CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 Dans l’axe des perspectives anti-utilitaristes par rapport à l’usage de la nature, l’article pose la question anthropologique complémentaire à « que donne la nature ? » : c’est-à-dire que lui rend l’homme en retour ou comment prend-il soin de la nature [Mauss, 1923 ; Descola, 2005] ?

2 Jusqu’au XXe siècle, l’homme recevait de la nature ou prélevait en contrepartie de rituels qui garantissaient le caractère sacré et obligatoire des règles de gestion et de préservation des ressources naturelles [Hocart, 2005 ; Scubla, 1985]. L’extension et la globalisation de l’échange marchand y ont mis fin [Caillé, 2009]. Face au constat de dégradation inéluctable et accélérée de l’environnement, les États et les organisations internationales ont été incapables de mettre en place une organisation régulatrice mondiale de l’environnement. Les États et les firmes ne s’accordent que sur des politiques de marchandisation de la nature qui deviennent vite spéculatives (marché du carbone, fonds de compensation pour la pollution aux États-Unis et leur financiarisation). On assiste à la « commodification » de la nature via les programmes de paiement pour services environnementaux (on paie des propriétaires et producteurs pour les services rendus par la nature). Face aux dérives de la spéculation et titrisation sur le marché du carbone, quelles alternatives politiques anti-utilitaristes peut-on opposer ?

3 Je propose de prolonger l’hypothèse d’Ostrom [2005] de gestion des ressources communes par les collectifs d’agriculteurs (pêcheurs, forestiers) sur la base de pratiques de don et de réciprocité, à celle de la production de biens publics locaux par des groupes ou collectifs de ruraux [Sabourin, 2007 ; 2008 ; 2010].

4 L’article comprend deux parties : un retour sur la réciprocité homme-nature et sa destruction ; une analyse de la marchandisation de la nature via les politiques d’économie verte et de paiement pour services environnementaux. Les conclusions portent sur les perspectives alternatives.

Que prend l’homme et que rend-il à la nature ?

La réciprocité homme-nature : au commencement était le rite

5 Comment expliquer que la nature ait pu être globalement conservée jusqu’au XXe siècle ? Les rituels garantissaient le respect de règles d’usage qui ont permis la préservation des ressources naturelles de génération en génération depuis les débuts de l’agriculture, au Néolithique, jusqu’à la moitié du XXe siècle, en dépit de progrès techniques constants même s’ils étaient plus ou moins maîtrisés. Lucien Scubla [1985] traite des fondements rituels de la réciprocité à partir des travaux de Hocart [1973 ; 2005]. Le recours au rituel envers les dieux et les génies impose aux communautés et aux sociétés le respect de règles et d’obligations qui permettent de maintenir des relations de réciprocité entre les hommes, et en particulier les règles de gestion et de préservation des ressources naturelles.

6

« […] dans tous les peuples et dans toutes les ethnies, c’est avant tout le rituel qui maintient l’unité du groupe et soutient la structure sociale » [Scubla, 1985, p. 26].

7 Lucien Scubla [ibid., p. 30] propose, avec Hocart, de « voir dans les services rituels que les hommes se rendent réciproquement le premier ciment des sociétés humaines, sinon le fondement ultime de la cohésion sociale ». Il suffit de « mettre l’accent dans les religions sur le sacrement plutôt que sur le culte, sur le service rendu à l’homme, plutôt que l’hommage rendu au Dieu ».

8 La clé de l’explication est que le rituel n’est pas le fruit de la collaboration des hommes, mais c’est lui qui oblige les hommes à collaborer et à échanger des services réciproques. Le rituel, sur le plan symbolique, est source de vie, mais nul ne peut l’accomplir tout seul ou encore pour lui-même, enfin, seul est sacré ce qui a été consacré par un rite. L’exigence du rituel conduit donc à la collaboration entre au moins deux ou trois sujets, c’est-à-dire à l’alliance et à la relation de réciprocité intergénérationnelle, que Scubla appelle asymétrique.

