitalisme, on comprend que le processus de valorisation du capital (s’)installe (dans) un temps « figé, immobile, spatialisé : le temps de la valeur est celui d’un présent perpétuel qui agit comme une norme et qui possède la particularité de s’imposer aux agents de façon coercitive » (Fischbach [2011], p. 85). Ce rapport des acteurs à la structure, on pourrait le croire complètement enfermant ; pour autant, ce que nous allons maintenant essayer de montrer, c’est comment le structuralisme de Postone est travaillé de fond en comble par la question du sujet, comment il la reformule en lui donnant une épaisseur propre, au risque de rendre l’ensemble de sa construction plus fragile.

Les limites du structuralisme de Postone : le sujet, les sujets et la subjectivité

43On l’a vu, ce qui, pour Postone, caractérise au fond les sociétés capitalistes, c’est une forme historiquement abstraite de médiation sociale, laquelle est constituée par le « travail ». Cette forme est certes constituée par des formes déterminées de pratiques, mais dans son fonctionnement global, elle devient quasi indépendante des hommes qu’elles mobilisent et qui, croyant participer « à » son fonctionnement, en fait participent « de » son fonctionnement. Postone se saisit de ce phénomène en le problématisant à partir d’un attelage théorique « étonnant » : l’emboîtement d’une théorie « hégélienne » du sujet-capital-constituant et d’une théorie quasi althussérienne des sujets-humains-constitués ; attelage qui révèle finalement, plus qu’il ne solutionne, la difficulté de réintroduire la nécessité d’une subjectivité agissante dans le cadre d’une pensée de la transformation sociale.

Le capital comme sujet

44Dans la perspective marxiste, le capital est défini comme la valeur qui s’auto-valorise suivant un processus d’auto-expansion sans origine ni fin. Postone [2009a], [2009c], [2011c] remarque – après d’autres [25] – que lorsqu’il parle de ce processus dans Le capital, Marx utilise la même terminologie que Hegel pour retracer la Phénoménologie de l’esprit : le capital est présenté comme une substance qui s’auto-mobilise et se trouve être ainsi le sujet de son propre processus. « La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automatique. […] Mais en fait la valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel, à travers le changement constant des formes argent et marchandise, elle se valorise elle-même […]. Ici, elle se présente soudain comme une substance en procès, une substance qui se met en mouvement par elle-même et pour laquelle marchandise et monnaie ne sont que de simples formes » (Marx [1993], p. 173-174).

45Tout se passe comme si les rapports sociaux constitutifs du mode de production capitaliste (tels que nous les avons présentés dans l’interprétation structuraliste de Postone dans la deuxième section) possédaient tous les caractéristiques du « Geist » de Hegel. En cela, il y a bien un sujet de l’histoire, mais ce n’est pas celui auquel on pourrait penser en se situant du côté du marxisme orthodoxe. C’est un sujet abstrait, qui ne peut être identifié à aucun acteur social et qui se déploie indépendamment de la volonté de l’ensemble des acteurs sociaux qui sont parties prenantes du système. Bien sûr, à la différence du sujet hégélien dont le déploiement est transhistorique, intelligent, autoréflexif, conscient de lui-même et de son propre déploiement, le sujet marxien est historiquement déterminé et fondamentalement aveugle. « Marx suggère qu’un sujet historique au sens hégélien existe bien sous le capitalisme, même s’il n’identifie ce sujet avec aucun groupe social (tel que le prolétariat) ni avec l’humanité tout entière. Marx l’analyse en termes de structure des rapports sociaux constitués par des formes de pratique objectivante et saisis par la catégorie de capital (et donc de valeur). Son analyse suggère que les rapports sociaux capitalistes sont d’un type très particulier : ils possèdent les attributs que Hegel donne au Geist. […] Les rapports sociaux capitalistes ont un caractère particulier, dialectique et historique qui ne peut pas être adéquatement pensé en termes de classe. […] Le sujet historique analysé par Marx consiste […] en des rapports objectivés : les formes catégorielles subjectives-objectives caractéristiques du capitalisme dont la “substance est le travail abstrait, c’est-à-dire le caractère spécifique du travail en tant qu’activité socialement médiatisante sous le capitalisme” » (Postone [2009a], p. 119-120).

46Contrairement à l’approche du marxisme orthodoxe (et aussi à celle de Lukács [1960] [26]) et – il ne faut pas le nier – à certaines formulations de Marx dont la pensée n’est pas homogène (Castoriadis [1978] ; Balibar [1997b]), ces rapports sont constituants du sujet historique, et non pas extérieurs à lui et entravant sa pleine réalisation. « Ces rapports, à leur niveau le plus profond, sont des formes de médiation qui ne peuvent pas être saisies pleinement en termes de rapports entre propriétaires des moyens de production et travailleurs sans propriété – si important qu’ait été ce rapport lors de la genèse du capitalisme et si important qu’il demeure » (Postone [2013], p. 13). Le sujet tire sa dynamique non pas de la résultante des forces hétérogènes et individuelles qui le composent, mais d’une énergie qui lui est propre et découle de sa structure, c’est-à-dire, nous l’avons vu à la fin de deuxième section, de la pulsion à l’accumulation infinie du capital : « [Marx] décrit cette forme sociale subjective-objective qui se meut elle-même en termes de processus continu et infini d’auto-expansion de la valeur. Ce processus, tel le démiurge de Nietzsche, engendre de grands cycles de production et de consommation, de création et de destruction. Le capital n’a pas de forme définitive, fixée, mais apparaît aux différentes étapes de son développement en spirale, sous la forme de l’argent et sous la forme de marchandise […], mais qui n’est pas identique à ses formes matérialisées et qui n’est pas une propriété inhérente à ces formes […]. Le mouvement du capital est sans limite, sans fin. […] Quand on a affaire à la catégorie de capital, on a affaire à une catégorie centrale d’une société qui se caractérise par un mouvement directionnel continu, sans fin extérieure déterminée, on s’occupe d’une société poussée par la production pour la production » (Postone [2009a], p. 395-396).

