CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le cadre d’une recherche doctorale sur les représentations de la séparation chez des enfants placés en Protection de l’enfance, nous avons rencontré des enfants d’âge de latence. Cette phase intervient suite au complexe d’Œdipe et au refoulement de la sexualité infantile. Elle est marquée par la complexification des identifications, l’utilisation de mécanismes de défense plus sévères (comme la sublimation, l’intellectualisation et l’obsessionnalisation, Arbisio, 2000) et la question narcissique. Il nous est apparu pertinent d’étudier comment des enfants placés de cet âge se représentaient la séparation. En effet, ces enfants ont été séparés de leur famille biologique et connaissent la plupart du temps de multiples ruptures tout au long de leur parcours. Ces séparations ultérieures peuvent ainsi renvoyer à leur placement mais aussi aux processus psychiques précoces comme celui de séparation-individuation (Mahler, 1975).

2Nous avons rencontré 14 enfants de 6 à 11 ans placés en foyer ou en famille d’accueil dans le cadre d’une mesure de protection de l’enfance [1]. Nous avons vu les enfants trois fois, ce choix ayant été réfléchi pour permettre une rencontre s’ancrant dans une temporalité et pouvoir préparer avec l’enfant la séparation d’avec le chercheur. Les manifestations transféro-contretransférentielles ont été ainsi étudiées sous le prisme de cette séparation.

3Georges Devereux (1980) insistait sur la subjectivité inhérente au métier de chercheur, ce qui nous apparaît particulièrement éclairant dans cette recherche. Comme le précise Emmanuelle Bonneville (2010, p. 44) qui a travaillé sur la clinique des enfants placés, les traumatismes relationnels précoces « relève[nt] essentiellement de la clinique du traumatisme : la répétition compulsive de modes de relation et d’attachement distordus, dominés par l’alternance brutale de phases de collage et de destruction, en constituerait un trait caractéristique, établi très précocement. [Et ils] ne se révèle[nt] que dans le champ de la relation intersubjective ». Le travail sur le contretransfert est donc essentiel pour mieux comprendre ce qui se joue pour ces enfants.

4Lors du troisième entretien, nous leur avons proposé de faire plusieurs dessins, dont celui de la famille, étudié dans cet article. L’enfant est d’autant plus à l’aise dans cette représentation graphique que nous avons préalablement parlé, joué et raconté des histoires. Dans le même temps, ces dessins, venant clôturer les trois rencontres, lui permettent de conserver, s’il le souhaite, une trace symbolique de cette rencontre particulière.

Le dessin pendant l’âge de latence

5Le dessin est très intéressant dans le travail avec les enfants d’âge de latence. D’abord utilisé dans une visée psychométrique (Goodenough, 1926), il est rapidement devenu l’outil projectif par excellence en clinique infantile (Machover, 1949 ; Koppitz, 1968). Rappelons quelques éléments saillants du dessin de l’enfant d’âge de latence. Après la phase de gribouillage dans la petite enfance (Widlöcher, 1965), l’enfant se trouve dans la phase du dessin figuratif et du réalisme (Luquet, 1935). La différence des sexes est matérialisée la plupart du temps par des thèmes ou des attributs (Greig, 2000). Selon René Baldy (2002), à partir de 7 ans les enfants représentent généralement les cheveux, les doigts et les premiers vêtements et, vers 8 ans, ils évoluent d’un bonhomme « conventionnel additif » (plusieurs parties distinctes reliées entre elles) à un bonhomme de type « contour » (une seule partie dessinée figurant les différentes parties du corps de façon plus harmonieuse et enveloppante). Ainsi, Jacqueline Royer (1995) explique que, vers 5-6 ans, le tronc apparaît pour amener à un bonhomme articulé et que le dessin se fait progressivement, lors de la phase de latence, plus équilibré et structuré.

