CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les « suites » des films hollywoodiens comme métaphore de la vision européenne de la politique américaine

« Je hais les suites. Elles ne sont jamais aussi bonnes que le premier livre. »
Connie Willis

1Les « suites [1] » de films sont une cible facile des classes moyennes américaines comme des professionnels qui réalisent les films que celles-ci vont voir. Les premières, et en particulier quand elles sont diplômées du supérieur ou qu’elles font partie des milieux intellectuels, aiment se moquer du manque d’imagination et du côté éculé de l’industrie cinématographique de leur pays. Elles se souviennent avec nostalgie des vertus du cinéma européen qu’elles regardaient quand elles étaient à l’université et se lamentent de ne pas pouvoir trouver ces films ni en salle ni dans les vidéoclubs des centres commerciaux dans lesquels elles passent une bonne partie de leur temps libre. Si l’on en croit les clichés, les classes moyennes américaines finissent toujours par acheter un ticket pour la suite d’un quelconque film hollywoodien, accompagné de pop-corn et parfois même de nachos, et regardent pendant deux heures un thème et une intrigue recyclés, sans éviter néanmoins une certaine culpabilité. De leur côté, si l’on en croit toujours les clichés, les studios hollywoodiens, et en particulier les équipes les plus imaginatives de scénaristes, réalisateurs et acteurs, se moquent du manque de qualité artistique des suites, mais y participent néanmoins, ne serait-ce que pour des raisons d’argent.

2Cette histoire, j’en ai peur, n’est pas vraiment une caricature du cinéma hollywoodien et de ses relations avec les classes moyennes américaines qui sont supposées gober cette production. Woody Allen, notamment, a réalisé de nombreux films usant de cette idée qui s’est vendue fort bien auprès des Européens, tandis que les spectateurs américains et les studios d’Hollywood que Woody Allen critique ont largement ignoré ses films, non pas tant à cause de leur dimension satirique et sarcastique que de leur décalage par rapport à la réalité de la fréquentation des cinémas américains aujourd’hui. En réalité, les classes moyennes américaines sont restées chez elles ces dernières années, essayant de répondre à leur emploi du temps surchargé, surfant sur Internet ou regardant des séries télé sur les chaînes HBO ou PBS qui sont, comme le sait toute personne instruite aux États-Unis, de bien meilleure qualité et bien plus amusantes à regarder que les films d’Hollywood, sans parler des films de Woody Allen.

3Cet article, contrairement à ce que pourraient laisser penser les deux paragraphes précédents, ne propose pas de disserter sur les incidences culturelles des films hollywoodiens et de leurs «?suites?». Il propose une réflexion sur un sujet parallèle?: l’interaction entre la répétitivité des produits culturels – comme les «?suites?» cinématographiques ou les débats intellectuels –, leur audience et ceux qui les produisent. Plus fondamentalement, cet article cherche à rendre intelligible le mouvement environnementaliste américain pour le public européen. Pour ce faire, il présente comment, au début du xxe siècle, les théoriciens du vieux continent, tout comme plus tard Woody Allen, ont développé une caricature de la politique américaine pour leur propre usage, qui encore aujourd’hui complique les analyses européennes sur ce sujet. L’article s’intéresse en particulier au débat sur l’«?exceptionnalisme américain?» qui, il y a un siècle, a agité les milieux marxistes européens à propos de l’absence de parti socialiste aux États-Unis. En reprenant les termes de ce débat et ses conclusions, on propose ici une analyse inédite de l’état actuel du mouvement écologiste américain, qui permet de dépasser les contradictions propres à l’analyse européenne de ce mouvement. En effet, les orientations divergentes qu’ont prises les mouvements environnementaux sur les deux continents ont amené de nombreux experts européens à s’interroger sur les raisons de l’absence de parti écologiste important aux États-Unis tout comme les marxistes du début du xxe siècle avaient questionné l’absence de parti socialiste outre-Atlantique.

