CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour bien parler des techniques, il faut d’abord les connaître. Or il est une science qui les concerne, celle qu’on appelle la technologie, et qui n’a pas, en France, la place à laquelle elle a droit.

2Il est utile de l’indiquer ici, surtout quand c’est la Société d’études psychologiques qui organise cette « Journée de psychologie et d’histoire ».

3En ces matières de psychologie proprement dite, la France a, en fait, devancé les autres pays. Ceux de ma génération ont assisté à l’invention – par Binet, Simon [2], Victor Henri [3], à qui s’adjoignirent tout de suite Piéron [4], puis Meyerson [5] et Lahy [6], et que d’autres continuent avec efficacité – des applications de la psychologie aux techniques, et plus particulièrement au recrutement des ouvriers et des techniciens [7].

4Ce n’est qu’après la guerre de 1914 que, revenue perfectionnée d’Amérique, la psychotechnique, qui s’était développée partout, a pris son essor en France, à Paris surtout, et que des procédés considérables obtinrent des résultats non moins palpables, indispensables même [8].

5Si cette partie de l’étude des techniques est de bonne origine française, il faut dire par contre que la science dont elle est un chapitre n’a pas eu de mêmes développements : je veux parler de la technologie.

6Il est clair que la psychologie que l’on fait actuellement des techniques est celle d’un moment de l’histoire et de la nature de celles-ci.

7La technologie est une science très largement développée ailleurs que chez nous. Elle prétend à juste titre étudier toutes les techniques, toute la vie technique des hommes depuis l’origine de l’humanité jusqu’à nos jours.

8Elle est à la base et aussi au sommet de toutes les recherches qui ont cet objet. La psychotechnique n’est qu’une technique des techniques. Or elle suppose de profondes connaissances générales de l’objet général, les techniques.

9Il faut donc avant tout marquer quelle est la place de la technologie, quels travaux elle a produits, quels résultats sont déjà acquis, combien elle est essentielle pour toute étude de l’homme, de sa psyché, des sociétés, de leur économie, de leur histoire, du sol même dont vivent les hommes et, par conséquent, de leur mentalité. Ce n’est pas une raison parce qu’elle n’est pas en France l’objet d’enseignements réguliers pour que nous n’en parlions pas ici. (Je connais bien un enseignement, mais il est fort élémentaire et, de plus, destiné à l’observation des techniques des peuples dits primitifs, ou exotiques, comme on veut, je n’en connais pas d’autre [9].)

10Cette science a été en vérité fondée en Allemagne : pays d’élection de l’étude historique et scientifique des techniques, qui, avec l’Amérique maintenant, reste en tête de tous les progrès techniques [10]. En vérité, elle a été instituée par Reuleaux, le grand théoricien et mathématicien, mécanicien et technicien de la mécanique [11]. Il trouva auprès des autorités prussiennes un écho immédiat. Sous sa direction fut ouverte la première des écoles supérieures techniques (les Technische Hochschulen), celle de Berlin, qui a rang d’université et dont le diplôme (Dipl. Ing.) a rang de doctorat [12].

11L’enseignement général de la technologie, théorie et histoire, y est obligatoire pour toutes les sections spéciales menant aux différents diplômes.

12C’est là la base naturelle de l’étude générale des techniques; elle devrait être reconnue chez nous.

13Or, ici, même dans nos plus honorables établissements scientifiques, même dans notre illustre et toujours glorieux Conservatoire des arts et métiers, la technologie n’a pas la place de théorie générale des métiers. À Saint-Germain, au musée des Antiquités nationales, mon regretté frère de travail Henri Hubert avait bien installé la salle de Mars, consacrée à l’art et à l’ethnologie comparée de l’âge de pierre; en ce moment, cette salle n’est même plus en usage [13]. Au musée de l’Homme, avec l’aide de l’Institut d’ethnologie, on a réussi à faire quelque chose de vaste dès maintenant, mais encore modeste. Le Musée de Vienne, le Pitt-Rivers Museum, celui de Nordenskiöld à Göteborg sont, à bien des points de vue, mieux placés que nous.

14Quant à la théorie ou à la description historique, géographique, économique, politique des métiers, elle fut entamée à diverses reprises en France; elle n’est pas faite. Nous n’avons même pas gardé la tradition de ces bonnes histoires de l’industrie telles que les faisaient les Becquerel et les Figuier, qui, même anecdotiques, instruisaient le jeune homme et même l’enfant [14].

15Mon oncle Durkheim me les fit lire. Un de ceux qui étaient sur la bonne voie, mon vieux maître Espinas, nous fit sur ces questions un cours à Bordeaux dont je me souviens. (Son livre sur les Origines de la technologie a encore de la valeur [15].) Mais il n’a pas assez développé ses idées et n’a ni étendu ni approfondi suffisamment ses recherches.

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17Quelques remarques vont indiquer les voies ouvertes déjà, et où elles conduisent.

18Supposons connus un grand nombre de faits que plusieurs, même d’entre nous, ne connaissent peut-être pas. Au moment où la mode est à la technique et aux techniciens – par opposition à la science dite pure et à la philosophie, accusées d’être dialectiques et vides –, il faudrait cependant, avant de prôner l’esprit technique, savoir ce qu’il est.

19D’abord, voici une définition : on appelle technique, un groupe de mouvements, d’actes, généralement et en majorité manuels, organisés et traditionnels, concourant à obtenir un but connu comme physique ou chimique ou organique[16]. Cette définition a pour but d’éliminer de la considération des techniques celles de la religion ou de l’art, dont les actes sont aussi souvent traditionnels et même aussi souvent techniques, mais dont le but est toujours différent du but purement matériel, et dont les moyens, même quand ils sont superposés à une technique, sont toujours différents de celle-ci. Par exemple, les rituels du feu peuvent commander la technique du feu [17].

20Cette façon de considérer les techniques permet de les classer, de donner un tableau comparé de ce qu’on appelle encore les travaux, les arts et les métiers; ainsi nous disons le métier du peintre, même du peintre d’art pur.

21Cette définition permet de classer les différents secteurs de la technologie.

22Il y a d’abord la technologie descriptive. Ce sont des documents :

  1. historiquement et géographiquement classés : outils, instruments, machines [18]; dans le cas de ces deux derniers, analysés et montés;
  2. physiologiquement et psychologiquement étudiés : manières de s’en servir, photographies, analyses, etc.
  3. classés par systèmes d’industries dans chaque société étudiée;
    exemples : alimentation, chasse, pêche, cuisson, conservation, vêtements, transports; étude des utilités générales et particulières, etc. [19]

23À cette étude préalable du matériel des techniques doit se superposer l’étude de la fonction de ces techniques, de leurs rapports, de leurs proportions, de leur place dans la vie sociale.

24Ces dernières études mènent à d’autres. On arrive à déterminer alors la nature, les proportions, les variations, l’usage et l’effet de chaque industrie, ses valeurs dans le système social. Et toutes ces analyses précises permettent alors vraiment des considérations plus générales. Elles permettent d’abord diverses formes de classement des industries, mais, surtout, elles permettent de classer les sociétés par rapport à leurs industries [20].

25De là un troisième ordre de considérations générales. Un nombre croissant de savants (ethnologues, anthropologues, sociologues, etc.) attachent une extrême importance aux comparaisons faites entre ces sociétés qui ont ces industries. Ils pensent pouvoir prouver les emprunts de celles-ci, les aires de répartition de celles-là, et même les couches historiques de répartition, comme ont fait déjà les préhistoriens. Les uns prudents, et même très prudents, comme les Américains, constatent les faits et, de temps en temps, en déduisent l’histoire [21]; d’autres, moins prudents, ont reconstitué toute une histoire de l’humanité avec l’histoire des techniques. On en arrive à parler d’un âge de pierre au Congo, qui appartiendrait à l’époque de la civilisation où le droit d’héritage était en descendance utérine [22].

26Mais ces exagérations n’empêchent pas l’excellence de la méthode quand elle est bien menée.

27Même à propos des sociétés les plus primitives connues, les techniques, leurs fonctions propagées, puis conservées par la tradition sont – depuis Boucher de Perthes – le meilleur moyen de classer, même chronologiquement, les sociétés [23]. Sinanthropus, l’homme des cavernes de Pékin, savait cuire au feu, ce qui prouve que cet être était sûrement un homme. Nous ne savons s’il parlait, c’est probable, puisqu’il pouvait garder une certaine façon de conserver le feu.

