CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il est a priori tentant de considérer que, dans l’œuvre d’André Chénier, la dénonciation véhémente de la barbarie entendue comme injustice flagrante, cruauté extrême et inhumanité foncière se limite aux ultimes textes du poète emprisonné et victime prochaine de la grande Terreur. L’on considère même volontiers que cette tonalité pamphlétaire, dont on reconnaît souvent qu’elle perpétue une tradition fort ancienne (et l’on cite généralement Agrippa d’Aubigné) se limite aux Iambes puisque les odes écrites dans les mêmes conditions d’incarcération et de proximité de la mort semblent davantage marquées par le lyrisme (La Jeune captive dédiée à la prisonnière Aimée de Coigny, l’un des premiers poèmes publié d’André Chénier, étant alors la référence la plus récurrente).

2Mais il importe tout d’abord de s’entendre non pas sur le sens du terme « barbarie » (qui n’apparaît que rarement sous la plume d’André Chénier) mais plutôt sur le sens du terme « barbare » employé comme substantif ou comme adjectif. Peut-être faut-il au préalable rappeler qu’André Chénier, compte tenu de sa naissance à Constantinople, de sa familiarité d’helléniste érudit avec la poésie et la philosophie grecques classiques, ne pouvait qu’être sensible au sens initial du vocable « barbare » liant indissolublement la qualité d’étranger à l’usage défectueux de la langue et peut-être plus encore au premier usage de l’adjectif « barbare » chez Héraclite : « Mauvais témoins pour les hommes, yeux et oreilles, s’ils ont des âmes barbares ». Dans son ouvrage Généalogie des barbares[1], Roger-Pol Droit commente en ces termes cet usage initial : « une âme barbare est ici une âme qui n’entend pas la langue de la nature [2] ».

3Pour ce qui concerne le sens du mot à la fin du 18e siècle, l’article de Nadia Soussi Ikhlef « Analyse synchronique et diachronique du mot “barbare” dans les discours des dictionnaires [3] » apporte une aide précieuse. Nadia Soussi Ikhlef a en effet analysé la notice « barbare » du Dictionnaire critique de la langue française de J. F. Feraud publié en 1787-1788 [4]. Elle montre notamment comment, dans ce dictionnaire, la définition du terme « barbare » met l’accent sur la cruauté, l’inhumanité et la sauvagerie. Trois acceptions sont plus précisément distinguées : « 1o. Cruel, inhumain ; cœur barbâre, âme barbâre. 2o. “Sauvage, qui n’a ni loi ni politesse.” […] 3o. Barbâre, se dit, en grammaire, des termes très impropres, inconnus, forgés à plaisir, durs à prononcer et difficiles à entendre ».

4Une lecture à rebours des textes d’André Chénier – des Iambes et des odes écrits en captivité aux bucoliques et aux élégies antérieures à la Révolution – permettra de vérifier le constat communément reçu selon lequel la confrontation avec la Terreur aurait eu pour le poète le monopole de la hantise de la barbarie. Cet examen de l’œuvre dans sa continuité permet de plus de ne pas céder à des clivages le plus souvent reconduits, sinon par la critique, du moins par une certaine histoire littéraire : l’opposition entre poèmes contemporains de la Révolution (voire de la seule Terreur) et poèmes antérieurs (en oubliant fréquemment les textes d’adhésion à la phase initiale de la Révolution). La minimisation et même l’oubli de l’œuvre en prose (essais et articles de presse).

5Dans les odes et dans les Iambes écrits dans la captivité, le terme « barbare » n’est à aucun moment employé – ce qui contraste singulièrement, nous le verrons, avec nombre de textes d’André Chénier antérieurs à la Révolution. Par delà la tonalité douloureuse et élégiaque des poèmes dédiés à la prisonnière Aimée de Coigny (À Mademoiselle de Coigny et La Jeune captive), André Chénier, pour dénoncer une cruauté et une inhumanité extrêmes, mobilise pourtant toutes les ressources de l’imaginaire pamphlétaire : bestialisation de l’ennemi, assimilation de ce dernier au monstre, criminalisation des dirigeants les plus radicaux (Collot d’Herbois, Carrier, Marat « né de droit vassal de la potence », mise au pilori des « juges tigres nos seigneurs » qui président un tribunal de sang). Apparaît toutefois, très proche du substantif « barbare », le terme « horde » :

6

Tu crois, d’un éternel flambeau
Éclairant les forfaits d’une horde ennemie,
Défendre à la nuit du tombeau
D’ensevelir leur infamie [5].

