CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Félix Guattari et moi sommes resté marxistes, de deux manières différentes peut-être, mais tous les deux. C’est que nous ne croyons pas à une philosophie politique qui ne serait pas centrée sur l’analyse du capitalisme. »
[Deleuze, 1990, p. 232]

1On entend ici et là qu’il serait temps de remobiliser Marx. Comme on a tout essayé, en effet, pourquoi pas Marx ? Peut-être, mais à condition qu’on réponde précisément à cette question vertigineuse : pourquoi Marx justement ? Si remobiliser Marx se satisfait d’un simple exercice académique ou d’un effet de mode intellectuel, cela ne vaut pas une heure de peine. Pour être effective, une telle reprise ne doit rien avoir d’une lubie. Cette « remobilisation » ne peut être théoriquement pertinente et politiquement souhaitable que sous une conjoncture spécifique. Nous entendons « conjoncture » au sens du matérialisme aléatoire de Louis Althusser [1995]. Il ne peut s’agir de penser « sur une conjoncture » et comme Marx, mais bel et bien « sous une conjoncture » et avec Marx. Les différents éléments qui constituent cette conjoncture ne sont plus considérés comme des données objectives que l’on constaterait et sur lesquelles réfléchirait la théorie. Au contraire, « ils deviennent des forces réelles ou virtuelles dans le combat pour l’objectif historique, et leurs rapports deviennent des rapports de force » [Althusser, 1995, p. 60].

2Cette conjoncture sous laquelle il s’agit de penser aujourd’hui, nous proposons de la décrire comme domination de la logique de technicisation/naturalisation des questions sociopolitiques. Elle appelle en urgence une contre-offensive critique qui, selon nous, doit se ranger sous la bannière de l’antinaturalisme. Explicitons rapidement cette posture. Par naturalisme, nous entendons, d’abord, l’opération idéologique qui consiste à faire passer un phénomène social-historique pour un phénomène naturel, c’est-à-dire l’opération qui consiste à en faire disparaître le caractère de construction contingente et relative à une société et à une histoire humaines [Rosset, 1974]. Ainsi, l’économisme est-il défini comme la forme de naturalisme qui concerne plus particulièrement cette catégorie de faits socio-historiques que sont les faits économiques. Cette naturalisation se double de la logique de la « détermination en dernière instance » : l’ensemble naturalisé des faits économiques fonctionne comme le panel de conditions auquel sont rapportés les phénomènes sociaux, interprétés comme autant de conséquences. Il nous faut ajouter que l’antinaturalisme que nous prônons ne s’arrête pas au constructivisme, devenu le paradigme d’une grande partie de la sociologie. Ce constructivisme ne se démarque, en effet, pas de la philosophie du sujet classique, dans la mesure où dans les analyses qui s’en réclament l’agent social, une fois construit, est traité, sans que la contradiction soit aperçue, comme un sujet substantiel. En particulier, il se voit soumis au déterminisme social, alors que ce mode d’explication est solidaire d’un parti pris naturaliste. C’est pourquoi il faudrait parler d’« anaturalisme » puisque la notion de nature est, à nos yeux, définitivement dévaluée. Peut-être aurons-nous alors quelque chance d’échapper à la promesse du poète : Naturam expellas, furca licet usque recurrit (Horace, Epist., I, x, 24) [1]. Faut-il redouter qu’un tel « anaturalisme » aboutisse à une déréalisation ? Bien au contraire, ce présupposé confère au réel toute son étrangeté en le dégageant de toutes les formes anthropocentriques par lesquelles la notion de nature l’entrave. En tant que posture critique, l’antinaturalisme n’est donc pas, comme une certaine dérive hypercritique et postmoderne peut parfois le laisser croire (voir l’analyse de Stéphane Haber [2006]), une négation du réel, réel dont la consistance propre ne serait plus qu’une apparence et qui, du coup, s’épuiserait toujours dans une indéfinie sédimentation de construits socio-historiques. Bien au contraire, l’antinaturalisme prend appui sur une thèse ontologique différente : le réel, enfin rendu à son extériorité, est fondamentalement hétérogène (« Chaos », « Sans fonds », « Abîme », pour reprendre les termes de Cornélius Castoriadis [1975]), irréductible à l’homogénéité d’une nature (ordre stable, rassurant et se tenant derrière toutes les choses du monde et en chaque être humain pour l’assurer définitivement de son être).
Ces présupposés ne nous éloignent pas de Marx ; ils signalent l’exigence sous laquelle il s’agit, pour nous, de le mobiliser aujourd’hui. Quelques rappels suffiront à convaincre du bien-fondé d’un tel retour à Marx (Section 1), point d’appui plus que jamais pertinent pour penser sous la conjoncture actuelle d’un capitalisme en « crise », mais en la pervertissant (Section 2) ; retour nécessaire (Section 3), mais retour insuffisant du point de vue d’un matérialisme qui se veut radicalement [2] antinaturaliste (Section 4). Détour par Marx, plutôt.

