CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Préserver la « nature », l’environnement, la biodiversité, la planète constitue désormais un mot d’ordre global. Cette injonction qui se met en scène sur le mode d’une urgence vitale, se déploie à différents niveaux : moral, sécuritaire, économique et politique. Selon les contextes nationaux, elle s’incarne dans des formes spécifiques, plus ou moins contrôlées, contraintes ou au contraire encouragées et pluralisées. Le sens que les acteurs lui donnent varie énormément avec les configurations idéologiques régnantes et leur propre position dans les ordonnancements sociaux. De ce point de vue, la Chine se présente comme un laboratoire original de réflexion ; l’État-parti communiste qui y détient toujours le monopole du pouvoir a lancé le pays dans une croissance capitaliste exceptionnelle dont les dommages collatéraux en termes de pollutions et de destructions radicales sont tout aussi notables. En dépit du fait paradoxal que la Chine est en 2012 le plus gros producteur de panneaux solaires, face aux problèmes majeurs de santé publique soulevés par une industrialisation à pas de géants qui s’accompagne d’aucun égard pour les nuisances, les manifestations populaires augmentent et parviennent désormais, dans certains cas, à faire annuler les décisions, comme à Dalian, dans le Liaoning, où les habitants ont obtenu en 2011 la fermeture immédiate d’un complexe pétrochimique et son déménagement.

2Le gouvernement est en effet de plus en plus obligé de prendre en compte pressions externes et internes qui se conjuguent sur un plateau de normes globales environnementales portées par des instances transnationales. Celles-ci étendent leur influence en Chine, en particulier via Internet, sur les jeunes générations, mais pas seulement, ce que nous nous proposons de montrer ici à travers quelques cas concrets, tous situés à Canton, la capitale du Sud. La province du Guangdong est à la fois le point de démarrage et d’expansion de l’économie de marché chinoise, et la fenêtre ouverte sur les courants de pensée novateurs dans le monde actuel, de par sa proximité avec Hongkong. C’est pourquoi les modes d’incorporation des messages d’appel à la « conservation » de la « nature » y ont une valeur relativement exemplaire. Innombrables sont à Canton les petits groupes « écophiles » se rattachant formellement ou informellement à de grandes ONG ou fondations étrangères – qui les financent éventuellement – ou relevant d’une initiative indépendante. Les individus évoluent dans ce réseau serré d’activités et d’actions plus ou moins spectaculaires, accumulant les liens interpersonnels et entre organisations. Dans ce paysage touffu, les associations dites universitaires, c’est-à-dire qui rassemblent des étudiants d’une même université, jouent un rôle décisif. Placées sous la tutelle de l’Organisation des jeunes qui est une émanation du Parti communistre chinois (PCC), ces associations qui engagent la réputation de l’université qui leur délivre une autorisation, constituent des fourmilières de socialisation bouillonnantes d’imagination et possèdent de fait une autonomie importante. Leurs responsables exploitent autant qu’ils le peuvent leur marge de manœuvre tout en respectant les limites dont le franchissement les conduirait à l’illégalité. Les conflits frontaux avec les autorités politiques sont donc sciemment évités dans un contexte de dynamiques rhizomatiques, faisant boules de neige. Dans ce cadre dense, la « nature » se donne à voir au départ comme une matrice vide qui s’anime sous l’effet des visages multiformes qu’elle revêt pour chacun. Dans une perspective anthropologique – qui a guidé les enquêtes approfondies fondées sur des entretiens en face à face et des observations directes d’événements et de réunions –, nous prêterons attention dans les pages suivantes aux logiques personnelles et collectives qui conduisent à la découverte de la « nature », que ce soit dans l’orbite du Parti ou, au contraire, dans une attitude de défiance à son égard.

