CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Le domaine du social c’est le domaine de la modalité. Les gestes même, le nœud de cravate, le col et le port du cou qui s’en suit; la démarche et la part du corps dont les exigences nécessitent le soulier en même temps que celui-ci les comporte – pour ne parler que des choses qui nous sont familières –, tout a une forme à la fois commune à de grands nombres d’hommes et choisie par eux parmi d’autres formes possibles. »
Marcel MAUSS, 1929.

1Erving Goffman est souvent présenté par le biais d’un jeu d’oppositions pointant l’ambiguïté d’une lecture du social qui y découvre tantôt un surdéterminisme terrifiant, tantôt un jeu dans les marges duquel les acteurs construiraient leur liberté. Ce type de présentation, souvent faite à des fins didactiques, le renvoie d’un côté à un héritage durkheimien et de l’autre à celui de l’interactionnisme symbolique, à la contrainte sociale ou à la liberté de jeu des acteurs. Ces lectures faites avec les lunettes des oppositions classiques en sociologie cherchent à situer Goffman par rapport à une thématique de l’ordre social compris dans sa généralité – celle d’un ensemble de structures, qui s’imposent aux acteurs ou que ceux-ci remettent en jeu dans les interactions– alors qu’en se focalisant sur l’interaction de face à face et en revendiquant la légitimité de l’étude d’un domaine propre à l’interaction, il a laissé à la marge de ses préoccupations et de son œuvre ce qui pour beaucoup représente le seul véritable objet de la sociologie.

2Ordre et jeu, contrainte et liberté. Il n’est bien question que de cela dans l’ensemble de ses écrits et les mises à plat analytiques auxquelles ceux-ci donnent lieu expriment un attachement viscéral tout autant à l’un qu’à l’autre.

3Que l’accent semble mis sur le déterminisme ou à l’inverse sur l’engagement des acteurs et leur initiative, l’un et l’autre sont à comprendre ensemble :
la médaille de l’interaction voit la face de l’ordre porter le revers d’une liberté et d’un désordre latent, et le jeu des acteurs porte sur son dos le poids d’obligations structurelles, et ce pour autant qu’il lui tourne le dos. Les deux faces feignent de s’ignorer, mais elles se supportent l’une l’autre, au double sens du terme, négativement et positivement, dans une relation où les déterminismes semblent se dérober.

4Cette dualité se précise et s’explique avec l’approche de la réalité sociale comprise comme étant essentiellement constituée d’apparences. Aucun déterminisme sous-jacent, psychologique ou sociologique, n’est à rechercher qui ne soit, d’une manière ou d’une autre, visible. Le problème de la vie sociale est avant tout celui d’une organisation des apparences, et le fait brut de la visibilité peut bien apparaître à la fois comme contrainte et ressource.

5On peut donc parler chez Goffman d’une ontologie sociale des apparences qui ne repose aucunement sur le postulat d’une réalité substantielle, mais qui dans le jeu de celles-ci voit se dessiner des petits mondes, émerger des univers interactionnels sur fond desquels des personnes peuvent se présenter, exister en fait.

6Le but de cet article est d’exposer ce paradoxe constitutif de la réalité sociale telle que la conçoit Goffman en montrant comment d’une contrainte organisationnelle naturelle, d’une gestion de la co-présence corporelle des individus en interaction peut naître un jeu rusé qui assume, en la dépassant, cette nécessité première. Le développement forcera donc l’opposition en pointant dans un premier temps ce qui, dans certains écrits de Goffman, manifeste au plus haut point la contrainte de visibilité à laquelle sont soumis les acteurs, pour, dans un second temps, pointer la façon dont la réalité sociale donne lieu à une superposition de strates qui, en masquant cette contrainte, cherchent à en assumer l’obligation. Ce parcours nous conduira à proposer, à partir de Goffman, la perspective d’une approche purement sociologique du caractère intentionnel d’une réalité sociale comprise en tant qu’elle se donne à voir.

L’APPARENCE : UNE CONTRAINTE FONDAMENTALE DE L’ANIMAL HUMAIN

7L’approche goffmanienne se revendique explicitement comme une approche naturaliste. « Je crois qu’il nous appartient d’étudier la vie sociale des hommes comme des naturalistes, sub specie aeternatis » [ 1983, p. 229].

8La socialité humaine est en première instance un fait naturel et c’est ainsi qu’il convient de s’en emparer. Cette posture explique la focalisation de Goffman sur les interactions de face à face et son entreprise de légitimation de l’étude « de l’ordre de l’interaction comme un domaine autonome de plein droit » [ 1983, p. 191]. Ce n’est qu’à ce niveau que les structures liées aux nécessités naturelles de la vie sociale se laissent encore observer, et ce déjà non pas à nu, mais sous une forme toujours redevable d’une modalité culturelle. On peut donc parler chez Goffman d’un « situationnisme méthodologique » [Joseph, 1998] qui repose sur l’observation extérieure des situations naturelles sociales et l’analyse de l’ordre public qui en émerge et s’y maintient activement.

9Goffman s’en est toujours tenu à une même définition de l’interaction ou de la situation sociale insistant sur le fait premier que représente la coprésence corporelle : « Par interaction [c’est-à-dire l’interaction face à face], on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » [ 1973a, p. 23]. « Je définis une “situation sociale” comme un espace physique, où qu’il se situe, où toute personne qui s’introduit se trouve exposée dès son entrée à la présence physique immédiate d’une ou plusieurs autres personnes » [ 2002, p. 42].

10S’il s’agit bien d’expliquer par la description l’ordonnancement de cette co-présence corporelle dont on peut se saisir dans son instantanéité, l’explication repose aussi sur la contrainte sociale fondamentale qu’elle représente et qui se précise avec la nécessité d’apparaître aux autres. Nous n’avons pas le choix. Notre condition première d’animal social nous expose d’emblée à cet impératif environnemental. La « présence physique immédiate » de tout individu en fait un être sous le regard des autres et le porteur de signes expressifs. Sa visibilité appelle immanquablement une interprétation sur ce qu’il est et sur ses intentions. C’est sur cet ensemble d’indices, de signes, d’informations – livrés la plupart du temps de façon non consciente et involontaire – que va s’organiser l’interaction et se mettre en place un ordre social au niveau de chacune des situations.