6Les dessins de la maison, de l’arbre et de la famille sont ainsi traditionnellement utilisés et c’est ce dernier que nous étudierons plus en détail. Le dessin de la famille a été mis en avant en France par Louis Corman (1964). Différentes consignes ont été proposées, comme « Dessine ta famille » ou « Dessine une famille, une famille que tu imagines ». Certaines études se sont ainsi intéressées aux caractéristiques du dessin de la famille selon le sexe (Abate, 1994) ou les différentes configurations familiales comme le divorce (Spigelman, Spigelman et Englesson, 1992). Colette Jourdan-Ionescu et Joan Lachance (2000) ont élaboré un modèle de passation, une grille de cotation et des éléments d’interprétation. Selon leurs travaux, les dessins de la famille d’enfants d’âge de latence représentent des personnes bien différenciées (au niveau du sexe et des générations), portant des vêtements et présentant peu d’omissions de parties du corps. Les couleurs sont très souvent présentes et on retrouve des éléments distinctifs (comme la couleur des cheveux). Les éléments de stéréotypies mineures sont réguliers à cet âge (un seul élément par exemple dessiné de la même manière) mais une stéréotypie majeure est rare.

7Dans cette étude, nous nous demandons : comment dessiner sa famille quand on en est séparé ? Puisque nous nous intéressons à la représentation de la famille biologique de l’enfant, nous avons opté pour la consigne classique suivante : « Dessine ta famille. »

Méthodologie

8Nous proposons d’étudier les dessins de la famille de deux enfants [2] vivant actuellement en mecs (Maison d’enfants à caractère social). Nous avons choisi ces deux dessins car ils sont révélateurs des mécanismes psychiques repérés chez l’ensemble des enfants de notre étude. Notre analyse se base sur les propositions de Colette Jourdan-Ionescu et Joan Lachance (2000), avec une attention particulière portée au choix des membres de la famille, à la représentation de différences ou non de sexe et de génération, et plus globalement des signes distinctifs entre les personnages dessinés, aux éléments affectifs dans la représentation graphique (tout élément dessiné qui pourrait se rapporter aux affects de l’enfant) et aux échanges et interactions entre les personnages (membres de la famille qui se regardent face à face ou qui réalisent une activité commune).

9Nous débutons par une analyse approfondie de chaque dessin, puis par une mise en lien des différents éléments significatifs qui sont apparus dans ces deux dessins et ceux des autres enfants rencontrés. Nous pourrons aussi faire référence à d’autres outils, comme le jeu ou le test des contes [3] (Royer, 1978), qui ont été utilisés dans ces entretiens pour nourrir la compréhension concernant le fonctionnement psychique de chaque enfant. De plus, nous analysons nos mouvements transféro-contretransférentiels afin d’affiner notre étude.

10Nous proposons ainsi d’interpréter ces dessins grâce aux propositions de Colette Jourdan-Ionescu et Joan Lachance (2000), aux éléments de l’histoire de chaque enfant, à ce qu’il a pu exprimer lors de la passation et aux mouvements contretransférentiels.

Analyse des dessins

Kurtis

11Kurtis est un petit garçon de 6 ans placé en foyer depuis l’âge de 4 ans, en même temps que sa sœur aînée, pour des violences conjugales et physiques envers les enfants de la part des deux parents. L’équipe explique que la mère serait atteinte d’une pathologie psychiatrique non définie et non prise en charge. Quand il est arrivé au foyer, il y a deux ans, il présentait des crises de violence et de terreur qui nécessitaient une contenance physique dans les bras des professionnels. Il s’est peu à peu apaisé et a beaucoup investi l’école. Il est suivi en psychothérapie en centre médico-psychologique.

