CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’objet de cet article est de décrire l’action militaire française au Rwanda dans la période critique marquée par les offensives du Front patriotique rwandais (FPR), composé d’exilés tutsis [1], qui ont débuté en octobre 1990 pour se terminer par sa prise du pouvoir en juillet 1994 après l’attentat contre le président rwandais Habyarimana en avril et le génocide perpétré contre les Tutsis par une forte partie de la population hutue.

2Nous commencerons par une sorte d’éphéméride de cette action militaire française en détaillant l’évolution de son volume et de son action. Nous ferons ensuite quelques observations sur sa nature et sa portée.

Éphéméride

Rappel de la situation antérieure à octobre 1990 (première offensive du FPR)

3Il n’y a jamais eu d’accord de défense entre la France et le Rwanda. Un accord de coopération militaire a été signé en 1975. Il était limité à la gendarmerie. Son exécution eut pour conséquence la mise en place à l’état-major de la gendarmerie rwandaise et à l’école de gendarmerie de quelques officiers et sous-officiers : 4 en 1975, 6 (2 officiers et 4 sous-officiers) en 1990.

4Un embryon de coopération militaire terre et air s’est développé ensuite sans texte (la généralisation de l’accord de 1975 à l’ensemble des forces armées n’interviendra qu’en 1992). En 1990, avant la première offensive du FPR, il se composait de 6 terriens (2 officiers et 4 sous-officiers) chargés du soutien logistique des hélicoptères (Gazelle) et des blindés légers (AML), 3 aviateurs (1 officier et 2 sous-officiers) chargés du pilotage et de l’entretien de l’unique Nord 2501.

Octobre 1990 – décembre 1993

5Cette période correspond aux quatre offensives successives du FPR (octobre 1990, janvier 1991, juin 1992, février 1993). À chaque fois, les Forces armées rwandaises (FAR) se trouveront en grande difficulté. La France interviendra à la fois pour assister cette armée ainsi que pour protéger et évacuer les ressortissants étrangers (et d’abord français). D’autres nations participeront à ces actions, notamment le Zaïre (République démocratique du Congo) et la Belgique (ancien colonisateur).

6On peut répartir les forces françaises durant cette période en deux composantes se distinguant par leur mode d’action.

7Un état-major tactique (EMT) commandant des compagnies d’infanterie (une à quatre selon les périodes) : cette troupe sécurise l’aéroport, se porte dans des régions troublées, organise les évacuations. Elle n’agit pas contre les forces du FPR qui, de leur côté, évitent de progresser là où il pourrait être au contact des troupes françaises.

8Une assistance militaire qui, au fil du temps et sous des formes diverses, se renforce, le but étant de donner une consistance aux FAR qui en sont complètement dépourvues tant dans le commandement que dans l’emploi des armes ou la logistique.

9En octobre 1990, dès le début de l’offensive du FPR, une opération baptisée Noroît est décidée (elle durera jusqu’à la fin de 1993). À partir du 4 octobre, se mettent en place un EMT et deux compagnies d’infanterie (314 hommes le 19) qui vont participer au contrôle de Kigali, particulièrement de son aéroport et pousser des reconnaissances vers le sud (à Butaré pour ramener le calme) et vers le nord-ouest (Ruhengeri et Gisenyi). Les Français ne sont pas seuls. Un détachement belge de même importance accomplit à peu près les mêmes missions. Et un bataillon zaïrois est engagé contre le FPR aux côtés des FAR. Cette intervention zaïroise et la présence un peu plus lointaine des troupes belges et françaises amènent les forces du FPR à se retirer d’autant qu’elles ont perdu leur chef, le général Rwigema, tué au combat [2].

10Cela permet de retirer en décembre 1990 une des deux compagnies du détachement Noroît, le Président rwandais ayant instamment demandé le maintien des troupes françaises. Cette compagnie restante procédera, lors d’une nouvelle offensive du FPR en janvier 1991, à l’évacuation de 300 ressortissants étrangers (dont 185 Français) de Ruhengeri, sans contact avec les forces du FPR qui stoppent leur avance.