Pourquoi la gauche a-t-elle perdu l’hégémonie intellectuelle ?

3L’un des ressorts contemporains des pouvoirs en place consiste à techniciser les questions de société – retraites, santé, chômage mais aussi éducation et recherche. Entendons, faire apparaître les « solutions » proposées comme les seules raisonnables du point de vue de l’intérêt général et faire apparaître ceux qui s’y opposent au mieux comme des nostalgiques rêveurs d’un modèle décidément archaïque, au pire comme les défenseurs d’intérêts corporatistes. Les « solutions », ce sont toutes ces « réformes » qui semblent littéralement « tomber sur la tête » des « gens » depuis plusieurs années, réformes bien évidemment « nécessaires » – c’est-à-dire jugées telles par les élites – et si longtemps différées par manque de « courage politique », etc., sans qu’il soit nécessaire de dérouler plus avant la sempiternelle logorrhée médiatico-politique [Bourdieu, 1996 ; Duval et alii, 1998].

4D’un point de vue antinaturaliste, la technicisation des débats, et partant, la naturalisation de leurs enjeux, ne sont rien d’autre qu’une construction intellectuelle dans l’ordre idéologique instituant, laquelle ne s’est évidemment pas imposée en un jour et n’est pas près de disparaître. Ce dispositif a véritablement pris son essor au milieu des années 1970, lorsque les représentants des oligarchies économiques et étatiques occidentales ont compris que, pour reprendre en main une situation globale dont 1968 avait révélé qu’ils ne la maîtrisaient pas pleinement, et mettre la contre-offensive néolibérale en bonne marche, il fallait d’abord et avant tout contester cette hégémonie intellectuelle de la gauche [Jobert, 1994 ; Halimi 2005 ; Denord, 2007]. Il fallait donc « gagner la bataille des idées », non en faisant prévaloir des réponses de « droite » à des questions « de gauche », mais en imposant des questions de « droite » pour définitivement disqualifier les réponses « de gauche ». En d’autres termes, ériger des façons de penser et des problématiques comme autant de cadres intellectuels en dehors desquels toute formulation d’un discours sur l’organisation de la société se verrait immédiatement discréditée, et toute option pratique en découlant déconsidérée comme non crédible ou incantatoire. À l’heure même où le capitalisme connaît sa « crise » (ce qui suit devrait justifier l’usage des guillemets) la plus grave depuis des décennies, cela semble tout à fait paradoxal : le vide qui creuse la situation devrait pour le moins ouvrir des possibles réflexifs et entamer amplement la suprématie des surmoi « modernisateurs » ou « néolibéraux », lesquels verrouillent toute velléité critique audible depuis les années 1980. À l’évidence, il n’en est rien [3].
Sous une telle conjoncture, c’est bel et bien dans l’ordre du discours qu’il convient aujourd’hui de reprendre, à gauche, l’offensive pour contrer le discours de l’ordre. Par quoi convient-il de commencer ? De quel point d’appui faut-il se saisir pour penser de façon subversive sous cette conjoncture ? Celui que toute l’offensive idéologique actuelle forclôt ou euphémise : que nous sommes dans une société capitaliste et donc que nous ne sommes pas – et du reste n’avons jamais été – dans une « économie de marché ». Comment affronter ce « fait importun » de notre modernité ? En partant de Marx et de sa conceptualisation radicale du capitalisme.