Des acteurs comme sujets-assujettis et leur subjectivation saisie dans la catégorie du possible

47La perspective théorique de Postone sort d’un cadre de pensée qui est anthropologiquement centré sur l’opposition entre sujet(s) et objet(s). Cette opposition de termes essentiellement extérieurs et réifiés donne lieu à des postures intellectuelles qui apparemment s’opposent, telles que l’idéalisme (qui met l’accent sur le sujet) et le matérialisme (qui met l’accent sur l’objet), alors qu’elles appartiennent fondamentalement au même cadre (Bloch [1977]). Postone propose une ontologie relationnelle (Ollman [1993]) qui le conduit à penser les sujets comme moments constitués dans et par le fonctionnement-déploiement du sujet [27], c’est-à-dire des processus de subjectivation, en quoi il se situe dans une approche structuraliste : « Dans l’approche que je propose ici, les catégories de la critique de Marx n’expriment pas la permutation du subjectif et de l’objectif, mais, bien plutôt, la constitution de chacune de ses dimensions. Comme je l’ai dit à propos du temps abstrait, les formes subjectives déterminées, tout comme l’objectivité qu’elles saisissent, sont constituées par des formes universelles, préexistantes qui, parce qu’elles sont aliénées, apparaissent comme les attributs objectifs des choses. Cela corrobore mon affirmation selon laquelle Marx, avec son analyse du double caractère du travail sous le capitalisme, développe la théorie de l’aliénation en tant que théorie d’un mode de constitution sociale historiquement spécifique, par lequel des formes sociales déterminées – caractérisées par l’opposition d’une dimension pareille à une loi, objective, universelle abstraite, et d’une dimension particulière, “chosiste” – sont constituées par des formes structurées de pratique et, en retour, façonnent à leur image la pratique et la pensée. »

48Et il ajoute la chose suivante, sur laquelle nous reviendrons, car cela subvertit quelque peu l’approche structuraliste qui semble être de prime abord la sienne sur la question du sujet : « Ces formes sociales sont contradictoires. C’est cette qualité qui rend la totalité dynamique et engendre la possibilité de sa critique et de sa transformation » (Postone [2009a], p. 331).

49Ce point est fondamental car il permet de comprendre d’où vient la transformation historique. Le monde capitaliste n’est pas saturé de déterminisme, les sujets n’étant pas que les simples effets-supports fonctionnels parfaitement ajustés à la structure, à savoir le capital comme sujet. Ce dernier, nous l’avons vu, est travaillé par la contradiction structurale de l’infinité, et il est « possible » que surgisse ce que Postone appelle « une conscience oppositionnelle ». La perspective de Postone est cohérente : on a affaire à une théorie de la constitution sociale de la subjectivité, y compris « la possibilité d’une conscience critique ou oppositionnelle » (Postone [2009a], p. 65). Il ne s’agit pas de dire qu’il y a un reste anticapitaliste (le « travail » au sens de Lukács), enraciné de manière ontologique ou transcendantale, ou encore, dans les termes de Foucault [1984], une résistance au pouvoir toujours déjà à l’œuvre. « Je n’aime pas trop le terme de résistance car il semble suggérer que la société est une totalité unie et qu’il y aurait des zones résiduelles qui ne seraient pas totalement dominées par le capital. Je pense que ce n’est pas une bonne interprétation de ce qu’est la société moderne. Cette notion de résistance, surtout quand elle est utilisée de manière foucaldienne, nous conduit à étudier les hôpitaux psychiatriques et les prisons en y cherchant à y trouver des modes de refus, des résistances. […] À l’inverse de cette manière de voir, je pense que le capitalisme a en lui-même généré des possibilités qu’il ne peut réaliser et c’est cet écart entre ce que le capitalisme génère et ce qu’il satisfait réellement qui ouvre un espace d’opposition. Au lieu de se fonder sur ce qui n’existe plus, il s’agit alors d’une opposition basée sur ce qui pourrait être mais qui n’est pas » (Postone [2011a], p. 6).

50Chez Postone, la structure endogénéise l’acteur, mais ne l’épuise jamais dans la figure du sujet assujetti. Peut-on pour autant parler d’un sujet agissant ? Sur ce point, ni Postone ni ses commentateurs ne répondent à cette question. Nous nous permettons donc une hypothèse. On peut parler d’un sujet agissant à condition de ne pas le poser comme étant toujours déjà là (sujet essentialisé, affecté en extériorité par la domination systémique du capitalisme et donc noyau résistant depuis lequel pourra venir se développer la société émancipée) ; mais de le poser comme une singularité qui n’a jamais les pieds dans le vide institutionnel ou social-historique, mais qui est co-construite par la totalité sociale de laquelle et à laquelle il participe. Finalement – et quoi qu’il en dise parfois –, Postone n’est pas si éloigné de la plupart des penseurs post-structuralistes sur cette question, et sans le rapprocher de Foucault, on peut sans doute le rapprocher de Balibar, lequel formule le problème sous la forme d’une aporie : « Ou bien le support est une existence singulière constituée par l’action de la structure, qui détermine toutes ses caractéristiques, autrement dit qui l’engendre. Ou bien au contraire […] le support est une limite indéterminée, dont la singularité par définition excède toute détermination logique » (Balibar [1997b], p. 226-227).