9 Scubla montre le caractère ternaire de l’échange du point de vue anthropologique et mobilise une somme de références indiquant toutes la nécessité d’un tiers dans les « opérations d’échange » afin d’en garantir la possibilité, l’existence, mais surtout la justice ou l’équité pour la satisfaction des deux parties. Ce tiers peut être réel, physique ou bien symbolique, mais il n’est pas posé comme inclus, comme immanent à la relation. Il rappelle que si Mauss a présenté le don comme une forme archaïque de l’échange, il ne fait pas pour autant de l’échange la vérité du don, comme Lévi-Strauss. Pour Mauss, le don est premier et correspond à un transfert unilatéral (qui appelle à un retour) alors que l’échange est une opération bilatérale [Scubla, ibid., p. 23]. Mauss sort la notion de réciprocité de l’impasse de la relation symétrique entre don et contre-don en formulant la primauté de la structure ternaire qu’il identifie dans la théorie du hau Maori. Le hau correspond à l’introduction d’un tiers, d’une tierce personne, pour expliquer les rapports entre les deux premières [ibid., p. 24], précisément pour assoir le caractère ternaire de la relation des dons unilatéraux irréductible au caractère binaire de l’échange [1].

10 Convaincu du caractère ternaire du principe de réciprocité, Scubla explique le rôle du mana (« l’esprit du don » selon Mauss, 1923) comme représentation rituelle. Selon Hocart, le mana ne se transmet que par le rituel [Scubla, ibid., p. 35]. De fait, même si les nombreuses observations avancées sont justes, la démonstration reste circulaire. Elle explique la structure ternaire faisant intervenir le mana (ou d’autres rites), mais elle n’explique pas en quoi la structure de réciprocité ternaire produit le symbole ou la valeur, puisque celui-ci la précède. Cette relation ternaire entre générations constitue précisément une des structures élémentaires de la réciprocité [Temple, 1998] qui a permis de préserver les ressources naturelles d’une génération à l’autre, en fonction du souci éthique mais également « vital » de garantir la satisfaction des besoins des générations futures, une des expressions du « tiers inclus » proposé par Temple et Chabal [1995].

Gestion partagée et transmission des ressources : deux structures de réciprocité

11 La théorie de la réciprocité [Mauss, 1923 ; Lévi-Strauss, 1949 ; Polanyi, 1957 ; Temple, 1997, 2003] propose une réflexion sur l’origine des valeurs affectives et éthiques, et donc sur la formation de la valeur dans les relations et les prestations entre les hommes. Elle introduit également une approche socio-anthropologique de la spécificité du rapport entre l’homme et la nature. Cette théorie invite à prendre en compte la coexistence, le plus souvent dialectique, de deux grands principes économiques et sociaux : le principe d’échange et le principe de réciprocité, et non pas de restreindre les relations entre les hommes au seul postulat de l’échange « intéressé », comme le préconise l’économie politique ou symbolique telle que l’ont souvent retenue l’anthropologie [Lévi-Strauss, 1949] et la sociologie [Baudrillard, 1976 ; Bourdieu, 1977].

12 Le principe d’échange est essentiellement motivé par des intérêts matériels et instrumentaux et régulé par la concurrence pour l’appropriation et l’accumulation… On sait, depuis Marx, comment il conduit à l’exploitation de l’homme par l’homme via l’aliénation du travail humain sous forme de marchandise et à l’exploitation illimitée de la nature [Polanyi, 1944 ; Heynen et Robbins, 2006].

13 Le principe de réciprocité, même s’il concerne également des prestations économiques, est surtout motivé par la création et l’entretien du lien social. Il est régulé par la reconnaissance de l’autre à travers la préoccupation de la satisfaction de ses besoins d’existence. Cette logique de réciprocité consiste à prendre en compte les besoins de l’autre, mais sans excès, pour ne pas trop l’obliger et le dominer, selon une logique du juste milieu (la médieté d’Aristote). Cet équilibre « juste » est également vérifié dans la relation homme-nature. Les chasseurs et pêcheurs respectaient les règles de reproduction des animaux et demandaient l’autorisation à la mère nature de prélever leurs moyens de subsistance [Descola, 2005].