11La très médiocre prestation des FAR amène à renforcer l’assistance militaire technique. À la vingtaine de coopérants déjà présents qui assuraient des tâches d’assistance logistique, on ajoute un détachement d’assistance militaire et d’instruction (Dami) que l’on va baptiser Panda et dont la mission est plus vaste. Il est mis en place en mars 1991 et comprend initialement une trentaine d’hommes (7 officiers, 10 sous-officiers et 13 militaires du rang) provenant pour l’essentiel du 1er RPIMa (opérations spéciales). Il est chargé de dispenser une instruction tactique à l’encadrement à partir du niveau bataillon et une formation à l’emploi des armes d’appui (mortiers, blindés, mines, explosifs) aux unités. Le centre de son stationnement est à Ruhengeri, donc à proximité immédiate de la frontière ougandaise et donc du front.

12En juin 1992, une nouvelle offensive du FPR amène à renforcer temporairement le détachement Noroît d’une deuxième compagnie. Ce qui contribue à une certaine stabilisation en même temps qu’à l’ouverture des pourparlers entre le gouvernement rwandais et le FPR à Arusha (Tanzanie) ; le gouvernement français subordonnant son aide à la recherche d’une solution négociée.

13La négociation piétinant, le FPR prononce une nouvelle offensive en février 1993. Les nouveaux déboires des FAR amènent à renforcer Noroît à quatre compagnies plus une section de mortiers lourds (l’effectif de Noroît arrive à un maximum de 800 hommes). Et conduisent aussi à renforcer le Dami Panda jusqu’à 69 hommes (14 officiers dont 5 supérieurs, 30 sous-officiers et 25 militaires du rang) et à y adjoindre un détachement Rapas (recherche aéroportée et action spéciale) d’une vingtaine d’hommes, le tout formant le détachement Chimère. Un lieutenant-colonel français est désigné comme conseiller du chef d’état-major des FAR pour la conduite des opérations et la préparation des forces.

14Cette forte implication française redonne une consistance aux FAR. En même temps, elle limite leur action à ce que souhaite le gouvernement français, un gel des opérations et une reprise des négociations. C’est ainsi que Ruhengeri reste aux mains du FPR. Des ressortissants européens et américains (67 dont 21 Français) qui s’y trouvent sont exfiltrés par une compagnie française avec l’accord des troupes du FPR (opération Volcan).

15La présence militaire française va être réduite en deux temps. D’abord, après la signature d’un cessez-le-feu le 9 mars 1993, Noroît est ramené à une seule compagnie fin mars (170 hommes). Le Dami est en revanche un peu grossi (80 hommes). Ensuite, après la signature des accords d’Arusha et la mise en place d’une mission de l’ONU (la Minuar), la présence militaire française est drastiquement réduite, limitée à 24 militaires à la mission d’assistance.

Décembre 1993 – juin 1994

16Cette période est celle du génocide des Tutsis et de la prise du pouvoir par le FPR. L’application des accords est assez chaotique, chacun des signataires ayant peu de raisons de vouloir s’y conformer réellement. Du point de vue militaire, le changement fondamental est la réorganisation des forces rwandaises sur une base 60 % hutus, 40 % tutsis, mais sans mélange au niveau des unités. Il y a donc des bataillons tutsis et d’autres hutus. Un bataillon tutsi est installé en plein centre de Kigali et ses effectifs semblent avoir dépassé le volume prévu par les accords. La présence militaire française est non seulement réduite à son niveau d’avant octobre 1990, mais son activité souffre évidemment de la nouvelle organisation militaire rwandaise.

17L’attentat contre l’avion présidentiel, le 6 avril 1994, va déclencher, d’une part le génocide contre la population tutsie et ses soutiens parmi les Hutus, d’autre part une reprise des combats à l’initiative du FPR qui va voler de succès en succès jusqu’à la victoire totale le 4 juillet, qui marque aussi la fin du génocide des tutsis dans toute l’étendue du territoire.

18Deux adjudants-chefs de Gendarmerie français et l’épouse de l’un d’entre eux sont assassinés dans leur maison, selon toute vraisemblance par des éléments du bataillon FPR stationnant à proximité.