51Et même mieux encore. Contrairement à ce qu’il laisse entendre systématiquement, il n’est peut-être pas si éloigné du jeune Marx, celui des Manuscrits de 1844 ou de celui des Thèses sur Feuerbach, pour lequel l’essence humaine n’est que l’ensemble des rapports sociaux. Pour signaler la contradiction systémique du point de vue des subjectivités, Postone utilise souvent le terme d’« aliénation » ; mais il précise qu’il ne l’utilise pas au sens essentialiste et ahistorique qu’il pense être celui du jeune Marx, mais dans une perspective constructiviste. Lorsqu’il s’agit de poser les enjeux du mode d’individuation dans la société émancipée, au-delà de l’opposition entre individu et société telle que la constitue et la reproduit le capitalisme, cette subjectivation prend la forme suivante : « Selon Marx, l’individu social représente le dépassement de cette opposition. Cette idée ne se réfère pas simplement à un individu travaillant avec d’autres, de façon altruiste ; elle exprime la possibilité pour chacun d’exister comme être pleinement et richement développé. Une condition nécessaire à la réalisation de cette possibilité, c’est que le travail permette à chacun un plein et positif accomplissement correspondant à la richesse générale, à la diversité, à la puissance et au savoir de la société en tant que tout ; le travail individuel cesserait d’être la base fragmentée de la richesse sociale. Le dépassement de l’aliénation n’entraîne donc pas la réappropriation d’une essence ayant existé antérieurement, mais l’appropriation de ce qui s’est constitué sous une forme aliénée » (Postone [2009a], p. 57).

52Nous ne développons pas plus la description de cette société émancipée que Postone, à la suite de Marx, appelle de ses vœux, même s’il sait qu’elle n’a rien de nécessaire. Postone, du reste, ne l’a développée que fort marginalement dans toute son œuvre jusqu’ici, se contentant de quelques remarques. Le point central du mode de subjectivation reste dans la lignée du Marx des Grundrisse, celui de la promotion et de l’épanouissement de la libre activité humaine, contre le « travail ». André Gorz, qui à notre connaissance n’avait pas lu Postone, adoptait une perspective similaire (Gorz [1988]). Cela prend appui sur des tendances du capitalisme, mais qui ne sont en rien des voies déterminées, comme la réduction du temps de travail. La pulsion du capital, nous l’avons vu, rend la production de richesse matérielle essentiellement indépendante de la dépense de temps de travail immédiat. De là la possibilité d’importantes réductions générales du temps de travail, porteuses de profonds changements dans la nature et l’organisation sociale du travail… Si ces possibilités [28] ne sont pas ou peu exploitées par le monde du travail dans le capitalisme actuel, elles n’en restent pas moins latentes : « Sous le capitalisme, le temps historique objectivé s’accumule sous une forme aliénée qui renforce le présent et comme tel il domine le vivant. En même temps, il permet la libération des hommes par rapport au présent en sapant ce qu’il y a de nécessaire dans le présent et rend par là même possible le futur – l’appropriation de l’histoire de telle manière que les anciens rapports soient renversés et transcendés. Au lieu d’une forme sociale structurée par le présent, par le temps de travail abstrait, il peut exister une forme sociale fondée sur la pleine jouissance d’une histoire qui ne serait plus aliénée, tant pour la société en général que pour l’individu. » Et citant Marx, il termine : « Ce n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse [29] » (Postone [2009a], p. 552-553).

53Jusqu’ici et d’un point de vue de critique interne, nous nous en sommes tenu à exposer et expliciter pour elle-même l’interprétation « structuraliste » de Marx par Postone. Refusant de la rabattre trop vite au déterminisme social-historique auquel elle semble tout droit conduire (deuxième section), nous avons exploré la possibilité d’un sujet agissant sous le déploiement souverain du sujet-capital (troisième section), celui que cette interprétation tente malgré tout de ménager pour penser cette transformation radicale qu’elle appelle de ses vœux. Mais force est de reconnaître qu’à ce niveau la position de Postone finit par entrer dans la zone des rendements théoriques décroissants. Le duo, jusque-là selon nous enrichissant, n’est plus qu’un duel, et un duel qui, manifestement, risque de tourner à l’avantage d’une lecture finalement « orthodoxe » de Marx. Quelles que soient ses propres limites dans la théorisation de l’émancipation, ce dernier emporterait la conviction puisque chez lui, à la différence de Postone, le capitalisme reste toujours traversé par des luttes sociopolitiques et ainsi ne se déploie jamais complètement comme une structure homogène et pleine, pouvant, sans la menace d’aucune hétéronomie, occuper tranquillement la « fin de l’histoire » (au sens de Fukuyama [1992]).

Le retour du refoulé : la force de travail et son ambivalence

54Peut-on desserrer la contrainte déterministe qui cadenasse la pensée de l’émancipation chez Postone tout en conservant les acquis « structuralistes » de sa problématique ? Pour notre part, nous pensons que nous seulement c’est souhaitable mais aussi que c’est possible. Même si, bien sûr, il faudrait consacrer un développement plus systématique à l’élaboration théorique de cette articulation, nous pouvons au moins risquer une hypothèse d’ouverture en remettant sur le métier ce que Postone néglige, à savoir l’ambivalence intrinsèque de la force de travail chez Marx (De Vroey [1985b] ; Nadel [1994] ; Sobel [2010]).