4Alors que cette question peut paraître naturelle pour les experts politiques européens, on peut y voir davantage une problématique structurée par les enjeux du mouvement écologiste sur le Vieux Continent qu’une interrogation légitime sur la politique environnementale aux États-Unis. Cet article cherche donc à éviter d’aborder cette problématique de la même manière que le public européen a suivi la vision de Woody Allen d’une classe moyenne américaine ignorante qui goberait la production hollywoodienne au détriment de films européens supposés plus artistiques. Allen fait du cinéma sur une Amérique dont seuls les Européens et lui-même imaginent l’existence. En ce sens, ses films sont plus intéressants pour ce qu’ils montrent implicitement de la représentation européenne des États-Unis que pour ce qu’ils pourraient dire des réalités américaines elles-mêmes. Allen a astucieusement profité de ces stéréotypes pour prolonger sa carrière en trouvant – en Europe – des financements pour ses films sur l’Amérique.

5Revenant à la question de l’article, pourquoi donc aucun parti écologiste n’a-t-il jamais réussi à s’imposer sur la scène électorale américaine?? Cette question en rappelle une autre, nettement plus ancienne, que la plupart des intellectuels marxistes d’Europe se sont un jour posée à propos du système politique américain?: pourquoi aucun parti socialiste n’a-t-il émergé aux États-Unis au début du xxe siècle?? Les Européens se sont violemment interpellés sur cette question durant plusieurs décennies, avant que le débat ne s’épuise et ne disparaisse du paysage à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Mais cette longue querelle n’a pas eu lieu en vain. Sans reprendre la devise de Marx selon laquelle «?tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce[2]?», on veut croire qu’une analyse approfondie des arcanes des débats sur l’échec du socialisme en Amérique peut permettre d’éviter certaines erreurs quand on s’interroge sur l’absence de parti vert aux États-Unis. Plutôt reprendre alors la maxime plus optimiste de George Santayana?: «?Ceux qui oublient l’histoire se condamnent à la répéter.

6La plupart des analystes contemporains de la politique environnementale ont abordé la question de la non-existence de parti écologiste électoralement compétitif aux États-Unis en utilisant deux types d’approches. La première s’intéresse au contexte socio-économique dans lequel ont émergé les partis verts – en l’occurrence une politique «?postmatérialiste?» dans une société «?postindustrielle?» avancée – comme la cause principale expliquant l’émergence de ces mouvements. Une seconde approche, appelée «?structure d’opportunité politique?» (political opportunity structure), s’intéresse au contraire aux variables institutionnelles et politiques qui expliquent les succès divers des partis politiques verts dans différents pays. Les facteurs privilégiés touchent alors aux formes du système électoral, aux modalités de compétition entre partis, ainsi qu’à l’existence d’«?enjeux de précipitation?» (comme l’explosion de Tchernobyl) qui peuvent influencer l’émergence de ces mouvements.

7Même si ces deux approches présentent d’intéressantes pistes de réflexion, cet article va se tourner vers une idée plus ancienne, celle de culture politique, pour essayer de répondre à la question. La culture politique peut être définie, suivant Lucian Pye, comme «?la somme des valeurs, sentiments et savoirs les plus fondamentaux qui donnent forme et substance au processus politique[3]?».

Le débat original sur l’exceptionnalisme américain?: lisez le livre, évitez la suite

«?Pourquoi n’y a-t-il pas de socialisme aux États-Unis?? Dans ce pays, toutes les utopies socialistes se sont écrasées sur les biftecks et les tartes aux pommes.?»
Werner Sombart

