CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Deux raisons animent notre volonté de mettre en évidence les débats politiques dans la sphère écologiste en Amérique du Nord : la première tient à ce regard porté vers l’autre côté de l’océan ; ce côté mythique pour certains où l’on oublie souvent de ne pas comparer ce qui est incomparable. Deuxièmement, il s’agit d’offrir à l’écologie politique le regard qu’elle mérite, un regard qui ne se bornerait plus aux limites nationales, mais qui serait capable, par-delà les frontières, d’engendrer des points de vue, scientifiques ou politiques, communs, voire d’engendrer des pratiques partagées.

2L’objectif n’est-il pas de parvenir à penser une interdépendance sociétés-natures où l’entrecroisement d’échelles multiples – locales, nationales, internationales – serait chose commune?? Deux fils guident ce propos liminaire?: le premier concerne les situations respectives en France et en Amérique du Nord, le deuxième concerne les questions d’éthique environnementale qui participent aux débats sur l’écologie politique visant à formuler un soubassement théorique qui se voudrait ancré dans l’action. Comment définir l’écologie politique?? Les articles de ce dossier comme ceux du précédent numéro d’Écologie & Politique[1] nous y amènent, mais l’article de James P. McCarthy montre ici l’importance de cette approche plurielle de cas complexes. L’importance de ces regards qui, au-delà d’un discours écologique scientifique et normatif, croisent des réflexions politiques, sociales et éthiques. Comme nous le soulignions dans le premier volet de cette série sur les écologies politiques, celles-ci furent les premières à chercher des alternatives à la crise écologique et systémique qui touche le monde, mais elles restent hétérogènes et diverses[2]. Il s’agit peut-être de s’interroger plus directement sur la constitution de l’ethos moderne et de cette démarcation infranchissable[3] qui fut dès lors inscrite dans nos sociétés. Il s’agit réellement de repenser des choix de valeurs et des réflexions normatives qui s’appuient fondamentalement sur une refondation de l’ontologie de l’être [4].

3Pour autant, la situation actuelle nous semble plus que jamais imposer des cadres issus de l’écologie politique. Cette situation nous oblige à requestionner les fondements éthiques. Dès lors, nous croisons ici ces débats – particulièrement nord-américains – en matière d’éthique environnementale et les réflexions qui leur sont intrinsèquement liées à saveur plus sociale et politique. Nous avons cherché dans ce dossier à mettre en lumière certaines convergences et divergences aptes à éclairer les pratiques de part et d’autre de l’Atlantique.

Crise sociale, crise écologique en Amérique du Nord

4Quand on tente de cerner une région de la taille de l’Amérique du Nord, même en excluant le Mexique [5], il devient très difficile de généraliser à grands traits. La région est faite de contrastes sur tous les plans, particulièrement en termes sociaux et écologiques. Doit-on rappeler l’appétit démesuré de l’Oncle Sam?? Ces statistiques qui semblent toujours incroyables où 5 % de la population mondiale consomment plus de 24 % des ressources énergétiques?; ces États-Unis, dont la dette annoncée lors du discours sur l’état de l’Union du 11 février dernier atteignait plus de 14?000 milliards de dollars [6], et où 5 % de la population mondiale produisent aussi 25 % des émissions de gaz à effet de serre. Mais, rapidement, on comprend que ce n’est pas seulement cette corrélation directe entre des indicateurs primaires qui pose problème. Ce dernier se situe au plus profond d’un mode de vie auquel semble vouloir accéder une grande partie des habitants de cette planète – et que les États-Unis continuent à exporter via le soft power de la gigantesque industrie américaine du divertissement. Un mode de vie qui, jusqu’ici, a donné l’illusion à l’Amérique d’une réussite planétaire?; il est alors d’autant plus difficile de revenir sur ce mode de développement inscrit dans la modernité.