55Reprenons le problème au point de bifurcation où nous l’avions laissé (cf. supra, « La double facette du travail »), c’est-à-dire avant que Postone n’opte pour une position qui, assimilant travail en général, travail vivant et « force de travail », en vienne à réduire la force de travail au rang de catégorie transhistorique ou d’anthropologie générale et donc à l’exclure de l’analyse du capitalisme. Or, la force de travail chez Marx est une catégorie sociale historiquement située, qui, s’étayant bien sûr sur « le résidu naturel, transhistorique, commun au travail humain dans toutes les sociétés » (Postone [2009a], p. 217), n’en reste pas moins produite par le mode de production capitaliste. N’être qu’une « force de travail », c’est en effet ce qui caractérise de façon problématique l’acteur dominé au sein du rapport capital-travail (ici assimilé à rapport salarial). D’une part, la force de travail est une fausse « propriété » construite par le système pour faire être le travailleur comme participant au monde marchand, et pour qu’il puisse rencontrer sur le « marché du travail » les vrais propriétaires, les capitalistes, ce faux échange étant la condition nécessaire de l’extraction de la plus-value, au cœur de la pulsion du capital. Mais d’autre part, la force de travail est celle d’un salarié « libre », formellement sujet de droit et dont le statut est irréductible à celui du serf ou de l’esclave. La contradiction entre valeur d’usage et valeur d’échange affecte cette « marchandise fictive » et une partie de la reproduction du travailleur échappe à la domination du capital ; il y a du « mou » dans la structure et cela peut conduire l’analyse économique marxiste à l’identification de différents stades du rapport salarial (De Vroey [1985b]). Pour nous ici, l’enjeu est celui de la « valeur de la force de travail », laquelle, comme le rappelle fort bien Ludovic Hetzel dans un article récent, est définie « non par sa propre production, mais par celle des marchandises permettant de satisfaire les besoins de son possesseur selon une norme socio-historique donnée [qui] dépend avant tout d’un rapport de forces politiques entre les classes. Il en va de même pour son usage : soumis à l’exigence impitoyable de la valorisation et des normes du capital, il n’en est pas moins réalisé par le travailleur, selon certaines conditions historiquement acquises ; dès lors il est dépendant en dernière instance de son consentement – certes contraint par sa propre situation sociale –, donc de sa volonté, de son intelligence et de ses émotions. Ainsi la définition anthropologique de la force de travail, parce qu’elle inclut les forces générales du corps et de l’esprit, fonde-t-elle à la fois son irréductibilité à la marchandisation et la capacité de résistance à l’exploitation du sujet prolétarisé » (Hetzel [2015], p. 529).

56Certes, dans une société où domine le mode de production capitaliste, le travail n’existe jamais pour lui-même ou en dehors d’une subsumption globale sous la logique de la valorisation et de l’accumulation du capital ; c’est ce que reformule radicalement le structuralisme de Postone. Mais dans le concept de force de travail, l’analyse marxienne repère deux dimensions conjointement données. D’une part, le « travail vivant », c’est-à-dire le « travail » au sens de la notion générale, le travail en tant qu’activité humaine d’affirmation, de création et de coopération. La force de travail s’y manifeste comme sujet autonome participant à un monde vécu et commun, et agissant dans ce monde. D’autre part, ce que l’on peut appeler le « capital-travail », c’est-à-dire le « travail » en tant que soumission à la logique de valorisation du capital. La force de travail est réduite à fonctionner comme « facteur » de production à partir de la réduction au statut de marchandise.

57On peut se demander dans quelle mesure Postone, faisant fi de l’ambivalence intrinsèque de la force de travail chez Marx, ne formule pas l’ensemble des questions sociopolitiques à propos du « travail » sous la dépendance de la seule logique du « capital-travail ». Certes, cette formulation lui permet de ne pas être naïf concernant les tenants et les aboutissants d’un véritable processus d’émancipation. S’affranchir de l’oppression capitaliste ne consiste pas à prendre le « point de vue » du « travail vivant » comme s’il était isolable et offrait immédiatement une position extérieure au capitalisme. Dans telle ou telle conjoncture sociale-historique du capitalisme, cette extériorité ne peut concrètement s’appréhender autrement que dans la tension politique immanente qui parcourt et structure tout rapport capital-travail. Si, dans le capitalisme, le « travail » est inévitablement « intégré » au fonctionnement du système de valorisation, les formes de cette intégration ne sont pas toutes équivalentes ; les luttes sociales ont produit des formes de déprise partielle (les « acquis sociaux » sur fond de compromis de classe) au sein desquelles le « travail vivant » a pu faire reconnaître son mode spécifique d’existence et conforter cet écart (Castel [1995] ; Friot [2012]). On peut reprocher à Marx de n’avoir pas exploité toute l’ambivalence de son concept de force de travail et de s’être installé dans une logique de tout (l’émancipation communiste) ou rien (l’oppression capitaliste), et, du coup, de n’avoir pas su anticiper le potentiel émancipateur partiel des transformations du rapport salarial (De Vroey [1985b]). Mais on peut lui faire crédit d’avoir installé la question de l’intégration sociopolitique du travailleur dans une tension irréductible et d’avoir permis ainsi de penser que les conquêtes du monde du travail sont toujours politiques à l’intérieur même d’une structure ouverte, ce que la position de Postone peine à appréhender, en tout cas n’appréhende finalement pas mieux que Marx. Or, l’histoire sociale nous montre que, du point de vue du rapport capital-travail, il ne peut y avoir d’acquis sociaux irréversibles, irrévocables, mais uniquement des conjonctures changeantes sous lesquelles le « travail vivant » parvient à s’arracher un peu, un peu plus, un peu moins, à la logique de sa réduction fonctionnelle. Ce rapport capital-travail reste fondamentalement un rapport asymétrique et antagonique, générant exploitation et donc aliénation, et ne rendant ainsi possible qu’une émancipation partielle. Que d’un point de vue marxien, il n’y ait pas lieu de s’en accommoder, qu’il n’y ait aucune réconciliation à en attendre et encore moins aucune « fin de l’histoire » à espérer à partir de lui, c’est une chose. Mais il reste qu’en son sein même, par l’institutionnalisation de sa dimension politique intrinsèque et non par le refoulement de celle-ci ou son report dans une utopie radicale, des limites peuvent être déplacées et des possibles émancipateurs peuvent être dégagés. On peut donc regretter que problématisant les tenants et les aboutissants de l’oppression capitaliste après plus d’un siècle de conquêtes sociales, Postone ne fait finalement pas mieux que Marx sur ce point, qui, lui, n’avait pas ce recul historique comme nouvelle matière à penser.