8Depuis Tocqueville, les analystes politiques européens ont régulièrement essayé de comprendre le processus politique américain, la plupart du temps en gardant leurs préoccupations politiques et leurs visions propres. Il est par exemple évident que la plupart des observations de Tocqueville sur la politique américaine dans De la démocratie en Amérique sont basées sur sa volonté de consolider une démocratie libérale, ordonnée et pacifique, dans un contexte politique français post-révolutionnaire particulièrement instable [4]. Cela ne veut évidemment pas dire que son analyse de la politique américaine – comme celles d’autres Européens – soit inintéressante. Mais on peut dire, en restant prudent, que les commentateurs européens sur l’Amérique ont généralement choisi de mettre en évidence des aspects de la politique américaine ayant un intérêt particulier pour leurs propres vues sur l’état de la politique européenne. En ce sens, Tocqueville, préoccupé comme il l’était par la stabilité de son pays, a pu notamment mettre en avant les aspects de la culture politique américaine renforçant la stabilité et l’ordre dans le fonctionnement du système politique américain, davantage que les traits pouvant renforcer l’instabilité. Si, pour un instant, nous appuyons sur le bouton «?avance rapide?», on pourrait argumenter que la question de l’absence de parti vert important aux États-Unis reflète en elle-même les préoccupations liées aux stratégies de formation de partis politiques écologistes telles qu’elles sont poursuivies par les mouvements environnementaux européens. Mais ne nous avançons pas jusque-là tout de suite…

9Revenons plutôt aux premières années du xxe siècle et aux réflexions des marxistes sur les faiblesses du socialisme outre-Atlantique. Ceux-ci ont développé trois grands types d’explication sur l’«?exceptionnalisme américain?». La première avait trait à la diversité ethnique de la classe ouvrière. La seconde insistait sur les bénéfices matériels que le système capitaliste offrait aux ouvriers. La troisième explication s’intéressait davantage aux fondations des valeurs politiques qui ont aidé la classe ouvrière à s’intégrer au système politique et ont bloqué l’émergence d’une conscience de classe de type européenne.

10La première explication de l’exceptionnalisme américain se fondait donc sur la composition multi-ethnique de la classe ouvrière comme facteur déterminant l’absence de parti socialiste politiquement important. Friedrich Engels, notamment, affirmait que l’immigration massive avait créé des conditions spécifiques dans la structure sociale américaine ayant limité le développement d’une conscience de classe qui aurait été nécessaire pour que les socialistes américains puissent fonder un parti politique. Selon ce type d’approche, l’identité de classe a été fragmentée par les identités ethniques, qui elles-mêmes ont servi de base aux groupes qui constituaient la classe ouvrière et se voyaient comme structures politiques ou économiques rivales davantage que comme membres d’une même classe sociale partageant les mêmes intérêts. Ira Katznelson a fait remarquer que ce genre d’analyse ne prend pas en compte le fait que le dynamisme de nombreux syndicats du début du xxe siècle s’expliquait justement par leurs compositions ethniques particulières, qui ont aidé plus qu’elles n’ont affaibli la construction d’une identité de classe [5]. Mais au-delà de cet argument, il faut noter que l’explication ethnique se fonde sur une vision typiquement européenne qui voit l’identité nationale et l’homogénéité culturelle comme facteurs de cohésion politique et qui explique comment ces facteurs ont joué contre la constitution d’un mouvement de classe à l’échelle européenne. Dans l’Italie de l’entre-deux-guerres par exemple, le politiste Gaetano Mosca insistait sur l’importance du nationalisme en tant qu’idéologie de cohésion politique alternative au communisme?: une pensée politique qui allait plus tard jouer un rôle significatif dans l’émergence de la principale alternative au communisme à cette période, c’est-à-dire le fascisme.

