CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 Par dérogation au Code de procédure pénale, qui dispose que « les procès-verbaux et les rapports constatant les délits ne valent qu’à titre de simples renseignements » [1], les constats réalisés par les agents de contrôle de l’inspection du travail dans leurs procès-verbaux (PV) font « foi jusqu’à preuve du contraire » [2]. Est-ce à dire que leur transformation en preuve dans le procès pénal en devient évidente ? Dans le cadre d’un terrain de thèse sur la relation entre l’inspection du travail française et son public, réalisé entre 2017 et 2020 dans trois départements, nous avons suivi ces inspecteur·rices et contrôleur·euses du travail [3] dans les contrôles d’entreprises et rendez-vous avec le public lors desquels ces constats sont produits. L’observation de ces scènes d’interaction (n=69) s’est accompagnée de discussions informelles et d’entretiens enregistrés au cours desquels cette activité de production a été décrite, commentée et questionnée. Cette méthode de recueil des matériaux apparaît particulièrement propice à une analyse pragmatiste des « opérations de traduction de la réalité » [4] que recouvre le travail de constat, en amont de celui d’écriture et de qualification juridique ayant fait l’objet d’enquêtes portant, dans une perspective pragmatiste, sur la fabrication des « actes d’État » [5] ou sur le « passage » du droit [6].

2 Au cours de nos échanges, les agents ont fait part de leurs interrogations quant à la possibilité que les constats effectués puissent être utilisés comme une preuve pénale. D’après elles et eux, la production des PV, qui représentent 19 % des signalements pour infraction à la législation du travail au parquet [7], est particulièrement technique [8] et chronophage. En vertu de leurs prérogatives de libres poursuites, elle les astreint à délaisser temporairement d’autres composantes de leur activité multiforme pour se concentrer sur une situation de travail précise pendant une à plusieurs semaines. Si les institutions policières, déjà qualifiées dans les années 1980 de « véritable centre de gravité de la procédure pénale » [9], ont vu leur « maîtrise du rythme de la chaîne pénale » renforcée dans le cadre de la justice rapide [10], ce n’est pas le cas pour les agents de l’inspection du travail. Le parquet donne suite à leurs PV parfois plusieurs mois, voire années, après leur transmission. L’issue de leur processus n’est jamais assurée : certaines procédures sont classées sans suite [11], ce qui fait de leur suivi un thème de discussion fréquent des agents de contrôle avec leur hiérarchie [12] et amène certain·es observateur·rices à souligner un « risque d’autocensure » [13].

3 Les dossiers concernant la santé et la sécurité au travail sont particulièrement révélateurs des difficultés de ce travail de traduction. Dans ces domaines de compétence, l’inspection du travail peut intervenir de façon préventive – en vérifiant par exemple que les risques ont bien été évalués [14] – ou a posteriori – suite à une plainte ou à un accident. Ce deuxième type de cas, qui est bien plus fréquent [15], ne signifie pas pour autant la rédaction d’un PV : cette activité semble, d’après notre terrain, marginale. Ce constat est toutefois à nuancer selon les secteurs. Dans celui du bâtiment et des travaux publics (BTP), les agents verbalisent fréquemment en matière de santé et sécurité au travail, et ce en particulier concernant les accidents du travail graves et mortels. À l’inverse, les infractions relatives aux risques psychosociaux font l’objet d’une faible verbalisation [16], alors même qu’elles ont connu ces dernières décennies une institutionnalisation progressive – non sans enjeux conflictuels – comme c’est le cas du harcèlement moral, entré dans le droit au début des années 2000 [17]. Pourquoi une telle différence ? La réponse à cette question implique de restituer l’enchaînement de séquences qui conduit à la production d’un procès-verbal. Quelles contraintes pèsent sur la matérialisation des risques psychosociaux comme atteinte à la santé, contribuant à expliquer leur moindre issue pénale ? Pour le comprendre, nous comparerons les constats impliquant des blessures physiques (n=22) et ceux qui induisent des souffrances psychiques (n=11). Leur transformation en procès-verbal constitue un horizon toujours possible : parmi ces situations, quatre ont effectivement donné lieu à un procès-verbal ou à un signalement [18]. D’autres procès-verbaux ont également été décrits et commentés en entretien, sans que nous disposions, dans le cadre d’une enquête portant principalement sur les interactions entre les agents et leur public, d’un matériau suffisant pour analyser en propre le travail d’écriture de ces procès-verbaux. Bien qu’ils aient en commun de s’inscrire dans les contraintes de la grammaire judiciaire pénale, ces deux types de constats seront analysés comme deux facettes bien distinctes du même travail de matérialisation de situations de travail en procès-verbaux d’infractions.

4 Nous nous appuierons sur des concepts issus d’enquêtes pragmatistes qui, dialoguant les unes avec les autres, cherchent à élucider les processus de fabrication des preuves, à commencer par celui de « tangibilité ». Ce terme désigne les preuves qui « résiste[nt] aux variations perceptuelles, instrumentales et argumentatives auxquelles le soumettent des acteurs dotés de représentations et d’intérêts divergents » [19]. Il a été forgé par Francis Chateauraynaud, qui cherchait à restituer « l’élaboration dynamique de la preuve » [20] à partir d’un corpus de controverses publiques ayant engagé des enquêtes. Sur notre terrain, cette tangibilité s’observe particulièrement dans le cas des défauts de sécurité matérielle, où les objets non-conformes à la réglementation sont au cœur des constats dressés par les agents de contrôle de l’inspection du travail. Il est alors utile d’envisager ces objets comme des « opérateurs de factualité », notion développée par Renaud Dulong pour mettre en lumière les procédés par lesquels narrateur·rices et témoins parviennent à convaincre de la vérité historique de leurs récits [21]. Dans le cas qui nous occupe, les objets risquant de blesser ou de tuer « provoque[nt] dans certaines circonstances une impression d’évidence susceptible de bousculer, sinon de rendre caduque, la critique rationnelle », et donc d’emporter la conviction des juges [22]. Les situations de souffrance psychique sont en revanche moins tangibles, en l’absence d’opérateurs de factualité pouvant permettre de matérialiser rapidement un manquement au droit. On s’appuiera, pour le comprendre, sur une distinction élaborée par Vincent-Arnaud Chappe dans son enquête sur les modalités de conviction des juges en matière de discrimination. Comme pour les affaires civiles qu’il étudie, et qui impliquent de matérialiser la discrimination par la comparaison statistique ou la concomitance temporelle, la démonstration prend en matière de santé psychique la forme de ce qu’il qualifie, s’inspirant de Laurent Boltanski, de « figure de l’énigme » : les agents de contrôle nouent dans une même intrigue les histoires relatées par les salarié·es autour d’une même catégorie juridique [23]. En cela, comme le souligne F. Chateauraynaud, leur travail de constat est un travail de « rapprochement » de faits dissemblables [24]. Il s’oppose au travail de « recoupement » [25], au contact des objets, qu’effectuent les agents en matière de sécurité matérielle : dans ce type d’affaires, et comme pour les cas de discrimination objectivés par des témoignages ou des traces écrites, le travail de constat prend plutôt la forme d’une « figure de l’évidence » [26], cette évidence étant conditionnée par la socialisation professionnelle des agents à la lecture de ces situations de travail.