12Kurtis prend beaucoup de plaisir à réaliser ce dessin, parlant tout au long, nous expliquant ses choix ou chantonnant. Il réagit au début : dessiner toute sa famille, « c’est long », puis il choisit, au fur et à mesure, les membres de sa famille qu’il représente. Il commence par son grand frère, en le distinguant par sa couleur de cheveux (« jaune car il a une teinture ») et en nous précisant qu’il va bientôt le voir. Puis il dit : « Je vais dessiner papa, maman, grande sœur et mon chien. Je vais le dessiner dans les bras de mon grand frère. »

13Par rapport à son grand frère, il explique que sa mère est nécessairement plus petite. Il choisit de colorier ses cheveux en rouge (« En vrai elle a les cheveux noirs, c’est juste que là j’ai envie de faire les cheveux en rouge »). Il dessine ensuite son père et mentionne que ses parents se donnent la main. Il rajoute des détails et des couleurs sur le sweat de son père. Puis il dessine sa sœur, la distinguant par ses cheveux et son maquillage. Il poursuit : « Dans mon imagination, ça veut dire que pour nous aujourd’hui ça sera la Coupe du monde dans mon dessin. Du coup, elle a dit, allez la France [4]. » Il rajoute des drapeaux et des banderoles et dit que sa sœur sera « la plus équipée pour la France ».

14Ce dessin est très investi. Kurtis représente chaque membre de sa famille de manière distincte, rajoutant des détails de couleur, de taille ou de type de cheveux pour les différencier. Les personnages sourient et les parents se tiennent la main. Il dessine aussi son chien Lucky, un membre de la famille très important pour lui. Il en parlera tout au long des entretiens, étant au bord des larmes lorsqu’il évoque la séparation d’avec son chien qui semble lui permettre d’évoquer celle, plus globale, d’avec sa famille. Dans ce dessin, Lucky est dans les bras de son frère.

15Peu à peu, il construit toute une histoire dans ce dessin qui représente la victoire lors de la Coupe du monde de football : il dessine des banderoles, des drapeaux français et écrit des slogans et des chants de football. Tout en dessinant, il semble vivre ce moment au présent et il y prend beaucoup de plaisir.

16Parmi tous les enfants rencontrés lors de cette recherche, Kurtis est celui qui va dessiner sa famille de la manière la plus distinctive et la plus affective, avec des couleurs et des interactions entre les personnes. Comme lors des moments de jeu, Kurtis nous fait voir son fantasme d’une famille réunie, recomposée et heureuse. Il est intéressant qu’il ait lié ce dessin au moment de la Coupe du monde de football, comme s’il voulait intégrer sa famille à un moment rare de réunion et de communion nationale – contexte renforçant cette vision fantasmatique.

17En revanche, Kurtis ne se dessine pas. Cette omission fait écho au test des contes où les enfants des différentes histoires sont systématiquement décrits par Kurtis comme apprenant à se débrouiller seuls, en dehors de leur famille. Ainsi, il semble que Kurtis fantasme une famille réunie mais en son absence. Il n’arriverait pas à trouver sa place dans cette vision idéalisée et il essaierait de parvenir, comme dans les contes, à une autonomie physique et psychique.

18Quand on s’intéresse à son histoire, un élément frappant résonne particulièrement avec la représentation constante de son chien. Lorsque Kurtis était petit, il aurait été violemment attaqué et blessé par le chien de sa mère (c’est un voisin qui se serait porté à son secours). Lors d’une visite médiatisée, sa mère est venue accompagnée d’un nouveau chien, Lucky. Kurtis a d’abord été terrorisé puis ce chien l’a fasciné. Lucky serait-il un moyen de retourner une passivité traumatique en pulsion de vie ? Comme une reprise de contrôle sur un souvenir terrifiant ? Nous pouvons formuler l’hypothèse que, par l’attachement à ce chien, Kurtis dit quelque chose de sa mère et de son lien avec elle. Ce mélange de terreur et de fascination viendrait faire écho à l’ambivalence maternelle à la fois destructrice et premier objet d’amour. Cette représentation semble alors fonctionner comme un mécanisme de défense contre la confusion familiale et les reviviscences traumatiques.