7Animé d’une haine vengeresse, André Chénier évoque comme une illusion le dévoilement et la mise en pleine lumière des crimes d’un ennemi d’une cruauté et d’une inhumanité impitoyables et indicibles.

8Les poèmes de la proscription et de la clandestinité (d’avril 1793 à l’arrestation de mars 1794) ne sont pas en reste et semblent indiquer a priori qu’André Chénier appréhende une barbarie sans précédent et par là même indicible. C’est en effet ce que suggère l’ode V (généralement désignée par son incipit « Byzance »). Le poète y affirme hautement que la France en révolution l’emporte en terreur sur Byzance pourtant soumise à un despotisme musulman qui la conduit à un irréversible déclin :

9

Byzance, mon berceau, jamais tes janissaires
Du musulman paisible ont-ils forcé le seuil ?
Vont-ils jusqu’en son lit, nocturnes émissaires,
Porter l’épouvante et le deuil ?
[…]
Liberté qui nous fuis, tu ne fuis pas Byzance ;
Tu planes sur ses minarets [6].

10Or il importe de rappeler que, bien avant la révolution, dans l’élégie XIX, André Chénier a dénoncé la domination du despotisme musulman sur Constantinople et le monde grec comme une oppression proprement « barbare » dont l’horizon très proche ne peut être que le déclin et la mort :

11

Salut, Dieux de l’Euxin, Hellé, Sestos, Abyde,
Et nymphe du Bosphore, et Nymphe Propontide,
Qui voyez aujourd’hui du barbare Osmanlin
Le croissant oppresseur toucher à son déclin [7].

12Les articles qu’André Chénier donne, avant la chute de la monarchie, au Journal de Paris à partir de novembre 1791 – et plus particulièrement l’article du 26 février 1792 « De la cause des ordres qui troublent la France et arrêtent l’établissement de la liberté » – développent la même dénonciation d’un ennemi dont la cruauté a de moins en moins de limites et s’apparente, selon le poète, aux congrégations chrétiennes les plus fanatiques et les plus tyranniques du passé [8]. Le 4 mars 1792, dans sa « Lettre aux auteurs du Journal de Paris », dans laquelle il continue de répondre aux mises en cause politiques de son frère Joseph Marie, André Chénier dénonce le « délire de haine » des jacobins et prend plus particulièrement pour cible Brissot, le futur dirigeant girondin qu’il accuse de compromissions passées avec l’Ancien Régime et dont il dénonce la « lâcheté barbare [9] ». En fait, dans les mois qui précèdent la chute de la monarchie, la prose journalistique d’André Chénier se fait de plus en plus acérée et véhémente. Le constat de l’indiscipline des armées horrifie tout particulièrement André Chénier qui brosse le tableau d’armées plongées dans le chaos, proches à la fois des « antiques hordes septentrionales [10] » et des « janissaires » des « tyrannies orientales » [11]. André Chénier propose de plus des châtiments exemplaires pour les déserteurs et pour « les lâches qui massacrent les prisonniers sans défense [12] ». Ces derniers doivent être selon lui « livrés à la nation ennemie, afin que toute l’Europe sache que la nation française désavoue ce droit des gens emprunté des cannibales, et qu’elle n’est pas devenue libre pour faire la guerre comme les Barbares [13] ». Ainsi dans la prose journalistique d’André Chénier, évidemment antérieure à sa clandestinité et à son emprisonnement, la notion de barbarie constitue explicitement un repoussoir. Les images qui lui sont attachées sont récurrentes dans l’appréhension d’une actualité de plus en plus mouvante.

13Les représentations étroitement liées à l’appréhension du barbare tendent à se multiplier au détriment de l’assimilation de la dérive révolutionnaire violente et arbitraire au despotisme de l’Ancien Régime. Cette assimilation fréquente chez André Chénier durant les premiers temps de la Révolution semble désormais résiduelle [14]. La tyrannie présente est de plus en plus souvent présentée comme inédite et spécifique par la variété de ses manifestations, ainsi que par son caractère absolu et, à proprement parler, total : « Partout la terreur, la défiance, la dissimulation, le silence, l’espionnage, en un mot, tous les symptômes de la tyrannie et tous ceux de la servitude [15] ».

14Il est vrai qu’au lendemain du 20 juin 1792 – date de la première « invasion » du palais des Tuileries – André Chénier salue le courage et la dignité du roi « premier des fonctionnaires publics » et confronté à la fureur et à la bestialité d’une foule déchaînée. Alors que la chute de la monarchie approche, l’heure n’est plus à la dénonciation d’un Ancien Régime précédemment honni mais à la détestation d’un présent barbare sans précédent dans l’histoire [16]. La défense du monarque déchu, telle qu’elle apparaît dans les projets et esquisses des écrits posthumes s’inscrit dans cette logique [17].