19Dès le 8 avril, une opération d’évacuation commence (baptisée Amaryllis). Elle met en œuvre 9 avions de transport militaire (8 C-160 Transall et un C-130 Hercules) et un EMT avec trois compagnies d’infanterie et un détachement spécialisé dans les évacuations (au total 464 hommes). Elle commence par un poser d’assaut de 4 C-160 sur l’aéroport de Kigali dans la nuit du 8 au 9 avril. Elle se terminera le 14 avril. Les forces françaises pourront, avec l’aide des coopérants militaires pour les guider dans Kigali, regrouper puis évacuer, sans avoir à user de la force des armes 1 238 personnes (dont 454 Français et 394 Rwandais parmi lesquels la famille du Président assassiné) et les dépouilles des deux adjudants-chefs et de l’épouse de l’un d’eux ; 115 personnes ont été évacuées par la route. On notera que les forces armées belges ont opéré parallèlement et évacués 1 226 personnes (dont 1 026 Belges).

20Après le 14 avril et jusqu’au 26 juin 1994, c’est-à-dire pendant l’essentiel de la durée du génocide et de l’offensive finale du FPR, il n’y a plus aucun militaire français au Rwanda.

Juin-août 1994

21Le génocide des Tutsis se poursuivant en même temps que l’offensive du FPR, menée très brutalement vis-à-vis des civils hutus, l’incapacité de la Minuar à mener la moindre action d’interposition étant confirmée, la France a recherché la mise sur pied d’une action internationale. Ce n’est que tardivement, le 21 juin 1994, que le Conseil de sécurité autorisa les États-membres volontaires à engager une action sous leur propre autorité pour « contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger ». C’est à l’aune des termes de cette résolution qu’il faut examiner la réalité de l’opération menée par la France avec le concours de quelques pays africains.

22L’opération baptisée Turquoise disposera au fil des jours de 2 924 hommes dont 510 Africains et 2 414 Français [3]. Mais sa mise en place n’est pas immédiate.

23Du 23 juin au 3 juillet, le dispositif est réduit à quelque 150 hommes du commandement des opérations spéciales (COS) avec quelques hélicoptères de transport. Un dispositif si léger ne pouvant tenir une zone aussi vaste, il dut se contenter d’effectuer, depuis sa base de départ de Bukavu (au Zaïre) des raids pour affirmer la présence de l’opération, renseigner le commandement sur la réalité d’une situation mouvante et essayer de secourir des gens en danger. Cela réussit bien à Nyarushishi (8 000 à 10 000 Tutsis secourus), moins bien à Butaré où le temps nécessaire à la réunion des moyens de transport ne permet de sauver qu’une fraction des personnes en danger.

24À partir du 5 juillet, les moyens de l’opération étant presque tous réunis, il est décidé de créer une zone humanitaire sûre (ZHS) où les exactions seraient combattues et les mouvements de population vers le refuge zaïrois sécurisés. Cette zone d’environ 7 000 kilomètres carrés (soit le quart de la surface du Rwanda) occupe l’extrémité sud-ouest du pays [4], celle que le FPR n’a pas encore conquise.

25Turquoise va permettre un écoulement pas trop chaotique des millions de réfugiés. Elle permettra aussi de combattre une grave épidémie de choléra à Goma (Zaïre) en enterrant 50 000 victimes et en vaccinant massivement les survivants. Par contre, l’opération ne parviendra que très partiellement à désarmer les restes des FAR et des milices hutus qui se réfugient au Zaïre. Et elle ne permet pas d’arrêter les auteurs du génocide qui passent dans la ZHS, auteurs qui, au demeurant, se comptent en dizaine ou centaine de milliers. Mais on doit rappeler que ces deux actions ne sont pas prévues dans le mandat onusien de la force.

26Le FPR est tout d’abord très opposé au déploiement de Turquoise dont il craint qu’elle ne vienne lui voler sa victoire [5]. À l’expérience, il constate que ce n’est pas le cas et les incidents entre Turquoise et les forces du FPR sont restés anecdotiques, chacun marquant son terrain sans chercher l’affrontement direct [6].

27L’opération s’achève le 22 août, tous ses membres ayant quitté le Rwanda à cette date.