Conclusion

58Au terme de cette étude, nous voudrions d’abord réaffirmer notre conviction que l’interprétation de Marx par Postone est d’une grande importance pour penser aujourd’hui et de façon fondamentale le capitalisme, et pour le penser sous toutes ses dimensions [30]. Elle doit être discutée, dans le champ marxiste et sans doute bien au-delà, en articulant le plan analytique (qu’est-ce que le monde capitaliste ?), le plan critique (quelle oppression génère-t-il ?) et le plan normatif (un autre monde est-il possible ?). « Cette réinterprétation de Marx permet une critique du marxisme traditionnel en même temps qu’elle exprime une nouvelle théorie critique du capitalisme. Elle transforme également les termes du débat entre la théorie de Marx et les autres types de théorie sociale » (Postone [2009a], p. 563). Si donc elle peut être discutée en « appartements », ce que nous avons essayé de faire ici comme une sorte de préalable à cet agenda de recherche, c’est de la considérer dans son mouvement global, ressaisi à partir de l’explicitation et la mise en perspective de sa thèse principale : Marx ne fait pas une critique du capitalisme du point de vue du travail, mais une critique du travail sous le capitalisme. Si nous reprenons la problématique ricœurienne sous laquelle nous avons placé notre démarche de relecture, c’est bel et bien là, pour nous, que se jouent la pertinence et la productivité du duo/duel entre Marx et son interprète.

59Une critique du travail sous le capitalisme, soit, mais de quel point de vue ? On comprend ce qu’est le point de vue du travail, celui qui est familier au marxisme traditionnel. Celui que développe Postone nous est beaucoup moins familier, qui suppose la mise au jour d’un structuralisme particulier que Postone invente complètement, en revisitant au passage la question du sujet. Cette perspective a sans doute des limites, comme nous avons essayé de le montrer ; mais son ampleur et sa radicalité se posent désormais là et ne peuvent pas être ignorées. C’est pour nous ce qu’apporte fondamentalement le duo Marx-Postone. Une autre façon d’apercevoir cet énigmatique point de vue est de reprendre le problème du « fétichisme » [31]. On sait que pour Postone, même si elle est réelle, la domination de classes n’est finalement qu’un phénomène de surface, car relevant non pas de la sphère de la production, mais de celle de la distribution et du marché. Rappelons que « dans l’analyse de Marx, la domination sociale ne consiste pas, à son niveau le plus fondamental, en la domination des hommes par d’autres hommes, mais en la domination des hommes par des structures sociales abstraites que les autres hommes constituent » (Postone [2009a], p. 53-54). Ces formes fétichistes sont parties prenantes d’une réalité où les rapports entre humains sont des rapports de choses. L’émancipation humaine n’est donc pas une sortie de l’illusion (au sens de la caverne de Platon), laquelle suppose la présence d’un point fixe ontologique, présent mais recouvert, sur lequel il faudrait faire retour. Car ce qu’il faut abolir, c’est le capitalisme comme totalité qui se veut sans extériorité et sa substance homogène, le « travail ». Redisons-le : le véritable sujet des sociétés capitalistes, ce n’est ni le « travail », le prolétariat, ni même l’humanité ; c’est le capital, accompagné de ses sujets qui ne sont finalement réduits à n’être que les objets de leurs pratiques. Mais cette substance se déploie à partir de contradictions qui sont le support éventuel de processus de subjectivation alternatifs ; or, sur ce point, Postone ne nous apporte pas grand-chose de plus que Marx.

60À ce niveau, le duo éclairant fait place à un duel qui révèle une faiblesse de l’interprétation de Postone. Son structuralisme semble à la croisée des chemins, mais, selon nous, rien ne l’oblige à prendre une direction forcément déterministe et à s’enfermer dans les apories que nous avons examinées dans la troisième section. Étienne Balibar a formulé l’alternative et dessiné une ouverture post-structuraliste à partir de laquelle nous voudrions ici conclure : « Ou bien le support est une existence singulière constituée par l’action de la structure, qui détermine toutes ses caractéristiques, autrement dit qui l’engendre. Ou bien au contraire […] le support est une limite indéterminée, dont la singularité par définition excède toute détermination logique » (Balibar [1997b], p. 226-227). C’est bien deux modes de subjectivation qui s’affrontent. La première conception du sujet individuel le constitue comme une synthèse de déterminations structurelles, intériorisée dans un « habitus incorporé » (Bourdieu) ou dans une position idéologique (Althusser). C’est peut-être la pente naturelle sur laquelle se meut Postone et qui risque de le priver d’une pensée conséquente de la transformation sociale. La seconde conception fait du sujet le manque, le vide commun à toutes les structures, toujours en deçà des formes socialement et historiquement déterminées de l’individualité. C’est un point d’appui décisif pour penser l’ouverture dans la structure et, partant, rendre la transformation sociale à la contingence historique qui se nourrit de l’action humaine. Mais alors, on peut se demander dans quelle mesure l’assumer ne conduit pas à faire retour à l’anthropologie des « individus vivants », présente chez Marx, mais écartée par Postone, et que Marx a maintenue au cœur de son concept de force travail, point aveugle du structuralisme de Postone. C’est pour nous la piste « post-structuraliste » qu’il convient désormais de suivre pour continuer à explorer les promesses du duo tout en délaissant les apories du duel.