11La seconde explication, notamment défendue par Werner Sombart, insistait sur l’importance des bénéfices que l’économie capitaliste américaine offrait aux ouvriers et comment ce processus a joué sur la faiblesse du mouvement socialiste comme idéologie politique. Une anecdote des années 1950 permet d’illustrer ce point. Quand, en 1959, Nikita Khrouchtchev, alors premier ministre soviétique en visite officielle aux États-Unis, visita une entreprise automobile, une des premières choses qu’il nota fut les voitures luxueuses garées devant l’entreprise. Avec une pointe de curiosité, Khrouchtchev demanda si ces voitures appartenaient aux cadres de l’entreprise. Le propriétaire qui l’accompagnait répondit alors que les voitures appartenaient aux employés et pas aux dirigeants. Bien des choses ont changé aux États-Unis depuis les années 1950 en termes de mobilité sociale, de répartition des richesses et de standard de la classe ouvrière. En 1965 par exemple, un travailleur américain gagnait en moyenne 24 fois moins qu’un P.-D.G. d’une compagnie américaine. Ce ratio est passé à 262 en 2005. Et pourtant, aucun parti socialiste n’est apparu durant cette période de déclin relatif important des revenus des travailleurs américains, ce qui, à mon sens, prouve la faiblesse d’un argumentaire basé sur la redistribution des revenus. Contrairement à l’affirmation de Sombart, les biftecks et les tartes aux pommes n’ont peut-être pas été les armes secrètes du capitalisme américain contre le marxisme. Encore une fois, cette explication de l’exceptionnalisme américain semble avoir reflété une longue fascination des Européens pour le dynamisme et l’étonnante capacité de croissance et d’innovation de l’économie américaine quand elle se compare à l’économie du Vieux Continent, plus qu’une évaluation objective des réalités sociales, économiques et politiques des États-Unis.

12La dernière explication de l’exceptionnalisme américain prétend que le caractère national et les valeurs des États-Unis ont, d’une manière ou d’une autre, restreint l’émergence d’un mouvement politique de classe et d’un parti socialiste influent. L’argumentation se base principalement sur un certain nombre de facteurs?: l’individualisme, l’absence de passé féodal, la soupape de sécurité qu’a constituée la «?frontière?» américaine, ainsi que les valeurs du travail centrées sur le mérite et la réussite. Ces arguments ont eux aussi déjà été remis en question. Katznelson affirme par exemple que ces facteurs ont pu expliquer la culture politique américaine avant la révolution industrielle, mais qu’ils s’appliquent mal à la période industrielle. Les immigrants arrivés aux xixe et xxe siècles au moment de la rapide industrialisation des États-Unis avaient quitté des pays ne possédant pas de forte culture individualiste mais ayant par contre une histoire médiévale, s’installaient généralement dans les villes de la côte est au style très largement européen et restaient de la sorte très étrangers au mythe de la frontière et, finalement, se sont organisés suivant des lignes communautaires pour dominer certains corps de métier plutôt que de se reposer que sur un système méritocratique dans leur travail. En dépit des valeurs «?européennes?» de ces immigrants, la classe ouvrière n’a néanmoins pas été en mesure de «?devenir socialiste?». L’explication semble alors illustrer la perception européenne de ce que les Américains ont affiché comme valeurs américaines dans leur culture populaire sans que celles-ci soient effectivement présentes dans leur vie de tous les jours. Pour dire cela métaphoriquement, on peut toujours raconter l’histoire du Petit Chaperon rouge sans nécessairement y croire. Et les enfants eux-mêmes peuvent séparer la réalité de la fiction dans la fable qu’on leur raconte.