15Dans les œuvres poétiques elles-mêmes, cette focalisation de plus en plus exclusive sur un présent barbare, implique l’effacement du procès des violences des despotismes passés. Dans l’ode intitulée Versailles, écrite dans les mois de clandestinité, le palais et ses jardins désertés des rois ne sont plus que refuge « de calme et d’oubli » :

16

Les chars, les royales merveilles,
Des gardes les nocturnes veilles,
Tout a fui : des grandeurs tu n’es plus le séjour.
Mais le sommeil, la solitude,
Dieux jadis inconnus, et les arts, et l’étude
Composent aujourd’hui ta cour [18].

17Le paysage paisible de Versailles, qui semble ne plus évoquer en rien les oppressions d’hier, n’est en fait plus hanté que par les images inverses d’une terreur parisienne omniprésente :

18

Mais souvent tes vallons tranquilles,
Tes sommets verts, tes frais asiles,
Tout à coup à mes yeux s’enveloppent de deuil.
J’y vois errer l’ombre livide
D’un peuple d’innocents, qu’un tribunal perfide
Précipite dans le cercueil [19].

19Dans un écrit antérieur inachevé, probablement rédigé en avril 1791 et intitulé par Latouche en 1819 « Les Autels de la peur », Chénier avait déjà dégagé les mécanismes tant linguistiques que psychologiques d’une intimidation générale qui est le fondement même d’une terreur sans précédent dans l’histoire : « nous pouvons dire que jamais la Peur n’eut plus de véritables autels qu’elle n’en a dans Paris ; que jamais elle ne fut honorée d’un culte plus universel ; que cette ville entière est son temple ; que tous les gens de bien sont devenus ses pontifes, en lui faisant journellement le sacrifice de leur pensée et de leur conscience [20]. »

20En fait, cette dérive violente et terrorisante de la révolution avait été largement pressentie comme un risque majeur dans l’ode Le Jeu de Paume, où, après avoir développé en termes exaltants le récit des événements conduisant à la création de l’Assemblée nationale, acte fondateur d’une nation délivrée d’une oppression multiséculaire, André Chénier met en garde contre une dérive populaire violente, meurtrière et barbare, assimilable au règne de l’un des empereurs romains les plus monstrueux, Néron :

21

C’est bien. Fais-toi justice, ô peuple souverain,
Dit cette cour lâche et hardie.
Ils avaient dit : c’est Bien, la lyre à la main,
L’incestueux chanteur, ivre du sang romain,
Applaudissait à l’incendie [21].

22Cependant considérer que dans l’œuvre d’André Chénier – qu’il s’agisse de prose ou de poésie –, cette appréhension de la barbarie entendue comme cruauté meurtrière individuelle ou collective se limiterait aux textes de confrontation avec l’événement révolutionnaire serait une erreur : la dénonciation du barbare, la déploration des souffrances qu’il inflige sont en effet récurrentes, sous des formes évidemment très variées, dans l’œuvre antérieure au déclenchement de la révolution.

23En ce sens, le premier mouvement de l’ode du Serment du Jeu de Paume, dans lequel Chénier dénonce les ordres privilégiés, peut être considéré comme le point d’orgue d’une critique sociale, politique et morale développée de longue date. Dans la cinquième strophe de l’ode, le poète évoque avec une particulière insistance la morgue, la dédaigneuse arrogance des grands attachés à leur domination ancestrale et réfractaires à toute idée de justice :

24

D’abord pontifes, grands, de cent titres ornés
Fiers d’un règne antique et farouche,
De siècles ignorants à leurs pieds prosterné,
De richesses, d’aïeux vertueux ou prônés,
Douce Égalité, sur leur bouche,
À ton seul nom pétille un rire âcre et jaloux [22].

25La « raillerie », l’ironie cruelle est, pour André Chénier, indissociable d’une violence qui culmine avec le meurtre, le massacre et la profanation des corps. C’est en particulier ce qu’attestent les notes programmatiques de l’ample poème épique L’Amérique (où la dénonciation du barbare semble avoir été une part essentielle du projet). Ainsi la mention du massacre de la Saint-Barthélémy est simplement indiquée en ces termes de profanation par le verbe : « Ciel, toi seul connais combien d’insultes, combien de railleries furent faites sur ces corps morts [23]. »

26Les premiers vers du prologue de l’autre épopée ébauchée, Hermès – plus nettement marquée que L’Amérique par une appréhension catastrophique du devenir historique – développent une thématique identique : « l’insolence » des grands y est même expressément qualifiée de « barbare ».