28J’ai proposé moi-même quelques vues sur les techniques du corps et leurs fonctions [24]. Par exemple, la technique de la nage varie et permet de classer des civilisations entières.

29Toutes sont spécifiques à chacune, outillage et maniement de l’outillage variant infiniment. Les techniques sont donc, en même temps qu’humaines par nature, caractéristiques de chaque état social [25].

30Je sais que d’autres voient en ceci des mystères. Homo faber, soit [26].

31Mais l’idée bergsonienne de la création est exactement l’idée contraire de la technicité, de la création à partir d’une matière que l’homme n’a pas créée, mais qu’il s’adapte, transforme, et qui est digérée par l’effort commun, cet effort étant alimenté à chaque instant et en chaque lieu par de nouveaux apports. À ce point de vue certain, qui est de rigueur, la définition Ars Homo additus naturae[27] est vraie des arts et des métiers encore plus que de l’art : c’est de la pénétration de la nature physique que résultent l’art, le métier, que vivent l’artisan, l’industriel, et que se développent l’industrie et les civilisations, la civilisation [28].

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33À un autre point de vue, l’étude des techniques est encore plus importante. C’est celui des rapports qu’elle soutient avec les sciences, filles et mères des techniques [29]. En fait, aujourd’hui, l’immense majorité des hommes est de plus en plus engagée dans ces occupations. La plus grande partie de leur temps est engrenée dans ce travail dont la collectivité garde et augmente le trésor de traditions. Même la science, surtout la magnifique science de nos jours, est devenue un élément nécessaire de la technique, un moyen. Nous entendons ou voyons les électrons ou les ions par une technique, que tout « radio » connaît. Un mécanicien de précision opère des visées, lit des verniers, qui, autrefois, étaient le privilège des astronomes.

34Un pilote d’avion lit une carte comme nous n’en avions pas, en même temps qu’il voit les hauts des montagnes ou le fond de la mer, comme aucun de nous dans notre jeunesse ne pouvait rêver. L’hymne à la science et aux métiers du XIXe est au XXe siècle plus vrai que jamais. L’ivresse de la production n’est pas perdue. Il est de belles et bonnes machines, de belles automobiles.

35Il se fait, à la machine, du beau métier [30]. Il y a la joie de l’œuvre, il y a celle du calcul sûr, de la réalisation parfaite et en masse, avec des machines inventées sur plans précis, sur épures précises, pour fabriquer en séries des machines encore plus précises et plus gigantesques, ou plus fines et qui en fabriquent elles-mêmes d’autres, dans une chaîne sans fin où chacune d’elles n’est qu’un maillon. Voilà ce que nous vivons. Et ce n’est pas fini.

36Si nous ajoutons que, de nos jours, la technique la plus élémentaire, par exemple celle de l’alimentation (nous en savons quelque chose en ce moment [31]), rentre dans ce grand engrenage des plans industriels; si nous notons que l’« économie industrielle », celle qu’on continue indûment à ne considérer que comme une partie de l’économie dite politique, devient un rouage essentiel de la vie de chaque société, même des rapports entre sociétés (ersatz, etc.), nous mesurons l’étendue de l’apport indéfini de la technique au développement même de l’esprit [32].

37Ainsi, depuis le temps lointain, très lointain, où Sinanthropus, l’homme des cavernes de Chou-Kou-Tien, près de Pékin, le moins homme de tous les hommes qui nous sont connus, savait au moins conserver le feu, le signe certain de l’humanité, c’est l’existence des techniques et leur conservation traditionnelle. La classification certaine des humanités existe, c’est celle de leurs techniques, de leurs machines, de leurs industries, de leurs inventions. Dans ce progrès s’inscrit l’esprit, la science, la force, l’habileté, la grandeur de leur civilisation.

38Ne blâmons ni ne louons, il y a d’autres choses dans la vie collective que les techniques, mais la prédominance de telle ou telle technique dans tel ou tel âge de l’humanité, qualifie les nations. Dans un joli travail publié dans une Revue de naturalistes, un de nos bons « comparants », M. Haudricourt, vient de montrer comment nos meilleures techniques d’attelage des bœufs ou du cheval sont venues toutes et bien lentement d’Asie [33].

39En ceci, l’Asie fut toujours supérieure et, en bien d’autres choses, reste encore un modèle.

40On peut même parler de ces questions quantitativement. Le nombre de brevets pris et patentés en France, et dont les patentes ont été reconnues ailleurs, est hélas, bien inférieur à celui des brevets allemands, anglais et, surtout, américains. Ce sont ces derniers qui mènent le train, donnent la cadence.

41Même la science devient de plus en plus technique et la technique agit de plus en plus sur elle. Les recherches les plus pures aboutissent à des résultats immédiats. Tout le monde connaît la radio-activité. On en est maintenant à conserver et à concentrer les neutrons. Bientôt peut-être on en connaîtra le harnachement. Les électrons, dans les microscopes à électrons, grossissent au millionième. On est tout près de photographier les atomes.

42On voit, on « essaie » avec eux. Le cercle des relations science-technique est de plus en plus vaste, mais en même temps, de mieux en mieux fermé.

43Il n’y a qu’à maîtriser le démon déchaîné [34].

44Mais on exagère son danger. Ne parlons ni de bien, ni de mal, ni de morale, ni de droit, ni de force, ni de monnaie, ni de réserve, ni de jeux de Bourse. Tout ceci est moins grand que ce qui se prépare.

45À l’heure qu’il est, le destin appartient aux bureaux d’études comme ceux que les grandes fabriques savent monter, et ces bureaux d’études doivent avoir d’étroites relations avec ceux de statistique, d’économique, car une industrie n’est plus possible que par ses rapports avec quantité d’autres, avec quantité de sciences; quantité d’économies dirigées, individuelles ou publiques, aussi fortes que possible. Les plans d’action sont plus qu’une mode; ce sont des nécessités. Les techniques sont déjà indépendantes, mieux, elles sont dans un ordre à elles, elles ont leur place à elles, elles ne sont plus seulement des crochets pendus à des chaînes d’heureux hasards, d’adaptations fortuites d’intérêts et d’inventions. Elles viennent se loger dans des plans prémédités à l’avance, où il faut établir les bâtiments gigantesques pour des machines gigantesques qui en fabriquent d’autres, lesquelles en fabriqueront encore d’autres, fines ou fortes, mais dépendant les unes des autres, et destinées à des produits aussi exacts, plus exacts quelquefois que tels produits de laboratoires d’antan.

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47Mais l’ensemble de ces plans eux-mêmes doit s’accorder autrement que par hasard. Les techniques s’enchevêtrent, les bases économiques, les forces de travail, les parties de la nature que les sociétés se sont appropriées, les droits de chacun et de tous, s’entrecroisent. Dès maintenant, au-dessus des plans, s’élève la silhouette du « plan », du planisme comme on dit, et comme dans certains pays on a déjà fait [35].

48Je vois encore notre génial FrançoisSimiand, adjoint d’AlbertThomas au ministère de l’Armement de l’autre guerre [36], calculer « les existences » mondiales et aussi les nécessités militaires ou civiles du pays – décider du possible et de l’inutile. – Économie de guerre, dira-t-on, c’était vrai. Mais les méthodes instituées alors ont fait des progrès, non seulement dans la guerre, où elles sont nécessaires, mais dans la paix.

49Et qui dit plan dit l’activité d’un peuple, d’une nation, d’une civilisation, dit, mieux que jamais, moralité, vérité, efficacité, utilité, bien.

50Inutile d’opposer matière et esprit, industrie et idéal. De notre temps, la force de l’instrument, c’est la force de l’esprit, et son emploi implique la morale, comme l’intelligence.