13Quelle leçon les personnes intéressées par la question de l’exceptionnalisme américain peuvent-elles tirer des erreurs commises au début du xxe siècle par la plupart des analystes européens?? Une première leçon, évidente, serait de dire que tous les arguments développés il y a un siècle ne s’appliquent pas à la problématique de l’absence de parti écologiste aux États-Unis. Le multiculturalisme de l’électorat américain, les bénéfices matériels tirés du capitalisme outre-Atlantique ou les valeurs fondatrices des États-Unis expliquent moins cette absence qu’ils ne révèlent une vision européenne du fonctionnement politique du Vieux Continent. Une seconde leçon, sans doute plus fondamentale, que les experts des politiques environnementales devraient sérieusement prendre en compte, est la nécessité d’être informés et sincères sur leurs propres objectifs quand ils abordent la politique environnementale américaine. En d’autres termes, les particularités du système américain devraient pouvoir aider les analystes à comprendre leurs propres situations, et ceci de manière explicite, sans quoi le risque est grand que le débat ne demeure obscur. Une troisième erreur à éviter est le manque d’empirisme qui encombre la plupart des affirmations qui sont faites sur la politique américaine et notamment celles faites à propos de son «?exceptionnalisme?». Enfin, une quatrième erreur serait de ne pas écouter ce que les politistes américains eux-mêmes ont à dire sur leur système politique, en distinguant bien ce qui ressort d’une simple propagande de ce que peuvent nous enseigner des travaux plus strictement analytiques.

14À partir de ces différentes mises en garde, il est possible de se tourner vers une analyse des politiques environnementales des États-Unis explicitement débarrassée des erreurs du débat originel sur l’exceptionnalisme américain.

Les raisons de l’exceptionnalisme?: une séparation entre travail et communauté dans la pratique politique américaine

«?La conservation est aussi vaste que la Terre elle-même, aussi englobante que les besoins et les intérêts de l’humanité pour la planète. C’est dès lors une question bien trop large pour être restreinte aux limites d’un unique ministère.?»
Gifford Pinchot

15Dans ses réflexions sur la question de l’exceptionnalisme américain, Katznelson conclut que les analystes européens oublient un élément fondamental du processus politique américain qui explique dans une très large mesure l’absence de parti socialiste?: il s’agit de la séparation entre la communauté et le travail dans la vie de la majorité des Américains. Dans son livre City trenches, Katznelson explique en détail en quoi cette distinction est devenue centrale dans la culture américaine et comment certains mécanismes institutionnels ont favorisé cette distinction, en particulier le développement de schémas d’organisation urbaine poussés par l’État, ainsi que le fonctionnement spécifique du système politique. Ces deux facteurs ont produit une culture politique unique à partir de laquelle les citoyens américains ont identifié la communauté comme l’unique arène politique, tandis que le travail restait le bastion de la poursuite individuelle du bonheur à travers le succès économique et matériel. Selon Katznelson, le trait distinctif de la culture politique américaine est encore visible, sur la «?forme et la substance?» aurait dit Lucian Pye, dans les processus contemporains de la politique environnementale américaine.

16La séparation entre communauté et travail dans l’esprit des Américains a eu un profond impact sur le développement du mouvement environnementaliste. Dans son article «?Are you an environmentalist or do you work for a living???», Richard White note que ce mouvement n’a pas réussi à intégrer la question du travail dans son discours [6]. Les environnementalistes modernes américains affirment que la nature est un lieu de loisir, voire de contemplation mystico-religieuse comme le prétendent les écologistes profonds de la côte ouest. En ce sens, le travail productiviste est assimilé à une destruction de la nature dans la majorité des discours environnementaux, pour lesquels seul le travail préindustriel, archaïque, par des communautés primitives peut être en harmonie avec les aspirations environnementales. Les deux points de vue ont une conception problématique de la relation du travail moderne à la nature, qui place de nombreux environnementalistes américains face à des contradictions difficilement dépassables puisque leur mode de vie et leur façon de travailler, basés sur des technologies environnementalement très dégradantes, ont un impact considérable sur l’environnement. Ils n’évitent pour autant pas cette incohérence puisque, comme le note White?: «?Il y a de nombreux environnementalistes bien intentionnés qui reconnaissent les connexions nécessaires qui existent entre le travail moderne et la nature, mais ils opèrent dans une culture plus large qui encourage la dichotomie entre les deux. Et trop souvent le mouvement environnemental utilise des images et des mots qui renforcent cette fracture.?»