11L’emprunt des schèmes de l’éthologie met au plus haut point en relief la prégnance de cette contrainte d’un ordre public naturel des apparences, et manifeste que celui-ci répond à une sauvagerie affleurant, mais latente, à chacune des rencontres. C’est donc dans les Relations en public que le thème constant de la vulnérabilité est renvoyé le plus clairement à sa dimension naturelle première. Le danger auquel chacun se trouve exposé dans toute situation sociale est décrit dans les termes d’un empiètement de l’Umwelt – notion dont Goffman revendique l’emprunt à l’éthologue Jakob von Uexküll –, c’est-à-dire « l’entourage » de l’individu, « la région à l’entour où peuvent apparaître des signes d’alarme auxquels il est sensible et où se localisent également les sources de ces alarmes » [ 1973b, p. 241]. Cette « zone égocentrique fixée autour d’un ayant droit, typiquement un individu » [ ibid., p. 242] peut être entendue comme la traduction éthologique de la notion de « sphère idéale » développée par Georg Simmel [1]. Ce qui peut apparaître ici comme une réduction de cette sphère idéale représente en fait le fondement physique du « territoire personnel » [ 1983, p. 195] ou du territoire du moi.

12Cette menace, donc avant tout physique, parce que poussée à l’extrême, affecte la survie individuelle et fait du terrain de l’interaction un champ de perception où tout individu se tiendra aux « aguets ». C’est dans cette optique qu’est mobilisé le thème des « apparences normales » en dehors desquelles tout signe inhabituel devient l’alarme d’un danger potentiel; où le calme apparent de la savane comme de la situation peut verser dans la violence d’un déchaînement d’agressions non contenues.

13Ce modèle sécuritaire de l’ordre social qui préside aux rencontres et d’après lequel l’enjeu premier est celui de sauver sa peau – l’enveloppe de l’intégrité de la personne et ce que l’individu montre aux autres – manifeste au plus haut point la contrainte de l’exposition et la tyrannie naturelle du regard dans chacune des situations. Au-delà de l’œuvre de Goffman, une recension historique et anthropologique reste à faire qui montrerait comment toute forme culturelle modèle des mises en scène du corps qui s’interposent face à cette tyrannie [2]. Mais à s’en tenir à celle-ci, on retrouve, avec le déploiement de la célèbre métaphore dramaturgique dans laPrésentation de soi, un modèle selon lequel les apparences exposent et protègent. Avec le langage du théâtre, le propos habille la contrainte éthologique et semble se faire davantage socio-logique. La contrainte sociale renvoie cette fois à la nécessité pour l’acteur de tenir un « rôle » ( part) ou « routine », c’est-à-dire « le modèle d’action préétabli que l’on développe durant une représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions » [ 1973a, p. 23]. Ce rôle peut s’avancer derrière l’« appareillage symbolique » de différentes « façades » [ ibid., p. 31], et notamment de la « façade sociale » – distinguée de la « façade personnelle » – qui se profile à travers un certain nombre de traits généraux et abstraits aisément reconnaissables [ ibid., p. 32-33].

14L’enjeu de la réponse à la contrainte des apparences se transpose alors dans les termes de « la maîtrise des impressions » qui se manifeste à travers l’ensemble des « techniques employées pour sauvegarder l’impression produite par un acteur » [ ibid., p. 22]. Tenir son rôle, en adéquation notamment avec une « façade sociale », est une façon de se préserver du danger en répondant aux impératifs d’une apparence sociale normale. La situation devient alors la scène d’une coopération qui vise à en établir et à en maintenir une définition normale, routinisée, sur laquelle les participants peuvent s’entendre.

15Il n’est pas inutile de rappeler les termes dans lesquels Goffman désigne le niveau d’accord nécessaire à l’interaction. Il parle d’un working consensus, « consensus temporaire », d’un « accord de surface » ou d’une apparence de consensus » [ ibid., p. 18]. L’essentiel est de sauver les apparences, c’est-à-dire l’ordre public de l’interaction. Le problème n’étant pas de savoir, pour les participants comme pour l’observateur de la vie sociale, ce qui se cache derrière. Au contraire, les apparences doivent être maintenues afin que ce qu’elles peuvent masquer ne vienne pas troubler l’interaction et que chacun dans son rôle puisse trouver sa place dans la situation et participer ainsi à sa mise en ordre active.

16Avec la métaphore théâtrale se pose donc d’autant plus explicitement l’articulation du problème de la vulnérabilité individuelle et de celui de la vulnérabilité sociale. Une double menace pèse sur les interactions qui rappelle que la co-présence n’implique pas seulement une mise en danger des individus mais aussi celle d’un ordre social qui repose sur l’organisation des conduites individuelles. Sur la scène de l’interaction, on assiste à un jeu de confrontation de différentes « hypothèses » qui doit donner lieu à une ratification pratique. Chaque participant, en jouant un rôle et en s’exposant sous les traits d’une certaine façade, projette une définition de la situation qui rencontre celle revendiquée par les autres participants. La réalité publique de l’ordre de l’interaction ne tient donc que dans la confirmation processuelle que représente le cours de l’interaction. Chacun s’entendant sur ce qui se passe, on peut considérer que ce qui se passe a effectivement lieu, et s’en tenir à ce fondement tacite mais visible, public et officiel, de la réalité.

17Le réalisme de Goffman ne doit donc pas faire oublier le caractère essentiellement problématique du social. La vulnérabilité duale, qui affecte à la fois les personnes et l’ordre de l’interaction, trouve ainsi une réponse dans l’effort commun pour maintenir des apparences communes : des apparences sur la signification desquelles un accord est trouvé – qui représente un mode d’organisation – et d’après lesquelles les prétentions de chacun des participants peuvent trouver une satisfaction honorable. S’ensuit une logique propre à l’ordre interactionnel qui, d’après ce langage dramaturgique, repose sur l’intérêt de chaque participant à sauver les apparences de l’ordre social pour se préserver du danger des « ruptures de définition » [ ibid., p. 21] et, ainsi, survivre à la situation. La « maîtrise des impressions » par l’acteur est essentielle de ce point de vue, mais tout autant les efforts qu’il fait pour « sauvegarder les impressions produites » [ ibid., p. 22] par les autres.

18Plus que jamais avec la Présentation de soi, il semble que le jeu d’oppositions qui sert les lectures habituelles de Goffman se justifie. Une forme de surdéterminisme, qui voit chacun participer activement à l’édification d’un ordre social contraignant et imposant son répertoire de façades, se dispute avec la vision d’un acteur cynique qui peut jouer de l’interaction dans son seul intérêt. Les acteurs peuvent apparaître à la fois comme des marionnettes dont la situation tirerait chaque fois les ficelles, ou comme les manipulateurs instrumentalisant l’interaction derrière des masques sociaux les protégeant et masquant leurs véritables buts. L’opposition ne renvoie pas ici à une contradiction chez Goffman qui ouvrirait ainsi à deux lectures opposées, mais plutôt au fait que les contraintes structurelles propres à l’interaction sont réversibles en autant de ressources pour les acteurs. Dès lors, c’est en introduisant une dimension normative que l’on sort véritablement de cette fausse opposition, car si l’interaction peut, dans les faits, renvoyer à une contrainte sociale masquée qui ne dirait pas son nom ou au jeu d’intérêts particuliers d’acteurs luttant pour leur existence interactionnelle, ces situations ne peuvent caractériser qu’un ordre de l’interaction perverti et, en tant que tel, non désirable.