NOTES

  • [1]
    Le présent texte reproduit l’article publié en 1948 dans Le travail et les techniques, numéro spécial du Journal de psychologie (Paris, PUF, p. 71-78). Il figure aussi avec indication de la pagination d’origine in M. Mauss, Œuvres(Éditions de Minuit, t. III, 1969, p. 250-256). Toutes les notes sont de moi (F.V.), sauf la note 24 qui est une référence bibliographique donnée par Mauss. Merci à tous ceux que j’ai importunés par mes questions : AlexandraBidet, AlainCaillé, Philippe Steiner, MarcelTurbiaux, ClaudeVatin.
  • [2]
    Alfred Binet ( 1857-1911) joua un rôle essentiel dans la genèse de la psychologie expérimentale en France et dans l’histoire de son application aux questions scolaires. Directeur du laboratoire de psychologie physiologique, créé en 1889 à la Sorbonne à l’initiative de Théodule Ribot dans le cadre de l’École pratique des hautes études, il est l’inventeur avec ThéodoreSimon ( 1873-1961) du célèbre « test Binet-Simon », dit test du quotient d’intelligence ou QI. Il fut également le créateur en 1895 de l’Année psychologique, modèle éditorial de l’Année sociologique créée trois ans plus tard par ÉmileDurkheim.
  • [3]
    VictorHenri ( 1872-1940) fut le premier collaborateur d’AlfredBinet; il ne collabora pas véritablement à la genèse de la psychotechnique.
  • [4]
    Henri Piéron ( 1881-1964) remplaça Alfred Binet à la direction du laboratoire de psychologie physiologique ainsi qu’à celle de l’Année psychologique. Professeur au Collège de France de 1923 à 1952, il y fut donc collègue de Marcel Mauss, qui y fut élu en 1930. Il fut très proche du mouvement psychotechnique et notamment de Jean-MauriceLahy.
  • [5]
    Neveu du philosophe ÉmileMeyerson, IgnaceMeyerson ( 1888-1983) est né en Pologne où il a passé son enfance et sa jeunesse. Après l’insurrection de 1905, il fuit en Allemagne, puis en France où il rejoint son oncle. Après des études de sciences, de médecine et de philosophie, et sa participation à la Première Guerre mondiale comme médecin auxiliaire dans la Légion étrangère, il vit d’expédients dans le milieu des psychologues en raison de sa nationalité étrangère, jusqu’à ce que Henri Piéron le fasse nommer, en 1921, préparateur au laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne. Naturalisé français en 1923, il devient directeur adjoint de ce laboratoire, puis en 1928 chargé d’un cours de psychologie à la Sorbonne. Il quitte Paris pour Toulouse en 1940 et obtient d’être détaché par l’EPHE à la faculté de cette ville. C’est dans ce cadre qu’il crée la Société toulousaine de psychologie comparative, organisatrice du séminaire dans lequel sera présentée la contribution de Mauss. Il y anime aussi un mouvement de résistance avec, notamment, Jean-Pierre Vernant et GeorgesFriedmann. Il se spécialise après la guerre dans la psychologie de l’art.
  • [6]
    Jean-MauriceLahy ( 1872-1943) fut le véritable fondateur de la psychotechnique en France. Savant autodidacte, proche de Henri Piéron, il suivit les cours de Mauss à l’École pratique des hautes études de 1901 à 1908 ( cf. Marcel Fournier, Marcel Mauss, Fayard, 1994, p. 299, note) et obtint le diplôme de l’École en 1907. Ses conceptions psychologiques sont profondément marquées par la tradition durkheimienne. Outre ses travaux de psychologie expérimentale, il publia des études socio-ethnographiques et assura même un cours de sociologie au Grand Orient de France. Critique précoce et pertinent de Taylor (dès 1913), il est surtout connu pour son œuvre de praticien, tout particulièrement la création en 1924 du laboratoire psychotechnique de la STCRP (future RATP), qui servit de modèle aux différentes expériences dans ce domaine en France dans l’entre-deux-guerres. Mais Jean-MauriceLahy fut aussi un compagnon de route du Parti communiste, collaborateur occasionnel de l’Humanité, membre du Cercle de la Russie neuve et créateur, avec sa seconde épouse Thérèse Lahy-Hollebecque, du Groupe d’études matérialistes auquel participèrent des physiciens membres ou compagnons de route du Parti communiste comme Paul Langevin et Jacques Solomon.
  • [7]
    Sur l’histoire du mouvement psychotechnique, voir notamment les contributions de MarcelTurbiaux, MichelHuteau ainsi que la mienne in YvesClot, Les histoires de la psychologie du travail (Toulouse, Octares, 2e édition augmentée, 1999). Outre les personnes citées par MarcelMauss, deux noms doivent être mentionnés, car ils font assurément partie des « autres » qu’il évoque : – Henri Wallon ( 1879-1962). Normalien, agrégé de philosophie, membre du Cercle de la Russie neuve, pétri de philosophie marxiste, c’est un compagnon de route du Parti communiste français auquel il adhère dans la clandestinité en 1942. Très lié à HenriPiéron, il est très proche tout à la fois du milieu des psychotechniciens et de celui des historiens des Annales. Auteur d’un remarquable ouvrage de synthèse sur la psychotechnique, Principes de psychologie appliquée (Paris, Armand Colin, 1930), il est élu en 1937 professeur au Collège de France, où il est donc collègue de Mauss. HenriWallon est connu comme un des principaux psychologues français de l’enfance et pour son action pédagogique, qui a débouché sur le fameux plan Langevin-Wallon, élaboré en 1946-1947 dans le cadre d’une commission ministérielle et qui visait notamment à développer l’enseignement technique selon le vœu de Marcel Mauss. – Henri Laugier ( 1888-1973), physiologiste de formation, était proche de Henri Piéron et de Jean-MauriceLahy. Il a fait une carrière plus politique et administrative que scientifique. En 1925, directeur du cabinet du ministre de l’Instruction publique Yvon Delbos, il défend le principe de l’école unique dans une commission dont faisaient partie Ferdinand Buisson, mais aussi Paul Langevin, Henri Wallon et Henri Piéron. Il crée en 1932 la Société de biotypologie, dédiée à l’étude des caractères psycho-physiologiques des populations à partir des méthodes d’analyse factorielle, et en 1933, avec Jean-Maurice Lahy, la revue Le travail humain. Devenu en 1939 professeur de physiologie du travail au CNAM, il contribue à la formation du CNRS sous le Front populaire et fera, après la guerre, une carrière de diplomate dans les institutions internationales.
  • [8]
    Il n’est pas évident de savoir à quoi fait ici référence Marcel Mauss. Le courant psychotechnique français, celui de Piéron, Lahy et Laugier, ne doit en effet pas grand-chose à la psychométrie américaine. Dès le début du XXe siècle en revanche, une équipe de psychologues américains dirigée par H. H. Goddard s’inspira du test de Binet-Simon pour développer des enquêtes massives d’orientation explicitement eugéniste – voir GenevièvePaicheler, L’invention de la psychologie moderne (Paris, L’Harmattan, 1992, p. 156 sq. ). Ces études sont présentées et commentées en 1930 par HenriWallon ( op. cit., p. 126), qui signale des « recherches [… ] entreprises en vue d’obtenir un instrument de sélection scolaire par Mme Piéron [… ] en collaboration avec H. Piéron et Laugier [… ] dans différentes écoles de la région parisienne ». Voir, sur ces travaux de la période 1925-1930, M.Huteau ( op.cit.). Si ces études peuvent, par leur esprit pratique, évoquer les enquêtes américaines, elles n’en diffèrent pas moins fondamentalement d’un point de vue théorique, car elles ne reposent pas sur le principe d’une échelle linéaire d’intelligence. C’est pendant la guerre (en 1943-1944) qu’est menée, dans le cadre de la Fondation pour l’étude des problèmes humains d’AlexisCarrel, la première enquête française massive visant à déterminer un « coefficient d’intelligence générale », selon un test mis au point par RenéGilles, avec la collaboration de Mme Piéron, de JeanStoetzel et de PierreNaville. Voir, sur cette enquête, AnnickOhayon, L’impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France ( 1919-1969) (Paris, La Découverte, 1999, p. 263 sq.).
  • [9]
    Marcel Mauss évoque manifestement ici son propre cours d’ethnographie donné à l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris, de 1926 à 1939, et dont résulte le Manuel d’ethnographie, publié en 1947 par Denise Paulme d’après ses notes de cours (réédition : Paris, Payot, 1967).