17White aurait pu, bien sûr, comprendre les raisons profondes de cette «?dichotomie culturelle?» s’il avait eu connaissance du premier débat sur l’exceptionnalisme américain. Dans ce cas, il n’aurait probablement pas été autant surpris par l’incapacité des écologistes américains à développer un discours identifiant ce qui, dans les formes technologiques et modernes du travail aujourd’hui, peut être relié aux processus naturels et aux écosystèmes qu’ils considèrent menacés. White note qu’en ne théorisant pas la place du travail dans un projet politique environnemental plus large, les activistes courent le risque de se voir déposséder de la capacité à définir un cadre politique sur ces sujets au profit de compagnies privées ou de grands propriétaires fonciers qui, eux, offrent une alternative aux travailleurs, notamment ruraux, qui vivent en exploitant les ressources naturelles – même si au final ces alternatives ne profitent qu’aux intérêts commerciaux de ces compagnies. C’est pour cette raison, nous explique White, que les Américains qui vivent de l’exploitation des ressources naturelles montrent une profonde hostilité face à l’environnementalisme en tant qu’idéologie politique, comme l’illustre le slogan des autocollants placés à l’arrière des véhicules que White a repris dans son titre d’article. Mais est-il néanmoins étonnant que le mouvement écologiste ait été incapable de produire un tel discours?? Pour ce faire, il faudrait qu’il fasse un pas en arrière par rapport à la culture dans laquelle il est immergé et que, à l’image de ses opposants politiques ou économiques, il produise une approche pragmatique de la problématique du travail technologique moderne et de sa compatibilité (ou son incompatibilité) avec la protection de l’environnement. Un tel changement est-il possible?? En d’autres termes, un discours environnemental peut-il proposer une économie verte alternative en opposition aux pratiques économiques actuelles qui génèrent des profits pour les compagnies et des emplois pour les travailleurs?? Cela est peu probable, étant donné les caractéristiques de la culture politique américaine que nous avons présentées ici.

18Puisque donc le lieu de travail ne leur semblait pas être l’arène adéquate de l’activité politique, les environnementalistes américains se sont attelés à développer leurs actions à l’échelle des communautés. À ce niveau, ils ont obtenu d’importantes victoires dans l’avancement de leur agenda politique, mais, au grand dam du parti vert américain, ils n’ont pas eu pour cela besoin d’un parti électoralement fort. Les partis politiques américains ont été jusqu’à aujourd’hui appelés des partis «?attrape-tout?» («?catch-all?» parties). Ces partis généralistes sont, ou plutôt ont été sur la plus grande partie de leur existence, des coquilles vides dépourvues de contenu idéologique dogmatique, en opposition complète avec leurs équivalents socialistes ou conservateurs européens. Dans ce cadre, les partis d’outre-Atlantique se nourrissent d’idéologies et d’intérêts privés tirés de la société civile, à l’inverse de ce qui se fait généralement en Europe. Sur le Vieux Continent, la politique suit un modèle corporatiste de représentation des intérêts hérité du système politique d’entre-deux-guerres. Ce modèle est centré sur l’État, qui structure la société civile et organise les activités de lobbying depuis le sommet. Les groupes d’intérêt, y compris les mouvements environnementaux, sont jusqu’à aujourd’hui largement subventionnés par les gouvernements et sont donc dépendants de l’État (avec quelques exceptions notables). La conséquence politique de ceci est que les mouvements de base en Europe ne deviennent politiquement efficaces que lorsqu’ils trouvent un espace institutionnel au sein d’un parti politique électoralement important, lui-même récipiendaire des subventions (généreuses) que procurent les États européens. Une fois cet espace créé, ce parti peut accéder aux fonds publics et commencer son entreprise de transformation de la société civile «?par le haut?». Ce processus est à l’opposé de ce qui se fait aux États-Unis où les communautés (qu’elles soient basées sur des liens géographiques, sociaux ou professionnels) se mobilisent, forment des associations et se constituent en groupes de pression pour changer les plates-formes des partis politiques et leurs orientations. Les politiques et leurs partis sont, aux États-Unis, configurés par la société civile «?depuis la base?». En somme, les communautés sont les éléments constitutifs du système politique américain.