19Ce que montre la modalisation des apparences prises dans le jeu des rôles sociaux ne relève pas d’un enjeu d’une autre nature que celui mis à découvert par le langage éthologique. Du territoire à la scène, c’est la même vulnérabilité qui caractérise les rencontres et motive un même rappel à l’ordre.

20Le jeu des apparences s’ouvre simplement à plus de complexité en s’enfermant dans les cadres théâtraux, c’est-à-dire à une plus grande réflexivité. La menace naturelle se voit redoublée d’une menace sociale par la superposition et l’enveloppement d’une strate de signes supplémentaires. « Le comportement est ici très animal, si ce n’est que l’animal humain paraît moins répondre à une menace biologique évidente qu’à une menace pour la réputation qu’il s’efforce d’ordinaire de maintenir en matière de compétence sociale » [ 1981, p. 97].

21Toutes nos petites mises en scène, des plus quotidiennes aux plus sophistiquées, ne sont jamais que des parades au sens éthologique.

DIGRESSION SUR HOBBES ET GOFFMAN [3]

22La double emphase sur la vulnérabilité, la menace du chaos, et sur l’ordre qui émerge pour contenir chaque fois le désordre à l’état de virtualité, rappelle immédiatement la logique selon laquelle Hobbes pose l’impérieuse nécessité d’un état politique préservant les hommes de la guerre de tous contre tous. Il peut sembler que l’on retrouve, transposée au niveau de l’ordre de l’interaction goffmanien, cette logique d’un ordre social politique qui s’impose par la nature essentiellement antisociale de l’homme. Cependant toute transposition d’une certaine logique à un domaine différent et, plus particulièrement ici, le changement d’échelle évident portent en eux-mêmes les limites d’un tel rapprochement. De plus, ces limites s’avèrent finalement renvoyer à des différences plus essentielles entre Hobbes et Goffman.

23Si l’on cherche à justifier le rapprochement, c’est certainement l’emphase sur la menace virtuelle permanente et la défiance réciproque inhérentes à l’état naturel pour Hobbes qui retiendra l’attention. Le rappel des causes de cette hostilité chez Hobbes montre comment les micromondes de l’interaction goffmanienne semblent en faire résonner l’écho le plus grand : « Premièrement, la rivalité; deuxièmement, la méfiance; troisièmement la fierté. La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation » [Hobbes, 1971, p. 122].

24Les deux premiers points renvoient à la nécessité naturelle – et donc au droit naturel – pour chacun de préserver sa propre nature et sa propre vie, mais c’est le troisième qui force tout particulièrement le rapprochement, surtout si on le met en rapport avec la soif de reconnaissance évoquée juste avant dans le texte : « De plus, les hommes ne retirent pas d’agrément (mais au contraire un grand déplaisir) de la vie en compagnie là où il n’existe pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect. Car chacun attend que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’apprécie lui-même et, à chaque signe de dédain ou de mésentente, il s’efforce naturellement, dans toute la mesure où il l’ose (ce qui suffit largement, parmi des hommes qui n’ont pas de commun pouvoir qui les tienne en repos, pour les conduire à se détruire mutuellement), d’arracher la reconnaissance d’une valeur plus haute : à ceux qui la dédaignent, en leur nuisant; aux autres, par de tels exemples » [ ibid.].

25La traduction dans le langage de la confrontation des faces sur la scène de l’interaction est aisée. Les « ruptures de définition » sont autant d’atteintes à l’image projetée par chacun, laquelle affiche toujours une certaine prétention à la reconnaissance [4]. Un ordre social s’impose comme solution nécessaire à une vie commune toujours menacée par la violence naturelle de l’homme, et se pose de plus comme condition artificielle fondamentale de la satisfaction pacifique d’un désir de reconnaissance naturel. On retrouve la même dualité d’une même vulnérabilité qui vient affecter l’individu d’une part, et l’ordre social de l’autre, qu’il soit politique ou interactionnel. Le caractère virtuel de la menace peut être précisé chez Hobbes par le fait que l’idée d’un état de nature préexistant à l’ordre social politique n’est chez lui qu’une fiction, même si le chaos représente une menace bien réelle. De même, chez Goffman, les participants entrant en interaction ne construisent pas de l’ordre à partir du désordre. Dès lors que la séquence interactionnelle est ouverte, un ordre est là et la mise en ordre est toujours, d’une certaine façon, un maintien de l’ordre.

26On peut risquer le rapprochement jusqu’à la comparaison du « consensus temporaire », qui préside à l’interaction, avec la « transmission mutuelle de droit » que représente le contrat hobbésien [ ibid., p. 132]. « De cette fondamentale loi de nature, par laquelle il est ordonné aux hommes de s’efforcer à la paix, dérive la seconde loi : que l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l’on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu’on a sur toute chose; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concéderait aux autres à l’égard de soi-même » [ ibid., p. 130]. Chez Goffman, l’ensemble des techniques défensives ou protectrices qui visent à sauvegarder « l’impression produite par un acteur » [ 1973a, p. 22] ou encore le double dispositif de règles de « la tenue » et de « la déférence » [ 1974, p. 43-85] paraissent bien relever d’une même déduction. L’interaction vient ratifier dans son déroulement un tel contrat tacite qui oblige au respect mutuel par un juste équilibre des droits et des devoirs de chacun.

27Mais la différence d’échelle entre l’ordre de l’interaction et l’ordre politique a des conséquences qui limitent l’analogie au point de porter la comparaison à l’opposition.

28On peut relever, premièrement, que le Léviathan, en enserrant les individus humains, enserre également les situations au point de leur imposer son ordre. Chez Hobbes, c’est un pouvoir surplombant qui impose le respect mutuel et maintient la paix; chez Goffman, l’ordre naît de ce respect et se maintient à la condition que la règle qu’il constitue se réalise dans le cours même de l’interaction. La légitimité de l’ordre s’incarne dans l’interaction elle-même et s’impose normativement comme telle. L’insistance de Goffman à revendiquer l’étude d’un ordre de l’interaction comme celle d’un domaine autonome de plein droit n’est pas purement nominaliste. Elle repose sur la croyance en la réalité d’un tel ordre. Son autonomie, en plus d’être celle des règles qui le régissent en propre, est aussi la marque, dans les faits, de son indépendance par rapport à tout autre ordre structurel social, économique, juridique, politique ou même culturel. La logique hobbésienne reposant dans son principe fondamental sur une polarisation entre l’individu compris à l’état de nature et l’ordre politique social artificiel, néglige toute forme intermédiaire en la rendant strictement dépendante de cette opposition.