19À propos de la dynamique transféro-contretransférentielle [5], lors des entretiens Kurtis nous apparaît comme un petit garçon dans l’échange mais timide, parlant d’une toute petite voix et très sensible. Très rapidement, nous avons ressenti de forts mouvements protecteurs envers lui, comme si nous devions être prudente pour ne pas dépasser ses limites psychiques. Il a des sanglots dans la voix quand nous évoquons son chien, ce qui nous conduit à ne pas poursuivre le questionnement à ce sujet. Nous nous sentons alors fragilisée comme en écho à sa fragilité. Cette pensée est revenue par la suite, en particulier en lien avec ce dessin coloré et vivant de sa famille. Le chercheur a alors potentiellement le même désir que lui : qu’il soit présent et intégré dans cette scène familiale idyllique.

20Dans un second temps, lorsque nous prenons connaissance de son histoire traumatique, c’est la sidération qui advient. En effet, à ce fantasme d’une famille et d’un chien idéalisés viennent se heurter des images extrêmement violentes, en particulier celle de cette attaque par un chien – véritables « scénarios émergents [6] » (Lachal 2006). La violence est présente et il faudra un certain temps au chercheur avant de pouvoir réécouter l’enregistrement.

21Lors de la dernière rencontre, Kurtis décide de dessiner ce chien. Nous nous demandons s’il ne souhaite pas, à ce moment-là, signifier à la fois toute l’ambivalence familiale mais aussi comment il arrive, justement, à questionner les problématiques familiales (la violence, l’éloignement, les injonctions paradoxales) dans un mouvement créatif.

Brandon

22Brandon est un petit garçon de 8 ans, placé dès sa naissance en pouponnière, en famille d’accueil à l’âge de 2 ans, où il est ensuite rejoint par sa sœur aînée, puis en foyer à l’âge de 6 ans, où il retrouve ses deux autres sœurs aînées. Actuellement, il rencontre son père en visite médiatisée mais sa mère n’honore pas les rendez-vous proposés.

23Ses parents ont une grande différence d’âge : le père s’est mis en couple avec sa mère alors que cette dernière l’accueillait comme ami de son propre fils. La confusion des places et des générations est une problématique prégnante du couple et de la famille. Les enfants auraient été exposés à la sexualité parentale. Une enquête est d’ailleurs en cours à propos de violences sexuelles envers Brandon. Les équipes rapportent des comportements incestueux entre frère et sœurs lors des précédents placements.

24Brandon parle facilement et assez spontanément lors des différents entretiens, semblant prendre plaisir à évoquer certains souvenirs et à parler de lui. En revanche, il explique ne rien se rappeler de sa famille, des raisons de son placement et de ses changements de lieux d’accueil.

25Quand il lui est proposé de dessiner, Brandon accepte facilement. Pour représenter sa famille, il choisit spontanément un feutre gris qu’il utilise pour tout le dessin. Il commence par dessiner « mon père, ma belle-mère et ma mère », puis il rajoute les signes H/F au-dessus de leurs têtes. Il dessine ensuite « quatre enfants » sur la deuxième ligne (deux sœurs aînées, lui et son autre sœur aînée) ; puis, un peu à distance, ses autres demi-frères et sœurs. Il rajoute ensuite sur la première ligne ses belles-mères (« J’ai eu plein de belles-mères, enfin mon père en a eu plein »). Il dessine rapidement en commentant ce qu’il fait, sans sembler prendre un plaisir particulier à cette représentation.

26Il dessine ainsi ses deux parents, trois belles-mères, l’ensemble de sa fratrie et lui-même Il représente la différence des générations puisque les adultes sont un peu plus grands que les enfants. Il les positionne, en deux temps, sur la première ligne (le père, la belle-mère et la mère sont dessinés en premier avant qu’il ne rajoute deux autres belles-mères). Nous remarquons que trois adultes sont dessinés différemment : le père, la belle-mère et la mère sont distingués par le signe homme ou femme et ont une bouche. Ce sont les seuls signes distinctifs de ce dessin. De plus, nous observons deux interactions : le père et la belle-mère se tiennent la main et sourient, tandis que la mère ne sourit pas et le trait la reliant à la belle-mère est raturé par Brandon dans un second temps.

