CAIRN.INFO : Matières à réflexion
La vie c’est toujours la mort de quelqu’un.
(Antonin Artaud, Le théâtre et son double, 1938.)

1Les théâtres ruraux et « villageois » des mondes indiens et népalais manquent encore cruellement d’études monographiques précises. On dispose certes de publications de valeur, certaines toutes récentes, sur les grandes traditions régionales de l’Inde, mais l’ethnographie de maintes formes dramatiques populaires (lok nâtya) propres à ces pays reste encore à faire. Les préjugés des groupes urbains à l’encontre de telles expressions théâtrales, jugées frustes, grossières, licencieuses – et de surcroît en voie de disparition rapide selon certains auteurs –, expliquent en partie ce manque d’intérêt. Le goût des artistes contemporains pour les formes primitives, proches de la tradition, peine à inverser le courant.

2Deux grandes catégories peuvent être distinguées. Certains théâtres ruraux relèvent de groupes itinérants, plus au moins spécialisés dans les arts performatifs. D’autres sont organisés et représentés à l’échelle purement locale, par les seules forces vives de communautés indigènes. Dans les deux cas, le genre varie beaucoup. La palette va de grandes cérémonies religieuses, liées de près à un temple et célébrées principalement à l’intention d’une divinité (mais comportant toutefois des effets scéniques et théâtraux), à des représentations plus séculières tirant leur inspiration de motifs littéraires très divers, dont évidemment les deux épopées hindoues du Mahâbhârata et du Râmâyana, mais aussi, ça et là, de ballades héroïques Rajput moins connues, d’histoires d’amour ou de faits contemporains. Les pièces et sketchs comiques se rencontrent dans tous les cas de figure, soit comme intermèdes intercalés, soit comme argument principal. La danse, la musique, le chant sont omniprésents, à l’instar du théâtre sanskrit littéraire.

3On s’attachera ici à un théâtre populaire népalais observé récemment, le kâttî pyâkhã de Pharping, à la périphérie de la vallée de Katmandou. Ce théâtre est celui d’un groupe spécialisé dans une tout autre activité (le bûcheronnage), mais qui a choisi ou été choisi à une époque de son histoire pour donner des représentations dramatiques à dates fixes dans le calendrier religieux. C’est une tradition théâtrale manifestement très ancienne qui n’a jusqu’ici jamais été étudiée en détail. Elle présente l’intérêt de combiner des hiérophanies comportant des phénomènes de possession, une tradition royale, c’est-à-dire un théâtre de cour, proche de la forme canonique du théâtre sanskrit, et enfin des interludes burlesques. Curieusement, la juxtaposition de ces trois genres donne à la performance un aspect moderne, presque postmoderne si l’on songe aux théâtres occidentaux d’avant-garde qui cultivent l’hétérogénéité, le collage et le mélange des codes scéniques. L’ensemble du kâttî pyâkhã forme cependant un tout, continu, articulé et hiérarchisé dans l’ordre qui vient d’être énoncé. Il impressionne par sa richesse, sa profusion, d’autant plus que le groupe en question, les Balâmî, a toujours vécu dans des conditions de vie précaires, en rapport avec le monde sauvage des forêts et la périphérie des grands centres urbains de civilisation. Il s’agit, pour tout dire, d’une population il y a encore peu de temps illettrée, sans éducation, et qui n’a jamais ou très peu été en rapport avec les cours royales d’antan.

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5Pharping, la petite ville où mes recherches me mènent régulièrement depuis quelques années, est une de ces nombreuses bourgades de la vallée de Katmandou, telles Chapagaon ou Panauti, deux localités où j’ai autrefois résidé, un monde d’échoppes et de commerces aux activités vibrionnantes, un lieu d’échange et de confrontation, révélateur des liens interethniques et intercastes. Divisée primitivement en sept quartiers, l’agglomération est dénuée de monuments mémorables et ne comporte aucune mise en scène architecturale. Les premières impressions se concentrent ici sur les boutiques entassées, les maisons de briques ocre rongées par les moussons, les allées et venues continuelles dans les ruelles malgré les motos garées en tout sens qui gênent le passage. On ne pressent aucune existence vouée aux arts et aux lettres ni à tout autre raffinement derrière ces façades peu hospitalières. La vie semble dominée par l’examen des comptes et les entreprises commerciales. Ployés sous le poids de leurs hottes, les villageois des environs viennent vendre dans le bourg leurs fruits, leurs légumes, quelques produits artisanaux, vannerie et tissage notamment. Pharping n’est qu’à une trentaine de kilomètres de la capitale, mais il faut une bonne heure pour s’y rendre en voiture ou en moto, tant la route tortueuse, accrochée aux flancs de collines, comporte de lacets et la chaussée de nids de poule.

6À l’époque Malla, Pharping fut le siège d’une principauté quasi indépendante. Elle n’est aujourd’hui qu’un chef-lieu influent qui commande l’accès à certaines routes de commerce, pédestres et carrossables, en direction du sud. Durant l’insurrection maoïste de 1996-2006, des postes militaires ostensiblement défendus par des mitrailleuses gardaient la ville. La localité n’a guère de charme particulier, sinon d’agréables points de vue sur les rizières avoisinantes et de vastes étendues forestières, protégées depuis peu par l’État. On baigne pourtant ici dans une atmosphère différente de celle, urbanisée et polluée, de la vallée de Katmandou ; l’air y est plus pur, les journées plus légères, le monde des collines plus proche. On se sent à la campagne. Les villages alentours sont connus pour leurs poires au goût délicat et leurs prunes lapsî.