29Nous en arrivons à toucher au point de divergence essentiel. Pour Goffman, les hommes, au même titre que les loups de la meute qui ne s’entre-dévorent pas tous, sont naturellement des êtres sociaux. Cela ne présuppose pas pour autant chez lui une anthropologie substantielle, une définition de l’animal humain reposant sur des caractéristiques naturelles faisant la spécificité du genre. Cela ne préfigure donc pas un mode d’organisation sociale particulier qui viserait la pleine et entière réalisation de vertus humaines ou la contention de travers propres à la nature humaine. On ne peut ainsi, pour l’avoir opposé à Hobbes, rabattre immédiatement Goffman sur Aristote. L’existence même d’un ordre social – indépendamment des modalités propres aux différents ordres sociaux – ne peut, en tant que fait naturel, se comprendre dans une opposition stricte à des individus pour lesquels il représenterait un obstacle à leurs désirs. Il émerge comme une solution naturelle qui vient résoudre un problème dans le temps même où celui-ci se pose [5]. C’est pourquoi il est à la fois nécessaire et désirable, qu’il semble s’imposer implacablement et être appelé de tous leurs vœux par les participants, qu’il est là et toujours en quête de lui-même. Il est radicalement problématique, et sa présence ne se maintient que du sentiment de son absence ou du manque de sa réalisation.

30Ce paradoxe, qu’il nous est difficile de penser d’après les schémas traditionnels, peut se résumer dans ces termes : le fait naturel de l’ordre de l’interaction représente une valeur positive en lui-même. Pour cette raison, on ne peut conclure que Goffman développe une conception fonctionnaliste de l’ordre social au niveau de l’interaction, vision sur laquelle des positions holistes et individualistes peuvent se rejoindre [Rawls, 2002, p. 139]. Son problème n’est pas de savoir « pourquoi la société existe ?» et encore moins de savoir – d’après les formulations qui semblent toujours naturellement préciser cette question première – « pourquoi la société est-elle nécessaire ?», « à quoi sert-elle ?». Son questionnement se rapproche plutôt de la question posée par Simmel : « Comment la société est-elle possible ?» [Simmel, 1999, p. 63-79 et Joseph, 1998, p. 18]. Même si l’idée d’une nécessité première de la socialité humaine le distingue du sociologue allemand, son naturalisme et le primat accordé à l’observation renvoient tout de même à cette question. Pour lui, plus encore que pour Simmel, cette question n’est pas simplement épistémologique : elle se pose comme problème pratique aux participants de chacune des rencontres.

31Dans cette veine pragmatique, que l’on peut opposer à tout fonctionnalisme, la vision mécaniste du social peut être méprisée pour son impertinence théorique et dénoncée implicitement pour le danger totalitaire que son application représente dans les faits. L’image de l’État mangeur d’hommes, corps artificiel regroupant tous ses membres, la vision mécaniste qui joue de l’analogie corporelle ne peuvent correspondre ni à la vision de l’ordre de l’interaction telle que Goffman le décortique par l’observation, ni à sa vision de l’articulation des différents ordres de la structure sociale. D’une part, si l’interaction peut être analysée en tant qu’ordre structurel, c’est en tant que « structures en procès » qui trouvent leur cohérence sur le mode de la séquence d’un certain nombre d’événements, et non comme entité organique englobant ses participants comme autant de rouages d’une horloge implacable. D’autre part, l’autonomie de l’ordre de l’interaction mérite d’être défendue d’un point de vue normatif à l’encontre de tout ordre structurel englobant dont la représentation sous la forme d’un État Léviathan « mangeur d’hommes » fournit précisément l’image la plus terrifiante. La portée critique d’un ouvrage comme Asiles, le point jusqu’où l’institution totale peut pousser la contrainte comme la capacité humaine irréductible à résister apportent la meilleure illustration chez Goffman d’une humanité qui, en se présentant sur les différentes scènes interactionnelles, y puise les principes moraux lui permettant de se défendre de toute contrainte arbitraire et abusive [Rawls, 2002].

32Avec le passage à l’État et à une réalité sociale artificielle, Hobbes voit l’homme s’arracher de la condition animale par un geste sécateur et fondateur d’une communauté politique. L’entrée sur les scènes du théâtre naturel des rencontres en face à face s’inscrit dans la continuité de la vie animale humaine. Le geste volontaire qui institue la République ne connaît pas son équivalent dans l’organisation des interactions. Même si on y repère du rite, et notamment des rites d’ouverture tels que les salutations [ 1973b, p. 87-88], il semble que la plupart d’entre elles dénient avec tact tout caractère volontariste trop marqué qui pourrait devenir cause d’embarras. La spontanéité est la règle [1974, p. 103]. Manifestement la morale goffmanienne n’est pas affaire de bonne volonté partagée – née d’un consentement mutuel à se dessaisir de droits naturels –, pas plus que de bons sentiments. L’homme reste bien pour lui un animal devant répondre dans sa vie sociale à des nécessités premières; simplement sa façon d’y répondre présente un haut degré de sophistication.

33Il est d’emblée un animal moral avant, loin s’en faut, de pouvoir devenir quelque chose comme un animal – ou une bête – politique.

LE DÉPASSEMENT DE LA CONTRAINTE POUR SA PLUS GRANDE SATISFACTION

34La plupart des conséquences du parallèle établi entre Goffman et Hobbes pourraient valoir à propos du rapprochement, plus fréquent, entre Goffman et Durkheim. Mais l’évocation de ce dernier permet également d’aborder un autre versant de l’œuvre de Goffman qui voit la prégnance du repli sécuritaire derrière des masques sociaux s’effacer au profit d’une thématique de l’engagement. Les « boutiquiers de la moralité » [ 1973a, p. 237] que sont les acteurs soucieux de sauver l’apparence des situations en viennent à se prendre au jeu d’interactions plus chaudes qui pourraient révéler des valeurs positives.

35À suivre cette avancée s’éclaircit et se précise pour nous le paradoxe constitutif de l’ordre moral goffmanien qui veut que les contraintes naturelles de l’ordre social des apparences se trouvent au mieux respectées à travers la liberté laissée au jeu des acteurs dans l’interaction.