27

Dans nos vastes cités, par le sort partagés,
Sous deux injustes lois les hommes sont rangés.
Les uns, princes et grands, d’une avide opulence
Étalent sans pudeur la barbare insolence ;
Les autres, sans pudeur vils clients de ces grands,
Vont ramper sous les murs qui cachent leurs tyrans [24].

28L’Hymne à la justice, composé en 1787 et amplement consacré à la dénonciation de l’oppression traditionnellement exercée par les grands sur « l’indigent laboureur », reprend le même thème de l’arrogance opulente en y joignant toutefois la mention d’un rejet personnel si intense qu’il implique une décision d’exil :

29

J’irai, j’irai bien loin me chercher un asile
Un asile à ma vie en son paisible cours,
Une tombe à ma cendre à la fin de mes jours,
Où d’un grand, au cœur dur, l’opulence homicide
Du sang d’un peuple entier ne sera point avide
Et ne me dira point, avec un rire affreux,
Qu’ils se plaignent sans cesse et qu’ils sont trop heureux [25].

30Mais cette insolence et cette propension à la raillerie sont aussi le lot de certains critiques qui intimident et même paralysent l’artiste. Ainsi dans l’épigramme XXII les nymphes invitées à entendre un satyre qui prétend maîtriser l’art de la flûte le raillent cruellement et le font déchiqueter par des chiens lancés à sa poursuite :

31

On s’assied. Le voilà qui se travaille et sue,
Souffle, agite ses doigts, tord sa lèvre touffue,
Enfle sa joue épaisse, et fait tant qu’à la fin
Le buis résonne et pousse un cri rauque et chagrin.
L’auditoire étonné se lève, non sans rire.
Les éloges railleurs fondent sur le Satyre
Qui pleure, et des chiens même, en fuyant vers le bois,
Évite comme il peut les dents et les abois [26].

32Et dans l’épitre VII (Épitre sur mes ouvrages), André Chénier refuse hautement d’être un « superbe lecteur » « ri[ant] d’autrui ». Il est, selon lui, un autre ton que celui de la raillerie pour dénoncer une arrogance indissociable de l’oppression et qui marque profondément les relations sociales et individuelles de la France contemporaine :

33

Aux reproches sanglants d’un vers noble et sévère
Ce pays toutefois offre une ample matière :
Soldats tyrans du peuple obscur et gémissant,
Et juges endormis aux cris de l’innocent,
Ministres oppresseurs dont la main détestable
Plonge au fond des cachots la vertu redoutable [27].

34Pour Chénier, confronté à ces divers types d’arrogance, il est bien sûr, toujours résurgente, la tentation du refuge au sein d’une nature paisible et apaisante. Cette tentation surgira à nouveau lors de la proscription et de la clandestinité qu’elle implique peu avant l’emprisonnement. Mais se dessine également la perspective d’une dénonciation solennelle, absolument étrangère à toute « raillerie » par trop facile.

35Au-delà de cette perception négative de la domination arrogante de diverses élites d’Ancien Régime – qu’elles soient sociales ou culturelles –, il est dans l’œuvre d’André Chénier antérieure à la révolution, et plus précisément dans les séquences historiques ou mettant en jeu les mythologies antiques, un thème obsédant : celui de la violence destructrice. Dans les notes préparatoires de l’ample poème épique L’Amérique, André Chénier insiste ainsi tout particulièrement sur les origines « barbares » d’une histoire qu’il qualifie de « moderne » :

36

Puis mettre dans la bouche de quelqu’un un tableau rapide et vigoureux de l’histoire moderne à dater de la destruction de l’empire romain. Les invasions des barbares du Nord, la faiblesse de l’empire grec. La puissance et les cruautés des barbares. La destruction des sciences. Le gouvernement féodal. L’esclavage. La naissance du mahom [28].

37Les envahisseurs barbares (qui comprennent selon André Chénier les Turcs) sont d’abord présentés comme les destructeurs du monde antique : « Une charrue barbare (wisigothe, lombarde, turque) foule et retourne les ossements de tels et tels Grecs et Romains, les Fabiens, les trois cents Spartiates [29] ».

38C’est sans doute la figure du roi Charles IX, qu’André Chénier dénonce comme responsable du massacre de la Saint-Barthélémy, qui suscite dans les notes de L’Amérique le traitement pamphlétaire le plus dégradateur :

39

Le roi Charles IX mourant d’une hémorragie par tous les pores semblait rendre tout le sang français dont il s’était rassasié. Ainsi une bête féroce, après avoir dévoré un troupeau tout entier, tuée par une flèche, le sang des moutons et des agneaux lui sort par la blessure, par la gueule, par les narines, et leurs membres déchirés sont encore dans son estomac [30].