5Pour y voir plus clair, un retour historique peut aider. La conquête du territoire nord-américain par les colons européens à partir du xviie siècle s’est faite aux dépens des populations indigènes, décimées par les maladies puis les conflits, enfin parquées dans des réserves. Le tableau de John Gast, American progress, rend visible ce qu’il nomme la «?destinée manifeste?» (manifest destiny), vaste projet de conquête du territoire qui trouvait sa justification dans l’exécution d’une mission jugée divine. Le tableau, qui date de 1872, représente une géante aux longs cheveux blonds. Elle est précédée de peu de soldats à pied et à cheval, qui, à la pointe de leur fusil, repoussent les Indiens et les bisons dans les ténèbres. Aux pieds de cette figure allégorique du progrès, qui tient dans ses mains les fils du télégraphe, des ouvriers et des paysans sont déjà à l’œuvre. Des wagons de chemin de fer avancent sans répit. C’est la même année, en 1872, qu’est né aux États-Unis le parc de Yellowstone et, dans son sillage, que s’est imposé John Muir qui porta l’idée de la préservation, jusqu’à la mise sur pied de l’important Sierra Club. Cette Amérique du tournant du siècle regroupait scientifiques et hommes de lettres débattant sur les formes que devait prendre la protection de la nature. Des débats précurseurs portés par le président Theodore Roosevelt, exposés notamment au Congrès forestier nord-américain tenu à Montréal en 1882 et souvent alimentés par les contre-exemples de raréfaction des ressources naturelles visibles en Europe?; des débats importants, mais qui eurent tendance à être érigés en mythes. Pour autant, cette Amérique de protection fut aussi celle de l’industrialisation et de la croissance effrénée, entraînant dans un même mouvement les pires problèmes environnementaux que les pays occidentaux allaient devoir résoudre. À ces problèmes, la réponse des individus, groupes et mouvements écologistes mit quelques décennies à se faire entendre et, tant aux États-Unis qu’au Canada, un système étatique de protection de l’environnement ne se mit en place qu’au milieu du xxe siècle.

6L’Amérique du Nord, en cela conséquente avec bon nombre de pays occidentaux, voit depuis quelque temps souffler un vent de conservatisme qui prône un retrait de l’intervention étatique. Le libre marché conjugué à une économie toujours basée sur les mêmes postulats de croissance – cela au milieu d’une crise dont les contours sont probablement issus de ces postulats – repousse aujourd’hui les débats environnementaux?; la saga des négociations internationales sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre et la position canadienne ambivalente aux derniers sommets internationaux n’en est qu’une démonstration. Le spectre est néanmoins plus large?: c’est l’exploitation sans limites des ressources naturelles (gazière, pétrolière, forestière, minière, tout comme les sols agricoles…) qui, sous prétexte d’assurer une souveraineté politique et économique, se déploie sans respect pour des règles de protection minimales enchâssées dans les lois. Certes, cette souveraineté sur l’échiquier géopolitique pousse les États à prospecter toujours plus, pour s’affranchir de la «?dépendance?» envers d’autres pays, particulièrement pour ce qui concerne les ressources fossiles. L’extraction des sables bitumineux de l’Alberta, les récents dossiers litigieux au Québec liés aux prospections de gaz de schiste [7], la prospection et les forages pétroliers dans le golfe du Saint-Laurent [8] ou les récentes autorisations de l’administration Obama d’exploitation des ressources offshore [9] ne sont qu’une série d’exemples qui illustrent ce jeu géopolitique dans lequel sont profondément engagés les États-uniens et les Canadiens qui marchent, sur ce sujet, main dans la main. Une attirance vers ces ressources qui dépasse d’ailleurs le continent nord-américain, car récemment c’est PetroChina qui s’associe pour 5,4 milliards de dollars canadiens à une compagnie canadienne dans une entreprise d’exploitation des gaz de schiste [10]. Dans ce contexte, comment dès lors imposer un «?ticket modérateur?» sur l’extraction illimitée des ressources, alors même que le Programme des Nations unies pour l’environnement nous convoque à Saisir l’opportunité de l’économie verte[11]?? Dans ce souffle de vampirisme sur les ressources, les mêmes pays souscrivent toutefois aux conventions de protection de la biodiversité, s’engagent dans des politiques sectorielles de développement durable et décrètent régulièrement de nouvelles zones de protection (parcs nationaux, zones protégées…). L’Amérique du Nord a ainsi toujours été tiraillée entre des positions contradictoires, mais depuis quelque temps le balancier semble être déréglé en défaveur de la protection de l’environnement.