14 La logique de réciprocité est également au cœur de la production agricole, de la gestion des ressources naturelles et des sociétés d’agriculteurs, éleveurs, pécheurs, forestiers, etc. Le moteur de la production agricole n’a pas toujours été (et n’est pas toujours uniquement) la recherche du profit au travers de l’échange marchand à des fins d’accumulation privée. La production peut être motivée par l’autoconsommation de la famille, l’intra-consommation de l’unité de production, mais également par le souci de l’autre au travers de la redistribution de ressources ou de produits. Cette redistribution par complémentarité entre les producteurs est au fondement des marchés (au sens premier des lieux de marché) et des équivalents entre produits ou bien entre produits et services (agriculteurs, pêcheurs et artisans, tisserands ou forgerons), souvent abusivement qualifiés de trocs et réduits à une relation d’échange [Polanyi et Arensberg, 1975 ; Temple, 2003].

15 Cette approche permet de poser l’hypothèse d’une spécificité de la relation agriculteur-nature qui peut être examinée à l’aune du couple échange-réciprocité. Le rapport au vivant et la relation agriculteur-nature peut donc être également rapportée à la notion de service écologique ou environnemental, que l’on considère que ce service soit directement fourni par la nature (services écosystémiques) ou bien par l’intermédiaire de l’agriculteur (services agro-environnementaux). La relation agriculteur (homme)-nature (milieu vivant) se manifeste, encore aujourd’hui, par la récurrence de trois structures élémentaires de réciprocité : a) relation binaire d’interdépendance (face-à-face) entre l’agriculteur et la terre-milieu vivant ; b) relation binaire de partage de parcelles de cette terre et de ressources (limitées) avec d’autres êtres vivants : plantes, animaux et, bien sûr, autres humains producteurs, usagers ou consommateurs de la terre et de ses ressources ; c) relation ternaire de transmission du patrimoine naturel aux générations futures et les normes de préservation ou valorisation de ce patrimoine.

16 Ces relations de réciprocité et la perception de leur prégnance contribuent-elle, comme le propose la théorie de la réciprocité, à créer des sentiments et/ou des valeurs éthiques spécifiques en plus des productions matérielles ? Les agriculteurs que j’ai interrogés depuis quarante ans m’ont le plus souvent apporté des exemples concrets à cette hypothèse. On trouve bien la proximité-affectivité, l’amour de la terre ou des animaux et des plantes dans la relation d’interdépendance ou de face-à-face agriculteur-nature. On retrouve, de même, la production du respect, de la confiance envers les autres partenaires dans la relation de partage de ressources. Il y a bien engendrement d’une valeur de responsabilité intergénérationnelle dans le cas de la préservation-valorisation et transmission du patrimoine naturel aux générations futures.

La marchandisation de la nature

La destruction des liens de réciprocité Homme-Nature et sa « commodification »

17 La fin du XXe siècle correspond à une prise de conscience globale de la dégradation de notre environnement naturel, y compris de ressources non renouvelables, et de la finitude des ressources naturelles du fait de l’extension inexorable de l’économie d’échange et de la consommation de masse. Diverses stratégies de préservation de la nature ou de limites aux pollutions et aux dégradations ont été envisagées, étudiées et expérimentées.

18 Le paradoxe de notre société capitaliste globalisée dans son rapport à la nature (et donc à l’humanité) est à examiner dans les solutions qu’elle invente pour pallier la déprédation des ressources naturelles et l’extension des pollutions. Le protocole de Kyoto a « inventé » la marchandisation de l’air en permettant aux plus grands pollueurs de racheter des droits de polluer aux pays pauvres, si bien que de nombreux parcs nationaux deviennent des entreprises commerciales, véritables supermarchés de la nature, et qu’en Europe la protection d’un certain nombre d’espaces naturels entraîne une augmentation rapide du prix des terres, ce qui empêche de jeunes paysans de s’installer pour y pratiquer une autre agriculture. Il est paradoxal, voire consternant, de constater que les seuls instruments et politiques validés au niveau global, internationalement reconnus et appliqués passent par la séparation-opposition homme-nature. Il s’agit de la création d’aires de conservation relevant de l’exclusion de l’homme et de ses activités afin de constituer des zones témoins, écomusées, en assurant leur entretien via leur mise en scène, médiatisation et marchandisation à travers le tourisme dit « vert » ou écologique [Attac, 2011]. L’éco-tourisme est essentiellement le fait de firmes capitalistes (familiales ou de grande taille) qui disposent du capital suffisant (financier, humain et social) pour occuper et valoriser rapidement les sites intéressants. Il ne reste que des miettes, souvent montrées comme des vitrines, au tourisme promu et géré par les communautés locales ou paysannes [Merveille, 2011].