40L’institution de la traite et de l’esclavage est également prise pour cible et dénoncée comme révélatrice d’une barbarie européenne :

41

O barbares Européens, vous faites tant d’institutions inutiles !… (Voir Montesquieu.) Vos livres parlent tant d’humanité… Cœurs pitoyables, vous ne connaissez pas la pitié de loin !… Vous osez vous enrichir du fruit de ces horreurs… Vous n’avez aucune honte. Vous ne tremblez pas à l’idée des malédictions de la postérité qui vous attendent… O bons, ô respectables quakers… L’âme de Colomb peut dire cela [31].

42La conquête de l’Amérique est envisagée dans les mêmes termes : Pizarre se voit attacher une prophétesse « comme il y en eut toujours chez les peuples barbares […] comme Cassandre à Agamemnon [32] » et il revient à un Inca de dénoncer la « rage » et la « férocité » des conquérants. Enfin, à propos de la conquête, André Chénier projette de développer la scène suivante : « Un cacique se tue sur un lit près duquel est le portrait de Philippe II. En se poignardant, il prend une poignée de son sang et le jetant contre ce portrait : “Tiens, remplis-toi, barbare, voilà du sang…” Il meurt [33] ».

43Chénier envisage de plus une prise de parole de Las Casas dénonçant les « prêtres barbares ». Il imagine enfin un Ulysse des temps modernes, « dur Espagnol », « cruel Alphonse », revenant dans une nouvelle Ithaque marquée toutefois par ses crimes passés, un nouvel Ulysse épargné par un prince qui avait pourtant promis « le châtiment de ses barbaries [34] ».

44Au-delà de la dénonciation de l’« avide opulence » et de la « barbare insolence » des grands, les fragments et les notes préparatoires d’Hermès étendent le procès de la barbarie aux « sottises religieuses » responsables de la plupart des déchaînements de violence de l’histoire universelle. Tout semble converger vers un épilogue dominé par une vision catastrophique du devenir historique. Chénier y évoque en effet la disparition de la langue française comme langue vivante :

45

Perdu, n’existant plus qu’en un docte cerveau,
Le français ne sera dans ce monde nouveau,
Qu’une écriture antique et non plus un langage [35].

46Ce pessimisme foncier transparaît également dans la dénonciation véhémente et désespérée du fonctionnement contemporain de la justice :

47

C’est un abus énorme, c’est le comble de la misère lorsque la discussion des procès n’est pas simple, lorsque les principes ne sont pas faciles et uniformes, lorsqu’il faut savoir une infinité de choses pour défendre ses biens et son repos et sa vie, lorsqu’on est interrogé en cachette, lorsqu’un petit nombre de voix, qui souvent peuvent être celles de gens ivres ou qui ont mal entendu, suffit pour vous perdre…, et pas de témoins ; et qu’on profite des inadvertances de l’accusé… Il semble qu’alors les lois impitoyables mettent leur intérêt à trouver des coupables. Il semble que les lois et les magistrats sont établis pour tendre des pièges comme le tigre [36].

48Cette séquence des notes préparatoires d’Hermès semble anticiper sur l’une des plus fortes formules des Iambes : l’interpellation des « juges infernaux », « juges tigres nos seigneurs » de la Terreur.

49Les fragments et les notes de l’Invention, autre grand poème inachevé, introduisent toutefois une appréciation nouvelle du rôle des barbares (les peuples du nord et de l’est de l’Europe qui aux 4e et 5e siècles envahirent l’Empire romain) dans une histoire qui doit être également conçue comme histoire des langues. Il est en effet paradoxalement un legs linguistique de ces peuples conquérants : les langues romanes, « langues sœurs » (le castillan, le toscan et le français « langue de la Seine »).

50La langue française a, selon Chénier, tout particulièrement conservé la marque – « affreux accents », « farouche âpreté » – des envahisseurs barbares « veng[eant] sur les Romains l’esclavage du monde ». Le « parler de la Seine » est de ce fait « armé d’obstacles indociles » et exige du poète un travail nécessairement ardu, un travail à la fois ferme et délicat d’artisan. S’impose alors la métaphore de l’orfèvre « luttant » avec « habileté » pour plier un métal rebelle. Travaillant la langue française, le poète est en fait constamment confronté à des marques et traces barbares consubstantielles à une langue qui ne peut se réclamer de sa seule origine latine.