  • [10]
    Sur la genèse de la technologie en Allemagne, voir AlainGuillerme et JanSebestik, « Les commencements de la technologie » ( Thalès, t. 12, Paris, PUF, 1968, p. 1-72).
  • [11]
    Le mécanicien Franz Reuleaux est communément considéré comme le fondateur d’une « mécanologie » générale – pour employer la formule de Jacques Laffite dans ses Réflexions sur la science des machine ( 1932) (Paris, Vrin, 1972) – pour sa Cinématique. Principe d’une théorie générale des machines ( 1875; trad. fr. en 1877). Mauss le cite dans son texte programmatique de1927 « Divisions et proportions des divisions de la sociologie ». Dans son cours d’ethnographie, il affirme que « la division fondamentale en cette matière – technologie générale – reste celle de Reuleaux » ( Manuel, op. cit., p. 32). La cinématique de ce dernier prolonge la « géométrie des machines » conçue par Gaspard Monge pour son enseignement à l’École polytechnique en 1794, laquelle fut reprise par son disciple JeanHachette, puis par divers auteurs au XIXe siècle, tel l’anglais Robert Willis ( 1841) et le français Charles Laboulaye ( 1849).
  • [12]
    Dans un texte à peu près contemporain, Mauss évoque également les écoles techniques allemandes : « La Technische Horschule de Berlin, qui date de l’après-guerre, et d’autres établissements analogues témoignent de l’intérêt grandissant que suscite l’étude des techniques » (« Conceptions qui ont précédé la notion de matière », exposé à la XIe Semaine internationale de synthèse ( 1939), Qu’est-ce que la matière ?, Paris, PUF, 1945, repris in Mauss, Œuvres, t. 2, Éditions de Minuit, 1974, p. 160-166, ici p. 162).
  • [13]
    Le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye a été créé en 1862 à l’initiative de Napoléon III. Inauguré en 1867, les salles sont finalement ouvertes au public en 1898. HenriHubert ( 1872-1927), très proche ami et collaborateur de Mauss – qui avait en charge avec lui la rubrique « Technologie » qui paraît dans la section « Divers » de l’Année sociologique à partir du tomeIV ( 1900) – y fut chargé en 1910 de l’aménagement d’une « salle de comparaison ». Mort prématurément, il ne put achever sa tâche et ne réalisa que 91 des 97 vitrines prévues. MarcelMauss évoque ce travail en 1930 : « Comme modèle à suivre en histoire ethnographique, je recommande tout particulièrement le remarquable travail d’HenriHubert, son exposition de l’histoire technique de l’humanité dans la “salle de Mars” au musée de Saint-Germain » (débat qui suivit l’exposé de Mauss à la 1re Semaine internationale de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée – repris in Mauss, Œuvres, t. 2, p. 485). AndréLeroi-Gourhan signale de son côté en 1943 que le musée de l’Homme avait créé en 1938 un département de technologie comparée « dont les travaux ont été suspendus par les circonstances de guerre » ( L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943, p. 328); voir aussi, de cet auteur, « L’ethnologie et la muséographie » ( Revue de synthèse, 1936, t. II, n° 1, p. 27-30).
  • [14]
    Louis Figuier ( 1819-1894), pharmacien montpelliérain, peut être considéré comme le fondateur du journalisme scientifique en France. Il crée en 1857 l’Année scientifique et industrielle ou exposé annuel des travaux scientifiques, des inventions et des principales applications de la science à l’industrie et aux arts, qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Il publiera aussi deux importantes séries illustrées, les Merveilles de la science ( 1867-1891) et les Merveilles de l’industrie ( 1873-1877), qui fournissent un riche témoignage sur l’industrie française de l’époque. « Les Becquerel » désigne Antoine-CésarBecquerel ( 1788-1878) et son fils, HenriBecquerel ( 1852-1908). Ces deux polytechniciens appartiennent à une longue lignée de physiciens, et le petit-fils d’Antoine-César, Jean ( 1878-1953), recevra le prix Nobel de physique avec Pierre et MarieCurie en 1903 pour leur découverte commune de la radio-activité. Ils se succédèrent à la chaire de physique du Muséum d’histoire naturelle. Adepte, comme son père, d’une conception empiriste de la physique tournée vers les applications industrielles, Edmond, le deuxième fils de A.-C. Becquerel, fut professeur de physique appliquée aux arts au Conservatoire des arts et métiers. Il publia avec son père un Résumé de l’histoire de l’électricité et du magnétisme et des applications de ces sciences à la chimie, aux sciences naturelles et aux arts (Paris, 1858) et, seul, la Lumière, ses causes et ses effets ( 2 vol., Paris, 1867-1868).
  • [15]
    Marcel Mauss a été l’élève d’AlfredEspinas ( 1844-1922) à Bordeaux en 1891 (Fournier, op. cit., p. 51.). Ce dernier traitait alors de la technique dans son cours de psychologie sur les « formes supérieures du vouloir », sujet de son ouvrage publié quelques années plus tard et auquel Mauss fait ici allusion : Les origines de la technologie (Paris, Alcan, 1897). Des éléments en étaient parus auparavant sous forme d’articles, notamment dans la Revue philosophique (août et septembre 1890 et 1891 – voir Espinas, op. cit., p. 5, note). On trouve en annexe de ce livre (p. 281-283) le plan du cours effectué en 1892-1893, très proche probablement de celui que Mauss a suivi. ÉmileDurkheim a entretenu une relation ambivalente avec ce philosophe normalien qui était son aîné. Celui-ci avait fait scandale en 1877 par sa référence au positivisme comtien dans sa thèse sur les Sociétés animales, qui constitue une source importante d’inspiration pour la thèse de Durkheim sur la Division sociale du travail soutenue en 1893. De plus, Espinas œuvra pour la nomination de Durkheim à la faculté de Bordeaux en 1887. Mais les deux hommes furent ensuite en concurrence en 1894 pour la charge du cours d’économie sociale à la Sorbonne, et Espinas fut finalement élu, ce qui imposa à Durkheim de « ronger son frein » jusqu’en 1902 pour revenir à Paris. Durkheim a gardé rancune à Espinas de cet échec. Aussi met-il en garde, dans une lettre du 15 mai 1894, son jeune neveu de façon particulièrement violente contre les avances que lui faisait Espinas : « Tu ne me parais pas mettre dans les relations avec Espinas la réserve qui me paraît convenable, et cela quoique je t’ai averti. [… ] maintenant, voilà que tu acceptes du travail pour lui. Je te prie formellement de décliner toute proposition de cette nature » (Durkheim, Lettres à Marcel Mauss, présentées par PhilippeBesnard et Marcel Fournier, Paris, PUF, 1998, p. 31-32). En dépit des réserves de son oncle, Mauss conserva une relation affectueuse avec son vieux maître, à qui il envoyait régulièrement ses travaux et qui ne cessa de l’encourager, comme lors de son élection en 1901 à l’École pratique des hautes études (Fournier, op. cit., p. 189) ou lors de son échec contre Alfred Loisy à la chaire d’histoire des religions du Collège de France en 1909 ( ibid., p. 331).
  • [16]
    Cette définition est à rapprocher de celle qui figure dans « Les techniques du corps » ( 1934 – Sociologie et anthropologie, p. 363-386, ici p. 371) et de celle qui figure dans le Manuel d’ethnographie : « Les techniques se définiront comme des actes traditionnels groupés en vue d’un effet mécanique, physique ou chimique, actes connus comme tels » ( op.cit., p. 29). Cette conception de la technique comme « action traditionnelle » était déjà présente chez Espinas : « Un art est cependant plutôt un ensemble de règles fixes qu’une collection d’initiatives raisonnées » ( op. cit., p. 6).
  • [17]
    Ces deux dernières phrases reprennent l’idée présente à la fin de la définition du Manuel et éliminée dans le présent texte. Le Manuel précise le problème : « Il sera parfois difficile de distinguer les techniques : 1) des arts et des beaux-arts, l’activité esthétique étant créatrice au même titre que l’activité technique [… ] 2) de l’efficacité religieuse. Toute la différence est dans la manière dont l’indigène conçoit l’efficacité » ( Manuel, op. cit., p. 29 – voir notre présentation sur ce point).
  • [18]
