CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans cet article, je voudrais revenir sur une enquête ethnographique menée en Syrie. Entre 2012 et 2018 dans les régions d’Alep (Armée syrienne libre, 2012), Hama (Front islamique, 2014) et Manbij (Jaych al-Thuwar, 2018). J’aborderai d’abord les difficultés propres à une telle enquête ethnographique pour ensuite réfléchir sur le rapport nécessairement troublé avec « ceux qui restent », c’est-à-dire les combattants qui poursuivent leur lutte. Je défendrai alors l’idée que l’ethnographe est nécessairement un « traître en puissance ». Cette enquête ethnographique s’inscrit dans un programme de recherche [1] plus vaste sur la violence [2]. L’ambition est de saisir comment la violence politique se vit et pourquoi, au lieu de sentir une répulsion, des gens ordinaires se laissent aisément gagner par le vertige de la guerre [3].

Entre méfiance et empathie

2En anthropologie, il est convenu de souligner la complexité des rapports qui se tissent entre l’observateur et les enquêtés. Au cours de mes premiers voyages en Syrie, j’étais animé par le désir d’entretenir avec les combattants un rapport concret, amical, solidaire en dépit du fait que leurs vues politiques ne coïncidaient pas avec les miennes. Je ne voulais pas avoir nécessairement une connaissance abstraite d’eux. J’ai alors décidé de les accompagner dans leurs maisons, au sein de leurs familles, dans leur quotidienneté jusque dans leurs activités sur le front. Néanmoins, ce désir de lien n’a pas été sans difficultés. Je me suis heurté à la question difficile de « se faire accepter par le terrain » [4].

3Pendant mes différents séjours, j’ai pu constater que l’expérience de la guerre n’est pas seulement celle de la lutte armée et des combats. L’altération des rapports sociaux en est sans doute l’un des traits le moins visible – parce que moins spectaculaire et extrêmement banalisé – et en même temps le plus insidieux et le plus massif. La guerre inculque la méfiance ; une méfiance qui pèse et pénètre l’ensemble des rapports sociaux même ceux qui paraissent les plus assurés et intimes. À titre personnel, particulièrement en 2014, il me fallait avancer avec prudence pour éviter tout risque d’enlèvement. Ma confiance envers mes interlocuteurs était précaire, inquiète et jamais totalement assurée. Il m’est arrivé d’avoir eu peur d’eux, d’être en doute quant à leur intention exacte à mon égard. Plongé dans une brigade, je me plaçais dans une entière dépendance envers eux tant pour mes déplacements que pour les conditions de ma sécurité. D’autres fois, au contraire, je me sentais en confiance, accepté, et j’en arrivais à oublier momentanément le contexte étouffant de la guerre. L’équilibre était toujours provisoire et susceptible de vaciller d’un côté comme de l’autre à la survenue de n’importe quel événement mineur. Cette ouverture à l’autre, indispensable à toutes enquêtes en sciences sociales, est dans le cas de la guerre une ouverture troublée et précaire.

4Cette ouverture a été d’autant plus troublée que mon étrangeté parmi les combattants apparaissait aux premiers regards. Celle-ci était d’abord corporelle. En 2014, ma qualité d’Européen pouvait gêner nos déplacements dans certaines zones, en particulier celles tenues par Al Nosra. L’étrangeté était aussi sociale et culturelle. Enfin, elle tenait à la confusion de mon identification. J’ai été parfois considéré comme un militant de la cause syrienne. À plusieurs reprises, sans que je puisse mesurer si leurs offres étaient sérieuses, les hommes de la brigade me proposèrent de m’entraîner pour que je puisse combattre. Mon refus catégorique marquait la distance qui me séparait d’eux. J’ai aussi été regardé comme un journaliste, un chercheur, voire, dans les situations les plus problématiques, comme un agent des renseignements. Et, bien au-delà de ces rapports ordinaires de méfiance, mon étrangeté résidait avant toute chose dans le fait que ma vie ordinaire se distinguait en tout point de celles des combattants. Ma présence était brève ; quelques semaines pour chaque voyage.

5Ces remarques indiquent la radicale étrangeté entre eux et moi. Elles témoignent des troubles et des résistances qui s’y jouent. Le problème ne réside pas uniquement dans la difficulté de nouer un rapport de complicité ou d’empathie. Il a porté également sur ce qui m’a été caché ou ce qui m’a été montré. La guerre est une affaire d’informations et de propagandes. Alors que les motifs de la révolution syrienne ont souvent été discrédités en Occident, il leur importait de corriger cette image, de montrer la légitimité de leur entreprise et de dénoncer le traitement médiatique et politique dont ils faisaient l’objet. Le contrôle de leur image leur importait. Les risques d’instrumentalisation étaient nombreux.