Affronter l’immanence du capitalisme avec Marx

5Ainsi que la pensée de Marx sur le statut social du « travail » l’a définitivement établi, « économie de marché » n’est pas un synonyme de « capitalisme ». Cette distinction permet de « dé »-techniciser définitivement le débat sur l’économie, et d’introduire, de façon matérialiste (nous allons préciser laquelle), la question politique dans l’économie. Allons à l’essentiel. Les concepts de « travail vivant » et de « force de travail » permettent de spécifier l’essence du mode de subjectivation historique qu’engage l’extension du salariat. Dans une société où domine le mode de production capitaliste (nos sociétés, jusqu’à plus ample informé), le travail – directement (travail salarié) ou indirectement (travail des services publics, travail domestique ou encore, sur la base d’un temps non contraint, activités autonomes) – n’existe jamais pour lui-même et en dehors d’une subsumption globale sous la logique de la valorisation et de l’accumulation du capital. Les concepts marxiens articulent intimement ce que le débat actuel disjoint : travail et politique. Il ne s’agit certainement pas d’affirmer que le travail devient un objet pour l’action politique, comme si « travail » et « politique » se faisaient face à la manière de deux pratiques sociales, distinctes et extérieures. Mais de soutenir, plus fondamentalement, que le travail est intrinsèquement (et non « par-dessus le marché », pourrait-on dire en forme de boutade) un rapport politique (rapport hommes/hommes) tout autant qu’un rapport instrumental (rapports hommes/choses), praxis tout autant que poiësis. Il est évident que son actuelle réduction technique, instrumentale, fige le rapport politique dans l’« objectivité » de l’économie, constituant ainsi le préalable épistémique à l’accoutumance idéologique au discours dominant de la nécessité, de la contrainte et donc de la réforme. Pour autant, il convient de s’en tenir fermement – sur le plan théorique – à la découverte de Marx. Et ce contre Arendt, notamment, dont la lecture de Marx, qui semble faire retour auprès de tous ceux qui appellent de leur vœu une nouvelle philosophie pratique pour contrer l’économisme dominant, est pour le moins réductrice [Amiel, 2001 ; Munster, 2008]. Envisagé en dehors de tout rapport social, le concept marxien de « travail-vivant » se transforme chez Arendt en « un métabolisme entre l’homme et la nature », « activité dans laquelle l’homme n’est ni au monde, ni aux autres hommes, seul avec son corps face à la nécessité de rester en vie » [Arendt, 1983, p. 281]. Cette assimilation du travail à une pure activité instrumentale permet à Arendt de chercher dans l’action ce pur rapport à l’autre et de fonder une pratique politique autonome [Tassin, 1999]. Mais le concept de force de travail de Marx est beaucoup plus complexe que sa caricature arendtienne. Dans le concept de force de travail, deux dimensions sont conjointement données. D’une part, le « travail-vivant », c’est-à-dire le « travail » en tant qu’activité humaine d’affirmation, de création et de coopération. La force de travail s’y manifeste comme sujet autonome participant à un monde vécu et commun, et agissant dans ce monde. D’autre part, le « capital-travail », c’est-à-dire le « travail » en tant que soumission à la logique de valorisation du capital. La force de travail est réduite à fonctionner comme « facteur » de production à partir de la fiction accommodante de sa « marchandisation » [Polanyi, 1983]. Suivant l’analyse d’Habermas [1983], la mise au travail capitaliste doit être interprétée comme un rapport de perversion politique, capable de transformer l’action du monde vécu en fonctionnement indéfini d’un système de valorisation.