7Il est impossible de prendre pour acquis les gains de la modernité, ceux-ci ne sont pas figés et doivent toujours être repensés, réactualisés et remis en cause. Non point pour nier cette modernité (même si certains, certes minoritaires même dans les rangs des écologistes, contestent ses apports), mais pour la bonifier. Il n’est pas nécessaire de tomber dans une postmodernité, mais simplement, comme nous invitent certains, dont Ulrich Beck, de tendre vers cette deuxième modernité. Dès lors, l’écologie politique trouve toute sa pertinence et doit aider rapidement à repenser le contrat social en Amérique comme ailleurs. Dans ce cadre, l’approche régionale n’a pas toujours sa raison d’être, mais elle permet de distinguer des spécificités géographiques et historiques. Paradoxe entre la protection des ressources et le développement de la richesse de la nation, paradoxe sur les dimensions géographique et sociale également. À ce titre, McCarthy, en s’appuyant sur une étude de cas touchant une région de l’Ouest américain, montre la nécessité de relier l’histoire des luttes environnementales et sociales entre différentes régions par-delà les oppositions théoriques entre tiers monde et «?premier monde?» et de la relire à la lumière du système dans lequel elle s’insère, c’est-à-dire une rationalisation capitaliste des relations société-nature qui exige d’être à l’écoute des mouvements de résistance et de protestation, quelle que soit leur nature.

8Une autre dimension, à nos yeux aussi grave sinon plus, est le traitement différencié de la réalité sociale et de la réalité environnementale. Même en reculant dans l’histoire américaine, le consensus n’a jamais été réalisé sur le lien entre le social et l’environnemental. L’article de Nicolas Labarre dans ce dossier relatant le positionnement de Ralph Nader lors de l’élection présidentielle de 2000 aux États-Unis illustre cette dichotomie, en montrant que la «?greffe?» ne prend pas aisément entre les mouvements environnementalistes et le discours du candidat, plus axé sur les questions juridiques et institutionnelles. L’article de Francisco Seijo dans ce dossier note également cette division entre le monde du travail et l’environnement réduit à la «?nature?», qui semble être un trait distinctif de l’Amérique du Nord. Certes, certains courants accordent la même attention à des approches qui pourront d’un même tenant réfléchir les crises sociales et les crises environnementales?; mais cette réflexion conjointe est plus ardue et ces courants plus marginaux. Les gouvernements eux-mêmes ont peu d’intérêt à voir ces liens ou à croiser les dossiers de façon transversale. Des chartes soumettant à une pseudo-obligation d’action durable existent, mais cela reste marginal. Politiquement et économiquement il semble être risqué pour les représentants politiques d’expliciter les liens évidents entre crises sociales et crises environnementales.

9Il n’y a toutefois pas que les gouvernants qui n’articulent pas facilement les faits écologiques et les faits sociaux?; les mouvements environnementaux eux-mêmes, depuis plus d’un siècle, s’occupent presque tous exclusivement de problèmes «?écologiques?», les mouvements sociaux de problèmes «?sociaux?». Si certains groupes ont tenté de croiser les deux, ils restent minoritaires et moins reconnus par les bailleurs de fonds étatiques et privés. Au Québec et au Canada, les mouvements pour la paix des années 1960-1970 travaillaient à faire bannir le nucléaire (comme le montre l’article de René Audet, Jean-Guy Vaillancourt et Corinne Gendron dans ce dossier) et la rhétorique de ces groupes croisait davantage le social et l’environnement. De mouvements contre le nucléaire, ces groupes se sont spécialisés dans l’environnement – une notion qui d’ailleurs prenait naissance dans le langage commun à partir des années 1970, succédant ainsi aux luttes contre la pollution –, donnant de la sorte l’espoir de s’intéresser plus précisément aux conséquences écologiques du développement occidental. L’État québécois et canadien a pris en charge dès le début des années 1970 ces préoccupations environnementales. Très tôt les écologistes ont œuvré conjointement avec les ministères de l’Environnement en vue d’améliorer la situation, avec des limites évidentes, ainsi que l’illustre l’article de René Audet et ses collègues. Pour Jean-Guy Vaillancourt?: «?L’État a ainsi réussi à coopter et à drainer bien des ressources humaines de ces programmes de changements prudents et modérés[12].?» Dès lors, «?l’écologisme en s’institutionnalisant à la source a permis moins d’autonomie aux groupes environnementaux politiquement assujettis[13]?». Le débat en coulisse sur la technocratisation de l’environnement et son apogée dans une Loi sur le développement durable au Québec illustre cette perte d’espace public de négociation tel que l’aurait souhaité Michel Jurdant, qui s’inscrivait dans la lignée d’Ignacy Sachs en faveur d’un écodéveloppement capable de se confronter au productivisme occidental. Aux États-Unis à l’inverse, ces écologistes ont plutôt pris la tête de mouvements autonomes, œuvrant en dehors du système électoral, ainsi que le décrit Francisco Seijo.