    Ce système de classification est issu de Reuleaux. Mauss l’explicite dans son Manuel d’ethnographieop.cit., p. 32) en référence à cet auteur. Il y distingue l’outil, « composé d’une seule pièce » (tels un coin, un levier), l’instrument, composé d’outils (une hache composée d’un fer et d’un manche), et la machine, composée d’instruments. Cette même classification a été développée par Espinas (qui cite Reuleaux, op. cit., p. 46), mais sur un mode moins technologique. Il distingue : l’ustensile, « objet de bois, de métal, de terre ou de fibres textiles affectant une forme utile, mais la plupart du temps incapable de communiquer le mouvement, d’imprimer une forme à la matière, par exemple les vases, les paniers, les cordes, les agrès »; l’instrument ou organon, « objet destiné non plus à former un ensemble fixe dont la durée ou la résistance est le principal caractère, mais à produire un effet défini, à communiquer sous l’impulsion de la force humaine une forme ou une direction déterminée à quelque matière [… ] le coin, la hache, le marteau, la scie, la serrure…, sont de tels organes ou des instruments. L’idée est empruntée aux organes de l’homme; c’est la main qui est le modèle de la plupart des instruments »; la machine, qui « désigne en général toute combinaison ingénieuse, toute série de moyens employés avec réflexion en vue d’un but, quelque chose comme un stratagème, un artifice » ( Les origines de la technologie, Paris, Alcan, 1897, p. 83-85).
  • [19]
    Marcel Mauss accordait beaucoup d’importance à ce travail classificatoire auquel avait contribué, comme on l’a vu, son ami Henri Hubert. Il l’évoquait dès 1913 dans sa « Note sur la notion de civilisation » dans la douzième livraison de l’Année sociologique : « L’énorme travail qui, depuis une trentaine d’années, s’est poursuivi dans les musées ethnographiques d’Amérique et d’Allemagne, dans les musées préhistoriques de France et de Suède surtout, n’est pas resté sans effet théorique » ( Œuvres, t. 2, p. 451-455, ici p. 451). Ce travail de classification systématique fut repris par André Leroi-Gourhan, qui en a donné un aperçu dès 1936 dans sa contribution à l’Encyclopédie française dirigée par LucienFebvre (t. 7, L’espèce humaine, sous la direction de PaulRivet), où il rédige notamment le chapitre introductif, « L’homme et la nature », consacré à la classification des techniques. Il se réfère alors à Mauss, non sans prendre quelque distance : « Un certain nombre de classifications ont été établies pour ordonner la progression des techniques. Presque toutes aboutissent à une triple répartition en : techniques générales; techniques spéciales; techniques pures. Nous conserverons cette division, en nous fondant sur la classification qui ressort de l’enseignement de MarcelMauss. Toutefois des considérations d’ordre purement mécanique, qui n’ont pas jusqu’à présent trouvé place dans les manuels, nous ont porté à proposer une division nouvelle des techniques générales. » Les « techniques spéciales » sont pour Leroi-Gourhan les techniques classées par champ (alimentation, chasse, pêche, habitation… ); les « techniques pures » sont les techniques abstraites (« techniques du corps » de Mauss, jeu, musique, science, etc.). Son travail original porte sur les techniques générales qu’il considère comme le croisement d’états de la matière (du solide stable au fluide) et des formes de la « percussion » (perpendiculaire, oblique, circulaire, diffuse). Cette classification est selon lui de nature « logique » : « La classification adoptée ici pour les techniques générales est mécaniquement logique, elle n’est ni chronologique ni rigoureusement morphologique. » AndréLeroi-Gourhan s’est expliqué, dans ses entretiens avec Claude-HenriRoquet, sur la distinction entre sa classification et celle de Mauss : « Son cadre classificatoire [celui de Mauss] était le cadre des théoriciens germaniques ou anglo-saxons de l’époque, amélioré et ouvert sur tous les aspects de l’humanité. Ce cadre, qui distinguait par exemple, la corderie, la sparterie et le tissage, reste très abstrait si l’on ne dispose pas de données abondantes et perçues technologiquement. Le mien s’appuie sur les caractères physiques de la matière elle-même. Bien entendu je tiens compte aussi des outils, mais cela vient comme en filigrane; la chaîne principale étant celle des matériaux. L’ensemble technologique repose sur les solides (stables, semi-plastiques, plastiques… ) et sur les percussions (posées, lancées, posées avec percuteur). Ce sont les matériaux et les moyens d’action sur la matière qui conditionnent tout le reste » ( Les racines du monde, entretiens avec Claude-HenriRoquet, Paris, Belfond, 1982, p. 34). Voir plus loin sur les relations de Mauss et de Leroi-Gourhan.
  • [20]
    Cette idée est développée dans le Manuelop.cit., p. 32-33), où Mauss distingue trois « ères » de l’humanité à partir de la distinction puisée chez Reuleaux – outil, instrument et machinecf. supra). Il souligne que la troisièmeère démarre dès le paléolithique supérieur.
  • [21]
    Les « Américains » auxquels Mauss se réfère ici sont les tenants de l’« anthropologie culturelle » : « Ces derniers, M. Boas entre tous, M. Wissler, d’autres, opérant sur des sociétés qui ont été évidemment en contacts plus fins que leurs collègues européens [ i.e. les Allemands – Foy, Graebner et Schmidt, cf. infra], se gardent généralement d’hypothèses échevelées et ont vraiment su déceler ici et là des “couches de civilisation”, des “centres” et des “aires de diffusion” » (« Les civilisations, éléments et formes », exposé à la Ire Semaine de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée, repris in Œuvres, t. 2,1974, p. 456-479, ici p. 456). Voir le compte rendu par Mauss de Mann and Culture de Wissler (NewYork, 1923, Année sociologique, nouvelle série, n° 1,1925, repris in Œuvres, t. 2, p. 509-511).
  • [22]
    Marcel Mauss règle ici ses comptes avec la tradition ethnologique allemande des Kulturkreise, qu’il traduit par « aires de civilisation » ou « aires de culture ». Il évoque ce thème dès 1907 à l’occasion d’une critique de Mythes et légendes d’Australie (Paris, 1906) de VanGennep, à qui il reproche d’avoir repris une thèse de F. Graebner, l’assistant de W.Foy, directeur du musée d’ethnographie de Cologne : « En admettant au fond la thèse de M. Durkheim que la filiation utérine et la filiation masculine sont concurremment employées dans l’Australie centrale, M.VanG. arrive à lui ôter tout sens en l’expliquant par une histoire ethnographique : il y aurait eu des tribus, une civilisations australienne à filiation utérine, et des tribus, une civilisation australienne à filiation masculine; le confluent de ces deux aires serait représenté par les systèmes complexes à classes matrimoniales » ( Année sociologique, 10,1907, repris in Mauss, Œuvres, t. 1, Éditions de Minuit, 1968, p. 70-73). Il y revient en 1913 à l’occasion d’une critique du pèreSchmidt ( cf. infra sur celui-ci): « Le père Schmidt a commencé une étude sur les langues australiennes qui mérite un sérieux examen. Il s’est efforcé de montrer que les aires linguistiques coïncident avec les aires de culture matérielle et celle des systèmes de filiation. Mais, ces coïncidences fussent-elles établies d’une manière incontestée, elles ne prouvent rien relativement à la filiation des conceptions religieuses » (Mauss, Œuvres, t. 1, p. 87-88). La même année, il s’attaque directement à un ouvrage de F. Graebner ( Methode der Ethnologie, Heidelberg, 1910): « D’ailleurs, l’exemple même de M. Graebner montre que la meilleure méthodologie ne met pas le savant à l’abri des erreurs. C’est ainsi que M.G., en combattant les théories insoutenables du P.Schmidt sur l’organisation kurnai, leur substitue, comme une vérité démontrée, l’interprétation qu’il a proposée des mêmes faits et qui est plus que conjecturale » ( Année sociologique, t. 12, repris in Œuvres, t. 2, p. 489-493, ici p. 490). La plume de Mauss se fait plus dure après la guerre. Il reprend cette polémique en 1923 dans sa nécrologie de l’ethnologue anglais W. H. R. Rivers ( ibid., p. 465-472, ici p. 468), en citant cette fois Graebner comme l’auteur ayant « popularisé » cette méthode. Deux ans plus tard, il se fait plus critique encore dans son compte rendu d’un nouvel ouvrage de Graebner, Ethnologie (Leipzig, 