5 Nous distinguerons ainsi d’un côté la matérialisation des atteintes aux corps portant sur la sécurité matérielle, dans lesquelles il s’agit de faire parler les objets (I), et, de l’autre, les atteintes psychiques, impliquant de faire parler les humain·es (II). Les opérations effectuées pour établir une causalité entre atteinte au corps et manquement au droit seront saisies en distinguant, dans chacune des deux parties, les qualifications de situations potentiellement à risque, et les qualifications postérieures à l’accident.

Présentation synthétique des concepts mobilisés

Objectif de l’enquêteTangibilité du constat (F. Chateauraynaud)
Point de départ de l’enquêteAtteintes à la santé physiqueAtteintes à la santé mentale
Caractéristiques premières des objetsOpérateurs de factualité (R. Dulong)Traces venant étayer une hypothèse
Sens mobilisés dans l’enquêtePerception visuelle des objetsÉcoute des victimes présumées et témoins, perception visuelle de traces écrites
Figures de conviction mobilisées (V.-A. Chappe)Figure de l’évidenceFigure de l’énigme
Travail de constat engagé (F. Chateauraynaud)RecoupementRapprochement
Présentation synthétique des concepts mobilisés

Présentation synthétique des concepts mobilisés

I. Qualifier les atteintes physiques : la tangibilité des objets

6 Certains contrôles mettent en évidence des objets susceptibles de, ou ayant déjà, causé des atteintes physiques. L’enjeu est alors pour l’inspection du travail de qualifier le manquement au droit et, soit d’inciter à réduire le risque, soit de sanctionner l’atteinte physique s’étant produite. Tant dans la qualification de la situation, que dans la résorption ou la sanction de celle-ci, le risque que certains objets font peser sur la santé des salarié·es est tangible : la perception visuelle et tactile de l’objet persiste en dépit des variations introduites par les récits des acteur·rices impliqué·es et par le contexte de travail [27]. Ces objets constituent donc des opérateurs de factualité permettant la mise en place, dans l’effort de conviction des juges, d’une figure de l’évidence.

I.1. Des objets et des atteintes tangibles, étayés par des moyens de cessation du risque

7 La figure de l’évidence en matière d’atteinte aux corps se manifeste principalement en matière d’hygiène et de sécurité, en particulier lors de contrôles dans le secteur du BTP, où le taux d’accidents du travail pour mille salarié·es est parmi les plus élevés [28]. Le caractère tangible des objets en cause ne concerne cependant pas toutes ces infractions de façon égale : la qualification de certaines d’entre elles nécessite une connaissance technique approfondie, dont les agents de contrôle ne disposent pas nécessairement dans tous les domaines [29]. De plus, dans les chantiers les plus conséquents, l’intervention sur le même site de salarié·es ne parlant parfois pas français, et d’une pluralité d’entreprises unies par des liens de sous-traitance, peut entraver la lecture de la situation de travail et l’imputation de responsabilité. Pour autant, un certain nombre d’objets apparaissent comme des « opérateurs de factualité » [30] garantissant la tangibilité des faits, comme le montre cet extrait de journal de terrain, dans lequel nous suivons deux inspectrices dans un contrôle inopiné.

8

Un jour de pluie, deux inspectrices, depuis la rue, constatent la présence sur le toit pentu d’un immeuble de trois hommes sans protections individuelles ni garde-corps. Alors qu’elles s’interrogent sur le statut de salarié des individus, l’un d’entre eux, le seul à sembler être en tenue de travail, s’approche du bord du toit. Une certaine fébrilité s’empare des deux inspectrices, la première s’écriant : « Il est en rive de toiture là, on fait quoi ? » La seconde lui répond : « on intervient », s’élance vers la porte d’entrée et crie aux hommes qui sont cinq étages plus haut : « Inspection du travail ! Descendez s’il vous plaît ! » L’immeuble s’avérant être un hôtel social et non une propriété privée, l’inspection du travail est habilitée à entrer dans l’établissement. Nous retrouvons au cinquième étage les gérant·es de l’hôtel social et le salarié, visiblement penaud, qui, embauché dit-il en CDD [contrat à durée déterminée] dans une entreprise de couverture depuis deux jours, explique avoir voulu monter sur le toit pour effectuer rapidement de premiers repérages ; c’est lui qui a demandé à s’y rendre, et ses client·es n’y sont pour rien. Les inspectrices rédigent cependant l’arrêt de travaux, face à un gérant agacé qui objecte que les travaux n’ont même pas commencé. Elles lui indiquent que le repérage fait partie des travaux, mais s’adressent surtout au salarié : « C’est votre vie Monsieur, on n’en a qu’une ! Notre travail c’est aussi ça, c’est de vous protéger du danger ! Le toit est en pente, ce sont des tuiles qui ne sont pas fixées, il a plu, ça glisse... ». Celui-ci, contrarié, leur demande s’il pourra travailler le lendemain si son employeur prouve l’existence d’équipements. Elles précisent qu’il lui faudra attendre de recevoir leur recommandé, puis renvoyer une demande de reprise de travaux.

9 Dans ce type de scènes, la qualification juridique des situations de travail est fondée de façon exclusive sur la perception visuelle et non sur des propos de salarié·es. Dans l’extrait ci-dessus, le contrôle est initié depuis l’extérieur de la situation de travail, et de façon imprévue. Malgré la rapidité avec laquelle évoluent les scènes de travail sur les chantiers [31], cette « attestation directe par les sens » [32] rend tangible la non-conformité à la réglementation de certaines installations, ou leur absence. C’est le cas, ici, de l’absence d’échafaudage ou de harnais pouvant entraîner des chutes de hauteur – qui font partie depuis plusieurs années des priorités nationales édictées par l’autorité centrale du ministère du Travail et concernent 11 % des accidents du travail décomptés par l’Assurance maladie en 2019 [33]. Dans ce cas comme dans d’autres, certaines caractéristiques de la « configuration à risques » sont évidentes parce qu’elles sont immédiatement perceptibles [34]. Ce sentiment d’évidence est le produit de l’éducation du regard constitutive de la socialisation professionnelle des agents. Celle-ci les forme notamment à identifier le lien de causalité entre les caractéristiques de l’objet et les chutes de hauteur, d’écrasement ou d’ensevelissement, qui peut être directement inféré à partir de l’observation du travail. Cela a d’ailleurs amené certaines recherches sur le rôle de l’inspection du travail à mobiliser la métaphore visuelle pour analyser la « lecture » des risques en matière d’hygiène et de sécurité [35]. De par ces compétences socialement acquises de lecture de la situation, les objets constituent des « opérateurs de factualité », c’est-à-dire des « supports [qui] convainquent d’emblée de la vérité de leur message » [36].