51Mais les grands poèmes épiques, avec leurs développements relevant d’une histoire que Chénier, sans doute lecteur de l’Essai sur les mœurs de Voltaire et plus probablement de l’Histoire philosophique des deux Indes de l’abbé Raynal, appréhende en termes d’universalité, n’ont pas l’exclusivité des références et évocations de la barbarie. Les Bucoliques, qui regroupent une part des poèmes les plus anciens d’André Chénier ne peuvent être réduits à leurs thématiques antiquisantes et leur ancrage souvent pastoral. Mettant en scène une mythologie dont la « fureur » n’est nullement édulcorée et dressant le tableau de sociétés traversées de tensions sociales très fortes, ces poèmes présentent en effet une véritable gradation en matière de violence.

52Dans les Bucoliques, plusieurs ordres de « fureur » sont tout d’abord en jeu. Dès la première Bucolique, la jeune Poésie affirme se charger d’une tâche essentielle : dire les « fureurs » des titans vaincus par les dieux. Mais une autre Bucolique souligne la proximité familière, voire intime de certains dieux avec les géants primitifs de la foudre que sont les cyclopes, anthropophages d’après l’Odyssée. C’est en particulier le cas de Proserpine, déesse des enfers et appelée à devenir la mère des furies. Les dieux ont en fait eux-mêmes une propension à la fureur : de Bacchus accompagné de Silène et de ses Ménades [37] à Diane [38], l’impitoyable déesse « qui gouverne les bois, les îles, les étangs / Et les ports, et les monts et leurs noirs habitants [39] ». Avec Pasiphae (Bucolique V), Europe (L’Enlèvement d’Europe, Bucolique VI) et surtout Médée (Bucolique VII) se manifeste une véritable gradation de la fureur. Pour deux d’entre elles (Pasiphae et Europe), cette fureur sur laquelle André Chénier met particulièrement l’accent est inspirée par les dieux eux-mêmes. Littéralement manipulée par Aphrodite, Pasiphae, princesse, abolit les frontières mêmes de l’animalité en devenant meurtrière jalouse d’une vache, sa rivale [40]. C’est une même frontière qui se trouve abolie avec l’enlèvement d’Europe, séduite par un taureau qui est en fait l’incarnation surprenante du « roi des dieux ».

53Mais c’est essentiellement avec la septième bucolique intitulée Médée que se produit un véritable basculement et qu’apparaît explicitement un procès de la « barbarie » indissociable d’une première auto-mise en scène du poète et de ses amours malheureuses. La « rigueur » et le caractère impitoyable de la femme désespérément aimée conduisent à l’assimiler à la figure de Médée, l’infanticide « barbare » qui clôt le poème :

54

Dans le sang de ses fils, par l’Amour égarée,
Une mère trempa sa main dénaturée,
Une mère trempa sa détestable main.
Mère, tu fus impie, et l’Amour inhumain.
Qui d’elle ou de l’Amour eut plus de barbarie ?
L’Amour fut inhumain ; mère tu fus impie [41].

55En fait, dans les Bucoliques, la barbarie et la souffrance qu’elle implique tend à être le lot d’êtres humains certes ancrés dans l’Antiquité grecque mais dépourvus de toute identité mythologique ou historique. Avec le poème La Jeune Locrienne, c’est la violence sectaire des disciples de Pythagore qui est mise en cause : cette violence assombrit le regard de la jeune femme aimante et aimée. Mais le couple amoureux déjoue « le grave Pythagore et son grave écolier [42] ». Mais plus généralement, à mesure même que les références précises à la mythologie et à l’histoire grecque deviennent plus vagues et même se réduisent, un nouveau contexte s’affirme, marqué par l’analyse du sentiment amoureux et, de plus en plus fréquemment, par l’évocation des écarts de richesses et des tensions sociales qu’ils engendrent.

56Dans la XVIe bucolique (qui n’a pas reçu de titre), l’amante d’un adolescent jeune et beau, mais pour le moins distant, exprime désespérément son désir de le retrouver. Cette distance entraîne la jeune femme aux lisières de la folie. Dans la XVIIe bucolique (elle aussi dépourvue de titre), l’obstacle à l’amour de la blanche colombe s’incarne dans « les noirs ennemis, les deux oiseaux de proie » ou encore dans les « loups soupçonneux ». Dans la XXIVe bucolique Le Malade, l’« amour en fureur », parce que non partagé, est à l’origine de la maladie du jeune homme. Mais c’est avec les trois dernières bucoliques du recueil – Le Mendiant, L’Aveugle et La Liberté – que la barbarie s’affirme dans sa dimension sociale et dans sa dynamique complexe. Le mendiant flétrit le « dédain barbare » du « riche au cœur de fer » qui réduit l’homme affamé, dépossédé de tout à un aspect fantomatique et à un comportement odieux. La proscription qui réduit Cléofas à l’extrême pauvreté, à l’exil, à la solitude et à l’errance, est barbare :

57

Ici on hait plus que l’enfer
Le public ennemi, le riche au cœur de fer,
Enfant de Némésis, dont le dédain barbare
Aux besoins des mortels ferme son cœur avare [43].