Notes

  • [*]
    Université de Lille, CNRS, UMR 8019, CLERSE, Villeneuve d’Ascq, France. Correspondance : Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques, Bureau 109 – Bât. SH2, Cité scientifique, 59665 Villeneuve d’Ascq, France. Courriel : Richard.sobel@univ-lille1.fr
  • [1]
    Pour une présentation biographique, voir Dufour et Gheller [2013].
  • [2]
    Même s’il s’agit d’une pensée intrinsèquement pluridisciplinaire, la réception française de Postone est jusqu’à présent principalement le fait de la philosophie et de la sociologie. Voir à ce sujet par exemple Artous [2009], Jappe [2009], Méda [2010] ou Fischbach [2011]. Pour la réception anglo-saxonne, voir le numéro spécial de la revue marxiste anglaise, Historical Materialism, 3 (12), 2004.
  • [3]
    C’est la position de Jacques Bidet [2014], à la fois très bon connaisseur et lui-même interprète original de l’œuvre de Marx. Il formule une critique au vitriol de l’œuvre de Postone, s’étonnant du succès qu’elle rencontre à la fois dans le champ académique et dans celui de la critique sociale. Dans ce qui suit, nous ne suivrons pas Bidet dans son jugement global sur Postone, même si nous pourrons mobiliser quelques-unes de ses critiques partielles.
  • [4]
    Nous ne cherchons pas ici à discuter la pertinence de cette distinction, mais la mobilisons parce que nous la jugeons tout à la fois simple et éclairante, pour peu qu’on l’explicite comme nous proposons de le faire. Sa force vient sans doute de ce qu’elle applique, à propos de Marx, une grille de lecture plus générale (Ollman [1993]) que l’on peut faire jouer pour toute l’histoire de la philosophie occidentale entre les philosophies dites des « relations externes » (par exemple celle de Hume ou, aujourd’hui, celle de Deleuze) et les philosophies dites des « relations internes » (par exemple celle de Hegel, puis la tradition phénoménologique issue de Husserl). Bien qu’Aron [1970] ne le mentionne pas (sans doute n’en avait-il pas connaissance à l’époque où il produit sa distinction, et sans doute avait-il eu une formation philosophique essentiellement « continentale »), on peut dire qu’en ce sens le marxisme analytique anglo-saxon (Bertram [2001] ; Tarrit [2014]) n’échappe pas à sa typologie. L’individualisme méthodologique du marxisme analytique ne relève pas d’une approche phénoménologique mais s’appuie sur une philosophie des relations externes, ce qui conduirait à en faire une espèce – certes particulière, mais une espèce quand même – du genre interprétation structuraliste.
  • [5]
    Postone n’est bien sûr pas présent dans le Dictionnaire critique du marxisme (Labica et Bensussan [1985]), son maître ouvrage datant de 1993 ; mais il ne l’est pas non plus dans le Dictionnaire Marx contemporain (Bidet et Kouvélakis [2001]), ni dans l’ouvrage de synthèse de Tosel [2009] ou celui de Preve [2011]. On trouve une entrée « Postone » dans la cartographie de Keucheyan [2013].
  • [6]
    Par « théorie sociale critique », nous entendons au sens large (et pas simplement au sens restreint qui est associé à l’école de Francfort), suivant en cela Fischbach ([2009], notamment p. 63-91) : « […] une théorie qui affronte de façon critique la “question sociale” (le fait que les sociétés humaines soient traversées par des formes structurales d’oppression, comme le rapport capital-travail, ou la domination masculine, pour ne citer que deux des formes historiques les plus développées) sous la perspective normative d’un projet d’émancipation, qui place en son cœur une représentation de la “vie bonne”. Davantage que la philosophie politique (abstraite et souvent en apesanteur socio-historique) ou l’éthique (souvent réduite à la seule dimension individuelle), la théorie sociale critique se nourrit profondément des connaissances positives des sciences humaines et sociales. Sans doute ce terme est-il davantage audible d’un point de vue “continental” ; dans le monde anglo-saxon, ce qui s’appelle théorie de la justice (Rawls, Walzer, Frazer, etc.) relève de la théorie sociale critique. »
  • [7]
    Si l’on veut bien suivre notre méthode de lecture, l’important n’est pas tant l’exhaustivité ou la précision de son travail d’historien du marxisme, que l’effet de connaissance que produit sa lecture, comme lecture de Marx et comme lecture de notre monde actuel à partir de Marx. Bidet [2014] a déjà relevé certains oublis, certaines imprécisions, voire selon lui certains contresens (nous le verrons plus loin s’agissant des notions de travail vivant et de forces de travail). Dans une perspective d’histoire des idées marxistes, une étude plus systématique serait bien évidemment nécessaire, même si nous souscrivons à l’opinion d’un autre grand lecteur contemporain de Marx, Gérard Bensussan ([2015] p. 479), pour lequel « le contresens est aussi une façon singulière, erronée mais vivante, de se rapporter à une œuvre ».
  • [8]
    Sur les notions de matérialisme historique et matérialisme dialectique, voir Moissonnier [1985] et Macherey [1985].
  • [9]
    L’école de Francfort rassemble un groupe d’intellectuels allemands réunis autour de l’Institut de recherche sociale fondé à Francfort en 1923, et constitue un courant de pensée considéré comme paradigmatique de la philosophie sociale ou de la théorie critique pour les sociétés capitalistes avancées. Des Lumières et du marxisme critique, elle retient l’idée-force que la philosophie doit être utilisée comme critique sociale et non comme légitimation de l’ordre existant, et que cette critique doit être mise au service de la transformation sociale (Durand-Gasselin [2012]). Parmi les membres de la « première » école, il y a notamment Max Horkheimer (1895-1973), Theodor W. Adorno (1903-1969), Erich Fromm (1900-1980) ou encore Franz Neumann (1900-1954). Parmi les membres de la seconde génération, Jürgen Habermas, Axel Honneth et, plus récemment, Hartmut Rosa.
  • [10]
    Intitulé The Present as Necessity: Toward a Reinterpretation of the Marxian Critique of Labor and Time.
  • [11]