10 Cette tangibilité est renforcée par les moyens d’action importants dont dispose l’inspection du travail pour faire cesser le risque matériel et inciter à la mise en conformité au droit. L’agent de contrôle possède en effet des pouvoirs spécifiques en matière d’hygiène et de sécurité : face à la qualification de certaines infractions, il « peut prendre toutes mesures utiles visant à soustraire immédiatement un travailleur qui ne s’est pas retiré d’une situation de danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé » [37]. En particulier, dans le BTP, lorsqu’un·e salarié·e est confronté·e à des objets à risque, l’agent peut notifier à l’employeur l’arrêt des travaux tant que la situation dangereuse n’est pas résorbée, pouvoir dont font usage les inspectrices dans l’extrait cité ci-dessus. L’agent de contrôle peut également mettre l’employeur en demeure de faire cesser une infraction relative à l’hygiène et à la sécurité sous un certain délai, à peine d’astreinte. L’évidence du danger est couplée à des prérogatives garantissant aux agents le pouvoir « substantiel » d’agir directement sur des situations de travail [38]. Cette homologie entre la tangibilité des objets non conformes à la réglementation, et le caractère substantiel des moyens dont les agents disposent pour faire cesser le risque, contribue à renforcer matériellement et symboliquement le pouvoir de qualification de l’inspection du travail.

11 S’il faut parfois acquérir une certaine compétence technique pour établir la non-conformité des objets, ces derniers interviennent donc dans ces cas comme des opérateurs de factualité d’autant plus probants que le lien causal entre l’irrégularité, le danger sur les corps et les moyens de faire cesser le risque, est direct. C’est pourquoi une grande partie des accidents du travail graves ou mortels font l’objet de procès-verbaux : le sentiment d’évidence issu de l’observation du travail est renforcé par la systématicité de la transmission d’information et du travail d’enquête, portant les agents à penser que leurs constats pourront donner lieu à des poursuites pénales.

I.2. Enquêter à partir des atteintes physiques : l'évidence de la perception visuelle

12 Lorsque le risque d’accident s’est concrétisé, il ne s’agit plus d’obtenir de l’employeur des mises en conformité au droit ou de faire cesser une situation à risque à partir de la qualification juridique. Comme dans le cas du quasi-accident nucléaire provoqué par l’inondation de la centrale nucléaire du Blayais, étudié par F. Châteauraynaud, le « choc produit par [cet] événement marquant » devient le « point de référence » de l’enquête et des épreuves qu’elle implique [39]. À partir de l’accident du travail, qui marque une « irruption brutale de la violence » [40] sur le lieu de travail, l’agent de contrôle cherche à recomposer les liens logiques qui y ont conduit, et les liens juridiques pouvant motiver l’existence d’une responsabilité pénale. L’occurrence de l’accident consolide ainsi la tangibilité des faits, et ce, dans plusieurs étapes-clés du travail d’enquête.

13 Ce processus est tout d’abord facilité par le fait que les agents de contrôle sont systématiquement informé·es des accidents du travail graves ou mortels. Les services de police judiciaire, s’ils sont bien contactés et dépêchés sur place, informent l’inspection du travail, qui recueille alors de premiers éléments de constat et peut, à leur suite, décider de poursuivre l’enquête. Ainsi, les unités départementales du ministère du Travail que nous avons fréquentées fonctionnent de telle sorte qu’à tout moment, un agent d’astreinte peut recevoir ce type d’appel et se rendre sur les lieux, là où d’ordinaire, en vertu de l’autonomie professionnelle des agents, les contrôles sont effectués de façon plus aléatoire et/ou sans lien avec un tel événement marquant. Par ailleurs, en matière d’accident du travail grave ou mortel, l’inspection a depuis 2017 l’obligation d’agir et d’enquêter [41] : bien que peu de ces enquêtes donnent lieu à communication aux parquets [42], elles sont plus systématiquement engagées.

14 À la suite de cette information, le travail de qualification repose, si l’agent s’est rendu·e sur place, sur le constat visuel de la scène d’accident, étayé par des mesures, photographies, notices et documents. Ces éléments de preuve sont susceptibles de renforcer l’évidence d’un manquement, au sens où l’imputation causale semble, de prime abord, indiscutable [43]. Appuyant ces repères, le recueil des déclarations des personnes engagées dans la situation de travail retrace les usages et propriétés habituelles des objets et la chaîne d’événements ayant conduit à un défaut, autorisant des recoupements [44] entre les normes de fonctionnement des objets incriminés et la situation à l’origine de l’accident. Comme les expert·es cherchant à vérifier l’authenticité des objets, les agents construisent donc des « prises » [45] : ils effectuent des opérations pour mettre en relation les « plis » identifiés en regardant les objets, qui signalent leur défaillance, et des « repères » partageables par tout·es, permettant d’équiper la décision des juges. Grâce à ces prises, qui soulignent à la fois le fonctionnement réglementaire et normal des objets et la défaillance qui s’est produite, l’évidence établie par l’agent peut être partagée. La reconstitution qu’il réalise permet en effet de produire une « image marquante » de l’expérience de travail [46] qui sera à même d’établir l’existence d’une responsabilité pénale de l’employeur et d’écarter l’imputation de responsabilité au salarié qui n’aurait pas respecté les règles édictées par l’employeur. Ce faisant, l’agent oriente le travail de jugement. Ainsi, suite à l’accident ayant atteint un salarié d’une entreprise sous-traitante de nettoyage dont la jambe a été écrasée par une auto-laveuse alors qu’il nettoyait le parking de son entreprise donneuse d’ordres, l’inspecteur questionne les salarié·es sur leurs usages de la machine, qu’il compare avec la notice d’utilisation. En effectuant des mesures sur la pente du parking où la machine est tombée, il constate que l’angle est trop important par rapport à l’usage préconisé par la notice. Il détermine un manquement de l’employeur à son obligation de résultat en matière de sécurité, lié à l’absence de formation des salarié·es sur la question. Le recoupement entre les éléments matériels est donc au cœur des opérations de sélection composant la qualification, faisant de ces procédures, de l’avis de de cet inspecteur, des enquêtes « moins lourdes » que d’autres.