Observations

Sur le principe gouvernant l’intervention au Rwanda

28Dès la première offensive du FPR en octobre 1990, le gouvernement français a décidé d’agir au Rwanda en apportant au régime rwandais, qui sollicitait son aide, un soutien doublement mesuré : assez fort pour qu’il ne s’effondre pas sous les coups des forces du FPR, assez limité pour que celui-ci ne soit pas militairement éliminé. Le but de cette ligne politique était clair : pousser les adversaires à s’entendre pour bâtir un régime politique où les deux communautés pourraient vivre paisiblement, régies par des institutions démocratiques et pluralistes. C’était la très exacte traduction de la nouvelle politique africaine de la France proclamée lors du discours de La Baule du 20 juin 1990.

29Ce renouveau de la politique africaine de la France écartait deux solutions d’intervention militaire. La première était de considérer qu’il s’agissait d’une guerre civile (le FPR était exclusivement composé de Rwandais même s’il était implanté en Ouganda et qu’il avait joué un rôle non négligeable dans la prise de pouvoir du président ougandais Museveni) et qu’il n’y avait donc pas à s’en mêler. C’eut été renoncer à avoir une politique africaine active telle qu’on venait de la définir et qui garantissait notre aide aux pays soucieux de s’engager dans un processus aussi vertueux que délicat.

30Une attitude inverse eut été de choisir d’apporter un concours militaire décisif au pouvoir en place pour éliminer la menace du FPR en considérant que le régime du président Habyarimana, sans être un parangon de démocratie, représentait la majorité de la population sans être violent contre la minorité tutsi, qu’il était attaqué par une faction qui n’était pas mue par un idéal démocratique plus marqué et de fait appuyée par un État étranger, l’Ouganda, et enfin, que l’influence française aurait tout à perdre dans le triomphe du FPR. Cela n’exigeait guère plus de moyens que ceux engagés dans l’opération Noroît (un petit appui aérien eut été bienvenu), mais cela supposait la fixation d’une mission plus offensive à ce contingent. Ce choix était évidemment contraire à la nouvelle politique africaine de la France.

31Si les deux possibilités que l’on vient d’écarter étaient d’une exécution militaire simple, la voie choisie, dans le droit fil du discours de La Baule, était militairement et politiquement plus complexe à mettre en œuvre : sauver le régime sans lui donner la victoire et en l’encourageant à accepter l’ouverture de discussions avec l’adversaire FPR. On voit bien la difficulté d’exécution pour les militaires français : être aux côtés de l’un des camps mais, en mesurant notre aide, c’était forcément engendrer chez lui à la fois de l’espoir et de la frustration, et chez son adversaire provoquer une suspicion forte quant à nos intentions à son égard. On a pu croire, avec les accords d’Arusha, que cette méthode avait porté ses fruits.

32On ne saurait donc assez souligner l’ambiguïté de la position des militaires français ainsi engagés. Ils l’ont été auprès des FAR, c’est-à-dire de l’armée d’un des partis. D’où l’hostilité du FPR que la présence militaire française privait de la victoire. Et, en sens inverse, la croyance du gouvernement rwandais à un soutien certes mesuré, mais indéfectible de l’armée française. D’où aussi l’extrême difficulté du positionnement des militaires français les plus insérés dans les FAR et la mise en porte-à-faux de Turquoise dont l’impartialité affichée (et réelle) est mise en doute par le fait qu’elle porte le même uniforme que celui des forces qui ont soutenu le régime d’Habyarimana et qu’une partie de ses membres ont aussi servi dans celles-ci.

Sur l’opération Noroît

33La réalité de Noroît, c’est d’abord sa très petite dimension. Le volume total a varié entre 170 hommes (une compagnie d’infanterie formant le gros de la troupe) et 800 (quatre compagnies). Dans les trente-neuf mois qu’a duré l’opération, il y en a eu vingt-sept avec une seule compagnie et un peu moins de deux avec quatre compagnies. Ces compagnies ne disposent pas de matériels lourds, chars ou canons (sinon en février-mars 1993 une section de mortiers lourds). Elles se déplacent le plus souvent avec des véhicules requis localement. En outre Noroît n’a bénéficié d’aucun appui de l’aviation de combat.