19 Quand la perte exponentielle de la biodiversité et la tendance au réchauffement climatique furent scientifiquement démontrées, de nouveau les seuls instruments et politiques promus par la Banque mondiale et les organismes internationaux ont été ceux de la marchandisation. Holmes [2012] montre les liens étroits entre la philanthropie corporative et le projet néolibéral de conservation de la nature. La philanthropie appliquée à la protection de la nature justifie le capitalisme à la fois du point de vue discursif et pratique, en particulier via la défiscalisation des fonds alloués à l’environnement. Mais il s’agit également, pour les firmes, de spéculer et de capitaliser commercialement en termes de marketing sur l’image de leur contribution à la défense de l’environnement. Les grandes ONG internationales dédiées à l’environnement fonctionnent sur le mode néolibéral (IF, TNC, WWF) ; ce sont des franchises qui doivent s’autofinancer en vendant leur marque, leur label, autant que leur expertise. Nicolas Merveille [2010] montre comment, au Pérou, ces ONG ont reçu des fonds de firmes privées pour créer des réserves forestières privées en Amazonie péruvienne. La carte de ces réserves coïncide étrangement avec la carte élaborée par la Drug Enforcement Administration des zones clandestines de fabrication de cocaïne.

Les paiements pour services environnementaux

20 Suite à la publication du rapport de la réunion du Millenium Ecosystem Asessment [MEA, 2003], la promotion des services environnementaux a connu un développement rapide et peu contesté, surtout dans les pays du Sud [Constanza et al., 1997 ; Wunder et al., 2008]. Le concept de paiement pour services environnementaux (PSE) correspond à une transaction volontaire dans laquelle un service environnemental défini ou un usage du sol qui permette de l’assurer est rémunéré par un acheteur à un fournisseur, à la condition que celui-ci assure le dit service, qui peut être de rétention ou capture de carbone, conservation de la biodiversité, conservations de services hydriques, conservation de paysages [Pagiola et al., 2005] [2].

21 « Un micro-organisme, un insecte, une forêt… Combien ça coûte ? », interroge Bernard Chevassus-au-Louis [2009] dans un rapport qui propose d’attribuer en France une valeur monétaire de référence aux services rendus à la société par la nature [3].

22

« Il s’agit de produire une valeur de référence, permettant d’anticiper la perte économique d’une biodiversité à laquelle on ne prête pas attention… par exemple lorsque l’on construit une usine à la place d’une forêt, on perd une capacité à fixer le CO2. Il faut pouvoir mesurer ce qui est le plus rentable pour la société » [Chevassus-au-Louis, 2009].

23 Or ces instruments vont dans le sens de la destruction des pratiques de gestion des ressources communes fondées sur l’entraide et la coopération (réciprocité) et d’une irréversible marchandisation de la nature [Mc Cauley, 2006]. Au nom de l’efficacité (surfaces importantes) et de la réduction des couts de transaction, ils bénéficient en premier lieu aux grands propriétaires forestier ou terriens et non pas aux petits producteurs. Les grands producteurs sont toujours les premiers à avoir accès à l’information et aux moyens de mise en conformité pour bénéficier de ces instruments. On fait donc appel aux fonds (de plus en plus rares) de l’aide internationale au développement (principalement des pays du Nord) qui, par souci d’efficacité et pour limiter les coûts de transaction, sont le plus souvent investis sur les surfaces forestières ou agricoles les plus vastes et faciles à identifier, détenues par de grands propriétaires qui peuvent ainsi capter une nouvelle rente dont ils n’avaient pas exactement besoin. C’est le cas principalement des programmes de REDD (Réduction des émissions résultant du déboisement et de la dégradation des forêts) et de paiement pour le non-déboisement.