15 Si, au terme de l’enquête, les agents de contrôle envisagent fréquemment de dresser un PV, c’est enfin parce qu’ils considèrent que l’occurrence d’un accident du travail grave ou mortel constituera un événement suffisamment marquant pour que le parquet donne suite à la procédure. Dans les trois départements où nous avons mené notre enquête, les agents de contrôle estiment que les PV concernant ce type d’accidents ont une forte probabilité d’être suivis, bien que la discussion sur la non-conformité effective des objets impliqués dans l’accident puisse ensuite être relancée pendant l’audience, venant parfois mettre en cause l’évidence première. Le fait que ces atteintes aux corps fassent l’objet de procédures conjointes d’information entre services de l’État, la tangibilité de la non-conformité des objets au droit, ainsi que l’anticipation d’un suivi par le parquet faciliteraient ainsi la matérialisation de ces accidents du travail.

II. Qualifier les atteintes psychiques : la tangibilité des récits en question

16 Ce cas de figure peut être contrasté avec celui des atteintes aux corps, en particulier des atteintes à la santé mentale. Classées comme des risques psychosociaux, elles « ne font pas l’objet de prescriptions réglementaires précises et détaillées », à l’exception du harcèlement moral et sexuel [47]. C’est alors plus généralement le droit de la santé-sécurité au travail qui peut être mobilisé, ce qui est d’ailleurs particulièrement le cas chez les professionnel·les de la prévention [48]. En revanche, en matière pénale, où le doute profite à l’accusé·e, le lien entre les atteintes à la santé-sécurité et l’organisation du travail est sujet à débat, tant il peut être difficile de réduire des facteurs de risques psychosociaux à une imputation causale [49]. Dans ce type d’enquête, la non-conformité au droit n’est jamais directement tangible, et les témoignages recueillis à son propos ne constituent pas des opérateurs de factualité probants. Le travail de constat prend donc ici la forme d’une « figure de l’énigme » [50] : la souffrance du ou des salarié·es apparaît comme une situation anormale, mettant en doute la réalité ordinaire, et qu’il convient d’expliquer en recomposant un récit permettant de lui donner sens.

II.1. Une matérialité sujette au doute

17 Contrairement à la catégorie d’accident du travail, celle de harcèlement moral ne figure pas dans l’analyse statistique du ministère de la Justice. Les infractions s’approchant des risques psychosociaux, telles que l’entrave à la liberté du travail et la discrimination, représentent 58 infractions sur 24 232 (soit un taux proche de 0 %), de même que les infractions aux conditions de travail qui représentent 94 infractions, et « atteinte, entrave à la représentation des travailleurs, inspection du travail », 3 % [51]. Les situations de risques psychosociaux semblent donc faiblement concernées par la demande de sanction pénale, ce qui est tout d’abord lié à l’objet même de l’enquête. Contrairement aux objets non-conformes à la réglementation, qui donnent rarement lieu à des plaintes de la part des salarié·es, ces risques sont peu observables in situ par l’agent de contrôle, et ne laissent pas de traces matérielles similaires à celles que produisent les objets causant des accidents du travail. Les enquêtes les concernant sont le plus souvent déclenchées par le témoignage des salarié·es concerné·es.

18 Or, ces témoignages ne constituent pas toujours, pour les agents de contrôle qui les reçoivent, des opérateurs de factualité. En particulier, lorsque les salarié·es cherchent à légitimer la gravité de leur situation et la nécessité d’une enquête en insistant avant tout sur l’injustice dont ils sont victimes, le témoignage suscite le doute chez l’agent. Cela peut être le cas lorsque les salarié·es produisent peu d’éléments matériels à l’appui de leur plainte, ou lorsqu’ils évoquent des faits qui semblent peu cohérents entre eux. De même, l’atteinte à la santé mentale peut être suspectée d’être liée à des tensions entre collègues ou à des événements extérieurs au travail, plus qu’à un dysfonctionnement organisationnel ou à des agissements de harcèlement moral. En plus de ne pas pouvoir être directement perçues par l’agent – et a fortiori par la sociologue enquêtant sur les pratiques de constat –, ces situations de travail nécessitent ainsi tout particulièrement de distinguer ce qui ressort d’un sentiment d’injustice ou d’une tension interpersonnelle, de ce qui relève d’une responsabilité pénale [52].

19 À ces difficultés de qualification s’ajoute le fait que les agents n’ont pas le pouvoir de faire cesser les situations à risque au sens strict. Il leur est bien possible, comme pour d’autres infractions, de mettre en demeure l’employeur lorsque celui-ci n’a pas pris, en matière de prévention, d’information et de moyens, « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » [53]. Toutefois, la mise en demeure n’est pas faite par les agents de contrôle mais par leur directeur·rice régional·e, à qui ils transmettent préalablement un rapport. Cette mise en demeure est d’ailleurs plus procédurale que substantielle [54], car la mise en conformité passe essentiellement par l’établissement d’une évaluation des risques et d’un plan d’action pour les réduire. La nécessité d’avoir préalablement analysé les risques provoque « un hiatus entre le constat par l’inspecteur du travail de l’existence de risques d’atteinte à la santé mentale liés notamment à la dimension sociale de l’organisation du travail, et le constat d’infraction qui peut être réalisé » [55]. Qui plus est, les agents sont beaucoup plus circonspect·es concernant le suivi des procédures en matière d’atteintes à la santé mentale qu’en matière de blessures physiques. L’anticipation de la complexité de l’enquête est donc redoublée par celle de l’usage qui sera fait de cette enquête par les professionnel·les situé·es plus en aval dans la chaîn e pénale [56]. Elle peut conduire à ne pas s’avancer trop avant dans la qualification, dans le cadre d’un arbitrage du temps disponible pour traiter les différents dossiers [57].

20 Ces doutes sur la qualification et sur les poursuites peuvent conduire les agents à ne pas donner suite à la demande qui leur est faite par un·e salarié·e si celle-ci est jugée trop peu factuelle, ou à reporter la charge d’ouvrir une procédure sur les salarié·es en les informant de la possibilité de recourir aux prud’hommes. C’est ce qu’explique en entretien une inspectrice interrogée sur les procès-verbaux en matière de harcèlement moral :

21

Moi j’avoue que j’en fais peu, et que j’ai tendance à orienter les gens vers du civil, à la limite à faire un petit plus : à leur faire un courrier, ou à les aider à faire un petit peu une enquête et tout, puis leur faire un courrier pour qu’ils aillent avec au civil. Mais en fait il y a aussi un calcul, nombre de salariés concerné/temps. C’est-à-dire que faire une enquête harcèlement moral avec un PV pour une personne… enfin, les PV que je fais en général, les intérimaires à [entreprise X] ça concerne 100 personnes. Après on n’a pas ça comme instruction, on n’a pas forcément comme instruction de travailler plus quand ça concerne plus de personnes, mais naturellement c’est vrai que… et puis le harcèlement moral surtout c’est hyper compliqué à objectiver, donc ça demande énormément de temps (elle souffle). C’est des enquêtes qui sont difficiles… potentiellement tu vas mener l’enquête pendant longtemps sans ne rien pouvoir objectiver, ne rien pouvoir caractériser, alors que quand tu vas sur du recours abusif à la précarité, ça prend du temps mais tu sais qu’à la fin t’auras quelque chose.