6Or, il nous semble que c’est sous la dépendance de la seule logique du « capital-travail » et de sa technicisation que se trouve formulé l’ensemble des questions sociopolitiques à propos du travail. Bien sûr, s’affranchir d’un tel carcan ne consiste pas à prendre le « point de vue » du « travail-vivant » comme s’il était isolable et offrait immédiatement une position extérieure au capitalisme. L’extériorité ne peut se penser qu’au cœur même d’une tension politique immanente au capitalisme. Si, dans le capitalisme, le « travail » est inévitablement « intégré », les luttes sociales ont produit des formes de déprise partielle (les « acquis sociaux ») au sein desquelles le « travail-vivant » a pu faire reconnaître son mode spécifique et conforter cet écart. C’est en ce sens que les conquêtes du monde du travail sont toujours politiques. Du point de vue du rapport du capital et du travail, il ne peut y avoir d’acquis sociaux irréversibles, irrévocables, mais uniquement des conjonctures changeantes sous lesquelles le « travail-vivant » parvient à s’arracher un peu, un peu plus, un peu moins, à la logique de sa réduction fonctionnelle. Le rapport du capital et du travail est un rapport antagonique et asymétrique. Il n’y a pas lieu de s’en accommoder – d’une manière plus (social-démocratie) ou moins (social-libéralisme) satisfaisante pour le camp salarial. Il n’y a aucune réconciliation à en attendre ; et encore moins aucune fin de l’histoire à espérer à partir de lui [Fukuyama, 1993] ! Il reste qu’en son sein même, par la publicisation et l’institutionnalisation de sa dimension politique intrinsèque [Friot, 1998], et non par le refoulement ou la technicisation de celle-ci, des marges peuvent être déplacées.
La « crise » qui affecte actuellement le capitalisme financiarisé devrait être l’occasion de faire apparaître en toute clarté cette immanence du conflit, ontologiquement constitutif de toute forme de capitalisme, et qui désigne donc celui-ci comme éminemment politique. De cette immanence repérée par Marx, il n’est pas sûr que la théorie ait pris toute la mesure. Il semble, tout au contraire, que les analyses inspirées par cette « crise » se situent largement en deçà de Marx et ne sont finalement que des avatars plus ou moins raffinés du naturalisme économique.

Penser la crise actuelle à partir de Marx, avec Sartre en renfort

7Toutes les interventions publiques à propos de la « crise » actuelle disent la même chose, ou à peu près. Un système financier, qui s’est libéré de toutes les régulations et règles prudentielles, est devenu fou, si bien que la seule façon de le ramener à la raison consiste à lui dicter une ligne de conduite, qu’il est précisément incapable de se donner lui-même. De fait, cette reprise en main est du ressort des pouvoirs publics (pour l’essentiel étatiques) et prend désormais la forme d’une coopération plus ou moins organisée et plus ou moins massive au niveau national et international. Il s’agit assurément d’un changement d’époque qui orchestre une fulgurante et très étonnante légitimation nouvelle du « politique » et de l’intervention publique après plus de vingt ans de mondialisation « heureuse » et de laminage néolibéral.

8Cet accord sur la nature du diagnostic (voire des remèdes à apporter) rassemble aussi bien ceux qui dénoncent – et depuis longtemps – l’illusion du marché autorégulé que ceux qui la partagent, et qui se voient – momentanément, espèrent-ils – contraints de reconnaître qu’elle n’est guère opératoire. En dépit d’une opposition politique, celle de la gauche et de la droite, les uns et les autres partagent finalement le même présupposé que nous avons qualifié d’ontologique : l’extériorité de l’économie par rapport à la société, extériorité qui est la condition autorisant la technicisation des débats. Pour peu que l’on remobilise et prolonge la position de Marx, l’amplitude de la « crise actuelle » est l’occasion de le mettre plus en évidence et plus nettement en question. Et peut-être de façon plus crédible.

9Revenons au « point de départ », la crise des subprime mortgages[4]. Ces derniers consistent ni plus ni moins en une spéculation sur la pauvreté, cette pauvreté que le capitalisme débridé à dominante financière a produit à mesure qu’il déconstruisait la condition salariale « fordiste » et accroissait les inégalités – aux États-Unis bien plus encore que dans les autres nations capitalistes avancées. Cette dernière pratique révèle que ce qui fait de la spéculation financière un système, ce n’est nullement son organisation en un marché soi disant autorégulé, mais sa propension à faire de toute situation une occasion de spéculer [Lordon, 2008]. Comme dans la « chrématistique » incontrôlée d’Aristote [1993], tout est en puissance objet de spéculation, y compris la pauvreté.