7J’étais déjà venu sur place au début du mois de novembre, accroché à l’arrière de la moto d’Anuj Rimal. Anuj est le neveu de Krishna, mon ancien compagnon de route qui m’a secondé dans plusieurs de mes enquêtes himalayennes et qui a décidé il y a quelques années d’émigrer aux États-Unis, dans l’État de Virginie. Il s’est installé là-bas, avec sa femme retraitée, chez son fils, lequel a trouvé un emploi de service dans un restaurant. Il m’avait alors confié à son neveu, selon des règles de transmission familiale bien népalaises. Anuj, la trentaine, bouillonnant, toujours pressé, s’était montré efficace, présent quand il le fallait, mais surtout des plus sympathiques et d’une remarquable intelligence. Il m’apprenait beaucoup sur la nouvelle génération et les aspirations de la classe moyenne urbaine. Un problème subsistait : contrairement à son oncle, éduqué depuis un jeune âge en milieu néwar, il ne parlait pas le néwari. L’enquête, avec lui, se faisait en népali. Je ne pouvais donc l’employer que pour certains terrains, pas pour d’autres qui nécessitaient l’utilisation de cette langue. Sa conduite dans les embouteillages désormais ahurissants de la Vallée, zigzaguant entre les voitures, contournant tel obstacle au dernier moment et poussant de soudaines accélérations, avait également de quoi faire trembler. Mais il y a des peurs qu’on parvient à surmonter – en fermant les yeux…

8C’était, je m’en souviens, pendant les fêtes du Tihâr. Sitôt arrivés dans le bazar et remis de mes émotions motocyclistes, nous cherchons Ganesh Manandhar, le responsable et commanditaire des danses du mois de Kârtik. J’avais entendu parler de ces danses il y a plusieurs années, sans jamais avoir eu l’occasion d’y assister. Elles aiguillonnaient ma curiosité au plus haut point. Ganesh malheureusement est un vieillard complètement sourd, comme frappé de stupeur. On nous guide de proche en proche vers Vishnu Balami, le maître, guru, desdites danses. Nous le rencontrons dans le centre de la localité, sur la large estrade aménagée face au temple de Jhankesvarî. La quarantaine, à la fois retenu et jovial, immanquablement habillé d’un haut de survêtement aux manches surlignées d’une large bande bleue ou jaune, Vishnu nous accueille avec un large sourire. Une distribution de prix justement se tient à cet endroit, à grand renfort de musique traditionnelle, de discours et de banderoles multicolores, à l’occasion de la nouvelle année néwar. Notre guru vient de recevoir une récompense pour son dévouement et son action en faveur de la conservation de ce théâtre populaire. La vitalité de la culture néwar dans le contexte changeant actuel, l’intérêt pris pour la moindre de ses manifestations, la volonté de préservation, me fascinent depuis longtemps. Ils démentent toute vue hâtive sur la prétendue « mondialisation » qui ne laisserait rien derrière elle des cultures locales. C’est tout le contraire qui se passe !

9Vishnu Balami me donne des détails relatifs au calendrier des danses et me raconte tout de go l’histoire qui sera représentée cette année 2010. Je la livre ici dans sa version complète, telle que j’ai pu l’affiner les jours suivants grâce à des compléments d’information obtenus auprès de lui par téléphone (les méthodes d’enquête changent avec le temps…) dans la boutique de Shova, mon assistante :