36Pour que puisse s’opérer un tel tour de passe-passe, la contrainte doit se muer en obligation en s’enveloppant d’une aura sacrée. C’est donc dans les Rites d’interaction que Goffman va déployer le schème analytique du sacré au point de susciter en s’y référant assez longuement le rapprochement avec la conception religieuse et morale de la société de Durkheim. Il joue manifestement du double sens éthologique et religieux du terme « rite » mais sans s’en expliquer davantage. En fait, aucune opposition ne doit être établie entre les deux. Les cérémonies rituelles quotidiennes sur lesquelles il arrête son regard ne sont qu’un type particulier de parade et « l’éthologie et la conception éthologique du rituel, au moins dans le sens de manifestation d’intention, se révèlent aussi appropriées que la formulation anthropologique » [ 1983, p. 213].

37Une fois mentionné le principe de cette continuité, une distinction mérite d’être rappelée qui, d’ailleurs, n’apparaît pas toujours très clairement dans l’œuvre de Goffman. Si l’ordre social de l’interaction ne doit pas son ordonnancement à un corps de règles indépendant qui préexisterait à chacune des situations, des cadres culturels viennent leur donner une forme et, peut-être, une signification particulières. La distinction en jeu est celle qui voit s’opposer les « contraintes systémiques » et les « contraintes rituelles » [1987, p. 22-23]. Les premières sont purement physiques et elles s’imposent par l’ordonnancement minimum de l’interaction. Les « contraintes rituelles » reposent, quant à elles, sur des « définitions culturelles » [ ibid., p. 25]. Un lien fonctionnel de l’une à l’autre explique la difficulté à les distinguer dans l’observation et l’analyse. « Pour autant que les participants à une rencontre s’engagent moralement à conserver les canaux conversationnels ouverts et en bon état de marche, tout ce qui les lie en vertu des contraintes systémiques les liera aussi en vertu des contraintes rituelles. La satisfaction de celles-ci ne fait pas que sauvegarder les sentiments; elle sauvegarde aussi la communication » [ ibid., p. 24]. Le respect des contraintes rituelles garantit donc celui des contraintes systémiques.

38Une transposition s’effectue qui voit se métamorphoser la contrainte naturelle en obligation normative.

39La liberté des acteurs que sont les participants des rencontres se joue dans cet écart mal défini. Elle se manifeste déjà de la façon la plus frappante dans la capacité de « manipulation » des cadres sociaux ou des impressions produites. Tout un chacun est amené dans les situations à produire de la vraisemblance et à multiplier les « effets de réel » à l’instar du romancier réaliste. De la même façon, les arnaqueurs, pour tromper leur monde, doivent donner toutes les apparences de la réalité. Ces spécialistes de la fiction réelle peuvent ainsi passer pour les meilleurs mécaniciens et analystes de la réalité sociale. Les jeux sérieux de l’espionnage représentent également un cas extrême des possibilités de jouer avec et de statuer sur la réalité sociale.

40Les espions, qui cherchent à se tromper les uns les autres et s’interrogent sur la validité de tout renseignement, sont les premiers à savoir que « les apparences qui sont manifestement les plus innocentes sont les apparences que donnerait un joueur expert coupable » [ 1970, p. 69]. En s’en tenant à cette attitude défensive et calculatrice caractéristique des univers de défiance, et alors même que ces situations semblent à mille lieues des considérations morales, on voit se manifester la latitude d’un jeu d’information qui est aussi un jeu moral.

41Mais cela apparaît davantage quand l’analyse de l’interaction mobilise pour ce faire le langage du sacré. Dans cette perspective, la vulnérabilité d’un ordre interactionnel, en prenant une autre dimension, se manifeste au plus haut point. Partant, la liberté des acteurs pour participer à l’émergence et au maintien de cet ordre apparaît aussi d’autant plus nécessaire que l’ordre social devient pleinement un ordre expressif. Ce qu’il s’agit d’ordonner dès lors n’est plus compris comme relevant d’une simple co-présence physique des individus, mais véritablement comme la co-présence des objets rituels que sont les faces : « La face est un objet sacré, et il s’ensuit que l’ordre expressif nécessaire à sa préservation est un ordre rituel » [ 1974, p. 21].

42Les interactions deviennent ainsi des microcérémonies de la vie quotidienne où tout participant se trouve à la fois investi d’une valeur sacrée par la face qu’il expose aux autres et tenu de rendre hommage à la valeur des faces des autres. Le sacré ne renvoie plus à un ordre transcendant invisible dont la séparation avec un ordre profane pourrait garantir la protection et la perpétuation d’une morale, mais vient se loger dans le tabernacle ouvert de la face.

43L’enjeu de ce passage de l’analyse de l’interaction comprise comme confrontation des différentes « façades » – sociales ou personnelles – à une interaction comprise au sens fort comme « de face à face » est de pouvoir caractériser celle-ci comme le lieu d’un véritable engagement. La face se définit comme « la valeur sociale qu’une personne revendique effectivement » [ 1974, p. 9]. L’image présentée dans l’interaction n’est alors plus appréhendée simplement comme une image sociale définie objectivement, mais comme relevant, en plus, d’une présentation personnelle. « La face est une image du moi délinée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageable, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi » [ ibid.]. La référence faite en note à l’Essai sur le don et à la conception indienne de la face confirme qu’il ne faut d’ailleurs pas voir dans la différence de la face et de la façade une opposition : « C’est vraiment la “face”, c’est le masque de danse, le droit d’incarner un esprit, de porter un blason, un totem, c’est vraiment la persona, qui sont ainsi mis en jeu, qu’on perd au potlatch » [Mauss, 1950, p. 206 [6]]. De même dans l’interaction goffmanienne, « l’attachement à une certaine face ainsi que le risque de se trahir ou d’être démasqué expliquent en partie pourquoi tout contact avec les autres est ressenti comme un engagement » [ 1974, p. 10].

44L’enjeu des interactions, leur valeur même, est véritablement de pouvoir offrir cette scène d’expression et cette arène où les individus vont pouvoir se réaliser comme personnes. On peut voir alors l’ensemble des obligations rituelles s’articuler autour d’une logique de l’ordre social métamorphosée métaphoriquement en une logique de l’ordre rituel. Le même principe unissant la vulnérabilité individuelle et la vulnérabilité de l’ordre interactionnel s’y retrouve mais ne peut, à la lumière sacrée de la cérémonie que représente l’interaction, donner lieu à des lignes d’action avant tout défensives. L’ordre social n’est plus celui qui s’instaure dans une simple maîtrise des impressions, mais devient véritablement un « ordre expressif ». Sauver les apparences revient ici plus précisément à sauver la face, à préserver l’engagement de chacun dans l’interaction.