34Dans l’action, Noroît n’a jamais été au contact des forces du FPR. La seule exception est l’exfiltration de 67 Européens et Américains de Ruhengeri occupée par le FPR en février 1993 ; mais cette action s’est faite avec le consentement de celui-ci.

35En fait, il y eut un consensus tacite entre le FPR et les forces françaises pour éviter de se heurter sur le terrain, d’où d’ailleurs l’absence de pertes françaises, une rareté dans nos opérations extérieures. Du côté français, cela résultait des consignes gouvernementales dont l’objectif maintes fois exprimé n’était pas d’assurer la victoire des FAR, mais de pousser à une solution négociée. Noroît, outre sa mission de sauvegarde des ressortissants étrangers parfaitement accompli, a aussi servi à ce qu’aucun camp ne gagne complètement, ce qui était nécessaire pour que s’enclenchent les pourparlers. Du côté du FPR, il s’agissait sans doute, tout en étrillant à chaque occasion les FAR, d’éviter de montrer la réalité de sa très relative puissance en s’abstenant de se frotter à des forces de faible volume, mais de qualité militaire éprouvée et dont le renforcement était possible en cas de besoin.

36Les forces françaises engagées dans Noroît ont été exactement dimensionnées à leur mission et elles l’ont fidèlement accomplie. Il ne dépendait nullement d’elles que les protagonistes rwandais des deux bords n’aient eu aucune intention réelle de parvenir à s’entendre même quand ils ont fait semblant à Arusha.

Sur l’assistance militaire

37Comme on l’a dit, l’assistance militaire française jusqu’au début de 1991 avait été à la fois très réduite et limitée à des tâches logistiques. C’est à partir du constat de l’attaché de défense après l’offensive du FPR en octobre 1990 que les choses changent peu à peu. Ce constat, c’est d’abord que sans la participation directe de l’armée zaïroise aux combats et sans l’arrivée, à l’arrière, de forces françaises et belges, les FAR se seraient effondrées. Celles-ci sont qualifiées de « troupe sclérosée depuis trente ans et qui a oublié les règles élémentaires du combat ». Il n’y a pas lieu de douter du réalisme de ce constat.

38Redonner quelque consistance aux FAR était à l’évidence nécessaire pour que la politique française d’incitation au dialogue puisse se concrétiser. Mais il ne fallait pas, bien sûr, que cela donne aux FAR une puissance qui les rendrait inexpugnables.

39La montée en puissance de l’assistance militaire est cohérente avec ce double objectif. Dès 1991, l’assistance sort de la seule logistique pour renforcer l’encadrement de la troupe et l’emploi des armes d’appui. Mais avec un effectif limité, une trentaine d’hommes en 1991 et 1992. En 1992, la désignation d’un officier supérieur comme adjoint de l’attaché de défense qui exercera en fait une fonction de conseiller du chef d’état-major des FAR marque une progression dans la nature de l’assistance militaire qui trouve aussi sa traduction dans le volume de celle-ci, surtout au début de 1993 (70 hommes en janvier).

40Cette assistance ne permet pas aux FAR d’être victorieuses de l’offensive FPR de février 1993 qui verra une large bande du nord du pays rester aux mains de celui-ci. Mais cela suffit, avec le renforcement provisoire de Noroît, à permettre un cessez-le-feu et à un progrès décisif des négociations d’Arusha.

41Le problème posé aux militaires français engagés dans cette mission d’assistance est de savoir jusqu’où elle va quand les combats font rage. Un officier placé auprès d’un chef rwandais incapable de formuler un ordre cohérent doit-il laisser la troupe placée sous les ordres de celui-ci se faire battre ou doit-il le suppléer ? Un instructeur d’artillerie doit-il laisser une batterie mal commandée tirer sur les troupes appuyées ou sur des civils plutôt que sur l’ennemi, ou doit-il régler le tir de façon utile ? Toute l’éducation militaire des soldats français les pousse évidemment à agir au profit de la troupe dont ils ont la responsabilité même si c’est une responsabilité indirecte. Au demeurant, à supposer que les assistants militaires se soient réfugiés, au moment des combats, dans une attitude de neutralité (qui leur aurait certainement paru déshonorante), cela aurait conduit à une désagrégation des FAR et à la prise de pouvoir du FPR (sauf à engager contre lui le bataillon Noroît), ce qui aurait annihilé la perspective d’un accord négocié.