10Face à une telle situation, il est clair que les analyses et interprétations – pour ne rien dire des prospectives – qui inondent les médias nationaux et internationaux sont loin d’être toutes à la hauteur des enjeux pratiques et intellectuels. Ces discours servent sans doute à conjurer les angoisses de nos sociétés, celles-là mêmes qui ont organisé ou laissé se développer ce prométhéisme financier. Laissons de côté – tant elles sont risibles – les conversions subites des libéraux et sociaux-libéraux aux vertus d’un keynésianisme « authentique » pour en venir aux pensées critiques. Malgré leur mérite analytique indéniable et la sympathie politique qu’elles nous inspirent, elles ne laissent pas d’être insuffisantes sur le plan ontologique. Dire, en effet, comme le font les économistes hétérodoxes [5], que cette financiarisation délirante des économies est essentiellement une stratégie des élites économiques initialement destinée à casser les acquis sociaux des régimes keynéso-fordiens et devenue un monstre échappant à ses concepteurs, ne manque certes pas de nous alerter. Et du reste, l’énoncer dans le contexte actuel est plus audible que le dire à l’époque, encore récente, où l’intervention publique de progrès [6] était sacrifiée sur l’autel de la modernisation économique de modèles sociaux dénoncés comme obsolètes, et se trouvait ainsi ringardisée. Pour autant, cette position du problème n’en demeure pas moins partielle et ne permet pas de répondre à la question essentielle qui inaugure toute posture antinaturaliste : comment échapper enfin à cette matrice dont l’efficacité performative structure le débat intellectuel, la matrice du dualisme entre l’« économie » et la « politique » ? Cette matrice naturalise celle-là comme ce qui est nécessaire et déterminant, et condamne celle-ci à n’intervenir que dans l’après-coup, avec une « marge de manœuvre » ô combien restreinte [Kail, 1998]. Dès lors que ce dualisme impose au politique d’intervenir exclusivement sur le mode volontariste, il dissocie la volonté de sa source, la liberté. Une référence à Sartre est ici obligatoire, qui est, avec Spinoza (mais celui-ci au nom de la nécessité) le penseur le plus vigoureusement et le plus rigoureusement anti-volontariste [7] : « […] loin que la volonté soit la manifestation unique ou du moins privilégiée de la liberté, elle suppose, au contraire, comme tout événement du pour-soi, le fondement d’une liberté originelle pour pouvoir se constituer comme volonté. La volonté, en effet, se pose comme décision réfléchie par rapport à certaines fins. Mais ces fins, elle ne les crée pas. Elle est plutôt une manière d’être par rapport à elles : elle décrète que la poursuite de ces fins sera réfléchie et délibérée » [Sartre, 1943, p. 519]. Gestionnaire des seuls moyens, la volonté abstraite de la liberté est condamnée à s’en remettre à un ordre des fins qui ne peut prendre que la figure de la nature puisque la liberté créatrice des fins a été mise hors-jeu.
Pendant longtemps – les années de plomb du néolibéralisme dont rien n’assure que nous soyons sortis – cette matrice penchait lourdement du côté de l’option réaliste (il faut s’adapter). Mais aujourd’hui il semble bien qu’au bord du gouffre, l’option volontariste soit revigorée sous une forme spécifique ; il faut, clame-t-on, se mobiliser et intervenir, à l’image de l’activisme tonitruant de la présidence française de l’Union européenne (durant le second semestre 2008). Le volontarisme actuel est rendu possible par la distinction, une nouvelle fois ontologique, à l’intérieur de la « réalité » économique entre un noyau dur à préserver (l’économie réelle) et son excroissance maligne à supprimer (la finance dérégulée). Il suffirait de protéger la première contre la contamination de cette dernière pour lui assurer une bonne santé. Pour le moins, il y a là quelque naïveté sur laquelle joue, entre autres, la présidente du Medef, Laurence Parisot, croyant dédouaner les dirigeants de l’« économie réelle », en s’élevant avec véhémence contre les « parachutes dorés ». Moralisons, moralisons le capitalisme : c’est la loi et les prophètes ! disent désormais de concert les élites économico-financières et politico-médiatiques, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. La dichotomie des financiers pervers et des sains patrons est cependant bien peu convaincante, qui reçoit régulièrement de cinglants démentis de l’actualité. Devant le gouffre chaque jour plus imposant, elle semble pour le moins faire long feu. Outre que la finance appartient à l’« économie réelle » (au sens de lieu effectif de la production-distribution-consommation des ressources), la spéculation financière n’est après tout qu’une application amplifiée de la valorisation capitaliste qui cherche à dominer l’ensemble de l’économie [8]. Espérant seulement une rentabilité plus rapide et plus importante, la spéculation financière n’est en rien étrangère à la logique fondamentalement prédatrice de l’« économie réelle » en tant que celle-ci reste, pour l’essentiel, une économie dominée par le mode de production capitaliste – leçon élémentaire de Marx qu’a magistralement dispensée Michel Henry [1976]. Répétons-le : cette logique capitaliste a certes pu être en partie endiguée durant la prospérité des dites « trente glorieuses », via notamment le développement d’un État social et la consolidation de la condition salariale [Castel, 1995 ; Friot, 1998 ; Ramaux, 2006], qui ont contribué à une « démarchandisation » du monde, sans que jamais cette logique n’ait vraiment changé de nature.