27Cette disposition est très intéressante, en particulier au regard de l’histoire familiale et de la confusion des générations qui y règne. La mère est ainsi positionnée au milieu des trois belles-mères, illustrant la difficile différenciation pour Brandon de ces figures maternelles. Mais sa mère se caractérise par plusieurs éléments : elle semble triste et le lien esquissé avec la belle-mère actuelle est immédiatement rayé comme dans un mouvement de dénégation. Brandon aimerait peut-être qu’elle fasse partie de cette configuration familiale mais cela semble impossible, le lien étant rompu. On peut ainsi se demander si cette rupture ne vient pas faire écho à la relation entre Brandon et sa mère. Tout comme l’émotion du visage, qui peut renvoyer à une éventuelle tristesse de la mère dans les souvenirs de Brandon mais aussi aux affects de ce petit garçon confronté à cette situation.

28Relevons la double indifférenciation exprimée dans la phrase : « J’ai eu plein de belles-mères, enfin mon père en a eu plein. » À côté de ce « plein » très indifférencié pour désigner les belles-mères, il ressort une confusion entre son père et lui (qui reviendra dans les autres entretiens), comme s’il n’existait pas de différence des générations.

29Dans ce dessin, les membres de la famille se ressemblent tous : il s’agit de bonshommes bâtons dessinés en gris. Sur la deuxième ligne, les enfants sont représentés sans signe distinctif, y compris Brandon lui-même au milieu de ses frères et sœurs. La différence des sexes et des âges n’est pas présente. Cette indifférenciation, retrouvée dans beaucoup de dessins d’enfants de cette recherche, semble faire écho à la fois à un défaut de mentalisation et à un mécanisme de défense. Pour Brandon, nous pouvons émettre l’hypothèse que cette indistinction vient rappeler la confusion familiale et le manque de limites, c’est-à-dire à son difficile positionnement dans une fratrie nombreuse et éclatée. Mais, couplée à l’absence de bouche, on peut aussi la mettre en lien avec un défaut de mentalisation fonctionnant comme un rempart contre un envahissement pulsionnel traumatique. En effet, lors de la passation des histoires issues du test des contes (Royer, 1978), le matériel projectif récolté laisse apparaître chez Brandon des imagos parentales violentes et abandonniques ainsi que la présence de fortes pulsions mortifères. Cette indistinction, cette absence de bouche et donc d’émotions représentées signifiant aussi l’existence d’une parole empêchée viendraient-elles alors le défendre contre cette intrusion ?

30Au niveau de la dynamique transféro-contretransférentielle, Brandon, agité, bavard, parlant fort et avec verve, sollicite peu de mouvements protecteurs de la part du chercheur. Il apporte beaucoup d’éléments dès le premier entretien mais sans toujours beaucoup de cohérence. L’analyse va permettre d’apporter un sens à cette désorganisation qui semble faire écho à la confusion familiale.

31Brandon nous interpelle, reconnaît le chercheur à chaque rencontre mais exprime parfois son désir de finir plus vite, en particulier lors des dessins. Il balaie nos questions, dessine rapidement et semble vouloir enchaîner vite sur le dessin suivant. C’est à nouveau dans l’après-coup que nous nous rendons compte de l’importance des éléments représentés et non représentés. Ce désir qu’il montre d’en finir au plus vite nous amène parallèlement à accélérer le processus. Pourtant il refuse de boucler l’entretien prématurément, il tient à rester précisément les trente minutes annoncées au début et, dans les quelques minutes restantes, il s’enroule dans le rideau de la pièce, disant qu’il est « dans son petit cocon ». Nous accueillons ce qu’il dit en lui suggérant que ce cocon est protecteur et nécessaire pour lui. Il semble que Brandon ait voulu investir jusqu’au bout du temps annoncé cet espace de parole privilégié. Chez cet enfant agité, on peut aussi considérer le cadre comme rassurant et nécessaire pour intégrer notre prochaine séparation. Il nous rappelle que le respect du cadre et des limites est essentiel pour qu’elle se passe bien et soit acceptée. Enfin, l’idée du cocon fait de lui un papillon en devenir qui a encore besoin d’une enveloppe protectrice pour se développer dans de bonnes conditions. À ce moment, nous partageons avec Brandon un désir de protection : il semble nécessaire de respecter ses défenses, de protéger cette chenille pour qu’un jour il puisse sortir et devenir papillon.