19Ce n’est donc pas une coïncidence si l’environnementalisme comme mouvement politique est né aux États-Unis avec la création du Sierra Club en 1892, alors que les partis politiques écologistes en Europe ne sont apparus que dans les années 1970. Comme on l’a dit, les Américains vivent leur expérience politique à travers leur engagement communautaire. Ceci est bien connu des politistes au moins depuis que Robert Dahl a construit sa théorie de la démocratie pluraliste autour de cet engagement communautaire. Une culture politique de cette sorte pose bien sûr certains avantages et certains inconvénients. Un des avantages les plus évidents est que la liste des organisations non gouvernementales économiquement puissantes, politiquement actives et intervenant dans des domaines très variés est proprement impressionnante. Pourquoi créer un parti politique si vous pouvez avoir un Sierra Club ou une Nature Conservancy qui peuvent recruter des fonds auprès d’une très large base et les utiliser pour faire du lobbying auprès des partis politiques constitués?? Dans ce contexte unique, un parti vert à l’européenne semble inutile puisque les intérêts écologistes sont mieux défendus par un associationnisme communautaire capable de collecter les fonds nécessaires à une action politique efficace.

20Mais il y a également des inconvénients à ce système. White, nous l’avons vu, a pointé un problème majeur?: l’incapacité des environnementalistes américains à construire un discours politique qui puisse adosser le travail au projet environnemental de définition d’un équilibre entre le progrès des sociétés humaines et la dégradation de l’environnement. Un autre risque est que des communautés sans moyens ou sans capacité d’organisation puissent être marginalisées par rapport aux grandes orientations des politiques environnementales. Dans son essai «?Nature as community [7]?», Giovanna Di Chiro présente le cas d’une communauté déshéritée de Los Angeles littéralement abandonnée par les grosses organisations écologistes américaines. Quand cette association communautaire a cherché un soutien auprès de ces structures pour combattre l’installation d’un incinérateur, une des organisations non gouvernementales sollicitées a répondu que ce combat n’était pas une question environnementale mais un problème de santé publique. Évoluer dans une culture politique qui sépare le travail de la communauté peut, on le voit, déboucher sur des situations tristement ironiques.

Conclusion

«?Il n’y a pas de second acte dans la vie d’un Américain.?»
F. Scott Fitzgerald

21L’Amérique n’est la suite d’aucun autre lieu, pas même l’Europe. Les experts de la politique environnementale des États-Unis devraient apprendre cette leçon et essayer d’appréhender cette politique dans ses propres termes. Ce qui peut paraître une bonne idée ailleurs, comme la création d’un parti politique vert important, peut ne pas marcher dans le contexte américain, étant donné la nature idiosyncrasique de sa culture politique.