    L’agir stratégique se présente comme un rapport homme-homme, mais dans lequel chacun objective l’autre, fait de l’autre l’objet de sa stratégie, à la différence de l’agir communicationnel où chacun respecte l’autre dans son statut de sujet humain raisonnable. Il n’est donc qu’une espèce du genre agir instrumental.
  • [12]
    Au sens où l’humain est essentiellement un être parlant, est constitué par le langage, et non pas au sens où le langage est un outil que les humains utilisent (parmi d’autres) mais qui ne les constituent pas en tant que tels.
  • [13]
    Afin de lever toute ambiguïté et d’éviter les mauvais procès que l’on peut faire à Postone et que l’on faisait à Althusser, précisons qu’il s’agit d’« humanisme » dans la théorie et en aucun cas d’une posture éthique dans l’action.
  • [14]
    On peut certes souligner, comme le fait Bidet [2014], qu’il s’agit sans doute là d’un travail d’exégèse qui fait peu de cas de ce qu’il y a chez Marx-chercheur un lent travail d’élaboration-rectification de thèses théoriques, considérant finalement que la clé de voûte de toute son œuvre se donne uniquement et pleinement dans certains « grands » textes, à l’exclusion des autres qui ne seraient que des brouillons. Mais l’enjeu n’est pas qu’historiographique ; ce découpage a aussi un impact décisif sur le contenu de l’interprétation de Marx qui est défendue.
  • [15]
    C’est en ce sens que, pour Althusser, « le marxisme n’est pas un historicisme » et au sens où on peut le dire de la pensé hégélienne. C’est la contribution de Balibar dans Althusser et al. [1965] qui développera « les concepts fondamentaux du matérialisme historique » capables d’analyser la totalité sociale envisagée comme « tout complexe structuré déjà donné ».
  • [16]
    Il faudrait bien sûr consacrer une étude plus fine au structuralisme d’Althusser concernant la question du changement social, car sa position a évolué entre le début des années 1960 et la fin des années 1970. Il a été amené à critiquer lui-même la radicalité de son théoricisme structuraliste et statique et, pour le dire vite, à le dynamiser en y réinjectant de la lutte des classes (Althusser [1974]), voire plus largement de la contingence historique à travers sa lecture originale de Machiavel (Althusser [1994]).
  • [17]
    Pour une première introduction en français, voir Sohn-Rethel [2010] et l’éclairante préface d’Anselm Jappe.
  • [18]
    Thèse que Dominique Méda a défendue dans son histoire de la notion de travail (Méda [1995]) et donc tout naturellement dans sa recension du livre de Postone (Méda [2010]).
  • [19]
    Implicitement, Postone raisonne comme si, dans nos sociétés, le travail social était uniquement marchand. Or il faut rappeler que le travail se divise entre travail domestique (non monétaire) et travail social (d’expression monétaire), lui-même pouvant être marchand (ou indirectement social, le caractère social étant validé par le marché) ou non marchand (ou directement social, comme les services publics, le caractère social étant prévalidé par une décision politique). C’est un point important qui est souligné par Harribey [2009] dans sa critique de Postone, qui lui interdit notamment de penser le caractère radicalement anticapitaliste de l’État social dans les sociétés capitalistes avancées (Castel [1995] ; Ramaux [2012]). À vrai dire, il y a, dans la perspective de Postone, une sorte de raccourci, que nous ne discutons pas ici davantage, considérant que la thèse de Postone est une thèse limite, qui pose que nos sociétés sont dominées par le mode de production capitaliste (même dans ce qu’elles ont de non capitaliste) et sont donc essentiellement, mais pas exclusivement, capitalistes. Pour une contribution de philosophie économique comme la nôtre, ce raccourci est acceptable. Mais une approche d’économie marxiste appliquée (Gouverneur [1987]) devrait l’affronter plus précisément, notamment à partir de l’importance de la monnaie dans la théorie de la valeur (De Vroey [1985a]), que Postone effleure en mobilisant Roubine [1979].
  • [20]
    Même si elle est « fictive » au sens de Polanyi : « Le point fondamental est le suivant : le travail, la terre et l’argent sont des éléments essentiels de l’industrie ; ils doivent eux aussi être organisés en marchés ; ces marchés forment en fait une partie absolument essentielle du système économique. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la vente est carrément faux. En d’autres termes, si l’on s’en tient à la définition empirique de la marchandise, ce ne sont pas des marchandises. […] aucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps le plus bref, les effets d’un pareil système fondé sur des fictions grossières, si sa substance humaine et naturelle comme son organisation commerciale n’étaient pas protégées contre les ravages de cette fabrique du diable » (Polanyi [1983], p. 107-109, en italique dans l’original).
  • [21]
    Pour une discussion de la position de Postone, voir notamment Harribey [2009], [2013] et Bidet [2014]. Mais la discussion sur le sens (souvent ambigu) et la portée (toujours discutée, voir Orléan [2011]) de la théorie de Marx fait elle-même l’objet d’une littérature abondante, dont les lignes de clivage fondamentales ont été présentées selon nous dans De Vroey [1985a]. Postone se place du côté d’une théorie de la valeur-rapport social, et non du côté d’une théorie de la valeur-substance, comme l’indique clairement sa référence à Roubine [1979], lequel qualifie sa propre interprétation de la théorie de la valeur de Marx de « sociologique ».
  • [22]