45Ainsi, le danger qui en appelle à un ordre rituel est celui d’une trop grande valorisation de la face d’un interactant qui viendrait à offenser la face d’un autre. La règle fondamentale est celle du do not steal the show, de ne pas voler la vedette. Parce que chacun doit présenter une face qui permette à celle des autres de s’exprimer, chaque personne sauve la face en sauvant la face de l’autre et, au-delà, si « son but est de sauver la face, l’effet qu’elle atteint est de sauver la situation » [ 1974, p. 36]. Chacun des participants de l’interaction étant à la fois observé et observateur, acteur et spectateur, est aussi, en même temps qu’un objet de valeur sacrée, le serviteur du culte de la face des autres. Dans cette routinisation du sacré liée à la double acception ethologique et anthropologique du rite se perd une séparation stricte des fonctions, et c’est au quotidien qu’il faut se préserver de la profanation.

46Si la vulnérabilité change de sens, elle n’en devient pas pour autant moins forte quand l’ordre social porte la livrée du rituel. Goffman le souligne en ajoutant qu’une personne est parfois amenée, pour ne pas perdre la face, à sacrifier l’interaction à travers le geste d’un « éclat » ou d’une indignation [ ibid., p. 37]. On se trouve là devant le paradoxe d’un ordre social qui, pour trouver sa plus haute garantie, se transpose en un ordre rituel où le prix du danger est plus élevé encore. Ce paradoxe est en fait celui lié à la prévention de tout risque : si vous construisez un paravent pour vous protéger de la tempête, vous prenez aussi le risque que sa chute ait des conséquences plus graves encore que celles de la tempête. Il en va des productions symboliques comme des productions matérielles, et cette contradiction est peut-être d’autant plus prégnante à propos des premières que dans l’univers social goffmanien, où tout est visibilité – ce qui vous protège et à travers quoi vous vous présentez est aussi ce à travers quoi vous vous exposez. « Ce qu’une personne protège et défend, ce en quoi elle investit ses sentiments, c’est une idée d’elle-même, et les idées sont vulnérables, non pas aux faits matériels mais à la communication » [ ibid., p. 40].

47On peut pousser l’analogie plus loin en se demandant si le paravent fait oublier le risque premier de la tempête, ou si l’obligation rituelle fait oublier la contrainte éthologique première des apparences. La réponse est oui et non :
si le paravent en résistant fait oublier le vent, comme le caractère sacré de la face peut masquer la contrainte d’exposition, la chute du premier et la perte de la seconde deviennent la mémoire, la trace concrète du fait premier. La vulnérabilité rituelle est à la fois l’oubli et la mémoire de la vulnérabilité physique naturelle, aussi vrai que l’enveloppe du masque peut devenir une seconde peau et que l’identité sociale se présente parfois comme une seconde nature.

48L’intérêt de ce parcours dans une partie de l’œuvre de Goffman est donc de montrer comment un ensemble d’obligations rituelles vient redoubler et envelopper un ensemble de contraintes éthologiques naturelles et donc la façon dont cet ensemble de contraintes, qui à l’état naturel ne peuvent faire sens, se trouve transposé culturellement. Cette transposition vise bien à mieux garantir et maintenir l’ordre social. Même si en changeant de forme, la vulnérabilité ne tient plus à la simple nécessité de sauver sa vie ou sa peau mais sa face, ou la valeur personnelle que l’on revendique par sa présentation, et en devient d’autant plus forte, l’enjeu fondamental reste le même. C’est la transfiguration culturelle de contraintes naturelles qui, en les masquant, permet au jeu des obligations rituelles d’assurer la continuité de l’ordre social.

49Pourquoi cette transposition, cette illusion ou ce subterfuge ? Cela est rendu nécessaire par le caractère insupportable de la contrainte sociale, du fait physique brut du vivre-ensemble sur un même territoire et de la contrainte d’apparaître aux autres. Seule la mise à distance par une métaphorisation et une mise en images permet de se dégager d’un univers paranoïaque de défiance généralisée pour lui donner sens en lui faisant changer de forme. Dans l’écart ouvert par cette métamorphose vient se loger la contradiction sociale entre contrainte immanente et nécessaire liberté. Elle se manifeste au mieux dans une lecture de l’ordre de l’interaction compris comme ordre rituel et s’illustre au plus haut point dans le développement du thème de l’engagement. S’engager dans l’interaction revient en fait pour les acteurs à construire un social déjà là et toujours déjà trop imposant. Il s’opère ainsi une dénégation de la contrainte par un engagement qui la masque.

50La contradiction ici en cause est au cœur de chacune des interactions et s’exprime de la façon la plus franche dans la règle de l’engagement spontané. L’obligation d’engagement dans une conversation par exemple (qui se manifeste par l’intérêt qu’on y porte et l’attention soutenue) ne doit pas, pour être satisfaite, apparaître sous le jour de la contrainte. « C’est là, dans cette part d’impulsion non rationnelle, non seulement tolérée, mais réellement indispensable, que nous voyons combien l’ordre de l’interaction diffère des autres types d’ordre social » [ ibid., p. 103].

51Ruse suprême du social qui – dans une veine déterministe bourdieusienne notamment – pour s’imposer jouerait toujours du voile de l’illusio ?

52Certainement. Mais à condition de dire que cette ruse ouvre la possibilité pour les acteurs de ruser eux-mêmes avec cette contrainte. En s’imposant masqué, le social offre le répertoire de masques qui permet aux personnes qui s’engagent derrière eux de se constituer comme telles et établit une distance qui voit s’instituer l’obligation rituelle donnant sens à la contrainte naturelle immédiate. Cet écart peut certes être celui d’une illusio masquant au sein même des interactions une domination sociale [7], mais c’est avant tout celui sans lequel les personnes ne peuvent construire leur liberté.