Marx est-il toujours à la hauteur d’un matérialisme radicalement antinaturaliste ?

11Pour sortir des pièges du dualisme économie/société, la tâche incombant à toute critique sociale, qui se veut franchement antinaturaliste, est donc d’abord et avant tout celle-ci : il faut décrire les effets du processus immanent de la valorisation capitaliste sur l’ensemble de la société ainsi que la manière dont s’articulent, sous sa juridiction, les différentes sphères qui la constituent. Dans les sociétés capitalistes, une activité humaine parmi d’autres, l’activité économique de valorisation du capital, est devenue la source principale (tendant à l’exclusivité) de valeur, à mesure que s’accroît la marchandisation du monde. Si bien que la norme, qui structure le système de valeurs de ces sociétés, est fournie par la logique comptable qui règle l’activité économique capitaliste. C’est la raison première pour laquelle l’économie nous apparaît comme s’organisant en une sphère autonome, obéissant à des lois « naturelles », auxquelles l’action politique ne peut que consentir. Cette autonomisation de la sphère économique, largement entérinée par les décideurs et les experts économiques, et assumée majoritairement par le discours politique, impose à celui-ci de se réfugier dans le volontarisme. La volonté politique gère les moyens que lui concède l’économie réputée autonome et pourvoyeuse à ce titre des fins, des valeurs ; elle organise les moyens en vue de la réalisation de fins déjà définies par l’économie. Croyant la contester, le volontarisme politique ne fait que confirmer l’autonomisation de la sphère économique. Il l’extériorise en l’instrumentalisant au service de fins ou de besoins qui ne peuvent finalement être que ceux d’une nature humaine. En figeant le rapport moyens/fin, il règle « à bon marché » l’articulation du réel et du normatif. S’illusionner sur la toute-puissance de la volonté, cela revient à acquiescer aux conditions définies par l’économisme. En dépit des apparences, le volontarisme interdit toute créativité normative. Autant dire que se réclamer du volontarisme politique, ce n’est finalement rien d’autre que vouer la politique à l’impuissance.
Dans ces conditions, lorsque la dimension sociale de la « crise financière » est prise en compte, c’est seulement au titre de « conséquence », de dommage collatéral. Qu’on songe un instant à la morgue sociale que recèle cette expression, en apparence anodine, « des conséquences sociales de la crise ». Cette victimisation des acteurs sociaux fait désormais les choux gras des médias et des experts qui mettent en scène une telle vision du monde. Elle a pour principal effet, et pour principale raison, d’exclure ces acteurs… de l’action politique ! Puisque ce que l’on appelle la « crise » est entendu comme le dérèglement momentané d’un système, elle ne saurait être affaire politique sinon au titre de « pompier de service ». Cette dépolitisation orchestrée par un économisme triomphant est donc bel et bien le signe d’une crise bien plus profonde que la « crise financière », et même que la « crise économique ». Faire de la politique suppose préalablement de replacer sous le signe de la contingence ce qui est d’abord – et improprement – tenu pour nécessaire. Puisque l’économisme n’est en vérité rien d’autre qu’un processus de socialisation [9] qui confie la normativité au déterminisme économique – le capital, nous a enseigné Marx, est d’abord et avant tout un rapport social –, les luttes de contestation ne peuvent être qu’une réappropriation de la capacité normative des acteurs de ces luttes, refusant le sort victimaire auquel on prétend les vouer. Le capitalisme ne cédant place à aucun dehors, il ne peut être dénoncé dans son entier qu’ici et maintenant.