10Les États contemporains, avec des modes de financement publics en baisse, reconnaissent certes le rôle public de ces groupes, mais savent probablement qu’un financement équitable et égalitaire ne peut leur permettre d’avoir une force de frappe réelle et efficace. Question politique difficile?: veut-on doter ces groupes d’un réel pouvoir de changement?? Certains, et une majorité aux États-Unis, se tournent alors vers les fondations privées et les mécènes, ce qui induit une autre façon de concevoir le politique, moins providentialiste, qui ancre la trajectoire environnementale des États-Unis dans une logique très éloignée de la trajectoire européenne, nous dit Francisco Seijo.

11Or, à nos yeux, la sortie de crise sera socio-environnementale et demandera la convergence des acteurs. Cela étant, le contexte politique actuel laisse peu d’espoir à court terme. La solution devra peut-être passer par un mouvement provenant du bas, mais cette base se trouve plutôt aujourd’hui à jongler avec de multiples dossiers qui sont tous, sans conteste, très urgents. Ajoutons à ce sombre tableau que la légitimité du processus politique et démocratique est assez faible?; le citoyen semble s’y retrouver de moins en moins et, pris dans un quotidien difficile, subit cet état des choses.

L’apport d’une réflexion sur la relation nature-culture

12Mettons en regard, maintenant, s’il est possible de le faire, les écologies politiques et philosophiques françaises et américaines. Certains, tel Kerry Whiteside [14], posent une tradition cartésienne française qui aurait permis une orientation en matière de gestion de l’environnement plus «?technicienne?». Pour autant, il importe de ne pas grossir le trait?: déjà parce que s’il existe en Amérique du Nord des débats philosophiques sur la relation nature-culture [15], cela n’empêche pas pour autant une gestion «?cartésienne?» de l’environnement. Par ailleurs, ces débats de nature plus philosophique, directement axés vers l’éthique de l’environnement, ne sont qu’une facette de débats plus larges en écologie politique. Une écologie politique qui doit aussi se comprendre à partir de l’analyse politique du système nord-américain lui-même (et non d’une projection d’un mode politique européen outre-Atlantique, souligne Francisco Seijo). Finalement, aujourd’hui, ces débats sur l’éthique de l’environnement, ne transcendent-ils pas les traditions nationales?? On pourrait probablement penser à une influence anglo-saxonne, mais là encore la prudence s’impose. Il semblerait que le débat se renouvelle aujourd’hui, afin de tenter de trouver des solutions pragmatiques conformes à l’idéal démocratique du pluralisme (ce qui est toutefois loin d’être le cas, comme l’illustre la situation décrite par le texte de Patricia Ballamingie) et à la valeur environnementale des systèmes écologiques tel que pourrait le proposer Bryan G. Norton dans son ouvrage récemment publié [16]. Dès lors, ces controverses portant sur les fondements épistémologiques et métaphysiques de l’attribution d’une valeur intrinsèque aux entités du monde naturel, au profit de l’idée d’une responsabilité intergénérationnelle, seraient évacuées [17].

13Afin de ne pas s’engager inutilement dans le conflit, une éthique pragmatique pourrait-elle proposer une nouvelle façon d’envisager l’environnement et les rapports nature-culture?? Est-ce sur ce plan que pourra se dessiner – voire se résoudre – l’épineux dossier environnemental?? Ce type de débats trouve peu d’écho en France, même s’ils sont un peu plus mis en valeur récemment [18]. Il est possible que l’appel croissant aux individus et à leur conscience dans le cadre des politiques publiques environnementales joue sur la manière de comprendre les développements d’une pensée écologiste américaine. En effet, dans divers secteurs de l’environnement, où il s’agit de protéger des biens communs, de limiter l’altération, la dégradation voire la destruction des ressources, on aurait tendance à faire appel à la responsabilité des différents acteurs sociaux, citoyens compris, dans le cadre de la mise en place des politiques publiques. D’une action normative et contraignante imposée par l’État, on passe progressivement à la recherche d’une gouvernance collaborative, incitative, contractuelle et concertée. Il est indéniable que cet appel à l’individu est inscrit dans la tradition même des États-Unis. Savoir si l’impact de ces appels est suffisant est une autre question. Dans tous les cas, cela n’exclut pas pour autant des actions normatives et des cadres contraignants [19]?; le dosage est de ce point de vue différent aux États-Unis, au Canada et en France.