1923) : « M. Graebner, ne tenant en effet aucun compte des objections qui lui furent présentées à l’époque et de divers côtés, continue d’abord à croire à sa division et à sa chronologie des sociétés australiennes, il a même systématisé cela davantage : il y aurait les civilisations à descendance utérine, opposées aux civilisations à descendance masculine. [… ] Les unes et les autres sont en relation avec les diverses techniques, etc. [… ] Tout ceci n’est qu’échafaudage d’hypothèses fondées sur une sociologie hypothétique » (p. 497). (L’ouvrage est toutefois cité de façon plus positive en 1934 dans « Les techniques du corps » – op. cit., p. 378-379.) Toujours en 1923, Mauss développe la critique de cette « méthode dont il faut montrer le danger » dans son compte rendu d’un Manuel d’ethnographie et d’ethnologie allemand : « L’ethnologie, la science des peuples et des races, revient, en ce moment, à son point de départ d’il y a un siècle; elle prétend non plus seulement comme le bon Pritchard écrire l’histoire des races et de leurs migrations, mais l’histoire de leur civilisation en même temps. [… ] À chaque instant, à propos de chaque groupe de populations, on cherche beaucoup plus qu’à savoir qui ils sont et comment ils sont : on veut reconstituer toute leur histoire. Même on tente d’expliquer cette histoire » ( Année sociologique, nouvelle série, t. 1, repris inœuvres, t. 2, p. 493-498). Le père Schmidt semble avoir été une de ses cibles privilégiées. C’est probablement à lui qu’il fait allusion à propos de la descendance utérine au Congo (voir son compte rendu de l’ouvrage de Schmidt sur les Pygmées dans l’Année sociologique, t. 12,1913, repris inŒuvres, t. 1, p. 504-508 : Die Stellung der Pigmöen Völker in der Entwicklunggeschichte des Menschen, Stuttgart, 1910). Dans « Les techniques du corps » ( op. cit., p. 381), Mauss part une nouvelle fois en guerre contre « l’erreur fondamentale sur laquelle vit une partie de la sociologie », consistant à admettre qu’« il y aurait des sociétés à descendance exclusivement masculine et d’autres à descendance utérine », et cela à propos de l’ouvrage de Curt Sachs sur la danse qu’il loue par ailleurs ( Weltgeschichte des Tanzes, Berlin, 1933). Outre sa théorie abusive des Kulturkreise, Mauss reprochait à Schmidt ses tendances apologétiques chrétiennes, mais aussi les attaques personnelles dont il avait été l’objet dans l’un de ses ouvrages ( Der Ursprung de Gotteidee, Munster, 1912 – « L’origine de l’idée de Dieu », Anthropos, 1908), où Schmidt y citait son travail avec Hubert sur la magie : « Cet ouvrage appartient à un genre qu’on croyait disparu. La tendance en est manifestement apologétique. On y trouve des procédés de discussion que l’on est surpris de rencontrer sous la plume d’un savant, alors même qu’il appartient à une congrégation religieuse : par exemple, à la p. 524 du t. IV d’Anthropos, on traite deux collaborateurs de l’Année d’“auteurs juifs” » (« L’origine de l’idée de Dieu d’après le père Schmidt », Année Sociologique, t. 12,1913, Œuvres, t. 1, p. 86-88, ici p. 87). Haudricourt relate avec humour la verve de Mauss contre Schmidt, encore vingt-cinqans plus tard : « Mauss était aussi polémique; l’adversaire dont il critiquait et réfutait les théories était le père Schmidt, un des auteurs de l’école allemande des Kulturkreise. Il rappelait que ce dernier avait traité Hubert et Mauss d’auteurs juifs. “J’accepte pour moi, disait-il, mais pour Hubert, qui descend de Pascal, je ne suis pas d’accord” (Haudricourt, Les pieds sur terre…, Paris, Métailié, 1987, p. 25-26). On imagine qu’en 1941, ce souvenir avait pris une résonance particulière. Signalons enfin que la théorie des Kulturkreise est diffusée en France dans l’entre-deux-guerres par un anthropologue d’origine suisse, le docteur GeorgesMontandon ( 1879-1944), dans l’Ologénèse culturelle. Traité d’ethnologie cyclo-culturelle et d’ergologie systématique (Paris, Payot, 1934). Ce dernier traduit Kulturkreis par « cycle culturel » ( op. cit., p. 30). Il considère que « le cycle culturel est, en ethnographie, ce qu’est la race en anthropologie – exactement » ( ibid., p. 7). L’ouvrage est cité, faussement daté de 1928 (confusion avec l’Ologenèse humaine du même auteur – Alcan, 1928) parmi les « traités généraux » dans le Manuel d’ethnographieop. cit., p. 10) avec la mention « livre à utiliser avec précaution ». On peut penser que cette notation est bien de la main de Mauss car l’ensemble de cette première bibliographie est antérieure à 1937. Montandon, entré en 1928 à l’Institut d’ethnologie grâce au soutien de Mauss, titulaire de la chaire d’ethnologie à l’École d’anthropologie de 1932 à 1939 (date à laquelle il dut démissionner en raison de sa nationalité helvétique), nommé conservateur du musée Broca en 1936, devint en 1943 directeur de l’Institut d’étude des questions juives et ethno-raciales. Pro-bolchevique jusqu’en 1926 (il s’était marié en 1922 avec une communiste russe à Vladivostok), il devint à la fin des années trente un raciologue antisémite particulièrement virulent. Ami de Céline, qu’il aurait rencontré en 1938 et qui en fit sa référence théorique, il mourut, semble-t-il, le 30 août 1944 en Allemagne après avoir été grièvement blessé par des résistants qui avaient également tué sa femme le 3 août précédent. Voir, sur cet auteur, SébastienJarnot, « Une relation récurrente : science et racisme. L’exemple de l’Ethnie française » ( Cahiers du CERIEM, n°5, mai 2000, p. 17-35) ainsi que ÉricMazet, « Céline et Montandon » ( Bulletin célinien, n° 135, déc. 1993).
  • [23]
    Jacques Boucher de Perthes ( 1788-1868) est considéré comme le fondateur de l’archéologie préhistorique française. Ses collections personnelles ont notamment enrichi le musée de Saint-Germain.
  • [24]
    « Les techniques du corps », Journal de psychologie, 1935, p. 27 [note originale. Ce texte est reproduit in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 363-386 – NdA ].
  • [25]
    Se pose, à propos de tout ce paragraphe, une question délicate. Pourquoi MarcelMauss ne fait-il aucune référence explicite au travail de son disciple André Leroi-Gourhan ? Celui-ci a déjà publié la Civilisation du renne (Paris, Gallimard, 1936) ainsi que, la même année, de nombreuses contributions dans le tome7, consacré à « l’espèce humaine », de l’Encyclopédie française où il entame, comme on l’a vu, le travail de classification technologique qu’il développera dans les deuxvolumes d’Évolution et techniques, L’homme et la matière (Paris, AlbinMichel, 1943) et Milieu et techniques (Paris, AlbinMichel, 1945) – dans l’introduction du premier de ces volumes, il rend hommage à MarcelMauss (p. 22). Cette absence de référence à Leroi-Gourhan, chercheur déjà confirmé, est d’autant plus frappante que Mauss loue un peu plus loin Georges Haudricourt pour le seul article sur la technologie que ce dernier a alors publié (voir infra). Mais les rapports de Mauss et de Leroi-Gourhan semblent avoir été difficiles. À en croire Leroi-Gourhan, Mauss ne se serait pas retrouvé dans les travaux de son disciple : « Quand, après avoir suivi plusieurs années ses cours à l’École des hautes études, j’ai publié un ouvrage, d’une témérité rare, qui s’intitulait la Civilisation du renne, Mauss m’a simplement dit qu’il se considérait comme une poule qui aurait couvé un canard » ( Les racines du monde, op. cit., p. 35). Leroi-Gourhan avait pris ses distances dès1936 avec la pensée technologique de Mauss ( cf. supra), à qui il reprocha plus tard son dilettantisme en la matière : « Il percevait les liens qui unissent les techniques à l’ensemble des autres domaines de l’étude des sociétés et il nous a permis de prendre conscience de ces liens essentiels. Je crois qu’en matière de technique, Mauss avait des idées assez justes, mais une expérience pratique à peu près nulle » ( ibid. ). On ne peut manquer de sentir dans ces propos une sorte de dénégation d’une filiation par ailleurs évidente. Leroi-Gourhan le reconnaît d’ailleurs lui-même – comme dans un regret de leur acidité : « En fait, un maître, on ne sait jamais ce qu’on lui doit. Il y a tant de pensées que l’on construit avec un arrière-plan dont on ne se rend pas compte et qui peut vous avoir été communiqué par quelqu’un qui pensait mieux que vous ou différemment » ( ibid. ). L’absence de référence à Montandon s’explique plus aisément. Il importe toutefois de signaler que toute la deuxième partie de son Ologenèse culturelle constitue, sous le titre « Ergologie systématique », un vaste travail de technologie comparée qui ne peut manquer d’évoquer la démarche de Leroi-Gourhan.
