CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Non, je ne crois pas que la Sécurité sociale soit une idée neuve. Son histoire nous montre, au contraire, qu’elle est en France une idée politique profondément inscrite au fronton des valeurs de la République. Mais, cette idée est aujourd’hui dévoyée.

2Lorsqu’à la fin des années 1870, le péril monarchique eut cessé de menacer la jeune République, les républicains modérés recherchèrent une voie médiane entre le libéralisme orthodoxe et le socialisme, alors en plein essor. C’est dans ce contexte que Léon Bourgeois, grande figure politique et humaine – il fut le premier président de la Société des Nations et, à ce titre, il reçut en 1920 le prix Nobel de la paix – théorisa au seuil du XXe siècle une nouvelle doctrine sociale fondée sur le principe de solidarité. Face aux libéraux, qui redoutaient la puissance coercitive de l’organisation sociale sur la liberté individuelle, il proclame alors que « l’individu isolé n’existe pas » car « vivant dans la société et ne pouvant vivre sans elle, l’homme est à toute heure un débiteur envers elle ». Tel est le fondement du « solidarisme » qui établit, en même temps que la liberté l’égalité, non des conditions mais du droit entre les hommes ». A ceux qu’il appelle les socialistes collectivistes, il dit « ce qui est collectif pour nous, c’est le point de départ, c’est la société solidaire… ; le but est individuel, c’est la liberté reconquise par l’acquittement de la dette sociale ».

3Jean Zay, qui a désormais rejoint Victor Hugo et Jean Jaurès au Panthéon, s’inspira de cette doctrine pour mettre en place comme ministre de l’instruction publique une « éducation du sens social », apprenant à chacun à garder son individualité, donc sa liberté, en adhérant aux règles du groupe dans un esprit de solidarité.

4Ce système de valeurs, dont le discours sur la solidarité semblerait démontrer aujourd’hui le caractère consensuel, se lit-il encore dans l’organisation et le fonctionnement de notre système de sécurité sociale ? Rien n’est moins sûr car, conçu comme un instrument politique destiné à lutter contre les inégalités, il est devenu un mécanisme d’assurance mutuelle contre les risques de la société de marché. Certes, dès l’origine, le système est dualiste : protection mutuelle contre les risques et solidarité nationale. Mais, avec la pression du marché et la compétitivité, le système se transforme, se corrompt (?). La Sécurité sociale perd sa dimension d’accession à la liberté individuelle pour prendre en charge les effets négatifs et perpétuellement reproduits de la société de marché, menant les bénéficiaires, toujours plus nombreux, de son assistance vers une spirale de dépendance et d’exclusion sociale. L’Etat, qui ne se désinvestit pas, bien au contraire, y change cependant de rôle : d’acteur politique, il devient acteur du soutien économique et son inefficacité décrédibilise la Démocratie et éloigne les citoyens du projet politique. Puisse l’avenir démentir cette boutade de Céline : « si Louis XIV avait connu la Sécurité sociale, il n’aurait jamais proclamé : l’État, c’est moi ! ».

Christian Byk
Rédacteur en chef
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2017
https://doi.org/10.3917/dsso.032.0003
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