CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Comment appréhender les risques informationnels liés à la concurrence ? Le plus souvent, la question est abordée sous la forme d’un passage en revue qui ressemble fort à un inventaire à la Prévert. C’est, par exemple, le cas du Guide du routard de l’intelligence économique[1] qui, dans son chapitre sur la sécurité économique, liste les principales menaces qui peuvent toucher une entreprise :

  • les atteintes financières comme le chantage à l’approvisionnement, etc.
  • les intrusions consenties comme le comportement intrusif d’une délégation étrangère, le questionnaire ouvertement intrusif d’un stagiaire, l’appropriation de travaux de recherche par un jeune doctorant étranger, la captation d’information stratégique via un simple appel téléphonique, l’audit intrusif, la mise en ligne d’informations confidentielles sur un blog, la divulgation d’informations stratégiques lors de l’utilisation d’un traducteur en ligne, etc.
  • les atteintes au savoir-faire comme le dépôt de brevet international similaire à des travaux français, les résultats de la recherche d’une PME française brevetés à l’étranger par un post-doctorant, la livraison d’informations à une puissance étrangère, le transfert massif de données à l’étranger, etc.
  • les intrusions informatiques comme les attaques du système informatique d’une TPE par un virus, le « cybersquatting » par un concurrent européen, la mise en place d’un espion informatique dans un téléphone portable, etc.
  • la désorganisation et la fragilisation par des méthodes de veille technologique déloyales, l’imposition de clauses intrusives à un distributeur français, la contrefaçon d’innovation par un partenaire commercial, etc.
  • les atteintes à la réputation, par exemple une campagne calomnieuse à l’encontre du produit d’un concurrent, etc.
  • les risques liés à des personnes clés comme le débauchage massif de cadres par un concurrent étranger, le débauchage d’un ancien salarié par un concurrent, etc.

Maîtriser l’information pour accroître sa position concurrentielle

2 Pourquoi une telle présentation s’avère-t-elle finalement contre-productive, aboutissant notamment à la sensibilisation d’un nombre limité d’entreprises ou au faible passage à de réelles actions préventives ou correctives ? D’une part, parce que la tendance est de se concentrer sur les risques qui semblent les plus probables - mais semblent seulement - ou qui s’avèrent être ceux contre lesquels l’organisation pourra se protéger efficacement - du moins le croit-elle - compte tenu de ses compétences et marges de manœuvre avérées. D’autre part, parce qu’une telle liste relève d’une vision statique et partielle de la question qui demande pourtant à être replacée dans un cadre plus large : celui d’une maîtrise de l’information stratégique dont l’objectif est d’accroître sa position concurrentielle [2]. Cette liste de menaces génère plus un sentiment de paralysie qu’elle n’offre au responsable l’agilité qu’il recherche.

3 Une conception dynamique axée sur le couple agilité/paralysie peut être représentée à travers le cycle OODA (orientation, observation, décision, action) [3]. Dans un monde conflictuel, complexe et en permanente évolution, la capacité d’orientation, qui allie rapidité et efficacité, est essentielle. Nous sommes alors en face d’un double processus de destruction (analyse) et de création (synthèse) : les images mentales construites par un individu ou une organisation, à partir d’informations entrantes, sont façonnées par l’expérience, l’héritage génétique et les traditions culturelles. En fin de compte, ce sont ces images et non directement les informations qui influencent les décisions, les actions et les observations. Les schémas mentaux ainsi générés par soi-même et par les concurrents influencent nettement l’observation et c’est pourquoi il est essentiel de pouvoir également se glisser à l’intérieur de la boucle OODA adverse.

figure im1
Delphine DUROCHER

Accroître l’agilité

4 Une telle conception dynamique et relative appelle deux interventions complémentaires :

  • d’abord, minimiser les frictions à l’intérieur de son propre camp par l’initiative et l’harmonie de la réponse (dispositif intelligent qui accroît directement sa propre agilité) ;
  • ensuite, maximiser la friction chez son concurrent grâce à l’emploi de réponses diversifiées et rapides (dispositif perturbé qui favorise la paralysie du concurrent et accroît indirectement notre agilité).

5 Le schéma présenté ci-dessous appelle à relativiser la notion de menaces et de risques informationnels liés à la concurrence en rappelant que l’avantage concurrentiel se construit de manière relative et suivant un rythme et des temporalités très variables. Si les attaques ou atteintes généralement listées présentent un risque évident, elles ne doivent pas devenir l’arbre qui cache la forêt et être plutôt considérées comme suit : à partir de quand et suivant quelles modalités une menace devient-elle un risque ?