42L’assistance a aussi conduit à la livraison d’armes par la France aux FAR (qui en ont aussi reçu d’autres sources). On remarquera qu’elles ont été limitées tant en volume qu’en qualité. Pour l’essentiel, 6 mortiers de 120, 8 canons de 105 (un modèle datant de la Seconde Guerre mondiale), 6 hélicoptères Gazelle (un engin déjà en fin de course à l’époque). Cela correspond aux dotations d’un groupement tactique ou, pour employer une terminologie un peu désuète, d’une brigade (soit 3 000 ou 4 000 hommes au total). Et sans grande capacité offensive : pas d’engins blindés. Là aussi, cohérence avec la politique définie par les autorités françaises.

Sur l’opération Turquoise

43La communauté internationale n’a pas jugé urgent de mettre fin au génocide, aux exactions et aux combats commençant dès l’attentat contre l’avion présidentiel le 6 avril 1994. Une Minuar pugnace et rapidement renforcée l’aurait permis.

44Les premiers éléments de l’opération franco-africaine Turquoise ne sont arrivés sur le terrain que deux mois et demi après le début du génocide et le gros une dizaine de jours après. À cette date, le génocide était à peu près fini et le FPR avait conquis les trois quarts du territoire rwandais dont la capitale. L’affrontement avec le FPR étant exclu, Turquoise a dû se contenter de sécuriser le quart non occupé et son rôle s’est réduit à contrôler l’écoulement pas trop chaotique du flux de plusieurs millions de réfugiés, sans chercher à trier le bon grain de l’ivraie ni à désarmer ceux qui ne voulaient pas l’être et étaient trop nombreux pour qu’on puisse les y obliger, ces objectifs n’ayant d’ailleurs pas été fixés par le Conseil de sécurité. Dans ces limites, Turquoise a accompli la mission fixée par l’ONU.

45La chronologie et la géographie montrent clairement que Turquoise n’a nullement facilité le génocide (elle l’a un peu atténué comme on l’a dit plus haut) et n’a pas plus empêché la prise de pouvoir du FPR qui s’est d’ailleurs accommodé de sa présence très provisoire.

46Le questionnement principal de cette opération est qu’elle aurait laissé s’enfuir des génocidaires. C’est évidemment le cas pour la piétaille, les génocidaires se comptant par dizaines ou centaines de milliers et ne portant pas, dans la foule des réfugiés, de signes visibles de leurs forfaits. Quelques figures plus en vue, des membres du gouvernement provisoire, sont passés dans la ZHS et n’ont pas été arrêtés, le commandant de Turquoise n’ayant pas reçu en temps utile d’ordres dans ce sens et n’ayant pas, de ce fait, de légitimité à procéder à des arrestations.

47À l’évidence, l’armée française, qui avait été le soutien (limité, mais pertinent) des FAR, était la plus mal placée pour cette mission humanitaire. Mais toutes les autres s’étaient « portées pâles » à l’exception honorable de celles du Sénégal, de la Guinée-Bissau, du Tchad, de la Mauritanie, de l’Égypte, du Niger et du Congo.

Sur l’environnement politique et militaire

48Il n’est pas inutile de rappeler dans quelles autres affaires était engagée notre armée dans cette période et le contexte politique de l’époque.

49L’offensive initiale du FPR intervient en octobre 1990 alors que, depuis le mois d’août, l’Irak a envahi le Koweït et que la communauté internationale va réagir. La France s’emploie à ce que l’intervention militaire qui se prépare et à laquelle elle entend participer se fasse dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité et n’ait lieu qu’après l’épuisement des moyens d’une résolution pacifique du conflit. Cette affaire est bien sûr la priorité de sa diplomatie. Elle a des retombées politiques internes importantes du fait de l’opposition du ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, à l’intervention contre l’Irak. Sa démission est acceptée six semaines après qu’il l’ait offerte pour la première fois.