24 L’approche des PSE a été pensée et mise en œuvre en fonction d’objectifs environnementaux et non pas d’objectif de réduction de la pauvreté et des inégalités. Diverses propositions mettent en avant l’argument que les PSE peuvent avoir un impact positif en termes de réduction de la pauvreté [Corbera et al., 2007 ; Pagiola et al., 2005]. Deux alternatives sont retenues. Il s’agirait, d’une part, d’effectuer des paiements aux pauvres qui assurent des taches de gestion des ressources naturelles et, d’autre part, d’encourager les pratiques d’agriculture durable. L’étendue de l’impact des PSE sur la pauvreté dépend du nombre potentiel de bénéficiaires pauvres, de la capacité de ces pauvres à participer à de tels mécanismes et des montants payés. Les obstacles identifiés résident dans l’insécurité des droits de propriété fonciers ou quand le mécanisme de PSE encourage des pratiques extensives ou moins intensives en travail [Pagiola et al., ibid.].

25 Cependant, dans la plupart des cas, il est trop tôt pour parvenir à obtenir des résultats probants en termes d’impacts des PSE sur la pauvreté. Quand l’implantation est assez ancienne, comme au Costa Rica, une analyse rétrospective de leur impact en matière de pauvreté a été possible [Ortiz Malavasi, 2003]. Dans tous les cas, celle-ci n’a pu être vérifiée que si cet objectif était pris en compte dès la phase de conception du programme, soit pour offrir des éléments complémentaires de synergie, soit pour réduire les effets des obstacles potentiels.

26 Mac Affee [2012] dénonce la double contradiction de la logique des marchés de services environnementaux : mercantiliser deux fois l’exploitation de la nature (par la vente de la production et par la vente de service environnemental de type REDD) pour prétendre financer le développement durable et aider les pauvres est insoutenable : a) il existe une contradiction inévitable entre la conservation de la nature et l’aide productive et intégratrice aux ruraux pauvres situés principalement dans des zones aux ressources naturelles déjà fragiles et limités ; b) dix ans de projet de PSE (hydriques et REDD essentiellement) ont déplacé les subventions et crédits des pauvres vers les plus riches : les grands propriétaires terriens et forestiers, sous couvert d’efficacité et de réduction des coûts de transaction dès de la mise en place et gestion des instruments de PSE. Liverman [2004, p. 735] montre comment, en Amérique latine, le consensus néolibéral autour des marchés pour services environnementaux a conduit rapidement à la dépossession et au pillage des ressources naturelles communes et publiques par privatisation et accumulation.

27 Marchandisation et privatisation de l’eau : le comble existe, au Chili, où la propriété collective d’une forêt ou de pâturages communs ne garantit aucun droit sur les eaux superficielles (rivières) ou souterraines (nappe phréatique) qui, du coup, peuvent être acquis par n’importe quelle firme privée. Le capitalisme néolibéral est tout sauf naturel, c’est un processus de destruction des biens communs [Heynen et Robbins, 2006].

28 Si encore il était possible de rémunérer collectivement ou de subventionner individuellement les milliers de petits agriculteurs ou forestiers pour qu’ils adoptent des pratiques d’élevage, d’agriculture ou d’agroforesterie plus durables, ce serait un moindre mal, à supposer que les États concernés en aient les moyens. Mais le plus souvent, les pays en développement ne disposent même pas des ressources publiques nécessaires à quelque appui que ce soit à leurs producteurs, et encore moins à la mise en place de systèmes de régulation et au contrôle de leur application [Boisvert et Vivien, 2010 ; Attac, 2011].