L’emprise contradictoire du PCC

3Pour mieux comprendre les contradictions qui agitent la nébuleuse « verte » de Canton, tournons-nous vers une organisation d’envergure que nous dénommerons Chloros [1]. Créée en 2006, elle rassemble à l’origine une vingtaine d’associations universitaires et a été financée par le Centre de la propagande pour la protection de l’environnement jusqu’en 2007, date à laquelle elle est officiellement enregistrée comme entreprise spécialisée dans la consultance sur l’environnement. Trente-cinq associations universitaires sont alors placées sous sa tutelle et elle emploie quatre salariés, engrangeant des profits de ses activités pour la politique urbaine. Par ailleurs, Oxfam finance ses programmes éducatifs et elle coopère avec la branche hongkongaise de Friends of the Earth (FOE). Son objectif principal devient alors d’aider au développement d’associations universitaires se préoccupant de l’environnement et bien sûr de les encadrer. Dans ce but, elle reçoit des subventions de la Fondation Rockefeller et d’un institut américain spécialisé dans le développement durable. Chloros s’affirme comme l’organe de coordination des associations d’étudiants, mais aussi de bien d’autres initiatives « vertes », proposant à tous des formations qui convergent dans l’orbite étatique. De cette façon, la subversion dont sont porteuses les mobilisations écotropes se voit dévitalisée, ces dernières étant ramenées dans l’alliance avec le gouvernement qui est présenté comme luttant le plus et le mieux possible contre la pollution dans les conditions actuelles. Jeunes urbains et ruraux sont associés pour éduquer les collectivités résidentielles en accord avec leurs autorités locales. Dans le cadre de cette opération politique dont la mécanique est usuelle dans les États-partis communistes, on trouve à la tête de Chloros un membre du PCC, fonctionnaire durant dix ans, chargé des statistiques des plaintes, puis de la propagande et de l’éducation, puis de la direction d’un journal, puis de l’évaluation des collectivités résidentielles et, enfin, durant cinq ans, du bureau de la Protection de l’environnement de la ville de Canton. Cet homme d’une quarantaine d’années a un diplôme d’ingénieur en chimie et un master de protection de l’environnement. C’est durant ses études qu’il entre au Parti. Enfant d’une lignée de Chinois de Thaïlande revenus en Chine, membres du PCC, il présente une personnalité plus complexe que ses tâches de rassemblement et d’implication dans la matrice gouvernementale de production idéologique de la nature ne le requerraient. Avide lecteur de Lao Tseu, de Confucius et de la Bible, divorcé, se déclarant instable, pugnace, en recherche du sens de sa vie, aspirant à la liberté, il conçoit bien qu’il est difficile de parler de développement durable et de défense de l’environnement sans évoquer la démocratie. Mais il s’en tient à sa responsabilité politique. Son rôle n’est pourtant pas simple, comme le montrent les problèmes de compréhension de l’enjeu écologique avec ses propres subalternes.

4Chang est une proche assistante du directeur de Chloros. Elle a travaillé auparavant dans une entreprise de publicité puis a cherché un autre travail – sans pour autant être chrétienne – à la Youth Women Christian Association, très présente à Canton, et c’est dans ce cadre qu’elle a rencontré Chloros, au cours d’une formation sur les ONG. Après un stage à Chloros, elle fut employée comme polyvalente, puis comme coordinatrice et enfin comme chargée de programme. Elle est maintenant en contact direct avec les associations universitaires et s’occupe des conférences et de la création d’emplois verts pour un salaire de 2 500 yuans [2]. Ravie au début, elle déchante rapidement car elle juge que Chloros n’est pas une ONG, qu’« on y voit le reflet du caractère du directeur », en somme que la contrainte de la politique gouvernementale s’y fait trop sentir. Dans son esprit, une ONG est « solidaire, pure, simple » et n’a pas d’objectif de rentabilité, et c’est pourquoi elle s’était dirigée vers Chloros croyant y trouver son rêve, après avoir fui le monde de la publicité.