UNE RÉALITÉ SOCIALE COMPRISE COMME DONNÉE À VOIR

53L’espace dans lequel peut se jouer la ruse des acteurs est celui qui s’ouvre avec l’interprétation à laquelle sont conduits les participants de chacune des interactions. Loin que ceux-ci s’en tiennent à une vision déterministe, ils interprètent et jugent les différents signes ou informations livrés au cours de celle-ci comme autant d’éléments imputables à celui qui les manifeste. La première valeur à reconnaître à un co-participant est celle d’un participant compétent et responsable de sa ligne d’action. De la sorte, toute attitude est a priori censée exposer de façon intentionnelle une information. Même si, pour Goffman, le sens des actions ne renvoie en aucun cas à une visée subjective préexistante, il semble que les acteurs, pour définir les situations et anticiper l’attitude de chacun, attribuent à chacun des participants une telle intention. Toute parade ou mise en scène n’est compréhensible que pour autant qu’elle s’offre en acte à l’interprétation [8]. Les espions pris dans la guerre froide sont toujours en train de se poser la question des véritables intentions de leurs adversaires, et les participants se réchauffant au foyer des cérémonies que sont les conversations sérieuses doivent croire en la sincérité de l’engagement des uns et des autres. Dans une lecture plus pragmatique encore, mais qui sied aux interactions de quelque nature qu’elles soient, le simple fait que la rencontre des passants anonymes dans la rue ne donne pas lieu à davantage de collisions, repose sur la compétence de chacun à lire une trajectoire et à anticiper une orientation. Les changements brusques de direction qui provoquent les incidents peuvent donner lieu à une réprobation, comme ils peuvent donner lieu à une réinterprétation qui cherchera à minimiser l’incident en le qualifiant d’involontaire. Toute manifestation visible, pour faire sens, doit être perçue comme une parade d’intention.

54Cette première justification, qui voit se lier l’approche pragmatique à une véritable phénoménologie, trouve sa continuité dans le sens que prend, dès lors, le déploiement par Goffman de la métaphore dramaturgique. « Théâtre signifie “donné à voir”» [Duvignaud, 1986, p. 57]. Le jeu de la mise en scène semble bien viser chez Goffman le sens d’une représentation répondant au caractère problématique de la vie sociale. La réalité sociale est toujours déjà là, mais il faut toujours la mettre en forme pour pouvoir statuer sur elle en tant que réalité. La discussion épistémologique qui ouvre les Cadres de l’expérience la montre bien prise entre réel et irréel et devant toujours s’affirmer comme nous l’avait montré déjà la possibilité de manipuler cette réalité ou comme le manifeste encore l’écart entre « identité sociale virtuelle » et « identité sociale réelle » à partir duquel se trouve défini un stigmate [1975, p. 12]. Prise dans le jeu fluctuant et fragmenté des décors de la vie quotidienne, la mise en scène interactionnelle impose aussi la mise en visibilité profane du sacré. « Dans le rituel, on s’engage, mais ici [sur la scène du théâtre] on se donne, à distance, la vision d’un personnage » [Duvignaud, ibid.]. L’opposition qui voudrait qu’on sépare la fonction théâtrale de la fonction sacrée n’a plus lieu d’être si ce n’est pour montrer chez Goffman le paradoxe de la façade et de la face, de la distance et de l’engagement. Le jeu des face à face répond bien à l’obligation des interactants de donner le change en s’engageant spontanément, et ce faisant, de rivaliser dans un jeu expressif qui vise à manifester le statut de réalité et de sérieux que chacun est tenu d’accorder à la situation.

55Cet écart est celui qui voit la contrainte arbitraire se métamorphoser en une obligation qui fait sens pour tous. Dans le transfert et la transposition auxquels procède cette mise en forme active de la réalité sociale, celle-ci se pare d’une aura symbolique qui lui donne un nouveau statut. Ce redoublement trouve une illustration générale dans le traitement par Goffman des rapports de domination auxquels peut donner lieu la différence biologique entre les sexes. C’est alors le concept de « réflexivité institutionnelle » qui vient expliquer la reprise de cette différence biologique sous certaines modalités culturelles et sociales, c’est-à-dire de « stéréotypes de genre » et de « formes d’arrangements entre les sexes » [ 2002, p. 89]. Dans ce cas, le jeu ouvre d’ailleurs sur une domination qui représente une véritable contrainte sociale structurelle pesant sur l’interaction.

56De la même façon, le redoublement de la contrainte première de l’exposition de l’individu par l’obligation de se présenter comme persona permet sa reconnaissance comme personne [9]. Un même processus de redoublement-enveloppement vient donner réalité sociale à l’individu qui en jouant un personnage devient une personne. Pour Goffman, le selfi.e. le soi et non le moi) est avant tout une réalité publique qui ne se constitue comme telle que dans l’interaction. « La nature la plus profonde d’un individu est à fleur de peau : la peau de ses autres » [ 1973b, p. 338]. La présentation de soi à travers une façade et l’engagement par l’exposition de la face sont à l’origine d’un rapport réflexif qui permet à la personne de se constituer comme unité dans la distance d’un rapport à soi.

57Montrer comment un tel processus est à l’œuvre à la fois dans la constitution d’un ordre de l’interaction et dans celle de la personne est déterminant d’un point de vue épistémologique pour comprendre comment on peut s’emparer, dans une perspective sociologique, de la réalité sociale comme d’un ensemble de faits intentionnels qui se réalisent dans des formes visibles. La conception goffmanienne du self, en se détachant d’une vision qui lierait celui-ci à un sujet compris comme unité substantielle qui préexisterait à son entrée dans l’interaction, en représente certainement l’illustration la plus claire. Elle permet en effet de relier ce caractère intentionnel à la structuration réflexive du self, à celle de l’ordre de l’interaction, et au-delà – et dans les seules limites dans lesquelles il nous est permis d’en parler d’après Goffman – des structures sociales générales qui pèsent sur l’interaction. Elle paraît ainsi pouvoir se constituer en réaction dans un rapport à un jeu de structures qui, se constituant chacune à leur niveau, n’apparaissent jamais complètement déterminantes les unes des autres. Il semble au contraire que l’articulation des différents ordres nécessite en fait une certaine autonomie de chacun d’eux [10].

58Ce mode réflexif généralisé par lequel la réalité sociale se donne à voir trouve véritablement son fondement dans le redoublement de la contrainte sociale naturelle par l’obligation sociale d’une mise en formes visibles. Il fonde donc également le caractère normatif de la réalité sociale : elle n’est pas pure construction car elle s’impose comme étant déjà là; mais elle ne prend forme et style sous un mode reconnu comme « humain » qu’en se parant du caractère d’un devoir être. Ce caractère normatif est ambigu : la valeur ultime sur laquelle il repose apparaît indécidable. Relève-t-il d’une obligation envers la situation ou d’une obligation envers les autres ?

59D’un côté, l’approche du sociologue naturaliste semble devoir conduire à la défense d’un ordre de l’interaction qui se poserait comme cérémonie rituelle pour mieux se maintenir lui-même. De l’autre, un moraliste s’exprime aussi qui fait de la personne humaine et de la possibilité de se réaliser un critère normatif fort qui, implicitement, permet de juger en dernier ressort des différentes configurations sociales. C’est dans le jeu des apparences, dans la « danse avec les règles » et les modalités sociales, et donc dans la mise en formes visibles de la réalité sociale que se décide pragmatiquement ce dilemme dans chacune des interactions.