Discussion

32Le dessin de Kurtis se distingue des autres dessins réalisés par les enfants rencontrés dans cette recherche. En effet, d’un point de vue développemental, il correspond à ce qui serait attendu de tout enfant de son âge (Baldy, 2002 ; Royer, 1995), cette apparente « adaptation » du dessin fonctionnant de manière défensive contre des reviviscences traumatiques que nous avons pu percevoir à travers les autres outils utilisés et l’analyse du contretransfert. En revanche, dans le dessin de Brandon comme dans la majorité des autres dessins de la famille que nous avons récoltés, les stéréotypies sont majeures : absence de cheveux, de mains, de pieds et de bouche pour la majorité des personnages ; différence des générations non marquée ; pas d’utilisation de la couleur ni d’élément distinctif permettant de reconnaître chaque personne.

33Nous pourrions relier ce phénomène à l’absence physique des parents ou des membres de la famille. Depuis le début de leur placement, pour beaucoup d’entre eux, ces enfants ne voient plus certains membres de leur famille et le souvenir, parfois ancien, ne serait pas suffisant pour qu’ils puissent se les représenter. Néanmoins tous les enfants rencontrés ont des visites d’au moins un de leur parents, pourtant on n’observe pas de différence dans la représentation graphique entre les membres de leur famille qu’ils voient encore et ceux qu’ils ne voient plus depuis longtemps. Par ailleurs, certains enfants dessinent des membres de leur famille qu’ils n’ont jamais rencontrés ou seulement en photo (par exemple des demi-frères et sœurs nés après leur placement et qui ne viennent jamais en visite médiatisée). Car ce qui compte, dans ces dessins, n’est pas tant le souvenir réel des membres de leur famille que la vision que chaque enfant a de cette notion de famille, c’est-à-dire comment l’enfant se la représente psychiquement. Ainsi, les enfants dessinent le plus souvent leurs parents ensemble dans une vision fantasmée et idéale d’une famille réunie où les difficultés antérieures et le placement seraient déniés. Cette idéalisation de la famille a été mise en avant par Maurice Berger (1997). Cet auteur décrit, chez les enfants placés, un clivage bon/mauvais avec une coexistence (sans possibilité de relation et donc d’ambivalence) entre des souvenirs des violences et l’idéalisation des parents, ce qui semble permettre la survie psychique de l’enfant et le maintien du lien.

34De plus, ce dessin d’une famille unie et réunie semble permettre à ces enfants d’éprouver un sentiment d’appartenance mais aussi de filiation, parfois bien mis à mal par leur placement. Jean Guyotat (2005, p. 17) définit le lien de filiation comme étant « ce par quoi un individu se relie et est relié, par le groupe auquel il appartient, à ses ascendants et descendants réels et imaginaires ». Cette notion d’imaginaire est particulièrement importante en lien avec ces dessins d’enfant. Comme Jean Guyotat le rappelle (ibid.), il y a donc un « travail mental » fait par l’enfant pour construire psychiquement ses liens de filiation dans lequel l’imaginaire peut jouer un rôle.