5Chang nous explique qu’un débat interne traverse Chloros et divise les employés : Chloros est-elle une entreprise sociale ou une ONG ? Ce débat (qui a provoqué le départ d’une des employés attachée à l’idée d’ONG et refusant la nécessité du profit) retraduit à sa manière les évolutions idéologiques de l’État-parti principalement depuis la crise de 2008. En effet, la promotion gouvernementale de l’entreprise sociale, qui est plus une chimère qu’une formule économique et juridique précise, intervient pour canaliser toutes les énergies et les aspirations orientées vers les ONG qui constituent, du point de vue du régime, un réel danger pour l’ordre politique. L’idée d’entreprise sociale s’est ainsi infiltrée dans beaucoup d’associations et d’organisations se représentant elles-mêmes comme la nouvelle « société civile », et le directeur de Chloros, sans aucun doute, œuvre dans cette direction soutenue par le PCC. Néanmoins, Chang, comme d’autres employés, se rebelle, ayant choisi Chloros pour sa dimension d’ONG, supposée « aider les autres » sans préoccupation financière. À ses yeux, la dichotomie entre philanthropie et ONG d’un côté, entreprise sociale ou non de l’autre est claire, et si Chloros ne répond plus à ses aspirations, elle la quittera. Fille d’un architecte et d’une fonctionnaire qui dut démissionner de son travail pour porter un second puis un troisième enfant (qui fut le fils tant attendu et le seul enfant dont les parents se sont occupés), élevée par ses grands-parents, anciens propriétaires fonciers catégorisés comme droitiers, Chang est très représentative des jeunes filles diplômées actuelles : un grand désir d’émancipation l’anime, qui l’a conduite vers Chloros, mais simultanément elle n’envisage pas de s’opposer à sa famille, qui lui a interdit le mariage avec l’élu de son cœur.

6Chin, recrutée depuis peu à Chloros, était engagée à Canton dans une ancienne association universitaire – que nous baptiserons « Fraîcheur » – créée en 1999. C’est dans ce cadre qu’elle s’est trouvée en contact avec Chloros, où elle est devenue chargée de la communication pour un salaire de 2 000 yuans. Mais la jeune fille, très vive et ouverte, hésite à rester dans son emploi, ne comprenant pas la métamorphose de Chloros en entreprise progouvernementale. À ses yeux, un fossé se creuse de plus en plus avec les étudiants et leurs associations qui, dit-elle, devraient être au centre des visées de Chloros mais en sont tenues à la marge. Parallèlement à son travail, elle a fondé un club avec cinq autres camarades, destiné à soutenir les associations universitaires écotropes sur le mode d’une véritable ONG. Fraîcheur serait en effet en perte de vitesse, souffrant des interdictions des autorités universitaires et de sa dépendance de l’Organisation des jeunes sous tutelle du Parti. La multitude des associations qui se créent et « enflent » leur profil pour cacher le vide serait une autre difficulté, décourageant les étudiants portés sur l’écologie. Enfin, très peu parmi tous ces militants de la cause environnementale ou ceux qui aspirent à le devenir auraient un bagage de connaissances spécialisées suffisant. Fille d’un investisseur immobilier ruiné et aînée d’une fratrie de trois dont le dernier est un garçon, petite-fille d’un grand propriétaire qui, pour sauver son fils, le donna à l’adoption à une famille de paysans, Chin s’inscrit à Chloros dans le clan des opposants au directeur qui serait incapable de ne pas voir dans les ONG des ennemis du gouvernement qu’il défend.