  • [26]
    Marcel Mauss fait ici référence à Henri Bergson, qui a développé cette notion dans l’Évolution créatrice en 1907 : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber » (Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 487-977, ici p. 613). Mauss faisait déjà référence à Bergson sur ce point de façon ambivalente en 1927 : « “Homo faber ”, dit M. Bergson. Ces formules ne signifient rien d’évident ou signifient trop, parce que le choix d’un tel signe cache d’autres signes également évidents. Mais celle-ci a pour mérite de réclamer pour la technique une place d’honneur dans l’histoire de l’homme » (« Divisions et proportions des divisions de la sociologie », Année sociologique, 1927, repris in Mauss, Œuvres, t. III, p. 178-245, ici p. 194). Membre de l’Union rationaliste, Mauss se méfiait sûrement par principe du spiritualisme bergsonien. Mais la question se fait ici plus précise. En effet Bergson était revenu sur cette question en 1932 dans les Deux Sources de la morale et de la religionŒuvres, op.cit., p. 979-1247). Or, dans le chapitre de cet ouvrage consacré à la « religion statique », il y critique en ces termes l’Esquisse d’une théorie générale de la magie d’Hubert et Mauss ( 1902-1903) : « MM. Hubert et Mauss, dans leur très intéressante Théorie générale de la magie, ont montré avec force que la croyance à la magie est inséparable de la conception du mana. Il semble que, d’après eux, cette croyance dérive de cette conception. La relation ne serait-elle pas plutôt inverse ? Il ne nous paraît pas probable que la représentation correspondant à des termes tels que mana, orenda, etc., ait été formée d’abord, et que la magie soit sortie d’elle. Bien au contraire, c’est parce que l’homme croyait à la magie, parce qu’il la pratiquait, qu’il se serait représenté ainsi les choses : sa magie paraissait réussir, et il se bornait à en expliquer ou plutôt à en exprimer le succès. Que d’ailleurs il ait tout de suite pratiqué la magie, on le comprend aisément : tout de suite il a reconnu que la limite de son influence normale sur le monde extérieur était vite atteinte, et il ne se résignait pas à ne pas aller plus loin. Il continuait donc le mouvement, et comme, par lui-même, le mouvement n’obtenait pas l’effet désiré, il fallait que la nature s’en chargeât. Ce ne pouvait être que si la matière était en quelque sorte aimantée, si elle se tournait d’elle-même vers l’homme, pour recevoir de lui des missions, pour exécuter ses ordres. Elle n’en restait pas moins soumise, comme nous dirions aujourd’hui, à des lois physiques; il le fallait bien, pour qu’on eût prise mécaniquement sur elle. Mais elle était en outre imprégnée d’humanité, je veux dire chargée d’une force capable d’entrer dans les desseins de l’homme. De cette disposition l’homme pouvait profiter, pour prolonger son action au-delà de ce que permettaient les lois physiques. C’est de quoi l’on s’assurera sans peine, si l’on considère les procédés de la magie et les conceptions de la matière par lesquelles on se représentait confusément qu’elle pût réussir » ( op. cit., p. 115-116). Ce paragraphe fait suite à un passage sur l’Homo faber, où Bergson oppose, contrairement à Hubert et Mauss, la dimension technique et la dimension religieuse de l’« intelligence primitive » : « Il y a d’un côté ce qui obéit à l’action de la main et de l’outil, ce qu’on peut prévoir, ce dont on est sûr : cette partie de l’univers est conçue physiquement en attendant qu’elle le soit mathématiquement [… ] Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle l’Homo faber ne se sent plus aucune prise. Celle-là n’est plus traitée physiquement, mais moralement. Ne pouvant agir sur elle, nous espérons qu’elle agira pour nous. La nature s’imprégnera donc ici d’humanité » (p. 114). Cet ouvrage de Bergson, qui comporte dans ses « remarques finales » (p. 1235-1239) une critique du « machinisme », avait été attaqué par Georges Friedmann dans la Crise du progrès en des termes qui évoquent ceux de Mauss. Voir F. Vatin, « Machinisme, marxisme, humanisme : GeorgesFriedmann avant et après-guerre » ( Sociologie du travail, n°2,2004).
  • [27]
    « L’art, c’est l’homme combiné à la nature » (Bacon, Nouvel Organum, 1620). Nous n’avons pas réussi à retrouver ce passage qui est cité par exemple, par Jean-Marie Guyau en 1887 : « Et Bacon : Ars est Homo additus naturae. L’artiste entend la nature à demi-mot; ou plutôt, c’est elle-même qui s’entend en lui » ( L’art au point de vue sociologique, Paris, Alcan, 1887; édition électronique par PierreTremblay, « Les classiques des sciences sociales », 2002, p. 86).
  • [28]
    Sur la notion de « civilisation » chez Mauss, voir notre introduction.
  • [29]
    Marcel Mauss a développé ce thème en 1927 dans son article programmatique sur les « divisions de la sociologie » ( op.cit., p. 197-200). Il insiste abondamment sur les relations réciproques entre technique et science : « Quand on étudie concrètement les arts et les sciences et leurs rapports historiques, la division en raison pure et raison pratique semble scolastique, peu véridique, peu psychologique, et encore moins sociologique. On sait, on sent, on voit les liens profonds qui les unissent dans leur raison d’être et dans leur histoire. Particulièrement forts à l’origine, ils sont encore évidents en ce jour, où, en mille cas, la technique pose les problèmes que résout la science, et souvent crée les faits que la science mathématise ou schématise après coup. D’autre part, bien souvent, c’est la découverte théorique qui pose le fait, le principe, l’invention que l’industrie exploite. Le complexus science-technique est un bloc » (p. 198).
  • [30]
    MarcelMauss reprend ici une thématique ébauchée par François Simiand, qui avait établi en 1934 le projet pour l’Exposition internationale de 1937 d’un « pavillon de la civilisation mécanicienne », qu’il définissait lui-même comme l’« anti-Ruskin ». Ce projet, approuvé par la commission chargée d’organiser l’Exposition, ne fut pas réalisé, probablement en raison du décès prématuré de Simiand en mars 1935 ( cf. Simiand, « L’anti-Ruskin, programme et plan pour le pavillon de la civilisation mécanicienne à l’Exposition de 1937 », Travail, 1, 1936, p. 19-21, et JacquelineEidelman, « L’anti-Ruskin. FrançoisSimiand et l’ébauche d’un musée de la technique pour l’Exposition internationale de 1937 », Genèse, n° 1,1990, p. 155-161). On peut lire dans les notes manuscrites rédigées en novembre 1934 et publiées par J. Eidelman : « Beauté d’une machine arrivée à la plénitude de sa réalisation, beauté d’un Diesel (pages à lire ou plutôt à traduire en visions concrètes de H. Dubreuil). Faire ressortir qu’il y a encore des locomotives laides, mais qu’il en est de belles; des automobiles, voitures où il manquait le cheval, et des automobiles atteignant à leur forme et à leur beauté propres » (Eidelman, op. cit., p. 157). La critique de l’esthétique romantique du sociologue et historien de l’art John Ruskin ( 1819-1900) constitue un thème récurrent des défenseurs de la valeur culturelle de la machine dans l’entre-deux-guerres. Voir aussi, pour un plaidoyer en faveur de l’esthétique industrielle à la même époque, LewisMumford, Technique et civilisation ( 1934/1946, Paris, Seuil, 1950).
  • [31]
    Allusion à la gestion de la pénurie alimentaire par les « cartes de rationnement ».
  • [32]