22De fait, l’environnementalisme américain est confronté à un enjeu bien plus important que celui de la constitution d’un parti politique. Il lui faut aujourd’hui être capable de faire avancer ses idées dans un système politique dont la culture se transforme rapidement. Le politiste américain Robert Putnam a provoqué une certaine émotion dans l’opinion publique lorsqu’en 2002 il affirma que l’associationnisme sur lequel reposait le système politique des États-Unis était en train d’être érodé par les transformations du mode de vie américain. Dans son ouvrage Bowling alone[8], Putnam montre que les Américains ont lentement mais sûrement cessé d’être associationnistes et que ce déclin peut menacer le fonctionnement même du système démocratique des États-Unis. Putnam s’intéresse en particulier aux clubs de bowling, qui ont connu ces dernières décennies un déclin drastique et régulier de leurs membres. L’auteur considère que ce changement de culture politique est lié aux transformations technologiques qu’a connues le pays. La périurbanisation et Internet sont, selon lui, des obstacles à l’associationnisme, d’une part en augmentant les distances entre citoyens et, de l’autre, en rendant les interactions sociales plus abstraites. Ces deux facteurs contribuent à l’émergence d’individus de plus en plus isolés, incapables de s’associer efficacement. La dégradation des centres-villes et l’expansion des banlieues provoquées par la diffusion de la voiture ont, selon Putnam, construit des communautés recluses sur elles-mêmes, ce qui a renforcé une version inédite et inefficace de l’individualisme américain traditionnel. Si cela devait se confirmer, l’associationnisme sera de plus en plus difficile à maintenir et les organisations qui jusqu’alors ont été les porte-drapeaux de l’environnementalisme (comme le Sierra Club) vont avoir d’énormes difficultés à trouver des membres actifs et économiquement engagés.

23L’intégration d’une politique du travail dans le discours environnemental est un autre problème qui, lui, ne touche pas uniquement le mouvement écologiste mais plus largement, et depuis longtemps, tous les mouvements politiques américains. Dans leur ouvrage The death of environmentalism, Michael Schellenberg et Ted Nordhaus affirment de manière convaincante que les bons vieux jours de l’activisme politique et du lobbying de l’environnementalisme américain ont sans doute disparu [9]. Ils notent que ces deux stratégies ont permis à l’écologisme de devenir une question centrale qui figure désormais en bonne place dans les débats politiques. Pour autant, une société américaine environnementalement consciente ne débouche pas nécessairement sur une société environnementale. Afin de franchir cette étape, Schellenberg et Nordhaus proposent que les environnementalistes deviennent entrepreneurs et démontrent que dans la sphère économique, et donc dans le travail, une économie verte est non seulement possible mais qu’elle peut également être économiquement plus intéressante que l’ancien système aussi destructeur pour l’environnement qu’il est central dans la culture américaine.

24Traduit de l’anglais par Estienne Rodary

Notes

  • [1]
    NdT. Le terme anglais sequel n’a pas d’équivalent français. Le mot «?suite?» utilisé ici rend mal compte de ce genre commercial très développé aux États-Unis, mais est plus juste (quoique moins ironique) que la traduction littérale «?séquelle?».
  • [2]
    K. Marx, «?Le 18 brumaire de L. Bonaparte?», 1851, <www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm>.
  • [3]
    L. Pye, «?Cultura Política?», in D. L. Sills (dir.), Enciclopedia Internacional de las Ciencias Sociales, Aguilar, Madrid, 1974.
  • [4]
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835, <www.gutenberg.org/ebooks/30513>.
  • [5]
    I. Katznelson, City trenches, Univ. of Chicago Press, Chicago, 1981.
  • [6]
    R. White, «?Are you an environmentalist or do you work for a living?? », in W. Cronon (dir.), Uncommon ground. Rethinking the human place in nature, Norton, New York, 1996, p. 171-186.
  • [7]
    G. Di Chiro, «?Nature as community?», in W. Cronon (dir.), op. cit., p. 298-321.
  • [8]
    R. Putnam, Bowling alone, Yale Univ. Press, New Haven, 2002.
  • [9]
    M. Schellenberg et T. Nordhaus, The death of environmentalism. Global warming politics in a post-environmental world, 2004, <thebreakthrough.org/blog/2004/10/the_death_of_environmentalism.shtml>.
Francisco Seijo
Francisco Seijo enseigne la science politique au sein de programmes universitaires nord-américains, aux universités de New York, de Stanford et de Nebrija, ainsi qu’au Middlebury College. Il a publié ses travaux dans des revues telles que Environmental Politics, Capitalism, Nature, Socialism, The Journal of Environmental Policy and Planning et Revista de Ecologia Politica.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/07/2011
https://doi.org/10.3917/ecopo.041.0039
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