14Dans ce cadre, les travaux d’Elinor Ostrom qui ont eu un écho important lors de l’annonce du prix Nobel d’économie en 2009 pointent justement l’importance de la mobilisation citoyenne. Ces travaux, depuis le milieu des années 1960, étudient les mécanismes permettant à des collectifs («?communities?» en anglais) de surmonter les dilemmes d’action collective à l’origine de la surexploitation, voire de la destruction sans retour des ressources naturelles – ce que Garrett Hardin a appelé la «?tragédie des communaux?». En France comme ailleurs, les analyses d’Elinor Ostrom sont victimes, surtout parmi les économistes, de nombreux malentendus. Considérée soit comme trop libérale (très influencée par la théorie du choix public, elle décrit les effets parfois néfastes de l’intervention de l’État sur la pérennité des ressources naturelles), soit comme trop autogestionnaire (ses méta-analyses mettent en lumière les nombreux cas où des collectifs autogérés réussissent à gérer des biens communs sur la longue durée), ou encore comme trop interventionniste (elle insiste sur la nécessité d’un cadre institutionnel, judiciaire notamment, qui établit des périmètres d’accès et des systèmes de sanction), Elinor Ostrom offre un point de vue original. Il nous a paru nécessaire d’écouter la première femme lauréate du prix Nobel d’économie raconter elle-même son parcours intellectuel, ses tâtonnements, et l’émergence d’une communauté de recherche hétérodoxe qui bouscule les savoirs disciplinaires et ouvre des pistes pour des politiques économiques et sociales qui laissent la place à l’expérimentation citoyenne et qui envisagent les questions économiques et politiques en même temps [20].

15Car en France comme en Amérique, nous l’avons dit, il devient difficile de prendre en considération la nature au regard d’autres priorités qui sont considérées d’ordre différent, par exemple les questions de solidarité et de justice sociale. Dans ce cadre, une gamme limitée d’options semble s’offrir à nous, lesquelles paraissent d’ailleurs étanches entre elles?: la solution technicienne et technologique, le débat philosophique sur le rapport culture-nature ou l’action pragmatique, surtout à l’échelle locale. Il nous semble que des réponses plus globales doivent transcender ces options.

Où en est-on aujourd’hui??

16Serait-on passé d’une écologie critique du capitalisme dans les années 1960-1970 à une tradition d’accompagnement, voire de légitimation, de la capacité gestionnaire des autorités et cela autant en Europe qu’en Amérique?? Bien évidemment, les traditions diffèrent profondément. Le courant civique environnementaliste aux États-Unis témoigne d’une certaine vivacité de la tradition d’engagement des individus à l’égard de l’environnement. En France, il semblerait que l’on parle plus alors de choix politiques, c’est-à-dire organisés par des institutions représentatives de la collectivité. Nos travaux montrent en effet la précarité de la participation citoyenne en France en comparaison d’autres pays, où elle semble sinon légitime, du moins au cœur de certaines politiques, notamment urbaines [21].

17En Amérique du Nord, des mobilisations ont été récemment mises à l’honneur. Carmen Sirianni et Lewis Friedland examinent les processus d’innovation civique comme des processus d’apprentissage collectif sur quarante ans, commençant avec la «?démocratie participative?» des années 1960?; les auteurs se concentrent sur l’innovation civique dans quatre domaines?: l’action associative de terrain, l’environnementalisme civique, les réseaux de santé locaux et le journalisme citoyen [22]. L’accession de Barack Obama à la Maison Blanche en janvier 2009, qui a fait ses débuts en politique dans le community organizing (l’action associative de terrain) est, à cet effet, emblématique du poids légitime de ces mouvements dans la société nord-américaine. Pour autant, cette participation citoyenne reste souvent limitée à des enjeux circonstanciés qui ne peuvent pas toujours porter des changements environnementaux profonds. Des débats intéressants semblent s’engager aux États-Unis et au Canada sur l’émergence de mouvements a priori sans épine dorsale politique, mais qui commencent à converger et à assumer leur potentiel d’intervention dans l’espace politique, alors même que l’associationnisme semble, de manière générale, en repli aux États-Unis, comme le rappelle Francisco Seijo.