35Mais la difficulté de représentation qui ressort de ces dessins met également en exergue un trouble de la mentalisation. Ce concept a été défini par Peter Fonagy et coll. (1991) et a été largement étudié depuis. Comme l’expliquent Alexandre Chabot, Julie Achim et Miguel Terradas (2015, p. 209), la mentalisation décrit « l’habilité à comprendre, et ce autant chez soi que chez les autres, les états mentaux qui sont les croyances, les intentions, les désirs, pensées et affects qui sous-tendent les comportements ». Ce concept semble essentiel dans les processus de « résilience » dans le cadre d’un traumatisme (Henni-Juillard et Mazoyer, 2014). Ces auteures expliquent ainsi que la mentalisation « transforme les excitations pulsionnelles en représentations et en affects » (ibid., p. 148) et permet donc de mettre du sens sur ce qu’il s’est passé. Les dessins étudiés dans cette recherche mettent ainsi en lumière un défaut de mentalisation. D’une part, en raison du décalage avec ce qui est attendu au niveau développemental chez les enfants de cet âge ; d’autre part, au vu de l’indistinction prégnante entre les différents membres dessinés et la quasi-absence d’interactions et d’affects représentés. Existerait-il alors un trouble de la mentalisation chez ces enfants placés en lien avec les événements traumatiques vécus ? Concernant la question du traumatisme, on peut se demander à quoi elle fait référence : traumatisme lié aux violences familiales, aux carences ? Traumatisme lié à la séparation, à la déprivation au sens winnicottien : « perte de quelque chose de bon, qui a été positif dans l’expérience de l’enfant jusqu’à une certaine date et qui lui a été retiré » (Winnicott, 1956, p. 301) ? Ces dessins où les familles sont peu distinctes, peu différenciées, peu investies, semblent aussi renvoyer à l’inélaborable ou l’inassimilable : à ce qui ne peut se représenter, se symboliser, se métaphoriser. Thierry Bokanowski (2011, p. 42) s’intéresse aux différentes déclinaisons du concept de traumatisme et définit le « trauma » comme ce qui « viendrait désigner parfois l’action positive (ou organisatrice), mais surtout essentiellement négative (désorganisatrice) du traumatisme sur l’organisation psychique. […] Ces traumas peuvent organiser des “zones psychiques mortes” (des “cryptes”) du fait de l’absence de représentation, de figuration et de symbolisation qu’ils entraînent ». Ainsi, c’est l’action désorganisatrice du traumatisme qui entraîne cette absence de représentation et de symbolisation.

36Nous formulons également l’hypothèse que ces troubles de la représentation et de la mentalisation viennent se manifester comme un mécanisme défensif contre l’incursion à la fois de reviviscences traumatiques et de forts mouvements pulsionnels. En effet, dans l’analyse des dessins mais aussi des autres outils utilisés et du contretransfert, il nous est apparu que, chez ces enfants, cette idéalisation ou cette absence de représentation pourraient renvoyer à des mécanismes similaires : les enfants se protègent (et nous font ressentir un fort mouvement protecteur en parallèle) contre des souvenirs traumatiques violents (pouvant même sidérer dans l’après-coup contretransférentiel) ou des mouvements pulsionnels agressifs. Ainsi, les mouvements pulsionnels que nous avons repérés (agressifs et mortifères) semblent renvoyer à la période œdipienne et pourraient alors signifier qu’en raison de leur parcours de vie ces enfants ont des difficultés à accéder à une phase de latence stabilisée. Ils doivent donc faire appel à des mécanismes plus rigides comme l’idéalisation ou l’absence de mentalisation pour ne pas se laisser envahir.