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Il y a bien longtemps le roi Narpal Râjâ régnait sur le royaume d’Udaipur. Son fils, le prince héritier Dharmapal Râj Kumâr, était marié à une princesse nommée Dharmâvati. Un jour, le roi part à la chasse dans la forêt avec ses rabatteurs et ses chasseurs professionnels, sikârî. Ils abattent quelques daims, calâ, puis se reposent. Ils cherchent à boire, mais impossible de trouver la moindre source d’eau. Le souverain décide derechef d’établir une fontaine, kuvâ en népali, bumgâ en newari, à cet endroit. Il consulte son astrologue attitré, jyotis, et ses prêtres. Ils lui prescrivent de procéder au préalable à un sacrifice humain. Comment choisir la victime ? Elle devra avoir sur son corps trente-deux signes de beauté, battis lakshana, lui répond-on. Or, seules trois personnes dans le royaume possédaient un tel ensemble de marques : le roi lui-même, son prince héritier et la femme de ce dernier, Râj Kumârî. Lorsqu’ils eurent connaissance de cet avis, le prince et son épouse s’enfuient précipitamment d’Udaipur.
Ils marchent dans la forêt et parviennent à un palais, propriété d’un ogre redoutable entre tous répondant au nom de Champasur Râkshas. Le prince et le râkshas se battent violemment. Au terme du combat, Râj Kumâr prend le dessus et enferme l’être terrible dans une pièce du palais. Un jour qu’il était parti à la chasse comme à l’accoutumée, le prince oublia la clef de la chambre dans laquelle il retenait le râkshas prisonnier. Curieuse, son épouse s’en saisit et ouvre la porte de la geôle. Champasur s’empare d’elle sur le champ et la prend sous son contrôle. Il décide alors de se servir de la femme pour se débarrasser du mari. Trois tentatives se succèdent.
La première fois, la princesse prétend avoir mal au ventre. « Seul le lait d’une tigresse, dit-elle, parviendra à me guérir. » Râj Kumâr part à la recherche d’un tel lait. Au terme d’un long voyage, il trouve sous un arbre deux bébés tigres qu’avait laissés leur mère pour chasser. Il leur expose son plan et grimpe au sommet de l’arbre pour attendre le retour du félin. La tigresse revient et allaite ses petits. Un peu de lait tombe dans une feuille d’arbre pliée en forme de coupelle qu’avait disposée au préalable le prince, avec l’assentiment des petits tigres. Une fois la mère repartie, Râj Kumâr se jette sur le récipient rempli de lait et revient au palais de Champasur, suivi de loin par les bébés tigres qui se demandent qui est ce prince mystérieux et le pourquoi de cette histoire. Râj Kumâr donne ce lait à sa femme, qui guérit sur le champ.
Une seconde fois, la princesse affecte de souffrir du ventre. Elle demande à son mari de se procurer un peu de poudre obtenue à partir d’une canine appartenant à un ogre terrible, Dantasur Râkshas, qui vivait dans une région appelée Udhancal Parvat, au Népal oriental. À nouveau, le prince se soumet à ses désirs. Râj Kumâr repart, trouve le râkshas. Il engage le combat. Comme précédemment, il vainc l’être malfaisant. Il le provoque, se cache dans sa crinière longue de plusieurs mètres, l’agace avec son sabre, le piquant ça et là sur les flancs et la croupe, tant et si bien que l’ogre demande grâce. « Demande moi ce que tu veux, je te le donnerai ; mais je t’en supplie, ne me nargue plus, il m’en coûte trop. » Le prince obtint ce qu’il voulait, quelque émail d’une énorme canine du râkshas ; il broie cet éclat, le réduit en poudre qu’il se hâte de porter à sa princesse. À nouveau, elle guérit.
C’en est trop. Champasur écume de rage. Il décide de prendre les choses en main et de se débarrasser de son rival sans plus tarder. Il ordonne à Râj Kumârî de glisser du poison dans la nourriture de son mari. Elle s’exécute docilement. Râj Kumâr est sur le point de rendre l’âme. Il a juste le temps de dire à sa princesse : « Écoute-moi. Tu t’es mal comportée, tu m’as trahi. Si tu veux te repentir, agis comme je te le dis. L’ogre te demandera de manger mon cœur et mon foie. N’obéis pas. Cache-les et jette-les dans la rivière Gangâ. » Puis, il expira. Râj Kumârî éclata en sanglots et suivit à la lettre les instructions de son infortuné époux.
L’histoire continue dans un autre royaume, sans doute proche, appelé Kanchapûr et gouverné par un roi connu sous le nom de Mahipal Râjâ. Tous les matins, la princesse locale, Subarna Kesari Maiya, prenait son bain dans la rivière voisine, Gangâ, et faisait ses dévotions au dieu soleil, Surya. Un jour qu’elle se livre à ces occupations matinales, elle aperçoit les deux organes de Râj Kumâr, foie et cœur, flottant dans la rivière. Elle a fait un rêve la nuit précédente qui lui prescrit de les recueillir, de les mélanger à du sable prélevé sur la rive, de façon à façonner une statue. Elle se plie à ces injonctions. Soudain le prince Râj Kumâr ressuscite et sort vivant de la statue. Les jeunes gens tombent immédiatement amoureux l’un de l’autre. Mahipal Râjâ les marie. Râj Kumâr décide alors de se venger et part à la recherche de Champasur Râkshas. Il le surprend en compagnie de sa première femme et les tue tous deux d’un coup de sabre (Champasur vadha). Le couple gît à terre. À ce moment précis, la source d’eau que voulait consacrer le père du prince dans l’épisode précédent se met à couler. Ébahis par un tel prodige, les sujets du royaume se réunissent et rendent grâce au couple royal.

11Tous les ans, nous assure Vishnu Balami, une nouvelle histoire est mise en scène. L’intrigue diffère, mais d’une année à l’autre les personnages restent proches. Le genre théâtre de cour, autrement dit un livret centré sur la figure d’un roi hindou et ses idéaux Kshatriya, la partie de chasse, les pleurs d’une princesse nommée Râj Kumârî, sont conservés. Possède-t-il un texte écrit ? « Les souris ont mangé le texte original », nous répondit-il d’un air vraiment désolé. « Je n’ai aujourd’hui qu’un texte recopié en caractère devanagiri dans un cahier d’écolier. Nous disposons d’un total de douze histoires. On recommence en principe tous les douze ans à produire les mêmes épisodes. »

12Un mois plus tard, je suis à nouveau à Pharping pour assister à la représentation théâtrale. Elle n’a lieu qu’une fois ou plutôt deux fois l’an, dans deux quartiers différents, durant les dix jours qui suivent immédiatement la pleine lune du mois de Kârtik (octobre-novembre). Nous nous installons, Shova et moi, dans un petit hôtel dont l’attrait majeur tient à son admirable terrasse du dernier étage qui donne sur les rizières et les collines boisées alentour. Embrassé d’un seul coup d’œil, le panorama est superbe ; les montagnes du Mahabharat au loin, leurs crêtes encapuchonnées de quelques nuages, forment une masse à la fois sombre et verdoyante qui confère de la grandeur au paysage. Le soleil d’hiver jette une lumière crue, radieuse. Quelle limpidité ! Plus prosaïquement, nous ne sommes ici qu’à dix minutes du lieu de la représentation, ce qui pour un retour à pied en plein milieu de la nuit dans des rues désertes présente quelque avantage, surtout au regard des bandes de chiens errants, toujours menaçants la nuit tombée.

13Nous commençons par rendre visite au temple de la déesse Vajra Yogini, qui se dresse à quelque distance, vers le sud, sur un escarpement boisé qu’il faut gravir et qui domine une cuvette de rizières. C’est un temple relativement important, connu jusqu’à Katmandou et Patan. La femme du prêtre bouddhiste local, un Néwar Vajracarya de Patan, nous fait visiter le sanctuaire, au premier étage du bâtiment. J’aperçois les restes de sacrifices sanglants. Nous sonnons la cloche pour annoncer notre visite à la déesse et déposons notre obole. Une lumière diffuse filtre à travers les volets de bois mal dégrossis. Dehors, l’ombre du soir enveloppe déjà le vallon. La ville voisine s’éloigne doucement vers les ténèbres. Un peu plus loin, derrière un bosquet d’arbres au feuillage pérenne, s’ouvre une grotte dans laquelle Padmasambhava, le célèbre prédicateur tibétain, aurait médité. Il y aurait atteint un niveau spirituel élevé. Ainsi le veut la tradition. Depuis cet événement, Pharping est devenu un lieu de pèlerinage du bouddhisme tibétain. Plusieurs monastères rattachés à cette religion ont été fondés au cours des dernières décennies dans les environs. Ils en imposent à tous les points de vue, par leur taille, leurs ors, leurs peintures, leurs richesses, ainsi que par leurs gigantesques moulins à prière, de près de quatre mètres de haut sur cinq de diamètre, qui dispensent leurs psalmodies aux quatre coins de l’univers lorsqu’ils sont actionnés. Quelques moines occidentaux séjournent dans ces lieux de retraite à la recherche d’une paix intérieure perdue.