Schéma 1

La relativité des boucles OODA

Schéma 1

La relativité des boucles OODA

6 L’information stratégique doit, en effet, être pensée dans une économie de l’immatériel où le flux prime sur le stock et où l’information ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Pour raccourcir sa propre boucle OODA, il convient donc d’assurer une certaine circulation de l’information et d’évaluer si d’éventuelles mesures de protection présentent, de ce point de vue, plus d’avantages que d’inconvénients. Ici, une entreprise préfèrera payer une amende plutôt que de diffuser ses résultats financiers aux organismes officiels. Mais là, elle préfèrera les rendre publics, consciente que la visibilité ainsi obtenue pourrait lui attirer de nouveaux clients… Ici, ne pas protéger son innovation par un brevet s’avèrerait suicidaire. Mais là, il pourrait apparaître plus intelligent de ne pas rendre public son procédé [4]

7 Au final, cette conception dynamique du risque informationnel passe par l’intégration de quelques règles de base [5]. Parmi celles-ci, citons notamment le fait que toute information a un prix apparent ou caché, mesurable ou non. Ainsi, le coût peut être apparent (prix d’achat), caché et mesurable (temps passé par un cadre pour trouver l’information) ou encore caché et non mesurable (concession faite pour obtenir cette information, par exemple des informations données en échange).

Une économie de l’information particulière

Toute information donne un pouvoir à celui qui la détient mais ce pouvoir est provisoire

8 Le pouvoir lié au savoir peut être réel (pour le décideur), moral (montrer son dévouement) ou encore financier (possibilité de monnayer l’information). Mais ce pouvoir est provisoire. Car l’économie de l’information ne fonctionne pas comme l’économie matérielle. Ainsi possède-t-on toujours une information que l’on vient de donner. Cette information s’est-elle dépréciée en circulant ? Oui, si la valeur de l’information dépend du secret (délit d’initiés par exemple). Non, si la pertinence de l’action est proportionnelle à sa diffusion (influence et lobbying). De plus, une information peut s’enrichir en circulant (accumulation des connaissances). Et si l’usage d’une information n’est pas nécessairement immédiat, il s’agit néanmoins d’une denrée périssable et la rétention de l’information donne un pouvoir temporaire à celui qui s’y livre. Mais ne pas diffuser l’information est à double tranchant, car c’est prendre le risque de la voir circuler par d’autres canaux et, finalement, d’apparaître comme jouant son intérêt propre contre l’intérêt général.

Information « juste-à-temps »

La mise en forme d’une information doit être liée à l’objectif recherché

9 La mise en forme d’une information prend du temps. Nécessaire, cette mise en forme (in-former) en retarde néanmoins l’utilisation. Un arbitrage doit donc être effectué entre une information brute, présentée sans analyse mais qui permet au décideur d’aller vite (au risque de confondre vitesse et précipitation) et une mise en forme soignée liée à une analyse approfondie qui permet de prendre des décisions plus réfléchies mais plus lentement. Or, rappelons que l’intelligence c’est l’information « juste-à-temps ».

L’économie de l’information est une économie de troc

10 Pour recevoir, il faut savoir donner. Une évidence ? Trop d’acteurs espèrent récupérer des informations avec la ferme volonté de ne rien donner en échange. Une attitude qui peut permettre « de faire un coup » mais pas de jouer dans la durée. C’est ce qui pose problème car si certains dirigeants demandent à leurs collaborateurs de récupérer de l’information, il est rare qu’ils définissent ce qui peut être ou non communiqué et sous quelle forme (écrite, orale, conditionnel, etc.). Dès lors, la divulgation d’informations est laissée à la discrétion de chaque « agent », avec tous les risques que cela comporte. La maîtrise de l’information stratégique n’est pas dissociable de la maîtrise de la communication, interne comme externe.

11 Tout risque informationnel doit être compris à l’aune de cette nouvelle grille de lecture et non par transposition d’une vision matérielle de la protection qui a depuis longtemps montré ses limites (syndrome de la ligne Maginot). « Lorsque vous fermez à clef les portes d’un laboratoire, disait Pasteur, vous enfermez plus de choses à l’extérieur du laboratoire qu’à l’intérieur. » Protéger en enfermant ou protéger en diffusant ? Il n’existe pas de recette miracle mais des choix stratégiques à opérer au regard du couple agilité/paralysie.

Notes

  • [1]
    Le Guide du Routard de l’intelligence économique. Hachette, 2012
  • [2]
    Pour une vision panoramique de cette maîtrise de l’information stratégique, voir notamment : Christophe DESCHAMPS, Nicolas MOINET, La Boîte à outils de l’intelligence économique, Dunod, 2011
  • [3]
    John Richard BOYD, Destruction and Creation. US Army Command and General Staff College, 1976
  • [4]
    Nicolas MOINET, Intelligence économique. Mythes et réalités, CNRS Éditions, 2011
  • [5]
    François CANTEGREIL, Vigilance et stratégie. Ed Comptable Malesherbes, 1991 ; Christian MARCON, Nicolas MOINET, L’intelligence économique, Dunod (coll. Topos), 2e édition, 2011
Français

[Analyse] Établir une liste de risques informationnels reste un exercice statique et présente un intérêt pratique limité. Pour répondre à la réalité, il convient d’y substituer une analyse dynamique, un processus de création/destruction d’images informationnelles.

Nicolas Moinet
Nicolas MOINET est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Poitiers où il dirige le master Intelligence économique & communicatiotn stratégique. Lieutenant-colonel dans la Réserve citoyenne de la gendarmerie nationale, il sensibilise les entreprises et les institutions aux risques informationnels.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/09/2014
https://doi.org/10.3917/docsi.513.0044
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