18Ces mouvements, qui reprennent parfois le fil interrompu d’expériences remontant aux mobilisations étudiantes de la fin des années 1960, puis au premier choc pétrolier du début des années 1970 [23], s’adossent désormais à des constats planétaires pour justifier leur action. La certitude d’avoir franchi le pic pétrolier, au-delà duquel les réserves de pétrole accessibles vont décroître, entraînant, faute d’une baisse de la demande, une très forte hausse de la facture énergétique, cumulée à l’expertise scientifique qui s’impose sur le réchauffement climatique, donne une nouvelle crédibilité à ces initiatives qui s’étaient trouvées marginalisées dans les années 1980 et 1990 par la baisse du coût du carburant et la relance très forte de la consommation.

19Ces expériences de «?transition [24]?», de «?relocalisation de l’économie?» ou de «?consommation coopérative [25]?» (collaborative consumption) se trouvent profondément renouvelées par le recours à des outils comme le téléphone portable, les sites web, la messagerie électronique et les réseaux sociaux. En permettant l’instantanéité de la communication, ces outils fluidifient les échanges, notamment le troc, le don, le prêt et la vente d’objets de seconde main, tout ce nouveau secteur de l’«?économie de fonctionnalité?» qui favorise l’usage aux dépens de la propriété. Ces outils rendent aussi difficilement contrôlables des mobilisations locales. Parallèlement à ce recours à la technologie la plus récente, on constate un rejet – certes encore minoritaire, mais grandissant – à l’invocation au «?capitalisme vert?» et autres miracles technologiques (OGM, nanotechnologies, agrocarburants) que continue de soutenir un gouvernement fédéral englué dans les contradictions que ne manque pas de susciter sa dépendance aux grandes entreprises pour le financement des campagnes électorales [26].

20L’Amérique du Nord se trouve dans une situation massive de «?dissonance cognitive?» faite de perpétuation d’une politique hégémonique à l’échelle mondiale destinée à assurer l’accès pour le consommateur nord-américain aux matières premières et d’investissement massif dans des nouvelles technologies aux effets pour le moins hasardeux, tout en appelant de ses vœux – depuis l’élection de Barack Obama du moins – une baisse de la dépendance énergétique. Cette baisse, comme nous le rappellent les mouvements de «?transition?», passera par le recours à la sobriété et, tabou absolu pour l’écrasante majorité des responsables politiques, comme intoxiqués par l’idéologie de la croissance des biens matériels, une sortie de la société de consommation.

21Les questionnements classiques de l’écologie politique reviennent alors au galop?: faut-il ébranler la structure sociale de façon radicale pour permettre de répondre aux crises?? L’observation de l’émergence des mouvements écologistes ancrés dans les territoires en Amérique du Nord fait naître un certain nombre d’ambiguïtés inhérentes à ce type de mouvement?: on constate un risque de repli identitaire (repli que l’on constate en France notamment, où le Front national a inscrit début 2011 dans son programme «?la relocalisation de l’économie?»), une échelle limitée et non enchâssée dans des ensembles plus vastes. L’article de Jade Sasser pointe par ailleurs la persistance du débat sur la croissance démographique qui vient chercher des arguments dépassant le discours néomalthusien et qui pourraient – mais ne le font pas encore – questionner le mode de développement néolibéral actuel. Dans ce contexte, il serait facile d’oublier que d’autres groupes tentent de montrer la vacuité d’une crise environnementale?; ils participent d’un mouvement qu’il faut également combattre, celui des «?gérants et fondés de pouvoir du système du monde vécu par les individus, ces maîtres de la société industrielle[27]?».

22Dans ce cadre, l’article de James P. McCarthy offre quelques pistes de réflexion. En analysant le mouvement Wise Use aux États-Unis, il cherche non seulement à questionner la place du citoyen, mais aussi cette place lorsqu’elle s’inscrit dans des actions à contre-courant de la protection environnementale telle qu’elle est portée par les grosses institutions de conservation. Quand justement se rencontrent des intérêts multiples – sociaux et environnementaux – et la complexité des solutions à poser sur des espaces géographiques de taille réduite. La réflexion de McCarthy s’inscrit dans le premier monde et concerne les populations locales, deux regards rarement croisés en écologie politique. Dès lors, se nouent autour de ce cas l’approche technicienne, le courant écologique, les revendications locales et sociales. L’issue n’est pas donnée et montre la complexité des enjeux que doit aborder l’écologie politique. À cet égard, le texte de Patricia Ballamingie, en considérant une étude de cas qui retrace un processus participatif mis en place par le gouvernement de l’Ontario (Canada), montre en fait comment, à travers des instruments qui semblent ouverts et transparents (table de concertation, cartographie…), on peut «?effacer?» des enjeux politiques, sociaux et culturels?; comment on peut faire disparaître littéralement une réalité. Le sort des Premières nations, tel qu’il est exprimé dans cet article, montre la complexité des enjeux de l’écologie politique en Amérique du Nord, en dépassant la vision parfois romantique qui traverse nos esprits – tels ces points de vue primaires sur la conservation des ressources. Ce dossier offre un début de réflexions croisées. Il s’agira de continuer à accueillir des textes et des regards dissonants afin d’apprendre ensemble sur la base d’essais et de changements de perspectives. L’idée est de penser l’écologie politique dans un continent qui a vu naître Henry David Thoreau, Aldo Leopold et Rachel Carson, et où pourtant elle peine encore à émerger.