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15La pièce devait commencer vers huit heures et demie du soir. Mais une coupure d’électricité prend tout le monde de court. Les préparatifs sont interrompus. On installe un générateur pour alimenter les amplificateurs et les guirlandes de lumière disposées tout autour de l’estrade de pierre et de brique, dabû. Cela prend du temps. La procession des acteurs/danseurs se forme un peu plus tard devant une maison Balâmî voisine où depuis plusieurs années une pièce du premier étage est mise à la disposition de la troupe pour les répétitions. Un autel dédié au dieu de la musique, du théâtre et de la danse, Nâsahdyah, une forme de Shiva dansant, y est installé. Cette pièce au sol natté est interdite aux femmes car Nâsadyah serait dangereux pour les personnes de sexe féminin : elles ne peuvent ni toucher ni s’approcher du dieu.

16En tête de la procession vient un homme non masqué qui représente Mahâdev, le « grand dieu » hindou Shiva. Il a un diadème argenté autour du visage, rehaussé de larges pétales de lotus façonnés dans le même métal, et il agite de sa main droite un petit tambour-sablier, damaru. Il est suivi de deux garçons le visage découvert eux aussi qui figurent Gangâ, le fleuve sacré du Gange, et Pârvatî, la parèdre de Shiva, deux déesses associées de près à Mahâdev. Suivent sept personnages masqués incarnant des déesses importantes du panthéon néwar, dont Kumârî, Mahâlaksmî et Dakshinkâlî, la divinité d’un sanctuaire bien connu situé à côté de Pharping. Derrière encore un autre groupe composé de personnages royaux se met en marche. Ils ont des parures, des couronnes surmontées d’aigrettes ou de plumeaux, des costumes d’époque ou supposés tels, avec des pantalons bouffants ou de longues jupes de couleurs vives. Des princesses aussi, drapées de rouge, la bouche peinturlurée, font partie de la troupe. Ces comédiens sont tous de sexe masculin et ont le visage grimé, théâtre oblige. La plupart vont pieds nus, sauf certains qui ont sacrifié la tradition au confort et portent des chaussettes pour se protéger du froid. Des sortes de gardes militaires coiffés de chapeaux de cow-boys ou de képis de policiers népalais contemporains, quelque peu anachroniques dans la pièce mise en scène, les escortent. Ces figures avancent en file indienne dans la rue, fragiles, éclairées de lampes Petromax, entre ombre et lumière, esquissant des pas de danse accordés au roulement des tambours et à l’entrechoquement des cymbales qui accompagnent la procession. Elles se déhanchent alternativement à droite et à gauche. Ganesh, le dieu à tête d’éléphant, mène le cortège avec son masque blanc bienveillant.

17Toutes ces personnes appartiennent au groupe Balâmî, intégré à l’ensemble culturel et ethnique néwar. Les Balâmî parlent un dialecte qui leur est propre et vivent dans les marges de la vallée de Katmandou, au contact des Tamang, autre population de langue tibéto-birmane qui occupe massivement les environs. C’étaient autrefois des forestiers qui vendaient du bois dans les centres urbains. Les forêts étant dorénavant protégées, la plupart ont dû abandonner cette activité et se sont tournés vers l’agriculture. Ils habitent principalement des zones rurales, logeant dans d’humbles maisons de briques et de pierres couvertes aujourd’hui de tôle ondulée. Je m’intéresse à ce groupe depuis de longues années, depuis 1976 en fait, année au cours de laquelle j’ai séjourné quelques jours à Homdu, un village des environs de Pharping, et effectué une première reconnaissance pédestre dans la vallée de Chitlang, une zone à forte densité Balâmî. C’était du temps où Sarkiman, porteur et cuisinier originaire d’un village proche de Dhulikhel, devenu au fil du temps un ami, m’accompagnait dans mes excursions népalaises. J’ai toujours suspecté une relation étroite entre les membres de ce groupe et les habitants de mon premier village de terrain, Pyangaon. Ces relations anciennes, dont le souvenir s’est perdu, ou presque, me paraissent aujourd’hui évidentes.

18Le théâtre qui m’occupe, celui du mois lunaire de Kârtik, appartient aux Balâmî et constitue un trait distinctif de leur culture. Il est représenté dans presque tous leurs villages, pourtant bâtis à distance les uns des autres et n’entretenant guère de relation entre eux. Les rôles clefs, ceux des dieux masqués, les fonctions de maître de danse, de chants et de musique en particulier, leur sont réservés. Les charges se transmettent en ligne héréditaire de père en fils aîné dans certains lignages. D’autres castes participent aujourd’hui à la production et à la réalisation de la pièce, mais il s’agit de rôles subsidiaires ou liés à la musique. Le cœur de la performance reste aux mains des Balâmî.