Notes

  • [1]
    « Tout être humain est entouré d’une sphère invisible dont la dimension peut varier selon les différentes directions et les différentes personnes auxquelles on s’adresse; nul ne peut y pénétrer sans détruire le sentiment que l’individu a de sa valeur personnelle. L’honneur établit un territoire de ce genre autour de l’homme; avec beaucoup de finesse, le langage désigne l’affront comme le fait de “s’approcher trop près”; c’est le rayon de cette sphère qui définit en quelque sorte la limite qu’une personne étrangère ne peut transgresser sans porter atteinte à l’honneur » [ 1999, p. 358].
  • [2]
    Nous n’en retiendrons ici que deux illustrations bien éloignées : celle du corps nu mais peint des indiens dont G. H. Le Clézio [ 1971, p. 130] nous dit : « Ils ont inventé le dessin, comme cela, avec la pensée, puis ils se sont cachés au milieu du dessin, et ils sont hors d’atteinte »; celle du domaine privé tel que l’analyse RichardSennett [ 2000, p. 32-41].
  • [3]
    L’idée d’une telle digression vient des réactions et des rapprochements que suscite souvent la présentation de Goffman, notamment à partir du développement de la métaphore dramaturgique. Je remercie les participants aux journées du MAUSS à Saint-Jacut de me l’avoir rappelé « le 21 du mois de juin ( bis)».
  • [4]
    Cette prétention est davantage mise en évidence avec le langage des faces et des rites tel qu’il se déploie dans les Rites d’interactioncf. infra).
  • [5]
    En suivant JeanDuvignaud, dans le champ traditionnel de la philosophie politique, c’est davantage de Grotius que l’on peut rapprocher Goffman : « Contre Hobbes qui ne voyait aucun lien entre les individus composant le corps social que celui que lui impose le souverain par la force et la raison, Grotius évoque la “natura societatis”, la “communitas” qui unit les hommes entre eux d’une manière chaque fois limitée. Certes Aristote, auquel on se réfère inlassablement, définit l’homme comme “zoon politicon”, animal social, mais c’est pour lui sous la garantie et la surveillance de l’État. Pour Grotius, la sociabilité remplace à la fois le corps mystique de la foi et la dictature d’un souverain » [ 1986, p. 91].
  • [6]
    C’est nous qui rappelons la citation et non Goffman.
  • [7]
    Cette domination sociale est celle qui se manifeste dans le rapport du reclus à l’institution asilaire, dans les « contacts mixtes » entre stigmatisés et personnes normales ou encore dans l’« arrangement des sexes » et les relations entre hommes et femmes.
  • [8]
    « Bref, chaque fois que nous entrons en contact avec autrui, que ce soit par la poste, au téléphone, en lui parlant face à face, voire en vertu d’une simple co-présence, nous nous trouvons avec une obligation cruciale : rendre notre comportement compréhensible et pertinent compte tenu des événements tels que l’autre va sûrement les percevoir. Quoi qu’il en soit par ailleurs, nos actes doivent prendre en compte l’esprit d’autrui, c’est-à-dire sa capacité à lire dans nos mots et nos gestes les signes de nos sentiments, de nos pensées et de nos intentions. Voilà qui limite ce que nous pouvons dire et faire; mais voilà aussi qui nous permet de faire autant d’allusions au monde qu’autrui peut en saisir » [ 1981, p. 271].
  • [9]
    « Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes » [Park, 1950, p. 249, cité in Goffman, 1973a, p. 27].
  • [10]
    Il paraît intéressant de noter ici un certain air de famille avec la conception d’Alain Touraine. Alors même que celui-ci inscrit Goffman dans un postmodernisme qui manifeste la fin de l’idée occidentale de société en écrivant que « parallèlement, le sujet individuel achève de se décomposer jusqu’à ce qu’Erving Goffman le réduise à une succession de présentations de soi, définies par leur contexte, par des interactions, et non plus par des orientations d’action, des projets, ce qui réduit le Soi ( Self) à une grande faiblesse » [ 1992, p. 217], sa conception d’un Je qui ne se forme que par distanciation au Soi – compris comme un ensemble des rôles sociaux –, et donc celle d’un Sujet comme « réflexion de l’individu sur sa propre identité » [ ibid., p. 317], n’est pas aussi opposée à celle de Goffman qu’il y paraît. Même si, chez Goffman, le sujet n’est jamais nommé et, en fait, jamais découvert ni même présupposé derrière les strates qui composent l’apparence de la personne, l’idée d’une structure réflexive permet de développer une conception sociologique de l’intentionnalité qui, chez Touraine, se manifeste dans les sujets que représentent les mouvements sociaux.

BIBLIOGRAPHIE

  • DUVIGNAUD Jean, 1986, La Solidarité, Fayard.
  • GOFFMAN Erving, 1973a, La Mise en scène de la vie quotidienne. I. La présentation de soi, Éditions de Minuit.
  • – 1973b, La Mise en scène de la vie quotidienne. II. Les relations en public, Éditions de Minuit.
  • – 1974, Les Rites d’interaction, Éditions de Minuit.
  • – 1975, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit.
  • – 1981, Façons de parler, Éditions de Minuit.
  • – 1983, « L’ordre de l’interaction », inLes Moments et leurs hommes, textes traduits et présentés par Yves Winkin, Seuil/Minuit.
  • – 1991, Les Cadres de l’expérience, Éditions de Minuit.
  • – 2002, L’Arrangement des sexes, La Dispute, Le genre du monde.
  • HOBBES Thomas, 1971, Léviathan, trad. Tricaud, Sirey.
  • En ligneJOSEPH Isaac, 1998, Erving Goffman et la microsociologie, PUF, Paris.
  • LE CLÉZIO G. H., 1971, Haï, Champs-Flammarion.
  • MAUSS Marcel, « Essai sur le don », Sociologie et Anthropologie, PUF-Quadrige.
  • – [ 1929] 1968, « Les civilisations, éléments et formes », Œuvres. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, présentation de Victor Karady, Éditions de Minuit.
  • En ligneRAWLS A.W., 2002, « L’émergence de la socialité : une dialectique de l’engagement et de l’ordre », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 19,1er semestre.
  • SENNETT Richard, 2000, La Conscience de l’œil, Éditions de la passion.
  • SIMMEL Georg, 1999, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation, PUF-
  • Sociologies.
  • TOURAINE Alain, Critique de la modernité, Fayard, 1992.
Sylvain Pasquier
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/rdm.022.0388
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...