Notes

  • [1]
    D. Chartier et J.-P. Deléage (dir.), «?Les écologies politiques aujourd’hui. (1) France?», Écologie & Politique, dossier spécial, n° 40, 2010, p. 15-113. En ligne
  • [2]
    D. Chartier et J.-P. Deléage, «?Mise à jour des écologies politiques pour une politique de l’anthropocène?», Écologie & Politique, n° 40, 2010, p. 15-20. En ligne
  • [3]
    A. Berque, «?Des fondements ontologiques de la crise, et de l’être qui pourrait la dépasser?», VertigO, vol. 10, n° 1, avril 2010, <vertigo.revues.org/9384>.
  • [4]
    À cet effet, le lecteur est invité à consulter le récent dossier «?Éthique et environnement à l’aube du xxie siècle?: la crise écologique implique-t-elle une nouvelle éthique environnementale???», VertigO, vol. 10, n° 1, avril 2010, <vertigo.revues.org/9810>.
  • [5]
    Les textes du dossier proviennent des États-Unis et du Canada, ce qui n’est, nous en sommes conscients, qu’une partie de l’Amérique du Nord. Il s’agira pour poursuivre cette réflexion de veiller à inclure également des réflexions provenant du Mexique.
  • [6]
  • [7]
    L.-G. Francœur, «?Gaz de schiste. Des millions de litres de diesel injectés dans le sol aux États-Unis?», Le Devoir, 2 février 2011.
  • [8]
    La Presse canadienne, «?Forage en mer?: Québec est confiant de s’entendre avec Ottawa?», Le Devoir, 31 juillet 2010.
  • [9]
    Éditorial, «?Drill, But Not Everywhere?», The New York Times, 31 mars 2010.
  • [10]
    F. Desjardins, «?La Chine mise 5,4 milliards sur le gaz de schiste?», Le Devoir, 12 février 2011.
  • [11]
    Programme des Nations unies pour l’environnement, Rapport annuel 2009. Saisir l’opportunité de l’économie verte, PNUE, Nairobi, 2010, <www.unep.org/pdf/UNEP_AR_2009.FR.pdf>.
  • [12]
    J.-G. Vaillancourt, «?Évolution, diversité et spécificité des associations écologiques québécoises?: de la contre-culture et du conservationnisme à l’environnementalisme et à l’écosocialisme?», Sociologie et Société, vol. XIII, n° 1, 1981, p. 95.
  • [13]
    N. Lewis, Idéologie et action. Quatre groupes écologiques québécois, mémoire de maîtrise en science politique, Université d’Ottawa, Ottawa, 1994, p. 3.
  • [14]
    D. Chartier et J.-P. Deléage, «?Mise à jour…?», op. cit.
  • [15]
    Un débat aux racines profondes, mais qui s’est affirmé dès les années 1970 avec la joute entre les tenants de l’écologie profonde (portée initialement par le Norvégien Arne Næss), de la conservation (un mouvement ancré dans l’histoire américaine) et de l’écologie sociale (Murray Bookchin).
  • [16]
    B. G. Norton, Sustainability. A philosophy of adaptive ecosystem management, Univ. of Chicago Press, Chicago, 2005.En ligne
  • [17]
    H.-S. Afeissa, «?Pour un pragmatisme environnemental?», nonfiction.fr, 12 juin 2008, <www.nonfiction.fr/article-1211-pour_un_pragmatisme_environnemental.htm>.
  • [18]
    Des ouvrages et colloques marquent cet intérêt?: voir notamment H.-S. Afeissa (dir.), Éthique de l’environnement, Vrin, Paris, 2007.
  • [19]
    Les échanges récents entre l’administration Obama et les républicains au sujet d’une loi qui obligerait l’Agence de protection de l’environnement (EPA) à légiférer sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) montrent bien les différents registres de mobilisation. Un jugement de la Cour suprême de 2007 avait conclu que quatre GES (dont le CO2) devaient être considérés comme des polluants atmosphériques et soumis aux règles émises par l’EPA. L’administration Bush n’avait pas suivi cette ligne. Dès 2009, l’administration Obama a voulu légiférer, mais dans l’impasse s’est tournée vers le cadre réglementaire et demande maintenant à l’EPA de sévir. Les républicains à nouveau majoritaires à la Chambre