58Dans L’Aveugle, Homère maudit les marchands de Cymé qui l’ont pris à bord de leur navire pour finalement l’abandonner sur un rivage inconnu. Guidé par des enfants compatissants et admiratifs, Homère maudit ces marchands cruels qui n’ont reconnu en lui ni un être humain ni un poète :

59

Ils m’ont, je ne sais où, jeté sur le rivage. […]
– Les barbares [44] !

60Le Malade, Le Mendiant et L’Aveugle connaissent des fins heureuses. Mais il en va tout autrement avec la dernière bucolique du recueil. Cette pièce dialoguée entre « un chevrier » et « un berger » restitue une dynamique qui témoigne d’une barbarie inexorable et, semble-t-il irrémédiable. L’origine de cette barbarie, dont le berger est à la fois la victime et l’agent, est l’esclavage et son corrélat, la dépossession. La réponse négative littéralement scandée par le berger et argumentée par la mention de son état d’esclave est à tous égards révélatrice : indifférence au devenir de son troupeau, refus de toute musique, étrangeté assumée aux valeurs de patrie et de vertu, à la nature, aux dieux et même à l’amour, peur panique d’un maître « barbare » :

61

Et quel œil virginal voudrait tomber sur moi ?
Ai-je, moi, des chevreaux à donner comme toi ?
Chaque jour par ce maître inflexible et barbare
Mes agneaux sont comptés avec un soin avare [45].

62L’ultime promesse du berger est d’être barbare à son tour :

63

O juste Némésis, si jamais je puis être
Le plus fort à mon tour, si je puis me voir maître,
Je serai dur, méchant, intraitable, sans foi,
Sanguinaire, cruel, comme on l’est avec moi [46].

64Dans ce poème dépourvu de tout ancrage historiquement précis dans l’Antiquité, la démonstration est faite : l’écrasement despotique de la liberté et son corollaire, l’esclavage, impliquent le développement irréversible d’une dynamique de barbarie.

65Ainsi la hantise du barbare ne se limite nullement, dans l’œuvre d’André Chénier, à l’expérience de la Révolution en marche vers la Terreur. Elle est en effet présente dans les œuvres les plus anciennes du poète. Les grandes figures mythologiques et historiques convoquées semblent même souvent avoir été retenues pour leur aptitude à la barbarie. Au-delà des accents virgiliens de certains tableaux de la nature, au-delà d’un goût indéniable pour la pastorale, André Chénier considère de plus, ponctuellement, que la cruauté et la violence meurtrière sont inhérentes à l’ordre de la nature. Reprenant le mythe de Philomèle qui prit la forme d’une hirondelle pour échapper aux menaces de Térée roi de Thrace, Chénier évoque l’oiseau apparemment fragile mais qui se nourrit de la chair de la cigale :

66

Fille de Pandion, ô jeune Athénienne,
La cigale est ta proie, hirondelle inhumaine ;
Et nourrit tes petits qui, débiles encore,
Nus, tremblants, dans les airs n’osent prendre l’essor,
Tu voles, comme toi la cigale a des ailes.
Tu chantes, elle chante. A vos chansons fidèles
Le moissonneur s’égaie, et l’automne orageux
En des climats lointains vous chasse toutes deux.
Oses-tu donc porter dans ta cruelle joie
A ton nid sans pitié cette innocente proie ?
Et faut-il voir périr un chanteur sans appui
Sous la morsure, hélas ! d’un chanteur comme lui [47] ?

67André Chénier n’hésite pas, d’ailleurs, à s’inclure dans cet ordre des pulsions barbares de la nature : dans la neuvième épigramme il évoque en effet sa propre tentation criminelle de mutiler l’hirondelle :

68

Que te ferai-je ? dis, babillarde hirondelle ?
Veux-tu qu’avec le fer je te coupe ton aile ?
Térée impatient, veux-tu qu’avec mes doigts
Je t’ôte cette langue, et l’importune voix
Qui vient, dès le matin, du sommeil ennemie,
A mes songes heureux enlever mon amie [48] ?