19La procession chemine lentement jusqu’à la scène, sous une pluie de grains de riz que la foule massée jette tout le long de la route. Elle pénètre dans l’espace scénique carré, en fait le tour, s’arrêtant aux quatre coins pour y exécuter chaque fois les mêmes pas de danse. Les dieux masqués sont en transe, leur corps, leurs bras, leurs mains armées de dagues et de sabres, tremblent fortement pour signifier aux spectateurs leur état. Ils ont à leurs doigts des bagues plates en argent. De lourdes ceintures en métal ceignent leur taille. Ils portent des colliers de fleurs autour du cou et de longues jupes de couleur qui leur descendent jusqu’aux chevilles et qu’ils font voler en tournoyant sur eux-mêmes. Ces hommes-dieux semblent venus d’ailleurs, d’un monde imaginaire, irréel. Leur ronde impressionne par la force divine que les figures humaines sont censées représenter. Personne, hormis les membres de la troupe, ne peut les toucher ni leur parler durant l’office divin.

20Divins ou laïques, les personnages vénèrent tous l’omniprésent Nâsahdyah, le dieu qui leur donne le pouvoir de danser au rythme de la musique. De cette puissance dépend la grâce artistique qui doit nécessairement accompagner la performance pour qu’elle soit réussie. La scène a été au préalable pacifiée, close, fermée, par les maîtres de danse et de musique. Elle sera ainsi défendue de toute intrusion d’esprits malfaisants pendant la nuit. À compter de cet instant, les spectateurs ne peuvent plus traverser l’espace théâtral. Le lieu appartient exclusivement aux dieux et à leurs représentants. Les acteurs ont réquisitionné le temple voisin de Jhankesvarî et la pièce du bâtiment attenant. Ils y ont installé leurs loges, avec le matériel de maquillage, les costumes qu’il faut changer rapidement entre chaque scène. Ce sanctuaire, percé d’un guichet grillagé donnant sur l’arrière, leur appartient pour la nuit.

21L’orchestre, assis en tailleur un peu plus loin, sur la marche d’une estrade voisine, joue quelques airs musicaux préliminaires, accompagnés d’instruments de musique néwar traditionnels, dont les flûtes à bec bânsuri et les longues trompes télescopiques pvamgâ, si longues qu’elles nécessitent un support – une tige de bambou – pour être jouées, et qui produisent un son nasillard caractéristique, modulé seulement par le souffle de l’instrumentiste.

22Sous les rampes lumineuses et les lampions, les musiciens entonnent des hymnes au rythme de leurs cymbales et de leurs tambours. Puis la troupe des dignitaires royaux entre en scène. Il y a là un roi, une reine, le prince héritier, sa princesse, un ministre, les visages graves et concentrés, suivis de gardes et de soldats. Avec leurs parures et leurs couronnes, ils ressemblent à des personnages de féerie. Leurs yeux sont soulignés au khôl ; leurs costumes, rehaussés de strass, de petits miroirs colorés et de pièces métalliques scintillantes, brillent de mille feux. Ils dansent lentement, aux quatre coins de la scène, répétant leur geste et leur pas dans chaque direction de l’espace. Les corps trapus, les mains rugueuses contrastent avec les figures gracieuses des personnes représentées. Les postures sont toutes codifiées, les mains dessinent dans l’air des mudrâ, littéralement « sceau », gestes bien connus des danses indiennes et du théâtre sanskrit classique : mains ouvertes comme des ailes, paumes tournant l’une sur l’autre, doigts courbés ou dressés, pouce et index réunis sur le cœur, mouvements arrondis vers l’extérieur, etc. Nulle improvisation dans ces poses, tout est réglé, prescrit, les émotions comme le reste. Les bâillements intempestifs de certains jeunes acteurs fatigués par plusieurs nuits blanches d’affilée brisent toutefois l’harmonie du bel ensemble et jettent une touche comique involontaire au tableau représenté. Entre chaque scène, deux hommes déploient brièvement au milieu du dabû une pièce de tissu faisant office de rideau sur laquelle trois divinités sont peintes : Nâsahdyah, toujours lui (en fait un Shiva à multiples bras, un cobra noué autour du cou, dansant sur son taureau), flanqué de deux dieux annexes : Nandi et Brindi. Ce groupement divin shivaïte souligne l’inspiration religieuse de la troupe et ravive en moi des souvenirs de lecture, tels ceux de maints récits et pièces de théâtre de l’Inde du Nord placés sous le patronage de Shiva et conçus comme une conversation entre ce dieu et son épouse Pârvatî.

23Les dialogues échangés entre acteurs royaux attirent l’attention. C’est un mélange de maithili, de hindi grossier, incorrect, et de népali. Le maithili n’est parlé aujourd’hui que dans le Bihar voisin, sur le territoire de la République indienne, ainsi que dans une portion des plaines mitoyennes du Térai népalais. Mais il fut au xviie et au xviiie siècle une des langues favorites des cours royales Malla, tant à Katmandou, qu’à Patan ou Bhaktapur. Plusieurs pièces datant de cette période furent composées dans cette langue. À Pharping comme dans les localités balâmî ou néwar, les spectateurs ne peuvent suivre ces échanges. Shova, elle, qui a travaillé pour le compte d’une agence de développement allemand dans le Térai népalais oriental, reconnaît plusieurs mots. Ils sont débités d’un ton monocorde pendant les rares moments où la pièce n’est pas dansée et accompagnée de musique. Un Balâmî, assis au milieu de l’orchestre, prend soin avant chaque scène de résumer l’action en néwari et de préciser, dans cette langue que tout le monde comprend ici, les enchaînements successifs. On désigne cette personne d’un terme sanskrit, sûtradhâr, « narrateur », qui appartient au registre du théâtre indien classique. En dépit de ses commentaires « off », les effets scéniques et les gestes priment sur les discours, que personne n’écoute vraiment. Les micros fixés ça et là s’avèrent de peu d’utilité.