7Ce petit clan se plaint en outre de n’avoir aucun financement pour les programmes dont il a la charge alors que la comptable monopoliserait les subventions. Chin souligne enfin que les volontaires qui viennent aider Chloros ont le sentiment d’être exploités bien qu’ils soient rémunérés, alors que l’association des volontaires de la municipalité attire sans contrepartie des milliers d’étudiants bénévoles enthousiastes. Chloros serait donc de plus en plus isolée dans la « multitude verte » de Canton, rendant muet le célèbre réseau numérique ququ, et Chin n’oserait plus avouer qu’elle y travaille. Pourtant, Chin s’élève contre ce qui lui paraît des provocations antigouvernementales au nom de la cause « verte », et relate un incident au cours duquel des jeunes auraient tenté d’envahir une réunion en arborant des slogans imprimés sur leurs tee-shirts dénonçant des injustices dues à l’État, avant d’être refoulés par l’Organisation des jeunes. Le discours de Chin pointe avec acuité l’ambivalence de ces jeunes qui, attirés par la défense de la nature, y repèrent l’une des voies les conduisant vers l’univers des ONG, ouvert vers le monde global, et, dans le même moment, redoutent de se retrouver à affronter l’État, du carcan duquel pourtant ils veulent ardemment s’affranchir. La critique de l’État mais aussi des ONG qui les déçoivent les induit à s’interroger d’autant plus sur leur avenir qu’ils ne se voient ni fonctionnaires, attendant leur retraite dans l’ennui d’un bureau, ni employés d’ONG aux arrière-scènes financièrement et politiquement troubles. Chin habite à une heure de Canton dans un village qui abrite aujourd’hui artistes, écrivains, intellectuels, écologistes, etc., et qui, en quelques années, a changé énormément au contact de cette nouvelle population : des ruelles ont été pavées, des places rénovées, les bars et les galeries se sont multipliés, offrant un paysage plaisant aux couleurs à la fois urbaines et rurales. Avec son ami, elle a repris la petite maison d’un couple d’enseignants aux Beaux-Arts, revenus en Chine après huit ans d’études en France et montrant clairement leur volonté d’en découdre avec l’État-parti, sans cependant avoir encore franchi les limites au-delà desquelles ils seraient jetés en prison comme Ai Weiwei et deviendraient, par là même, des dissidents institués. Bo, qui présida Fraîcheur pendant quatre ans, est le jeune compagnon de Chin, et il se prépare à être ingénieur en environnement. Il est employé depuis peu comme assistant de projet par la branche hongkongaise de FOE fondée en 1983 et devenue indépendante. De 1997 à 2003, en collaboration avec le ministère de la Protection de l’environnement, FOE a attribué chaque année un prix de la Terre. Elle se tourne aujourd’hui vers l’eau potable. Le jeune Bo, très actif, organise des enquêtes avec les étudiants volontaires, se déplace au Shanxi pour des installations de biogaz, va à Hongkong aux réunions de FOE et participe parfois à des programmes de plantations d’arbres. Recevant un salaire de 4 500 yuans avec un contrat d’un an, Bo envisage de rester dans FOE au moins quelques années, d’autant plus qu’il est l’aîné de six enfants et que de lourdes charges pèsent sur ses épaules. Il entend bien ne jamais rentrer au Parti et exerce une forte influence sur sa jeune compagne Chin qui débute sa trajectoire écophile.

8Conçue comme une courroie de transmission et de contrôle de l’État-parti en direction de la foule des jeunes séduits par la nature et sa défense, Chloros ne parvient toutefois pas aisément à assumer sa mission politique. C’est ce qu’illustre encore un autre salarié de Chloros, Heng, chargé de gérer le site et le forum de l’organisation pour une rémunération de 2 500 yuans par mois, dont 1 000 sont envoyés à sa mère, paysanne, écrasée de dettes après les soins donnés à son père, ouvrier du bâtiment sans couverture sociale, mort d’un cancer à 40 ans, après un accident du travail qui avait déjà grevé le budget familial. Attentif, posé, Heng (qui est l’aîné d’une fratrie de quatre) pèse ses mots pour décrire l’étau politique permanent qui étouffait tout écrit dans le journal du ministère de la Culture où il travaillait après des études de journalisme. Il a quitté volontairement cet emploi à 4 500 yuans tant l’« imposition » au « positif » et l’« obéissance » lui étaient devenues insupportables, et il a rejoint Chloros sans convictions écologiques préalables. Il voit dans la protection environnementale essentiellement une passerelle vers les « droits des citoyens » et le développement des ONG qui lui paraissent, depuis le tremblement de terre au Sichuan, une brèche nécessaire face à un pouvoir politique monolithique. Rappelons en effet que le scandale des « écoles de miettes de soja » a bouleversé une partie de la population : sous cette métaphore a été dénoncée la corruption des autorités locales ayant construit avec des matériaux non fiables les écoles qui, à la première secousse, se sont écroulées sur les enfants. Les ONG se sont alors précipitées sur les lieux, embarrassant fortement les autorités qui ont tenté de les canaliser. Heng prononce doucement les noms d’Ai Weiwei et Tan Zuoren, le militant jeté en prison, comme si le faire était déjà un pas dans l’illégalité. On perçoit néanmoins dans le calme apparent du jeune homme une révolte sourde, prête à éclater à la moindre étincelle, en particulier à Chloros, où il pressent l’ombre de la pesanteur politique qu’il a fuie dans son précédent travail. Sans avoir encore pris parti dans les divisions internes à l’organisation, il affirme qu’il faut que les ONG prennent leur distance avec le gouvernement, gardent l’initiative, tout en mesurant que cette attitude est déjà une dénonciation des incapacités de l’État, comme au Sichuan. La nature est pour Heng plutôt un prétexte fragile, car comment manger sainement, dit-il, dans un contexte où malversations et pollutions mortelles se succèdent jour après jour, qu’il s’agisse du lait (à plusieurs reprises des entreprises d’État se sont retrouvées au banc des accusés), de l’huile (faite avec des déchets des restaurants), des légumes si imprégnés de pesticides que leur ingestion conduit instantanément aux urgences de l’hôpital, etc. Heng est particulièrement conscient aussi du piège que représente la philanthropie, qui fait l’objet d’une grande propagande gouvernementale depuis plusieurs années et défausse de fait l’État-parti d’une partie de ses missions, sans oublier qu’aux yeux du jeune homme les dons « forcés » donnent lieu à de sombres et nombreux détournements. Heng rêve tout haut sur la « société civile », sans bien savoir ce que ce terme magique recouvre, s’interrogeant à la recherche de ce nouveau Graal. C’est pour « le progrès » de cette « société civile » qu’il avait choisi des études de journalisme et c’est toujours son objectif, tous les jours plus opaque, après ses expériences de travail.