22 Comme le suggère cet extrait, la matérialisation de ce type d’infraction implique une enquête parfois chronophage, ardue et à l’issue incertaine. Cela peut dissuader les agents de s’orienter vers la voie pénale, ou les conduire, comme dans d’autres corps d’inspection, à contourner ces catégories juridiques pour s’orienter vers des infractions pour lesquelles le constat est jugé plus solide [58]. Dans les cas où l’agent décide d’aller plus avant dans la qualification de la situation, il lui incombe de « résoudre l’énigme » en reconstruisant une narration de la situation à partir de l’hypothèse du harcèlement [59]. Cette résolution implique un certain nombre de médiations discursives et écrites, ce que met bien en évidence le cas des enquêtes suite à arrêt de travail ou suicide impliquant des atteintes à la santé mentale.

II.2. Enquêter à partir des souffrances psychiques : des récits à la matérialisation de preuves

23 L’information de l’inspection du travail concernant les accidents du travail consécutifs à des atteintes psychiques est plus aléatoire qu’en cas d’accident du travail physique, ce qui pèse sur sa capacité à établir l’infraction. Pour que l’agent en soit informé·e, il faut généralement que cette atteinte puisse être qualifiée en accident du travail ou fasse l’objet d’un droit d’alerte par les acteur·rices de l’entreprise. Or, ces catégorisations peuvent être sujettes à controverses entre les salarié·es, l’employeur et l’assurance maladie [60]. En particulier, tous les suicides ne sont pas communiqués à l’inspection. Ceux qui surviennent à domicile ne sont portés à la connaissance de l’agent compétent·e que si les proches ou collègues prennent l’initiative de le contacter. Cette contingence de l’information va de pair avec les difficultés de la qualification juridique en la matière. Si les enquêtes pour accident du travail physique reposent de façon majeure sur la vue, parfois complétée par la mesure et par l’audition de témoins pour restituer l’environnement matériel de travail, c’est ici le recueil des témoignages qui constitue la première prise de l’enquête. Bien que certains d’entre eux puissent « emporter la conviction de façon immédiate et réfléchie » de l’agent [61], leur pertinence doit faire l’objet d’une démonstration pour être transcrite en droit.

24 Ces difficultés ont été particulièrement mises en lumière par un inspecteur du travail au parcours professionnel révélateur : dès les années 2000, il a rédigé plusieurs procédures, suivies ou non, consécutives à des suicides ou à des arrêts de travail, au moment même où le harcèlement moral et l’obligation pour les employeurs de garantir la santé mentale des salarié·es entraient dans le droit [62]. De par l’absence de formation des agents sur ces questions, cet homme s’est converti en ressource pour ses collègues puis en formateur au ministère du Travail. En entretien, il explique le processus d’enquête qui consiste à partir des déclarations des témoins et, quand cela est possible, de la victime. Le nombre et la durée de ces entretiens sont, selon lui, souvent plus importants que pour les accidents du travail qui résultent d’atteintes physiques. Leur enjeu, en ce qui les concerne, est d’obtenir des prises permettant de matérialiser le contexte et les agissements ayant conduit à l’atteinte psychique. Dans cette configuration, ce n’est pas le contact premier avec les objets qui conduit à une qualification. Bien que les témoignages puissent convaincre subjectivement l’agent, celui-ci doit assurer leur tangibilité par la production de traces attestant du lien entre atteinte et travail, dans la mesure où « la parole […] cadre mal avec les exigences probatoires de l’ordre juridique » [63]. La diversité des récits du travail recueillis est en effet susceptible à la fois de noyer les éléments pertinents dans une profusion de détails et de les faire sortir de leur matérialité pour les engager dans un registre émotionnel ou interpersonnel. Le débat sur la tangibilité de ce type de constats est également attesté par les productions de l’autorité centrale concernant la force probante des témoignages recueillis dans le cadre de la rédaction de procès-verbaux. La dernière instruction de la Direction générale du travail publiée sur les procès-verbaux précise qu’« en ce qui concerne les déclarations, recueillies et consignées dans le procès-verbal, leur sincérité peut être discutée » [64].

25 Dans leur opération de conviction, les agents cherchent alors à s’extraire du foisonnement des récits des acteur·rices pour appuyer la qualification sur des repères matériels capables de constituer des prises partageables avec les juges [65]. Ces repères peuvent constituer des traces écrites des relations entre les membres de l’entreprise : comme dans les récits de faute professionnelle, celles-ci « jouent le rôle d’un résumé susceptible d’appuyer un jugement » [66], qui n’est ici pas moral mais juridique. En outre, la présentation de comptes-rendus produits à partir d’autres expertises renforce le lien causal entre la situation et la dégradation de l’état de santé. C’est ce qu’explique l’inspecteur cité plus haut alors que nous lisons un PV visant un délit de harcèlement moral d’une directrice des ressources humaines (DRH) à l’encontre de la personne directement sous ses ordres (n-1) et pour la rédaction duquel il a entendu entre quinze et vingt personnes :

26

Voilà, donc la salariée déjà, les éléments exposés par la salariée. Elle est venue au bureau, donc en mauvais état… […] Elle me fait part qu’elle est en mise à pied conservatoire ; des attestations médicales du psychiatre qu’elle me montre également ; elle énumère des comportements vexatoires, un avertissement, qu’elle a été débauchée de son ancien emploi par la DRH et puis finalement qu’elle lui a fait misère. Ensuite, les représentants du personnel : est-ce qu’elle les a sollicités, qu’est-ce qui s’est passé. Des échanges de mails, donc j’en ai fait un résumé, avec les dates, la nature des documents, et un commentaire, donc avec une préqualification. J’ai écrit : « appréciation désobligeante et erronée », « ton péremptoire », « désaveu », « reproche infondé », « refus de... ». Tout ça pour m’en servir après, pour dire qu’il s’agit « des agissements répétés ayant pour objet ou effet une dégradation… » [67]. Pour qualifier juridiquement. On n’écrit pas gratuitement, on écrit des choses qui vont être utiles. Si elles ont pas d’utilité, elles ont rien à faire dans notre PV. Et donc, on fait une préqualification de ces… de ce qu’on a trouvé dans les mails, par exemple.