50Par ailleurs, la grande affaire de l’état-major des armées est la mise sur pied de la force Daguet (près de 15 000 hommes) qui pose de redoutables problèmes puisque seuls des militaires engagés y participeront ce qui, dans une Armée de terre principalement composée d’appelés à l’époque, conduit à mettre sur pied des unités de marche rassemblant du personnel provenant de nombreux corps de troupe. Il y a aussi à traiter de nombreux problèmes logistiques (appel aux transports maritimes et aériens civils). L’état-major a aussi à définir la place, la mission, les conditions d’insertion dans la chaîne de commandement de la force Daguet en tenant compte des nécessités opérationnelles, mais aussi du cadre politique défini par le président de la République pour sauvegarder une certaine autonomie à notre participation.

51La guerre du Golfe couvre une période allant d’août 1990 à février 1991, donc celle des deux premières offensives du FPR. Il n’est pas audacieux de penser que, dans cet environnement, toutes les implications du subtil, mais mineur engagement opéré au bénéfice du Rwanda, n’aient pas été envisagées.

52La période cruciale de 1992-1993 a connu également des événements majeurs, politiques, diplomatiques et militaires qui ont fait passer au second plan la question rwandaise. L’éclatement de la Yougoslavie (qui commence au début de 1991) et celui de l’URSS (décembre 1991) vont accaparer l’attention des gouvernements et des diplomates pendant plusieurs années. Alors que la guerre s’allume en Bosnie en avril 1992, le voyage que fait à Sarajevo le président de la République en juin marque le début d’un fort engagement militaire de la France (jusqu’à 7 000 hommes sur le terrain et l’appui de l’aviation et de l’aéronavale). Cela durera au-delà de la fin de l’affaire rwandaise. Par ailleurs, pendant toute l’année 1993, la France engage 2 400 hommes en Somalie (opération Oryx) alors que de mars 1992 à novembre 1993, 1 200 hommes sont déployés au Cambodge (dans l’Apronuc) et qu’au Tchad, la poursuite de l’opération Épervier exige un millier d’hommes. L’engagement au Rwanda au moment de la principale offensive du FPR (juin 1993) est resté militairement mineur dans l’ensemble de l’activité militaire française du moment.

53Il reste que cet engagement a été mené par les forces françaises dans le strict respect des consignes gouvernementales, des décisions du Conseil de sécurité et du droit humanitaire et qu’il est parfaitement abusif, comme le montrent les développements précédents, d’imputer à notre armée la moindre responsabilité dans les exactions qui se sont produites au Rwanda, à commencer par le génocide des Tutsis.

Notes

  • [1]
    Nous employons cet adjectif sans lui donner d’autre connotation que celle de l’identité administrative alors en vigueur, laissant aux ethnologues, sociologues et politistes le soin de débattre du fondement de cette identité.
  • [2]
    Cela fera la fortune de Paul Kagamé qui le remplace à la tête du FPR.
  • [3]
    Ou, plus exactement, soldats français, la Légion étrangère ayant fourni une grosse part du contingent français.
  • [4]
    On notera qu’elle est moins vaste que la zone d’action des commandos du COS. Butaré, désormais tenu par le FPR, en est exclu.
  • [5]
    La présence dans le contingent français d’anciens assistants militaires des FAR a pu engendrer une partie de la méfiance du FPR.
  • [6]
    Par exemple, à un tir de mortiers FPR à proximité d’une unité de Turquoise, on répond par un vol en rase-mottes sans tir de deux avions Jaguar prépositionnés à Kisangani (Zaïre).
Français

L’action militaire française au Rwanda a fait l’objet de nombreuses polémiques. Le récit précis des différentes phases de cet engagement permet de démontrer que nos forces n’ont pas eu la moindre responsabilité dans le génocide des Tutsis et ont agi au mieux dans un contexte compliqué.

  • Rwanda
  • génocide Tutsis
  • Hutus
  • François Mitterrand
François Cailleteau
Contrôleur général des Armées (2S).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/05/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.840.0078
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...