Conclusion

12Il ne s’agissait, dans cet article, que de donner à voir le bien fondé d’une remobilisation active de Marx dans le contexte de crise actuelle et sous l’exigence critique d’un matérialisme antinaturaliste. Cette problématique n’a été ici qu’esquissée dans son armature fondamentale et la prise de position dans le débat intellectuel que cette problématique commande demanderait bien sûr à être étayée et développée. Nous nous contenterons pour finir, et lever peut-être définitivement tout malentendu, d’une remarque sur le statut « épistémologique » de notre reprise de Marx. Le lecteur savant pourrait légitimement se demander si nous ne poussons quand même pas le bouchon un peu loin, pis si nous ne sommes pas en train – profitant d’un moment de faiblesse intellectuelle lié à la « crise » – de lui refaire le coup, althussérien, du « retour à Marx » ! Non plus un Marx structuraliste, mais un Marx antinaturaliste ! Or, ce lecteur savant est vigilant et sait pertinemment les limites de la pensée de Marx, limites qui devraient contraindre d’en faire désormais usage avec précaution, pour peu qu’on juge pertinent d’en faire usage. En dépit de la posture critique qu’il a su adopter, et que nous avons rappelée, nous ne sommes bien évidemment pas sans savoir que Marx n’a pas toujours su résister aux charmes de l’économisme. Parfois, il a cru pouvoir se contenter de dialectiser l’économie naturalisée (sur le modèle de la « dialectique de la nature » engelsienne) pour assurer l’avenir communiste. Comme on le sait, le marxisme, en tant qu’idéologie officielle du mouvement ouvrier, s’est engouffré dans cette voie. Or cette forme de matérialisme, déterministe, a pour effet de gommer la politique en l’amalgamant aux conditions matérielles, économiques, dont elle ne s’extirpe qu’indûment. Lorsque ce matérialisme lui concède une place, la politique n’a d’autre recours que le volontarisme, selon la logique que nous avons dénoncée plus haut, et comme l’illustre l’argumentation de Le Manifeste communiste [Kail, 1996]. La lecture de S. Kouvélakis [2004] et, principalement, de M. Abensour [2004] permet de tempérer une telle interprétation en inscrivant Marx dans le moment machiavélien par l’opposition qu’il marque entre la démocratie, la « vraie démocratie », la « démocratie sauvage », et l’État. Dans le droit fil du matérialisme antinaturaliste que nous défendons aussi bien avec que contre Marx, déclarons-le de manière quelque peu cavalière : l’État ne doit pas accaparer le politique, pas plus que la main invisible ne doit l’absorber. Économisme et étatisme sont les deux faces d’une même alternative, qui reproduit le faux débat de la liberté et de la nécessité. Le procès de socialisation ne saurait être figé, il faut soutenir, contre les prétentions abusives de l’étatisme et de l’économisme, qu’il est définitivement problématique. Problématisation qui est l’affaire de la démocratie.
Reconnaître, à partir de Marx mais sans doute au-delà de Marx, cette irréductible tension politique du social, cela revient-il à qualifier Marx de penseur confus sinon éclectique ? Il n’y a pas et il ne saurait y avoir, pour nous, d’éclectisme chez Marx. Un penseur de cette envergure n’est pas un peu essentialiste (c’est-à-dire, ici, économiciste) et un peu antinaturaliste. Osons un paradoxe et décidons qu’il est les deux à la fois. Il se présente comme un point de passage obligé pour toute pensée de la société de quelque profondeur, puisqu’il installe avec rigueur l’ontologie sociale dans une tension extrême. Il montre malgré lui (à nous de profiter de la leçon) à quel point il est difficile pour un matérialisme conséquent, c’est-à-dire antinaturaliste, de rompre de manière définitive avec l’essentialisme économique. Il est en cela une illustration particulièrement convaincante de ce qu’Étienne Balibar écrit du texte philosophique, lequel « porte à l’extrême des contradictions qui le dépassent mais ne trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante » [Balibar, 1997, p. 133]. À proprement parler, ce dont nous avons aujourd’hui besoin, ce n’est pas tant d’un « retour à Marx » que d’un « détour par Marx ».