27 Les faits relatés par la victime sont subsumés dans des caractérisations pré-juridiques [68]. Celles-ci constituent des étapes entre jugement ordinaire et qualification juridique [69] et permettent de jalonner un processus pouvant s’étaler sur plusieurs années par la mise en évidence d’éléments matériels. Ces derniers agissent comme des preuves ayant fait l’objet d’un travail de construction, et non comme des opérateurs de factualité pouvant garantir l’adhésion immédiate [70].

28

Ensuite, « avertissement sans objet », « inégalité de traitement » : donc j’ai pu faire la preuve qu’elle a été la seule à avoir eu un avertissement parce qu’elle n’avait pas pu se rendre à la visite médicale, alors qu’il y en a d’autres qui ne sont pas venus et qui n’avaient pas de justification. Alors qu’elle, elle avait une justification, il y avait une grève des transports ce jour-là, elle est arrivée en retard, ils l’ont pas prise. Voilà… On lui a refusé des congés, l’employeur a le pouvoir de refuser des congés, mais si ça vient s’ajouter à d’autres éléments bon, ça va participer à la qualification. Tout ça c’est des éléments matériels, comme j’ai fait tout à l’heure, pour la grue, pour la bague [71], pour les trucs. C’est la même chose.

29 La qualification opère donc par rapprochement entre des « objets physiquement séparés » plutôt que par un recoupement émergeant des objets [72], de façon à caractériser ce que le droit désigne comme un « faisceau d’indices ». Dans ce processus, ce sont les traces écrites qui permettent de certifier la véracité des faits, tout comme peuvent le faire des photographies dans les cas d’accidents du travail physiques. La mise en avant de traces écrites et d’étapes est jugée d’autant plus nécessaire que, dans les audiences relatées par les agents, ce sont ces éléments qui concentrent le débat entre les parties. Lors de l’audience de cette même affaire, l’inspecteur explique qu’une heure trente a été passée à déterminer le caractère justifié ou non de l’avertissement reçu par la salariée. Là où les avocat·es de la défense cherchent à rabattre l’atteinte psychique sur des facteurs extraprofessionnels et insistent sur les faiblesses individuelles [73], le débat se concentre sur les traces matérielles des situations de travail.

30 Le caractère aléatoire de l’information concernant les atteintes psychiques, ainsi que le lourd travail nécessaire pour matérialiser les récits des salarié·es confèrent ainsi à la qualification de ce type d’infraction une issue incertaine, ce qui peut conduire les agents de contrôle à anticiper l’échec de ces constats dans l’arène judiciaire.

Conclusion

31 Ainsi, la judiciarisation inégale des atteintes à la santé des travailleur·euses ne dépend pas, comme on pourrait s’y attendre, de la gravité des faits ou du danger encouru, mais des contraintes qui pèsent sur la traduction des situations du travail selon la grammaire pénale. L’analyse de deux facettes du travail de constat prouve que les contraintes de matérialisation des atteintes à la santé sont plus fortes pour les risques psychosociaux que pour les risques physiques : les éléments matériels les concernant échappent à la tangibilité. Ils impliquent un travail de recomposition narrative des faits allégués, ce qui autorise à les caractériser comme « figure de l’énigme » [74]. À l’inverse, les objets impliqués dans les atteintes physiques constituent des opérateurs de factualité qui engagent les enquêtes de l’inspection du travail dans une « figure de l’évidence » [75]. Cela conduit les agents à poursuivre pénalement ce type d’atteinte à la santé.

32 Notre étude fournit ainsi des éléments de compréhension concernant la faiblesse de la politique pénale en matière de risques psychosociaux : cette thématique d’intervention est d’ailleurs celle pour laquelle la qualification d’accident du travail est plus difficile, non sans effets liés au genre [76]. Plus largement, elle permet de souligner que la matérialité plus ou moins évidente des faits peut constituer une ressource ou une contrainte pour les processus de qualification juridique. Pour autant, l’analyse du travail de qualification manque sa cible si elle ne prend pas également en compte le rôle de l’organisation du travail et du rapport au travail. La capacité des agents de contrôle à matérialiser les infractions dépend des moyens préventifs et coercitifs à leur disposition, ainsi que des suites pénales qu’ils anticipent pour le procès-verbal qu’ils envisagent de dresser.