9Construit pour intégrer, coordonner, maîtriser, canaliser les initiatives qui pourraient se transformer en contestations, Chloros inspire parfois des entreprises aussi inattendues que pleines de bonne volonté, comme nous l’offre à l’observation Da, un jeune homme dynamique, petit-fils d’une lignée d’ouvriers de l’imprimerie, membre du PCC, dont le père, menacé de licenciement dans le cadre d’une restructuration et de nouvelles embauches, s’est pendu à 48 ans. Da habite toujours dans l’ancien logement de l’imprimerie et aime écouter les narrations de son grand-père, fils de paysan, qui imprima les affiches de la Libération à Canton. Après le suicide de son père, Da s’est tourné vers des études de psychologie et a rencontré Chloros, dont il est un simple membre volontaire. Fort désireux d’agir, il a imaginé avec quelques camarades une opération de promotion des vélos qui, avec les voitures toujours plus nombreuses dans la ville, se font rares. Dans cet objectif, il a demandé conseil à Greenpeace, mais aussi au bureau de la Protection de l’environnement de Canton, et il s’est lancé avec ses camarades dans une consultation sur Internet, décidant, au-delà de 10 000 réponses, d’offrir un vélo au maire de Canton à qui ils ont envoyé la somme des courriels numériques reçus. Le maire a accepté la proposition de Da et de son petit groupe pour développer les vélos et il fallut donc, conformément à leur promesse, apporter au maire le vélo qu’ils lui avaient acheté. Ce qui s’est avéré impossible par bus, taxi ou métro ! Une camionnette fut donc louée et le vélo apporté à la mairie, qui s’est engagée à mettre en place des « voies vertes », de fait très nombreuses depuis les Jeux asiatiques. Par la suite, Da a été contacté par une ONG américaine qui avait repéré son site, et son groupe s’est senti fortifié. Une étudiante en sociologie, ancienne salariée d’une ONG luttant contre les discriminations des malades d’hépatite, et une ex-employée de Chloros, qui travaille dans une agence de publicité, sont donc fermement à ses côtés.

10L’aventure de ce petit groupe illustre les rapports que les autorités nouent avec les jeunes soucieux d’intervenir sur la société et prenant l’environnement pour cause principale : il s’agit avant tout de ramener dans le giron de l’État-parti toutes les entreprises qui, sous l’influence des forces extérieures – très vigilantes en particulier sur Internet –, pourraient lui échapper, dériver vers des protestations qui s’organiseraient grâce aux financements occidentaux toujours mobilisables. L’État-parti démontre ses capacités d’ajustement, de réponse, d’englobement dans une conjoncture globalisée qui ouvre toujours plus la Chine mais maintient des bornes précises que chacun connaît et que quelques-uns mettent à l’épreuve.