Notes

  • [1]
    Chasse la nature à coups de fourche, elle reviendra toujours au pas de course.
  • [2]
    En usant du qualificatif « radical » (du latin « radix », la racine), nous jouons volontairement sur le double sens de ce terme : est radicale toute démarche qui, sur le plan analytique, descend autant que possible à la racine d’un problème en essayant de faire table rase des cadres intellectuels dans lesquels il est habituellement posé et qui, sur le plan pratique, propose une option remettant en cause l’essentiel des modes de fonctionnement des solutions courantes.
  • [3]
    Si l’on excepte quelques spectaculaires retournements de veste et autres blanchiments « néokeynésiens » des élites (qui ont leurs habitudes en cette dernière matière), jadis converties au néolibéralisme, mais – court-termisme, superficialité et amnésie médiatiques obligent –, ces retournements ont été bien vite rendus insignifiants et sans portée.
  • [4]
    Prime, en américain, sert à caractériser un prêt immobilier accordé à un emprunteur qui présente toutes les garanties de capacité de rembourser. Le crédit qualifié de subprime est donc ouvert en faveur d’un emprunteur susceptible de se trouver en défaut de paiement.
  • [5]
    À ce propos, on trouvera un excellent recueil des meilleures interventions de la fine fleur de l’hétérodoxie économique française dans le hors-série « Spécial Crise » du magazine Politis (mars-avril 2009).
  • [6]
    Ce que Christophe Ramaux [2006] a finement théorisé comme « État social » (à savoir la combinaison du droit du travail, de la protection sociale, des services publics et des politiques macro-économiques keynésiennes).
  • [7]
    L’articulation de Marx sur Sartre n’a rien d’artificiel, Raymond Aron [1970] ayant fort bien indiqué que Marx pouvait être l’objet de deux lectures, une lecture « phénoménologique » (Sartre, Merleau-Ponty) et une lecture « structuraliste » (Althusser, marxisme analytique). Cette articulation suppose que les individus vivants ne soient pas considérés comme des sujets d’une Nature humaine, mais comme des libertés (pour plus de développement, cf. [Kail, Sobel, 2005]).
  • [8]
    Il s’agit bien sûr ici de la « loi de la valeur » comme rapport social, et non comme loi « naturelle » de l’économie (pour plus de développement sur ce point [Sobel, 2007]).
  • [9]
    L’extériorité de l’économie par rapport à la société est évidemment une fiction, dans la mesure où la société ne cède aucun extérieur, sinon sous la forme du mythique ou de l’idéologique. L’« extériorité » de l’économie est intérieure à notre société et doit donc être identifié comme une des caractéristiques d’un processus de socialisation particulier.
Français

Résumé

La conjoncture actuelle est caractérisée par la domination de la logique de technicisation/naturalisation des questions sociopolitiques. Elle appelle en urgence une contre-offensive critique qui, selon nous, doit se ranger sous la bannière de l’antinaturalisme. L’article examine dans quelle mesure et sous quelles conditions un détour par (et non un retour à) Marx peut être partie prenante de cette contre-offensive.

Bibliographie

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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/01/2010
https://doi.org/10.3917/rdm.034.0249
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