24Les péripéties de l’histoire royale de Dharmapal Râj Kumâr se succèdent. Chaque scène est appelée du nom de l’entrée, prabesh, du personnage qui y tient le rôle principal. La séquence cynégétique au milieu de la forêt occupe une place considérable. Les chasseurs ont leurs danses particulières, tantôt avec leur bâton d’épaule (porté par deux personnes) avec lesquels ils transportent les proies capturées, tantôt avec les piques de rabatteurs. Ils guettent les animaux dans la jungle, s’échangent des bribes d’informations à propos des traces des bêtes, discutent entre eux, font les pitres. Les rois, pour leur part, chassent avec des arcs. La troupe rencontre divers hôtes de la forêt : des daims, des panthères, ainsi que des tigres. Le tempo est très lent, comme extensible à l’infini, les danses redondantes. On m’accusera, à juste titre, d’ethnocentrisme, mais c’est un fait : ces chorégraphies qui retardent l’action m’apparaissent, à moi, spectateur occidental, fastidieuses. Il n’est pas sûr qu’il n’en soit pas ou qu’il n’en sera pas très prochainement de même pour le public népalais. Pour que ces dramaturgies perdurent, il faudra, un jour ou l’autre, que leurs mentors consentent à des réaménagements. Sinon, la banqueroute risque d’être rapide et totale.

25Des intermèdes burlesques entrecoupent les scènes historiques. Esprits facétieux khyâh et squelettes kavan, paire indissociable du théâtre comique néwar, distraient le public. Ils se livrent à des acrobaties, montrent leurs fesses, font des gestes scabreux, apostrophent les jeunes filles avec des plaisanteries grivoises. Comme souvent dans les expressions théâtrales de par le monde, le comique fait ici bon ménage avec le dramatique. Divers animaux sont mis en scène : des chiens font mine d’uriner sur les spectateurs, deux tigres rampent sur la scène, des cerfs sautillent. Les jeunes qui interprètent ces rôles s’en donnent à cœur joie et déchaînent les rires dans l’assistance. Divers sketches et tableaux folkloriques viennent aussi interrompre l’histoire du Râjâ Dharmapâl, notamment la danse des pêcheurs Pode, l’une des castes les plus basses de la société néwar, à laquelle sont dévolues des tâches peu glorieuses, le ramassage des ordures notamment. Les pêcheurs jettent leurs éperviers dans les rivières et les plans d’eau, des paniers accrochés à la hanche. Ils arborent de hauts chapeaux pointus et échangent des dialogues dans une langue qui leur est propre.

26La pièce se termine vers trois heures du matin. Elle n’est pas achevée pour autant car, pour mener l’histoire à son terme, deux soirées consécutives sont nécessaires. Le lendemain, 26 novembre 2010, nous reprenons donc nos places autour de la scène, plus chaudement couverts que la veille afin de résister au froid mordant de la nuit. J’ai fait venir pour l’occasion Prasant, mon ami néwar photographe de Panauti, et un de ses fidèles, Shitu, étudiant à l’Engineering College de Bhaktapur. Nous constituons à présent une petite équipe! Les Balâmî sont ravis de l’intérêt que nous leur portons. Des crampes dans les jambes m’obligent à me lever souvent et à faire le tour de la place à l’affût de quelques détails ou pour scruter quelque ombre dans la nuit.

27L’épisode des pleurs de la princesse se déroule durant cette seconde partie. C’est un des moments clé du spectacle. La personne jouant le rôle la princesse a un statut résolument particulier. À l’instar des maîtres de danse et de musique, elle doit se tenir à distance des diverses sources d’impureté les jours précédant les représentations. Elle évite de toucher des aliments entrés en contact avec la bouche. Le jeune garçon qui tient ce rôle vénère par ailleurs une divinité particulière, Kholcadyah, peu de temps avant la performance. C’est ce dieu, dont je note ici à Pharping le nom pour la première fois, qui donne à l’acteur le pouvoir de pleurer sur commande et surtout lui permet d’arrêter ces pleurs une fois la scène terminée.

28Je dois dire ma surprise lorsque retentissent ce soir-là les gémissements qui accompagnent la mort du prince. La princesse pousse en réalité un long hurlement suraigu ressemblant peu à des sanglots. L’assistance ne marque aucune désapprobation. C’est apparemment ce qu’elle attend de Râj Kumârî. Le guru de la pièce se tient à ce moment-là à côté de l’acteur, prêt à intervenir. La séquence terminée, il se met à souffler sur la poitrine de la princesse en prononçant tout bas quelques formules connues de lui seul. La plainte s’arrête immédiatement. L’épanchement n’est donc pas anodin : les pleurs dénotent une sorte de possession de l’acteur par le dieu Kholcadyah. Si la divinité est mécontente, elle marque son irritation en abandonnant le comédien à ses sanglots, devenus incontrôlables. Comment ne pas relever ici, encore une fois, à quel point les actes les plus élémentaires de l’acteur, son jeu même, sont pénétrés d’idées religieuses. Ils sont guidés par des forces obscures, dangereuses, hors du domaine de la conscience humaine. On peut, on doit en outre voir dans ces stridulations une manière, toute locale, d’exprimer la violence des sentiments humains portés à leur paroxysme, leur irrationalité au regard des lois sociales. Pour exprimer la souffrance et le désespoir, les mots alors ne suffisent plus. Il faut aller au-delà de l’écueil du langage.