    Au sens fort que lui donne Bidet ([1995], p. 246-247) : « Le travail est, comme le langage, une catégorie anthropologique générale, sans laquelle ne peuvent être pensés ni le processus d’hominisation, ni la spécificité de l’homme. Il désigne selon moi, un mode d’activité caractérisable comme la recherche d’un résultat dans le moindre temps. Ce résultat ou produit, pourvu d’utilité ou de sens, n’implique ni l’objectivité d’un besoin, ni la matérialité d’un objet séparé. La logique du travail [production] est celle de l’économie de temps. […] Cette catégorie anthropologique de travail, qui s’affirme au cours de l’hominisation, n’est pas celle d’un type distinct d’activité, mais seulement d’une logique, celle de l’économie, qui n’apparaît d’abord qu’insérée dans d’autres logiques : le temps de travail se mêle d’emblée au temps des autres activités […]. De la conjonction, ou de l’imbrication, temporelle empirique du travail avec d’autres activités, on ne saurait inférer l’idée que sa disjonction conceptuelle serait non pertinente avant l’époque moderne. »
  • [23]
    Postone cite Isaac Newton cité lui-même par Louise R. Heath [1936].
  • [24]
    « Le temps n’est pas un concept empirique qui dérive d’une expérience quelconque. En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberait pas elle-même sous la perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. […] Le temps est donc donné a priori. En lui seul est possible toute réalité des phénomènes. […] Le temps n’est pas un concept discursif ou comme on dit, un concept général, mais une forme pure de l’intuition sensible. Des temps différents ne sont que des parties du même temps […]. Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur […]. Il ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs […] ; au contraire, il détermine le rapport des représentations dans notre état interne » (Kant [1944], 1986, p. 61-63).
  • [25]
    Si l’on considère uniquement l’espace académique français, notamment Denis [1984] et Fausto [1986], [1997].
  • [26]
    Lequel pose le travail comme un référent transhistorique, c’est-à-dire comme substance constituante d’un sujet (incarné historiquement par le prolétariat) empêché de se réaliser pleinement par les rapports de propriété et de distribution capitalistes. Malgré les grands mérites de Lukács, notamment en termes de critiques de la structure du travail industriel qu’il ne peut donc s’agir de faire perdurer dans la construction du socialisme, Postone lui reconnaît les mêmes présupposés ontologiques que ceux des marxistes orthodoxes, et donc fondamentalement, les mêmes limites.
  • [27]
    Au point que l’on ne peut manquer de rapprocher cela de l’approche althussérienne de l’idéologie (Althusser [1976]). Ce rapprochement n’est pas assumé. Si Postone connaît le travail d’Althusser, en revanche il s’agit du travail d’épistémologie (la coupure entre les deux Marx, celui de la jeunesse et celui de la maturité (Althusser [1965b])) et pas celui de théorie sociale, notamment sur l’idéologie et les appareils idéologiques d’État.
  • [28]
    On peut rapprocher Postone de la distinction faite par un autre marxiste « hétérodoxe », Ernst Bloch, qu’il ne cite pas mais dont la pensée lui est sur ce point extrêmement proche : « Est objectivement possible tout ce dont la science est en droit d’espérer, ou tout au moins, de ne pas exclure la venue sur la simple base de la connaissance partielle de ses conditions existantes. Est par contre réellement possible tout ce dont les conditions ne se trouvent pas encore réunies au complet dans la sphère de l’objet lui-même ; soit qu’elles aient encore à mûrir, soit surtout que des conditions nouvelles – mais médiatisées par des conditions déjà existantes – nécessaires à la naissance d’un réel nouveau viennent à éclore » (Bloch [1976], p. 238).
  • [29]
    Marx [1975], p. 196.
  • [30]
    Afin de nous en tenir à la dimension la plus « économique » de son œuvre, nous n’avons pas ici traité de l’application de sa critique radicale du capitalisme à des phénomènes politiques, et notamment son analyse originale de l’antisémitisme (Postone [2013]). Selon Postone, « il est erroné de considérer ce dernier comme un simple prolongement, même sous une forme virulente, du vieil antisémitisme européen. […] L’antisémitisme moderne est indissociable d’une vision “conspirationniste” du rôle des juifs dans l’histoire. Cette vision attribue au peuple juif certaines caractéristiques – insaisissabilité, abstraction, universalité, mobilité – qui constituent en réalité des caractéristiques de la valeur. La figure du juif est donc l’incarnation ou la personnification de la valeur aux yeux de l’antisémite moderne. Plus précisément, l’opposition entre l’aryen et le juif est le reflet, dans l’idéologie nazie, de l’opposition entre le concret et l’abstrait, dont la forme émerge avec le capitalisme et le travail qui le sous-tend. L’antisémitisme moderne a donc pour condition de possibilité le fétichisme » (Keucheyan [2013], p. 99-100).
  • [31]
    Cela permet d’ailleurs de bien le distinguer du marxisme althussérien, car Althusser considérait que le fétichisme était une anomalie dans la pensée théorique de Marx, et qu’il ne fallait pas commencer par lire Le capital par… le livre 1 (la théorie de la marchandise).
Français

Introduite en France depuis une dizaine d’années, l’œuvre de Moishe Postone se présente comme une réinterprétation globale de l’œuvre de Marx. Elle est articulée autour de la thèse selon laquelle Marx ne propose pas une critique du capitalisme du point de vue du travail, mais une critique du travail sous le capitalisme. Cet article évalue la portée de ce marxisme hétérodoxe en cherchant à en situer l’arrière-plan épistémologique entre interprétation structuraliste et interprétation phénoménologique de Marx. Il montre que Postone construit un structuralisme original, combinant Althusser et Hegel, mais peine à lui articuler une théorie de la subjectivation et de l’action à la hauteur d’une pensée qui a en vue la transformation sociale et l’émancipation du capitalisme.

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Richard Sobel [*]
  • [*]
    Université de Lille, CNRS, UMR 8019, CLERSE, Villeneuve d’Ascq, France. Correspondance : Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques, Bureau 109 – Bât. SH2, Cité scientifique, 59665 Villeneuve d’Ascq, France. Courriel : Richard.sobel@univ-lille1.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/11/2017
https://doi.org/10.3917/reco.pr2.0093
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