    L’expression d’« économie industrielle » est alors peu usitée, sauf dans un cadre particulier qui n’était pas étranger à Mauss : le Conservatoire national des arts et métiers, où enseignait son ami François Simiand dont il va évoquer la mémoire un peu plus loin. En effet, une chaire y fut créée en 1819 pour Jean-BaptisteSay sous cet intitulé, qu’elle conservera pour ses successeurs Adolphe Blanqui ( 1834-1854), Jules-François Burat ( 1865-1885), AlfreddeFoville ( 1885-1893), AndréLiesse ( 1894-1929) et FrançoisDivisia ( 1929-1959) – à partir de Burat fut ajouté la mention « et statistiques ». Si l’intitulé initial de la chaire fut donné en partie pour des raisons politiques (« économie politique » sonnant trop « libéral » sous la Restauration), il eut une résonance à l’époque dans un mouvement intellectuel, pédagogique et social visant à concevoir une science pratique à destination des ouvriers et des fabricants, à mi-chemin de la technologie et de la théorie économique, et dont l’illustration la plus aboutie fut le cours public donné sous cet intitulé entre 1829 et 1835 par Claude-Lucien Bergery à Metz (voir F. Vatin, Morale et calcul économiques sous la Restauration : L’économie industrielle de Claude-LucienBergery, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2004). Dans cet esprit, l’« économie industrielle » se rapproche fort de ce que nous appelons aujourd’hui la « gestion ». C’est bien ainsi que l’entendirent certains des successeurs de Say et tout particulièrement André Liesse ( 1854-1944), économiste libéral dont l’enseignement est contemporain de l’éclosion du mouvement d’organisation scientifique du travail, qui renouait avec certaines conceptions de l’« économie industrielle » de la Restauration ( cf. la notice de Michel Armatte sur A. Liesse in C. Fontanon et A. Grelon, Les professeurs du Conservatoire national des arts et métiers, Paris, INREP-CNAM, 1994, t. 1, p. 132-146, et sur ce point précis, p. 135). Liesse est notamment l’auteur d’un véritable petit manuel de gestion issu de son enseignement au Conservatoire, Les entreprises industrielles, fondation et direction (Paris, Librairie de l’enseignement technique, 1919). Or, Simiand, entré au Conservatoire en 1919 sur une chaire intitulée « organisation du travail et associations ouvrières », se retrouva sous la coupe de Liesse, si l’on en croit la plume acerbe d’Hubert Bourgin : « Au Conservatoire, il en trouva un troisième [« patron » – après Durkheim et GeorgesRenard], dont il aurait pu se passer, mais que sa gentillesse accepta ou subit » ( op.cit., p. 361). En 1923, Simiand reprend la chaire d’économie politique et législation industrielle, précédemment occupée par Louis Wolowski ( 1864-1876) et Émile Levasseur ( 1871-1907). Mais, en dépit de l’intitulé de cette chaire, le cours qu’il y professe ( Cours d’économie politique au Conservatoire national des arts et métiers, Paris, Domat Montchrestien, 1928-1930) semble bien prendre la suite de celui de Liesse. Le premier tome ( 1928-1929) est organisé autour de la notion de rationalisation, en partant du niveau micro-économique (l’« usine », puis l’« entreprise ») pour atteindre le niveau macro-économique (le « fonctionnement global de l’activité économique », les « institutions de répartition »), en passant par le niveau méso-économique (les « branches de l’activité économique »). Le second volume (cours de 1929-1930) est plus proche d’un cours classique d’économie politique, mais il consacre encore une large place à l’analyse de l’institution salariale.
  • [33]
    André-Georges Haudricourt, ingénieur agronome de formation, a suivi les cours d’ethnologie de Mauss après sa sortie de l’Institut national agronomique de Grignon en 1932. Cette rencontre fut pour lui décisive, comme il le relate dans son ouvrage d’entretiens avec Pascal Dibie ( op.cit. ) où un chapitre entier lui est consacré (p. 24-33). De son côté, Mauss semble avoir été séduit par ce jeune homme fantasque, marxiste convaincu, passionné de linguistique et, selon la terminologie actuelle, d’ethnosciences. Il s’est intéressé notamment à la domestication des plantes cultivées et à l’histoire des moteurs animés. Mauss cite ici son premier article, « De l’origine de l’attelage moderne » ( Annales d’histoire économique et sociale, 1936, p. 515-522).
  • [34]
    À rapprocher du passage suivant de 1938 : « Ces nouvelles puissances se déchaînent, mènent les sociétés vers des termes imprévisibles, vers le bien comme vers le mal, vers le droit et l’arbitraire, vers d’autres échelles de valeurs » (intervention de Mauss en réponse à un exposé de RobertMarjolin, Annales sociologiques, sérieD, fascicule 3, repris inŒuvres, t. 3, p. 247-249, ici p. 248.). Voir notre introduction sur ce point.
  • [35]
    Le « planisme » a pour origine la doctrine développée en 1933 par Henri de Man à la demande du Parti ouvrier belge dans le contexte de la Grande Crise. Le « Plandu travail » proposé par le Bureau d’études sociales dirigé par de Man est adopté à la Noël 1933 par le congrès de ce parti. La doctrine est ensuite affinée dans un ouvrage publié par le Bureau d’études sociales, L’exécution du plan de travail (Sikkel, Anvers, 1935 – cf. FrancisBiesman, « La voie au socialisme », Toudi, n° 4,1990). Cette doctrine inspire la CGT française qui propose son propre « plan » – prévoyant notamment des nationalisations – lors des « états généraux du travail » qu’elle organise en 1934. Mais le planisme inspire aussi les « néosocialistes » regroupés autour de MarcelDéat, agrégé de philosophie issu du giron durkheimien, disciple de Célestin Bouglé, entré en politique après son élection comme député socialiste en 1926. Or, si Mauss est resté à la SFIO de LéonBlum après la scission provoquée par Déat au congrès extraordinaire de juillet 1933 – qui donne naissance au Parti socialiste de France –, il est resté proche de dissidents comme MarcelDéat ou PierreRenaudel, dont il partage certaines idées et qu’il soutient au moins un temps (Fournier, op. cit., p. 661 sq. ); il restera en contact avec Déat jusqu’à la guerre, puisqu’il lui écrit encore en avril 1939 pour le féliciter de son élection à la députation ( ibid., p. 717-718). Enfin le planisme n’est pas sans lien avec les conceptions économiques de François Simiand, comme en témoigne l’intérêt que portent, dans les annéestrente, JeanCoutrot et le groupe X-Crise à la pensée de ce dernier ( cf. LudovicFrobert, Le travail de François Simiand, Paris, Economica, 2000, p. 174 sq. ). Malgré les dérives politiques de certains de ses adeptes, le « planisme » français a traversé la guerre – via notamment « l’école d’Uriage » – et a alimenté en profondeur la politique économique après la Libération.
  • [36]
    François Simiand ( 1873-1905), compagnon de la première heure de Marcel Mauss au sein du mouvement durkheimien, fut nommé en mai 1915 chef adjoint du cabinet de son cadet AlbertThomas – comme lui normalien et socialiste – quand celui-ci fut nommé sous-secrétaire d’État à l’Artillerie et aux Munitions. Il devint en 1916 chef de son cabinet au ministère de l’Armement. Lors de la chute du ministère et du retrait de Thomas à l’automne1917, il resta quelque temps au cabinet de Léon Loucheur, nouveau ministre de l’Armement. Hubert Bourgin, normalien, durkheimien, et socialiste, devenu après la guerre un violent critique fascisant du socialisme normalien, participa lui aussi à ce cabinet. Dans son pamphlet de 1938 sur l’École normale et la politique de Jaurès à LéonBlum (Paris, Gordon & Breach, 1970), Bourgin décrit le travail de Simiand au cabinet de Thomas dans des termes proches de ceux de Mauss : « Aussi bien, le théoricien, le savant spéculatif restait constamment présent dans le chef de cabinet, et c’est sans doute la part la plus personnelle, la plus originale, parfois aussi la plus déconcertante, de sa collaboration qu’il lui inspira et lui fournit pendant deux infernales années. Le savant, le théoricien justifiait scientifiquement et doctrinalement les décisions générales visant par exemple, les prix, les salaires, la productivité, le rendement. Il avait et présentait les raisons nettes, fermement et prudemment induites d’expériences historiques, de calculs statistiques, pour soutenir les règles capitales de l’administration des munitions que dictait à Thomas, d’un autre côté, la nécessité politique. Science et politique se rejoignaient ainsi » (p. 363-364 – voir aussi p. 441 sq. sur le cabinet de Thomas).
Marcel Mauss
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/rdm.023.0434
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