De la nature à la démocratie

11C’est ce que nous allons examiner maintenant avec Corion, dont le fondateur, né en 1930, ancien journaliste, se présente comme une victime de l’État-parti : il met en avant qu’il fut catégorisé comme droitier en 1957, que sa première épouse fut battue à mort durant la Révolution culturelle, que ses deux filles ont beaucoup souffert de cet héritage de stigmatisation et n’osaient pas le reconnaître ni s’adresser à lui comme un père. La « mère nature » l’aurait sauvé de ces traumatismes, avance-t-il dans une interview, et c’est pourquoi il se serait lancé dans la protection de l’environnement : « Je suis tombé profondément amoureux de la nature », affirme-t-il, sentant qu’au contact de la nature il a retrouvé son identité et pansé ses blessures. Remarié à une Américaine tout autant éprise de la nature que lui, mais qui mourut d’un cancer en refusant les soins allopathiques, à nouveau veuf, le fondateur de Corion a publié un livre faisant l’éloge de la nature qui recueille un énorme succès en Chine au point d’être décrit comme une « bible » pour les étudiants de l’environnement. De la dénonciation des crimes de la période maoïste à la démocratie, il n’y a que quelques pas vite franchis, dès lors que la nature est posée comme médiation et révélation. Le cheminement du fondateur, qui reçut de multiples prix, le mène, selon une rationalité connue, de la défense des droits de la nature qui « se vengera » si on les viole à la défense des droits de l’homme. La principale activité de Corion consiste dans l’organisation de camps durant l’été pour les jeunes étudiants (avec le concours d’une ONG de Taïwan et les subventions d’une grande multinationale pharmaceutique), dans des sites naturels particulièrement grandioses et exceptionnels, très souvent au Yunnan ou au Guizhou, camps auxquels le fondateur participait au début. Les mots d’ordre dans ces camps sont : travailler dur, faire avancer la démocratie, aimer la nature. Il s’agit de faire prendre conscience aux jeunes que l’humanité n’est que l’une des espèces naturelles égale aux plus faibles qui existent, et ainsi de leur faire abandonner tout anthropocentrisme. L’année du décès de sa seconde épouse, le fondateur partit rituellement comme chaque année et ce comportement reste toujours gravé dans les mémoires des jeunes comme un acte héroïque. Les camps de Corion sont très sélectifs et seuls trente candidats sur trois cents sont retenus annuellement. Le camp est de vingt jours et revient à 1 600 yuans, dont 600 sont dus par le jeune et 1 000 sont offerts par Corion. Mais l’équipement coûte relativement cher et il est difficile de dépenser moins de 1 000 yuans. Au niveau national, Corion dispose d’un bureau à Pékin comprenant un salarié unique et huit volontaires, mais elle n’est pas enregistrée officiellement. Un site Internet à Canton expose les finalités de l’organisation qui, par ailleurs, essaie de construire des liens avec l’Association municipale des volontaires de Canton. Rappelons que deux associations de volontaires existent à Canton, l’une municipale, l’autre nationale, sous tutelle de l’Organisation des jeunes, dépendante du PCC. Ces deux associations sont très populaires et attirent d’innombrables bonnes volontés.

12Accéder aux camps de Corion focalisés sur l’éducation environnementale paraît à tous les jeunes prestigieux et valorisant. Découvrons avec quelques-uns d’entre eux, et tout d’abord Hua, les représentations qu’ils s’en font. Fille de restaurateurs, petite-fille d’un intellectuel parti aux États-Unis – après avoir été emprisonné durant la Révolution culturelle – rejoindre une de ses filles émigrées, Hua, qui est en troisième année d’études pharmacologiques, a eu la chance, dit-elle, après deux entretiens, de pouvoir participer à un camp de Corion qu’elle a connu par une des associations de protection de l’environnement dont elle est vice-présidente. L’organisation, sous le terme de « thérapie du cœur », met en pratique des jeux de rôles, censés libérer les jeunes de leurs traumatismes passés, enfouis. Hua a beaucoup apprécié cette technique de développement personnel, considérant que les « professeurs m’ont aidé à sortir de la peur en m’invitant à monter sur l’estrade, à tout raconter face à l’un d’entre eux qui prend la place de celui qui a blessé ». Hua a beaucoup pleuré durant cette séance de réminiscence, puis elle s’est sentie soulagée et reconnaissante. Depuis, elle a décidé de consacrer sa vie à la « nature » et de chercher, à la fin de ses études, un emploi dans la défense de l’environnement. En effet, faute d’argent, que sa famille n’est pas en mesure de lui donner, elle a renoncé à partir en Italie pour poursuivre ses études, comme elle en avait l’occasion.