Notes

  • [1]
    Article 430 du Code de procédure pénale.
  • [2]
    Article L8113-7 du Code du travail.
  • [3]
    La catégorie « agent de contrôle » regroupe à l’heure de l’enquête les inspecteur·rices du travail (catégorie A) et les contrôleur·euses du travail (catégorie B). Ces fonctionnaires exercent dans des sections généralistes : sur un territoire délimité administrativement, ils ont le pouvoir de contrôler l’application des dispositions légales dans les établissements et entreprises assujettis au Code du travail. Au 31 août 2020, on compte 1 908,2 agents de contrôle en équivalent temps plein (Direction générale du travail, « Tableau de bord du système d’inspection du travail – janvier à septembre 2020 », 6 novembre 2020). Si l’on compte les agents dont nous avons recueilli les propos en entretien enregistré et/ou observé l’activité professionnelle, nous avons en tout rencontré quarante-neuf agents de contrôle. Ce nombre est plus élevé si l’on compte également les agents avec lesquel·les nous avons eu des discussions informelles. Dans tous ces échanges, notre statut de doctorante accueillie dans les services était clair pour nos interlocuteur·rices.
  • [4]
    Voir Vincent-Arnaud Chappe, Romain Juston Morival et Olivier Leclerc, « Faire preuve : pour une analyse pragmatique de l’activité probatoire. Présentation du dossier », dans ce numéro, p. 7.
  • [5]
    À ce sujet, voir Jean-Marc Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Paris : Economica, 2018.
  • [6]
    À ce sujet, voir Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris : La Découverte, coll. « Poche / Sciences humaines et sociales », 2004.
  • [7]
    Béatrice Le Rhun, « Les infractions à la législation du travail entre 2014 et 2017 », Infostat justice - Bulletin d’information statistique, 173, 2019, p. 2.
  • [8]
    L’autorité centrale du ministère du Travail que constitue la Direction générale du travail émet d’ailleurs des préconisations concernant la rédaction de ces suites. La dernière instruction à ce sujet a été produite en 2012 : longue de 24 pages, elle précise les éléments de forme et de fond à respecter pour établir des procédures solides (Direction générale du travail, « Instruction sur les procès-verbaux de l’inspection du travail », n° 11, 12 septembre 2012).
  • [9]
    René Lévy, Du suspect au coupable : le travail de police judiciaire, Genève : Médecine et Hygiène, Paris : Librairie des Méridiens/Klincksieck, 1987, p. 150.
  • [10]
    Christian Mouhanna et Benoît Bastard. « Procureurs et substituts : l’évolution du système de production des décisions pénales », Droit et Société, 74, 2010, p. 45.
  • [11]
    François Daniellou, Philippe Davezies, Karine Chassaing, Bernard Dugué et Johann Petit, Le travail vivant des agents de contrôle de l’inspection du travail, DIRECCTE [Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi], 2012.
  • [12]
    Évelyne Serverin, « Les comptes de la justice pénale du travail », Le Droit ouvrier, 863, 2020, p. 400.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Vincent Tiano, Les inspecteurs du travail à l’épreuve de l’évaluation des risques. Une profession sous tension, thèse de doctorat en sociologie, Université Aix-Marseille 2, 2003.
  • [15]
    Olivier Borraz, Ivanne Merle et Mara Wesseling, « Les risques de l’inspection. Les stratégies de défense des inspecteurs face aux changements du droit », Droit et Société, 96, 2017, p. 289-304.
  • [16]
    Pour une approche par infraction, voir Béatrice Le Rhun, « Les infractions à la législation du travail entre 2014 et 2017 », article cité, et Évelyne Serverin, « Les comptes de la justice pénale du travail », article cité ; pour une approche par infraction et par secteur concernant l’Île-de-France, voir DIRECCTE Île-de-France, « Procès-Verbaux 2015 – étude quantitative », août 2016.
  • [17]
    Marlène Benquet, Pascal Marichalar et Emmanuel Martin, « Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d’EDF-GDF (1985-2008) », Sociétés contemporaines, 79, 2010, p. 121-143 ; Rémy Ponge, Pour ne plus perdre son esprit au travail. Sociologie historique d’une préoccupation syndicale pour la santé des travailleurs-ses (1884-2007), thèse de doctorat en sociologie, Université Paris Saclay, 2018.
  • [18]
    Les agents ont aussi la possibilité de rédiger des procédures répondant à l’article 40 du Code de procédure pénale, selon lequel tout·es les fonctionnaires sont dans l’obligation de signaler au procureur de la République tout crime ou délit dont ils auraient connaissance. Cette procédure, moins chronophage et donnant plus de latitude dans la forme de l’écriture, conférerait cependant aux constats une moindre force probante (Philippe Auvergnon, Étude sur les sanctions et mesures correctives de l’inspection du travail : le cas de la France, Genève : Organisation internationale du Travail, 2011 ; Direction générale du travail, « Instruction sur les procès-verbaux de l’inspection du travail », précitée).
  • [19]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible. Expériences de l’enquête et surgissements de la preuve », in Bruno Karsenti et Louis Quéré (dir.), La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme, Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2004, p. 168.
  • [20]
    Ibid., p. 180.
  • [21]
    Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », Politix, 39, 1997.
  • [22]
    Ibid., p. 68.
  • [23]
    Vincent-Arnaud Chappe, L’égalité au travail : justice et mobilisations contre les discriminations, Paris : Presses des Mines, 2019, p. 81-83 ; Laurent Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris : Gallimard, 2012.
  • [24]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Vincent-Arnaud Chappe, L’égalité au travail : justice et mobilisations contre les discriminations, op. cit., p. 81-83.
  • [27]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité, p. 168.
  • [28]
    Assurance maladie, « Les risques professionnels dans le BTP : chiffres clés », 2021.
  • [29]
    Nicolas Dodier, « Les actes de l’inspection du travail en matière de sécurité : la place du droit dans la justification des relevés d’infraction », Sciences sociales et santé, 6 (1), 1988, p. 13 ; Arnaud Mias, « Autonomie des agents et légitimité de l’inspection du travail », La nouvelle revue du travail, 7, 2015.
  • [30]
    Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », article cité.
  • [31]
    Nicolas Dodier, « La fugacité des chantiers : inspection du travail et prévention des risques professionnels dans le secteur du Bâtiment et travaux publics », Sociologie et sociétés, 18 (2), 1986, p. 61-72.
  • [32]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité, p. 168.
  • [33]
    Direction des risques professionnels, Rapport annuel 2019 - éléments statistiques et financiers, Assurance maladie, 2020, p. 91.
  • [34]
    Nicolas Dodier, « Inspecteurs du travail et modèles d’entreprises », Cahiers du CEE, 30, 1987, p. 116.
  • [35]
    Voir à ce sujet, Id., « La fugacité des chantiers : inspection du travail et prévention des risques professionnels dans le secteur du Bâtiment et travaux publics », article cité, p. 61-72 ; Id., « Les actes de l’inspection du travail en matière de sécurité : la place du droit dans la justification des relevés d’infraction », article cité, p. 7-28.
  • [36]
    Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », article cité, p. 68.
  • [37]
    Article L4731-1 du Code du travail.
  • [38]
    Lauren Edelman, Working Law: Courts, Corporations, and Symbolic Civil Rights, Chicago : University of Chicago Press, 2016.
  • [39]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité, p. 176.
  • [40]
    Nicolas Dodier, « Inspecteurs du travail et modèles d’entreprises », op. cit., p. 140.
  • [41]
    Article R. 8124-28 du Code du travail.
  • [42]
    Évelyne Serverin, « Les comptes de la justice pénale du travail », article cité p. 14.
  • [43]
    Vincent-Arnaud Chappe, L’égalité au travail : justice et mobilisations contre les discriminations, op. cit., p. 81.
  • [44]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité.
  • [45]
    Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris : Petra, coll. « Pragmatismes », 2e éd., 2014.
  • [46]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité, p. 189.
  • [47]
    Lucie Jubert, L’organisation du travail et la prévention des risques professionnels, thèse de doctorat en droit, Université Paris Nanterre, 2019 p. 218.
  • [48]
    Mireille Lapoire-Chasset, « Dire le droit pour faire face aux risques psychosociaux et construire la santé au travail », Droit et Société, 96, 2017, p. 257-272.
  • [49]
    Lucie Jubert, L’organisation du travail et la prévention des risques professionnels, op. cit. ; Rémy Ponge, Pour ne plus perdre son esprit au travail. Sociologie historique d’une préoccupation syndicale pour la santé des travailleurs-ses (1884-2007), op. cit.
  • [50]
    Vincent-Arnaud Chappe, L’égalité au travail : justice et mobilisations contre les discriminations, op. cit. ; Laurent Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, op. cit.
  • [51]
    Béatrice Le Rhun, « Les infractions à la législation du travail entre 2014 et 2017 », article cité.
  • [52]
    Pour des exemples de ces suspicions de la part des agents de contrôle, voir Anaïs Bonanno, « Un guichet pas comme les autres. L’autonomie de l’Inspection du travail face aux demandes des élu·es et des salarié·es », in Sylvain Brunier et Olivier Pilmis (dir.), La règle et le rapporteur. Une sociologie de l’inspection, op. cit., p. 153-158.
  • [53]
    Article L4121-1 du Code du travail.
  • [54]
    Lauren Edelman, Working Law: Courts, Corporations, and Symbolic Civil Rights, op. cit.
  • [55]
    Lucie Jubert, L’organisation du travail et la prévention des risques professionnels, op. cit., p. 218.
  • [56]
    L’existence d’une telle anticipation est d’ailleurs un constat bien établi au sujet de la justice pénale. Pour des exemples, voir René Lévy, « Scripta manent : la rédaction des procès-verbaux de police », Sociologie du travail, 4, 1985, p. 408-423 ; Gildas Roussel, Virginie Gautron et Philippe Pouget, « Chapitre 1 – La coordination entre forces de police et justice dans le traitement des délits », in Jean Danet (dir.) La justice pénale. Dix ans de traitement des délits, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2013 p. 23-48 ; Romain Juston Morival, Médecins légistes. Une enquête sociologique, Paris : Presses de Sciences Po, 2021.
  • [57]
    Anaïs Bonanno, « Un guichet pas comme les autres. L’autonomie de l’Inspection du travail face aux demandes des élu·es et des salarié·es », article cité.
  • [58]
    Jérôme Pélisse, « Faire respecter les règles de santé sécurité au travail des agents publics. Appuis et usages paradoxaux du droit dans les pratiques d’inspection d’une grande collectivité locale », in Sylvain Brunier et Olivier Pilmis (dir.), La règle et le rapporteur. Une sociologie de l’inspection, op. cit., p. 87-107.
  • [59]
    Vincent-Arnaud Chappe, L’égalité au travail : justice et mobilisations contre les discriminations, op. cit., p. 82. On notera cependant que, contrairement aux cas évoqués par l’auteur, cette figure de l’énigme opère ici dans la juridiction pénale, où la charge de la preuve n’est pas aménagée et où la notion d’intentionnalité s’avère capitale.
  • [60]
    En 2016, l’Assurance maladie dénombre manuellement entre 10 et 30 suicides reconnus comme accident du travail. Elle souligne également l’augmentation des accidents du travail avec arrêt liés à des affections psychiques en 2016 – entre 1,6 % et 3,2 % de l’ensemble des accidents du travail en 2016 – et note que le taux de reconnaissance à partir du certificat médical initial est 23 % inférieur au taux calculé pour l’ensemble des accidents du travail (Direction des risques professionnels, Santé travail : enjeux et actions. Les affections psychiques liées au travail : éclairage sur la prise en charge actuelle par l’Assurance maladie - Risques professionnels, Assurance maladie, 2018). Voir aussi Marlène Benquetet al., « Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d’EDF-GDF (1985-2008) », article cité.
  • [61]
    Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », article cité, p. 75.
  • [62]
    Rémy Ponge, Pour ne plus perdre son esprit au travail. Sociologie historique d’une préoccupation syndicale pour la santé des travailleurs-ses (1884-2007), op. cit., chap. 6.
  • [63]
    Lucie Jubert, L’organisation du travail et la prévention des risques professionnels, op. cit., p. 296.
  • [64]
    Direction générale du travail, « Instruction sur les procès-verbaux de l’inspection du travail », précitée.
  • [65]
    Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, op. cit.
  • [66]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité.
  • [67]
    Cette expression constitue une citation orale de l’article L1152-1 du Code du travail définissant le harcèlement moral.
  • [68]
    C’est le cas des notions de charge de travail, de soutien social ou d’autonomie qui fondent le cœur du questionnaire de Karasek (Claudine Mélan, Nadine Cascino, Béatrice Barthe et Édith Galy, « 9. Mesurer la charge de travail : une approche pluridisciplinaire », in Catherine Courtet (dir.), Risques du travail, la santé négociée, Paris : La Découverte, coll. « Recherches », 2012, p. 189-204).
  • [69]
    Pour une analyse de ces confrontations entre ces deux formes de jugement, voir Laurent Thévenot, « 6. L’action à bon droit : jugements ordinaires et jugements de droit », inId., L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris : La Découverte, coll. « Textes à l’appui. Politique et sociétés », p. 157-181.
  • [70]
    Renaud Dulong, « Les opérateurs de factualité. Les ingrédients matériels et affectuels de l’évidence historique », article cité.
  • [71]
    Cet inspecteur avait commenté, plus tôt dans l’entretien, deux procès-verbaux portant sur des accidents du travail dans le BTP.
  • [72]
    Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible », article cité, p. 181.
  • [73]
    Pour un exemple de ce type d’argumentaire, voir Marlène Benquetet al., « Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d’EDF-GDF (1985-2008) », article cité.
  • [74]
    Vincent-Arnaud Chappe, L’égalité au travail : justice et mobilisations contre les discriminations, op. cit.
  • [75]
    Ibid.
  • [76]
    Delphine Serre, « Une attention aux “démunis” aveugle au genre. Les juges face aux accidents du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, 236-237, 2021, p. 54-71.
Français