29Le premier soir, les spectateurs sont peu nombreux. Trois ou quatre dizaines tout au plus. Il est vrai que la pièce a déjà été donnée quelques jours plus tôt dans la partie haute du bourg, sur une autre scène surélevée, dabû, attachée à un sanctuaire en ruine de la déesse Mahâlakshmî, la patronne de la troupe et l’une des divinités éminentes des Balâmî. Le second soir, l’assistance est plus fournie : c’est la dernière nuit de représentation et, qui plus est, l’épisode des pleurs de Râj Kumârî en fait partie. Il y a là des femmes, des enfants, quelques hommes adultes. Ils sont tous sagement assis sur des nattes. Des cordages peu élégants les tiennent à distance des comédiens et les empêchent d’empiéter sur la scène. Le froid devient glacial à mesure que le cœur de la nuit s’avance. Enveloppés de la tête aux pieds dans les longs châles traditionnels de couleur, les spectateurs se pelotonnent les uns contre les autres pour se tenir chaud. Afin de passer le temps, ils grignotent des cacahuètes vendues par quelque marchand ambulant. Comment définir leurs attentes ? Ils ne sont pas là pour assister à une cérémonie sacrée, en tous cas pas seulement. Ils prennent un plaisir manifeste au spectacle. Entre regardés et regardants, on sent une communion profonde, une reconnaissance de part et d’autre, l’affirmation de valeurs partagées, bien éloignées de celles du théâtre occidental moderne.

30L’épilogue du second jour est particulièrement saisissant. Il est déjà près de quatre heures du matin lorsque les sept dieux masqués pénètrent sur la scène comme au premier soir, en file indienne, tremblant violemment de tous leurs membres. Ils tanguent dangereusement, peut-être sous l’effet des fortes quantités de bière de riz et d’alcool absorbées. Certains s’éveillent à peine d’un long somme. Ils exécutent leur danse habituelle d’offrande et d’hommage, avec lenteur, application. Viennent ensuite les sacrifices animaux. À Pharping, ce soir-là, on tue un chevreau. La bête est saisie par la déesse Kumârî qui l’égorge avec son sabre. Kumârî présente alors la gorge tranchée de l’animal agonisant à Dakshinkâlî, laquelle relève son masque et boit le sang à même la gorge entaillée du chevreau. Les six autres dieux vivants s’abreuvent eux aussi à tour de rôle de ce sang sacrificiel. Le mentor de la pièce, pyâkhan guru, est lui-même sur scène, car il doit obligatoirement incarner tous les ans la déesse Mahâlakshmî. Ce rôle capital lui revient de droit. L’apothéose terrible qui conclut deux nuits de représentation s’achève devant un parterre de spectateurs clairsemé.

31Les frontières entre rite sacrificiel et théâtre dans ce cas précis s’estompent. L’aspect dramatique, spectaculaire, théâtral, de la mise à mort comme offrande est sciemment mis en scène à l’intention du public qui, quoique limité, observe ce spectacle mi effrayé, mi fasciné. Dans la vallée voisine de Chitlang, lors de la même dramaturgie dionysiaque du mois de Kârtik, c’est un buffle que l’on sacrifie, et les sept dieux vivants Balâmî ôtent carrément leur masque pour s’abreuver de ce sang consacré. Ils se précipitent avec furie sur la bête agonisante pour sucer à même la gorge. Il faut les arracher de force à la carotide tranchée pour qu’ils cèdent la place aux suivants. Certains interprètes me confieront plus tard que ce sang leur procure une force intérieure et les protège contre toute maladie pour les six prochains mois.

32Le surnaturel qui se dégage de ces scènes sanglantes fait penser au mysterium tremendum, source d’effroi, un des deux visages du sacré distingués par Rudolf Otto dans son livre Le Sacré paru en allemand en 1917. Selon lui, l’autre face serait le mysterium fascinans, caractérisé par une attraction irrésistible. Cette dualité s’applique particulièrement bien au théâtre religieux néwar. À cette différence près que les deux aspects ne forment jamais deux ensembles exclusifs l’un de l’autre mais restent indissolublement liés – au Népal comme ailleurs. La violence de la mise à mort fascine et en même temps remplit d’effroi. Les sacrifices théâtralisés au cours desquels un ensemble de dieux masqués boit le sang de la bête sont en réalité un trait emblématique de la religion néwar. On les organise à des occasions importantes, quand, par exemple, les offrandes aux dieux font l’objet d’une scénographie rythmée et magnifiée par la musique et la danse. J’ai assisté à plusieurs d’entre eux, dans différents contextes, toujours au bord de la nausée, détournant mes yeux aux moments les plus insoutenables. Les Néwar ne semblent pas ressentir la même gêne, y compris les enfants que j’ai toujours vus nombreux profiter du spectacle de l’animal immolé. De telles séances connaissent encore une grande popularité et continuent d’être mises en œuvre. Peut-être plus pour très longtemps car une sensibilité nouvelle se fait jour : des sections de la société népalaise, surtout non-Néwar, s’émeuvent à présent de ces scènes violentes et de la souffrance des bêtes. Des pétitions circulent pour interdire tout sacrifice animal de masse. On ne recherche pourtant pas gratuitement le mal physique, le supplice. Il ne s’agit pas de cruauté absolue, sadique, mais d’abord et avant tout d’une offrande à des dieux avides de sang. Des dieux qu’il faut apaiser et auxquels il convient de plaire.

33*

34Ce spectacle populaire, « villageois », semble issu directement du théâtre néwar classique de l’époque Malla, un théâtre florissant jusqu’à la conquête de la vallée de Katmandou par les Indo-Népalais Parbatiya à la fin du xviiie siècle et l’unification du Népal qui s’ensuivit. Les scènes royales, rares dans les expressions dramaturgiques néwar, relèvent clairement de cette tradition. L’usage du maithili dans les dialogues renforce ce sentiment. L’ensemble évoque également le théâtre sanskrit classique dont Sylvain Lévi, le grand orientaliste français, nous rappelait en son temps combien il était lié aux cours royales et mettait en scène des personnages attachés à cet univers monarchique. Dans le monde indien, le théâtre a souvent été un instrumetum regni.