Conclusion

37L’analyse des dessins de la famille d’enfants d’âge de latence placés en Protection de l’enfance ainsi que l’analyse de nos mouvements transféro-contretransférentiels mettent en avant la nécessité de prendre en compte le concept de mentalisation chez ces enfants. En effet, on observe des dessins de la famille en décalage d’un point de vue développemental, en particulier une grande stéréotypie et une absence d’éléments distinctifs et représentatifs entre les différentes personnes dessinées. À travers les dessins de Kurtis et Brandon, nous identifions ainsi deux mécanismes de défense différents. Chez l’un, l’idéalisation s’accompagne d’une fixation sur un élément ambivalent entre fascination et terreur. Chez l’autre, on retrouve une indifférenciation, une confusion générationnelle et identitaire couplée à l’omission d’un élément majeur, la bouche. Nous avons fait l’hypothèse que ces difficultés de représentation étaient liées au traumatisme vécu par ces enfants, mais que cette absence de mentalisation pouvait aussi être perçue comme un mécanisme de défense contre des reviviscences traumatiques et des mouvements pulsionnels. Ces derniers, plus caractéristiques de la phase œdipienne que de la phase de latence, nous permettent aussi de réfléchir aux difficultés psychiques rencontrées par ces enfants et au nécessaire travail thérapeutique qui devra respecter les défenses, parfois rigides, mises en place pour se protéger. La prise en charge de ces enfants devra s’articuler autour de l’utilisation de différents media (comme le jeu ou le dessin). Le travail pourrait alors se centrer tout d’abord sur l’imaginaire et sur les représentations, puis permettre, petit à petit, de développer la liaison entre affects et représentations, et donc les capacités de mentalisation. L’analyse du contretransfert est essentielle car elle permet d’éprouver dans la relation les mécanismes psychiques à l’œuvre concernant la séparation. Il semble alors primordial, dans un travail de recherche comme dans les prises en charge thérapeutiques, de tenir compte de ces mouvements transférentiels et de permettre ainsi à l’enfant de les vivre dans un cadre stable et sécurisant.

Notes

  • [1]
    Cette recherche et la méthodologie utilisée ont été validées par le Comité d’éthique de la recherche de l’université Paris Descartes (numéro 201737, juin 2017).
  • [2]
    Les données présentées dans cet article ont été anonymisées.
  • [3]
    Proposé et inclus dans le protocole afin d’analyser plus finement les représentations de la séparation chez l’enfant. Le test des contes a été mis au point par Jacqueline Royer (1978) : il s’agit d’histoires à compléter (23 dans le test initial) qui couvrent les différents grands stades de développement de l’enfant. Dans notre protocole, nous avons sélectionné cinq contes ayant trait à la séparation.
  • [4]
    Dessin réalisé en juin 2018.
  • [5]
    Il s’agit du premier auteur de l’article qui a mené les entretiens de recherche.
  • [6]
    Le « scénario émergent » est défini de la façon suivante : « Des réponses spontanées au récit de l’expérience traumatique par le patient (…) le clinicien a une représentation de la scène vécue par son patient, il voit, se représente, ressent un certain nombre de choses qui s’organisent comme une séquence mentale et corporelle. Cette émergence n’est pas voulue par le thérapeute, on peut dire qu’elle s’impose à lui », Lachal (2007, p. 53).
Français

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur les représentations de la séparation chez des enfants placés en Protection de l’enfance. Il s’intéresse ici spécifiquement au dessin de la famille de deux enfants d’âge de latence placés en foyer. L’article analyse chaque dessin en profondeur puis tente de dégager les éléments saillants communs aux enfants rencontrés, tout en les mettant en lien avec les mouvements transféro-contretransférentiels à l’œuvre dans ces rencontres-séparations. Ces dessins montrent de grandes difficultés de représentation, les personnes dessinées sont peu différenciées. Cette indistinction pourrait être mise en lien avec le concept de mentalisation qui aurait été mis à mal par les traumatismes vécus par ces enfants. Mais ce trouble de la mentalisation semble aussi fonctionner comme un mécanisme de défense contre les reviviscences traumatiques et des mouvements pulsionnels agressifs.

Mots-clés

  • Placement
  • séparation
  • dessin
  • famille
  • mentalisation

Bibliographie

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Gabrielle Douieb
Psychologue clinicienne, doctorante en psychologie, laboratoire clipsyd ea 4430, approche en psychopathologie psychanalytique (a2p), université Paris Nanterre.
g.douiebpsychologue@gmail.com
Marion Feldman
Psychologue clinicienne, professeure de psychopathologie psychanalytique, université Paris Nanterre, laboratoire clipsyd ea 4430, approche en psychopathologie psychanalytique (a2p).
m.feldman@parisnanterre.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/01/2021
https://doi.org/10.3917/dia.230.0201
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