13L’un des deux entretiens préalables à la sélection de Hua avait été mené par Ushi qui a acquis des responsabilités – bénévoles – dans Corion et en fait une publicité active et enthousiaste. Le jeune homme, qui connaît l’histoire de l’organisation sur le bout des doigts, illustre fortement comment « la nature » constitue un relais politique programmé et efficace en faveur de « la démocratie », contre l’État-parti chinois. Ce fils unique de petits vendeurs de volailles, qui fait des études d’écotourisme, est anglophone et végétarien, a lu de nombreux livres en provenance de Hongkong, en particulier sur le Tibet où il a voyagé seul et a séjourné dans un monastère bouddhiste. Ses opinions sont claires et tranchées, et il entend « penser par lui-même », dit-il en soulignant qu’il a volontairement quitté la ville de ses parents, Shanghai, pour Canton, réputée plus ouverte. « Je hais la politique du gouvernement, je ne veux pas être contrôlé, je veux la démocratie, je suis contre le parti unique », s’exclame Ushi, qui a l’ambition de devenir, selon l’expression chinoise, « un intellectuel public » (Zhi shi fen zi gong gong) et de participer au développement de la « société civile ». Dans son esprit, et dans la continuité des enseignements de Corion, « pousser à la démocratisation de la Chine » et « défendre la nature » vont de pair. C’est sans hésitation qu’il prend aussi la défense des Tibétains contre la répression chinoise, ce qui apparaît relativement exceptionnel tant le nationalisme est partagé. Il est significatif qu’Ushi soit aux côtés de Da, aussi membre du petit groupe qui s’est lancé dans la promotion des vélos à Canton, dans le cadre de Chloros dont les objectifs politiques de ramener les brebis égarées dans le giron de l’État-parti sont exactement opposés à ceux de Corion qui vise précisément à affranchir les mentalités. Le lecteur percevra combien les fils de la « nature » se tirent dans des directions contradictoires dans le contexte chinois, s’enchevêtrent dans une confusion propice à tous les émois des jeunes.

14Ainsi un autre jeune élu du camp de Corion, fils de paysan dont la sœur fait un master, vient de l’association universitaire Fraîcheur. Il rêve de poursuivre ses études aux États-Unis, qui lui paraissent le pays le plus approprié pour la recherche en biologie qu’il souhaite mener, mais, sans moyens financiers, il ne peut l’envisager concrètement. Dans un parcours bien différent de Ushi, il s’apprête à entrer au Parti, après avoir cédé aux exigences de son père, devenu lui-même membre du PCC à 48 ans et considérant qu’il s’agit là d’un grand honneur pour un cadre villageois avec pour seul bagage quelques années à l’école primaire. Élevé à la campagne, le jeune homme se reconstruit comme déjà « proche de la nature » et tente de trouver une cohérence, entre les aspirations normatives de ses parents et les discours contestataires qu’il entend à Corion auprès de ses camarades de camp.

Une nature subversive

15Des jeunes étudiants et responsables associatifs à la classe moyenne des trentenaires consommateurs d’une nature qui leur apparaît de plus en plus lointaine, une continuité certaine se révèle, mettant en évidence l’enracinement d’une conscience écologique générale dans une partie de la population urbaine, à la source de pratiques diversifiées et ajustées aux phases générationnelles. Le lecteur ne peut qu’être frappé, après ce petit tour d’horizon, par le caractère importé des modèles en jeu, mais surtout par leur incorporation rapide et efficace. Ces modèles sont en effet endogénéisés selon des logiques propres qui renvoient à l’expérience vécue des acteurs et n’empruntent que fort peu aux mondes dont ils proviennent.