35Comment reconstituer aujourd’hui les fils qui relient les anciennes pièces de cour de l’époque Malla, fleuron de la culture néwar médiévale, à ce théâtre « villageois » des marges ? Quels liens entre les représentations données autrefois dans les cours carrées des palais royaux, à Katmandou, Patan et Bhaktapur, et ces dramaturgies populaires mises en scène loin des capitales et des ensembles palatiaux ? Il y a eu, à l’évidence, recyclage des thèmes littéraires royaux dans le folklore local et les traditions propres aux Balâmî. Les épisodes comiques et folkloriques en témoignent. Des changements ont dû aussi survenir dans la scénographie et les costumes au cours des siècles. Ils devraient nuancer l’idée d’une tradition inchangée. Malheureusement, ils nous échappent. Si l’on en croit les traditions locales, le théâtre Balâmî, dans tous les cas, semble être une création royale locale. Il serait des plus anciens, du xve siècle en vérité, et aurait été fondé par un ancien roi de Pharping de dynastie Sulkî Vamshi. On cite même une date : 1473 de l’ère chrétienne.

36Pourquoi au demeurant les Balâmî ? En adoptant de telles histoires royales, ce groupe en a fait un événement central de sa vie religieuse et culturelle, un ingrédient essentiel de son identité. De tels phénomènes sont connus ailleurs en Asie du sud (Rajasthan, Inde du sud, Assam) et en Himalaya. Mais pourquoi cette petite communauté humaine de quelques milliers de personnes se trouve-elle être aujourd’hui, plus que d’autres, dépositaire d’une tradition culturelle aussi ancienne ? Doit-on invoquer sa situation géographique, relativement isolée, à l’écart des remous plus larges et des chamboulements qui affectent le pays depuis quelques décennies ? Les marges auraient-elles été mieux protégées des événements? Jusque dans les années cinquante, les Balâmî vivaient pourtant le long d’un des plus grands axes commerciaux pédestres reliant la vallée de Katmandou au bassin indo-gangétique. Les influences extérieures ont dû s’exercer en permanence.

37Les financements publics ? Ils ne semblent jamais avoir été importants. Bien inférieurs à ce que recevaient les grandes troupes de théâtre néwar de la vallée de Katmandou attachées à des temples autrement plus réputés. Ici, dans le pays Balâmî, les ressources personnelles et locales ont toujours été mises à contribution année après année pour couvrir les dépenses. Les subsides gouvernementaux ne peuvent donc expliquer pourquoi et comment ce théâtre polymorphe s’est perpétué sur une période de quelque cinq cents ans. D’autres recherches éclairciront peut-être un jour ces questions qui demeurent pour l’heure sans réponse. Quoi qu’il en soit, les matériaux ethnographiques tirés de mes documents de terrain, cahiers et photos, ainsi que la mémoire encore vive que j’ai de ces soirées, rappellent que les expressions théâtrales prémodernes, à l’instar de la littérature orale en général, ne sont pas du ressort exclusif des mondes savants. Tant qu’il n’est pas enfermé dans un lieu couvert, spécialement dévolu à ses représentations, et qu’il ne devient pas un spectacle payant, le théâtre, qu’il soit d’Orient ou d’Occident, reste porté par des éléments populaires, qui lui apportent leurs forces propres, leur culture et leur détermination. Sans eux, il périclite.

Remerciements

Je tiens à remercier Vishnu Balami, le maître de la troupe, pour son aide bienveillante, ainsi que Laxmi Shova Shakya et Anuj Rimal pour leur concours à divers moments de l’enquête. Des séjours à Pharping, ils ont fait, tous trois, des moments particulièrement agréables. Geneviève Bédoucha a par ailleurs relu une première version de cet article et m’a aidé à en développer certains arguments. Qu’elle soit remerciée.
Français

Tous les ans, les anciens bûcherons Balâmi vivant à la périphérie de la vallée de Katmandou (Népal) donnent des représentations théâtrales très ritualisées à l’intention des habitants des agglomérations voisines, dont la petite ville de Pharping. Ces performances mettent en scène de vieilles histoires royales dont l’intrigue varie légèrement d’années en années. Elles sont ponctuées d’épisodes comiques. Les émotions qu’expriment les acteurs constituent un ressort essentiel du drame, notamment les larmes des princesses qui voient périr leur mari. Le jeu reste extrêmement codifié et entouré de croyances religieuses. Ces pièces se terminent par des sacrifices d’animaux offerts aux divinités patronnes de la troupe. Issues du théâtre néwar classique de l’époque Malla (xviie-xviiie siècle particulièrement), elles témoignent de puissantes interactions entre traditions populaires et littérature plus savante.

Références

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  • En ligneToffin, G. (2012b) « A Vaishnava Theatrical Performance in Nepal: The k?tt?-py?khã of Lalitpur City », Asian Theatre Journal, 29(1) : 126-163.
Gérard Toffin
(cnrs.)
Gérard Toffin : Anthropologue, directeur de recherche au cnrs, membre et ancien directeur du Centre d’études himalayennes. Il travaille au Népal depuis 1970, principalement sur les Néwar de la vallée de Katmandou, en milieu rural et urbain. Il a travaillé de 1975 à 1983 sur les Tamang du Ganesh Himal et de Nuwakot (Népal), ainsi que sur une secte krishnaïte en Inde et au Népal (2000-2008). Ses recherches actuelles portent sur les expressions théâtrales des Néwar, les changements sociaux, politiques et religieux de la jeune république népalaise, ainsi que divers aspects d’anthropologie urbaine, dont des enquêtes sur le droit. Il a publié récemment Newar Society. City, Village and Periphery (2007) et La Fête-spectacle : théâtre et rite au Népal (2010). Adresse électronique :
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/05/2013
https://doi.org/10.3917/dio.238.0003
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