L’article entend contribuer à l’étude des conditions de judiciarisation pénale des atteintes à la santé au travail, en analysant les opérations par lesquelles les agents de l’inspection du travail produisent des constats en vue d’une communication au parquet. Deux facettes de cette matérialisation des faits sont distinguées : les infractions concernant des dommages physiques et celles qui engagent des souffrances psychiques, pour comprendre le faible nombre de procès-verbaux dressés en matière de risques psychosociaux par l’inspection du travail. Il analyse ce faisant les différences de contraintes et de ressources que la situation de travail fournit à la matérialisation, de moyens d’action procurés par le droit et d’anticipation du suivi des procédures par l’institution pénale.

Mots-clés

  • Accidents du travail
  • Inspection du travail
  • Judiciarisation
  • Qualification
  • Risques psychosociaux
Anaïs Bonanno
Triangle, 15 parvis René Descartes, 69342 Lyon – Centre de sociologie des organisations (Paris).

Anaïs Bonanno est doctorante en sociologie au laboratoire Triangle (UMR 5206, ENS de Lyon) et au Centre de Sociologie des Organisations (UMR 7116, Sciences Po Paris). Sa thèse porte sur la relation entre l’inspection du travail et son public, à la croisée de la sociologie du droit, du travail et des relations professionnelles. Parmi ses publications :
— « Aux guichets de l’inspection du travail », La nouvelle revue du travail [En ligne], 17, 2020 ;
— « Un guichet pas comme les autres. L’autonomie de l’inspection du travail face aux demandes des élu·e·s et des salarié·e·s », in Sylvain Brunier et Olivier Pilmis (dir.), La règle et le rapporteur. Une sociologie de l’inspection, Paris : Presses des Mines, coll. « Sciences sociales », 2020.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/04/2022
https://doi.org/10.3917/drs1.110.0037
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Lextenso © Lextenso. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...