des représentants tentent actuellement de défaire cette loi. Ce débat illustre bien les différents niveaux qui doivent être mobilisés dans des dossiers complexes où certains doutent du lien entre GES et réchauffement climatique et où d’autres ont des intérêts industriels puissants. Dès lors, l’appel à la base porte quelquefois ses fruits. Dans le cas présent, ce sont des associations qui ont porté le tout à la Cour suprême. Voir E. Leblanc, «?Les républicains veulent contrecarrer les efforts “verts” d’Obama?», Désautels, Radio Canada, 16 février 2011, <www.radio-canada.ca/emissions/desautels/2010-2011>.
  • [20]
    V. Lauriola, «?Un Nobel d’économie hétérodoxe, vert et féminin. Signe d’espoir???», Écologie & Politique, n° 40, 2010, p. 137-143. En ligne
  • [21]
    C. Emelianoff et N. Blanc, L’investissement habitant des lieux et milieux de vie?: une condition du renouvellement urbain?? Étude européenne et prospective (France, Pays-Bas, Allemagne, Russie), réponse à l’appel à propositions de recherche du ministère de l’Écologie (Plan Urbanisme Construction Architecture) intitulé Programme exploratoire de recherche prospective européenne, 2005.
  • [22]
    C. Sirianni et L. Friedland, Civic innovation in America, Univ. of California Press, Berkeley, 2001.
  • [23]
    G. Borasi et M. Zardini (dir.), Désolé plus d’essence?: l’innovation architecturale en réponse à la crise pétrolière de 1973, Centre canadien d’architecture, Montréal, 2007. Catalogue de l’exposition organisée à Montréal en 2007 et 2008 qui montre la fertilité, il y a trente-cinq ans déjà, de la réflexion pour sortir de la dépendance des sociétés industrialisées aux carburants fossiles.
  • [24]
    R. Hopkins, The transition handbook. From oil dependency to local resilience, Green Books, Totnes, 2008.
  • [25]
    R. Botsman et R. Roo, What’s mine is yours. How collaborative consumption is changing the way we live, Harper Collins, New York, 2010.
  • [26]
    Alors qu’en France a été mis en place dans les années 1990 un financement public des partis politiques, aux États-Unis les partis dépendent des dons des particuliers et, dans une plus large mesure, des versements des entreprises, notamment depuis janvier 2010 où la Cour suprême des États-Unis a supprimé tout plafonnement aux financements des partis politiques par les entreprises. Voir R. Dworkin, «?The decision that threatens democracy?», The New York Review of Books, vol. LVII, n° 8, p. 63-67.
  • [27]
    J.-P. Deléage, «?En quoi consiste l’écologie politique???», Écologie & Politique, n° 40, 2010, p. 27.
Nathalie Blanc
Nathalie Blanc est directrice de recherches au CNRS (UMR LADYSS) et enseigne à l’université Paris 7. Elle travaille sur les rapports entre esthétique et environnement et s’intéresse également à la nature en ville, aux biodiversités vécues et imaginées et à l’environnement comme monde commun.
Alice Le Roy
Alice Le Roy est chargée de cours d’écologie urbaine à l’IUT de Bobigny-Paris 13, conseillère sur les questions d’environnement à la mairie de Paris et co-auteure de Jardins partagés. Utopie, écologie, conseils pratiques (Terre Vivante, 2008) et du documentaire Ces catastrophes qui changèrent le monde (2010).
Nathalie Lewis
Nathalie Lewis, sociologue de l’environnement, est professeure au département Sociétés, territoires et développement de l’université du Québec à Rimouski. Elle s’intéresse notamment à la patrimonialisation de la nature et à son incidence sur le lien social, ainsi qu’aux questions plus vastes d’exploitation des ressources naturelles.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/07/2011
https://doi.org/10.3917/ecopo.041.0015
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...