16Travail social, ONG, « entreprise sociale », intégration et respect des handicapés, LGBT (Lesbian, Gay, Bisexual, Transgender), droits des femmes, droits des sidatiques, droits humains, croyances surnaturelles diverses, etc., et, enfin, protection de l’environnement et de la biodiversité sont constitutifs d’un paquet de normes globales livrées en bloc avec, à l’arrière-plan, la démocratie. En pénétrant en Chine, celles-ci alimentent une multitude d’initiatives préfigurant une « société civile » embryonnaire, selon le terme que les acteurs affectionnent pour se désigner, qu’ils ont trouvé sur Internet et qui légitime leur existence face à l’État-parti sourcilleux du monopole de son pouvoir. Les dynamiques mettent en scène d’autant plus de cohérence entre elles qu’elles s’affrontent toutes aux restrictions politiques : difficultés d’enregistrement, surveillance, suspicion les contraignent à se percevoir à distance, voire en dissidence en regard de la normativité politique régnante. Regroupement des réseaux et relative solidarité en sont la conséquence, donnant de fait une nouvelle force à l’ensemble des acteurs, pris individuellement et collectivement. Dans cette perspective, le mythe de la « société civile » prend corps, y compris dans le nouveau culte de la déesse nature qui conduit aux paysans et à leurs révoltes toujours plus visibles, comme à Wuquan en décembre 2011, où les manifestants ont lutté âprement contre leur expropriation et la vente de leurs terres par les autorités locales corrompues à des promoteurs immobiliers, et ont forcé le gouvernement à les écouter. Les « écologistes » rencontrés – dont quelques-uns, comme nous l’avons signalé, sont membres du PCC – ne peuvent qu’être sensibles à la cause de ces villageois sur laquelle ils vont trouver maintes informations sur la Toile en détournant la censure. Ainsi, d’aucuns seront-ils amenés à glisser imperceptiblement vers une attitude contestataire générale face aux innombrables injustices qu’ils subissent au quotidien. La nature porte ainsi la subversion au sein de la société chinoise, conformément, doit-on ajouter, aux intentions initiales des institutions étrangères qui dispensent formations et financements. L’effraction écologique de l’idéologie monolithique du gouvernement appelant toujours plus au « développement » revêt de surcroît un aspect onirique d’évasion à des individus lassés par leur « réussite » fondée sur une adhésion forcée à des critères épuisants de consommation, et à des étudiants que cette perspective écrase avant même d’être réalisée et qui, de surcroît, voient le marché du travail augmenter ses exigences de diplômes [3].

17C’est pourquoi, bien que la nature se présente le plus souvent comme une chimère dans les narrations de nos interlocuteurs et que les cultivateurs soient cantonnés au rôle de tristes marionnettes paysannes au service de citadins avides de verdure, un espace symbolique est initié, ouvrant sur un monde global complexe dans lequel chacun tentera tant bien que mal de se repérer et sera peut-être mieux armé pour faire ses choix de vie.

Notes

  • [1]
    Selon l’usage, les noms des individus et des organisations locales ont été changés. Seules les grandes ONG internationales gardent leur nom ici.
  • [2]
    En 2010, soit près de 250 euros.
  • [3]
    B. Hours et M. Selim, « Travailleurs et jeunes diplômés confrontés à la crise à Canton », in P. Phélinas et M. Selim (dir.), La crise vue d’ailleurs, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 57-103.
Français

Cet article a pour objet l’analyse des représentations de la nature et des pratiques qui les entourent dans la Chine actuelle. Il est fondé sur des investigations anthropologiques menées à Canton, la capitale de la province du Guangdong, la plus ouverte aux influences extérieures avec la proximité de Hongkong et la plus loin du pouvoir de l’État-parti. L’auteure montre comment s’initient des petits groupes d’écophiles et étudie les rapports politiques qui se développent à partir de ce nouveau tropisme. Entre l’emprise de l’État-parti et les logiques subversives qui sous-tendent l’idée d’une conservation de la nature, une gamme d’attitudes et de conceptions très diverses se donne à voir, montrant l’entrée de la Chine dans le monde global.

Mots-clés

  • Chine
  • Canton
  • conservation de la nature
  • représentations
  • attitudes
  • subversion
Monique Selim
Monique Selim est anthropologue, directrice de recherches à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2013
https://doi.org/10.3917/ecopo.047.0039
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