69Il est vrai qu’intervient alors dans la vie du poète une autre force qui peut s’infléchir en « fureur » : l’« Amour, dieu cruel », « légitime effroi des muses » (Épigramme XII).

Notes

  • [1]
    Roger-Pol Droit, Généalogie des barbares, Paris, Odile Jacob, 2007.
  • [2]
    Ibid., p. 40.
  • [3]
    « Analyse synchronique et diachronique du mot barbare dans les discours dictionnairiques », Multilinguales, [En ligne], no 7, 2016, https://journals.openedition.org/multilinguales/540.
  • [4]
    Comme le remarque Nadia Soussi Ikhlef cette notice reprend pour une large part les définitions du terme barbare que donnent le Dictionnaire de Furetière (1690) et le Dictionnaire de l’Académie (1694).
  • [5]
    André Chénier, Œuvres complètes, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1958, p. 181.
  • [6]
    Ibid., p. 183.
  • [7]
    Ibid, p. 72.
  • [8]
    Ibid, p. 273 et 277.
  • [9]
    Ibid, p. 283.
  • [10]
    Ibid, p. 308.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid, p. 310.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Cette assimilation apparaît encore dans l’article du 30 mai 1792 (« Les conséquences du 10 mars ») : « Cacher au maître ce qui est, lui attester ce qui n’est pas, le louer des vertus qu’il n’a pas, ou les déprécier comme indignes de lui, justifier tous ses excès, vanter sa clémence, lorsqu’il n’a pas été aussi juste qu’il pouvait l’être, est un art qui n’a fait que passer des antichambres de Versailles à la tribune des clubs », ibid, p. 328.
  • [15]
    Ibid, p. 332.
  • [16]
    « l’abîme où nous précipite cette horde de tyrans impunis et d’énergumènes sans frein », « De l’aveuglement de l’Assemblée nationale », 6 juillet 1792, ibid, p. 354.
  • [17]
    « Projet d’un discours du roi à l’Assemblée nationale », août 1792, ibid, p. 371 ; « A tous les citoyens français », ibid, p. 375 ; « Projet d’un discours à la convention », ibid, p. 379 ; « Projet d’une lettre de Louis XVI aux députés de la convention », ibid, p. 386.
  • [18]
    Ibid, p. 184.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Ibid, p. 358.
  • [21]
    Ibid, p. 176.
  • [22]
    Ibid, p. 169.
  • [23]
    Ibid, p. 423.
  • [24]
    Ibid, p. 391.
  • [25]
    Ibid, p. 164.
  • [26]
    Ibid, p. 85.
  • [27]
    Ibid, p. 157.
  • [28]
    Ibid, p. 419.
  • [29]
    Ibid, p. 421.
  • [30]
    Ibid, p. 424.
  • [31]
    Ibid, p. 425-426.
  • [32]
    Ibid, p. 426.
  • [33]
    Ibid, p. 429.
  • [34]
    Ibid, p. 434.
  • [35]
    Ibid, p. 404-405.
  • [36]
    Ibid, p. 402.
  • [37]
    Ibid, Bucolique II, p. 3-4.
  • [38]
    Ibid, Bucolique III, p. 4-5.
  • [39]
    Ibid, Bucolique V, p. 7.
  • [40]
    Ibid, Bucolique VI, p. 7-8.
  • [41]
    Ibid, Bucolique VII, p. 9-10.
  • [42]
    Ibid, Bucolique X, p. 13.
  • [43]
    Ibid, Bucolique XXV, p. 36-37.
  • [44]
    Ibid, Bucolique XXVI, p. 44-45.
  • [45]
    Ibid, Bucolique XXVII, p. 52-53.
  • [46]
    Ibid., p. 53.
  • [47]
    Ibid, Épigramme XIV, p. 82.
  • [48]
    Ibid, Épigramme IX, p. 80.
Français

L’on considère généralement que, dans l’œuvre d’André Chénier, la dénonciation de la barbarie se concentre dans les poèmes – odes et iambes – écrits en prison. Cependant la lecture des œuvres antérieures à l’incarcération – les trois premières années de la Révolution et la décennie précédente – permet de comprendre comment la barbarie fut une hantise récurrente : des articles de presse et des poèmes des débuts de la Révolution aux vastes panoramas historiques des ébauches d’épopées (Hermès, l’Amérique et l’Invention) aux dénonciations de l’arrogance aristocratique des épigrammes et même aux Bucoliques qui ne peuvent être réduits à leur dimension antiquisante et pastorale.

Jean-Jacques Tatin-Gourier
Université de Tours
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/10/2020
https://doi.org/10.3917/dhs.052.0221
Pour citer cet article
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