Conclusion

29 Après avoir personnifié la « mère nature », des civilisations premières aux sociétés pastorales et paysannes qui ont survécu jusqu’à la fin du XXe siècle, les communautés humaines établirent toutes des relations de réciprocité avec la nature. Les contre-dons matériels ou symboliques étaient ritualisés et le caractère à la fois sacré et obligatoire de ces rituels est parvenu, tout au moins jusqu’à la moitié du siècle dernier, à pérenniser des règles de gestion des ressources naturelles garantissant leur préservation et leur renouvellement. Certes, quand les idéologies de sociétés hiérarchisées conduisaient à l’accumulation centralisée des richesses issues de la nature, les ressources locales s’épuisaient et des civilisations s’effondraient : Île de Pâques, empire Maya… [Diamond, 2006]. Mais ce n’est qu’avec la généralisation de l’échange capitaliste que l’exploitation de la nature et sa déprédation ont conduit à la dégradation puis à l’épuisement des ressources naturelles à l’échelle planétaire. Il s’agit bien d’une conséquence du mode de production, d’accumulation et de redistribution capitaliste marchand, puisque, de nos jours, en dépit d’une croissance démographique exponentielle, la production agricole et alimentaire permettrait de nourrir une fois et demi la population actuelle si elle était plus équitablement répartie [Guillou et Matheron, 2011].

30 Quelles alternatives proposer à l’économie verte fondée sur l’accumulation individuelle et la marchandisation de la nature ? Il s’agirait, par exemple, de politiques compensatoires, d’instruments de crédit conditionné ou simplement du respect des dispositifs juridiques de préservation des ressources naturelles comme conditions d’accès aux ressources publiques (financements, assistance technique, formation), comme c’est le cas dans l’État du Pará (Brésil) en matière d’agriculture amazonienne [Amazonas, 2012].

31 Plutôt que de rémunérer individuellement les « bonnes pratiques », nous proposons la reconnaissance et l’appui (juridique, technique, pas uniquement financier) aux dispositifs collectifs des agriculteurs fondés sur des pratiques de don et de réciprocité (gestion partagées de ressources) afin de pérenniser ces pratiques et surtout les règles de gestion communes… il s’agit de remplacer les anciens rituels de don/contre-don qui rendaient autrefois ces règles obligatoires, car sacrées, par des instruments d’appui « raisonnés » [Caillé et al., 2011].

32 Ces fonctions sont bien sur déjà assumées en partie par les agriculteurs par nécessité. En même temps, elles dépendent de structures et de règles sociales de proximité et de réciprocité construites dans le temps et qui ont déjà connu diverses adaptations. Récupérer ces fonctions signifie donc également contribuer à préserver ou à moderniser ces structures économiques de réciprocité et de redistribution (entraide, gestion partagée de ressources) et les valeurs humaines qu’elles produisent.

Notes

  • [1]
    Cette hypothèse sera prolongée par Temple et Chabal [1995] avec la proposition d’existence d’un « tiers inclus » dans toute relation de réciprocité.
  • [2]
    Il s’agit d’une part du paiement aux forestiers et aux agriculteurs pour les services éco-systémiques et environnementaux fournis gratuitement par la nature. On comprendra vite que c’est le moyen le plus sûr de conduire à la fin de ces pratiques le jour (prochain) où aucune rémunération ne parviendra plus à l’agriculteur, quand bien même ces pratiques soient vitales pour la qualité de sa production ou pour celle de ses enfants.
  • [3]
    La forêt française a été évaluée à 970 euros par hectare et par an : 75 euros par hectare et par an pour le rendement lié au bois, 115 euros pour la capture du dioxyde de carbone, entre 55 euros et 69 euros pour la chasse. Ces calculs évalueront également plus efficacement le montant des indemnisations à réaliser à la suite d’une catastrophe naturelle [Cohignac, 2009].
Français

L’article pose la question anthropologique complémentaire à : Que donne la nature ? C’est-à-dire : Qu’est-ce que l’homme lui rend en retour, ou comment prend-il soin de la nature ? Jusqu’au XXe siècle, l’homme recevait de la nature, ou bien il en prélevait une part, mais en contrepartie de rituels qui garantissaient le caractère sacré et obligatoire des règles de gestion et de préservation des ressources naturelles. L’extension et la globalisation de l’échange marchand y ont mis fin : on assiste à la marchandisation de la nature ou de ses « services » via les programmes de paiement pour services environnementaux ou la compensation financière d’externalités produites par la nature. Face aux dérives de la spéculation et de la titrisation sur le marché du carbone ou de la biodiversité, quelles alternatives politiques anti-utilitaristes peut-on opposer ?

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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2013
https://doi.org/10.3917/rdm.042.0247
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