6Ils me percevaient comme un « passeur de paroles » et un moyen d’accéder à « l’opinion publique internationale ». Cependant, dans le cours de la vie ordinaire, il était impossible de se surveiller constamment. On plaisantait, on jouait sur nos téléphones, on échangeait les photos de nos familles, on commentait l’actualité. Cette complicité était d’autant plus forte que la guerre est une expérience de l’attente : attente des ordres, des offensives à mener ou des ripostes à conduire. Dans ces temps annulés, il est aussi arrivé des situations invraisemblables qui démentaient mes projections fantasmatiques. En 2014, alors que nous tournions un documentaire dans la campagne d’Hama, nous étions hébergés par un groupe de mercenaires islamistes [5]. Leur maison était située en pleine campagne, à quelques dizaines de kilomètres de la ville de Murek où les combats faisaient rage. Ils me firent l’impression d’être de solides et sérieux combattants. Le tout premier jour, à leur côté, nous n’étions pas tout à fait rassurés étant donné la présence importante de combattants d’Al Nosra. Rien ne les distinguait d’eux. Le premier soir, la méfiance se brisa lorsqu’ils nous invitèrent à regarder un film avec eux. Nous nous installâmes sur un matelas. Ils apportèrent quelques friandises, de chaudes couvertures et décidèrent de regarder un dessin animé : La Petite Sirène. La scène nous apparaissait comme surréaliste.

7En même temps, il me faut reconnaître qu’une convention tacite interdisait, en principe, d’aborder les questions les plus délicates ou alors elles exigeaient qu’on en parle avec précaution. Je m’abstenais donc de les questionner sur les sources de financement des brigades, leurs moyens matériels réels, leurs alliances officieuses avec certaines brigades. Je me retenais de juger leurs pratiques. Cette attitude de réserve était motivée par ma sécurité, mais aussi la tentation de saisir leurs biographies, leurs attitudes vis-à-vis de ce qu’ils vivaient.

Retour en France

8Pour terminer, il me faut aborder la question du retour en France et de mon rapport aux combattants restés en Syrie. Ce type de recherche pose au chercheur des dilemmes éthiques considérables. D’abord, le retour à la vie académique est brutal. Outre le décalage entre l’intensité de la guerre et le flux lent des routines universitaires, il est difficile de raconter à ses proches ou à ses collègues les expériences vécues. Mes interlocuteurs m’interrogeaient peu. Sans doute cette attitude s’expliquait-elle dans le fait qu’ils projetaient nombre de représentations fantasmées sur la guerre comme spectacle sanglant, horreur, terreur intense et irréversible. Cela les forçait à la pudeur. Nous le savons, ce lourd silence est problématique, car l’absence de paroles entraîne l’assèchement de la pensée. Pour le dire autrement, la pensée ne vient qu’en en parlant [6].

9Ensuite, il faut reconnaître que ce type d’enquête ne laisse pas indemne le chercheur, encore davantage lorsque ce dernier n’a aucune préparation pour affronter un terrain de guerre. En 2012, lors de mes premiers séjours à Azaz et dans la région d’Alep, je me trouvais précipité dans un contexte d’effervescence révolutionnaire. Les combattants étaient euphoriques. Ils étaient dans l’Ouvert. Leurs attentes envers le monde étaient innombrables, ils étaient pleins d’espoirs. Je me laissais gagner par leur enthousiasme. Il m’a fallu de nombreux mois pour organiser une relation plus distante et plus réfléchie à leur cause. Les combattants n’étaient pas sans attentes à mon égard. D’ailleurs, ils surestimaient ma position dans l’échiquier social en France. Ils s’attendaient à ce que ma prise de parole dans les médias francophones produise des effets considérables sur l’opinion publique. Dans mon impuissance réelle à faire apparaître leurs paroles de façon significative, il me fallait assumer une relation déceptive. En somme, je n’étais pas à la hauteur de leurs attentes, lesquelles trahissaient l’angoisse de leur situation. Par ailleurs, je tentais de répondre à leur défaut de synchronisation avec un temps extérieur qui n’est pas le leur et qui ne doit pas l’être. Le chercheur est tenu de décevoir, car les effets de ses travaux sont généralement imperceptibles et ses productions se font attendre. En 2014, alors que nous étions partis réaliser un film documentaire sur deux brigades affiliées au Front islamique [7], les combattants me contactaient régulièrement pour savoir « où en était le film ». Il ne leur paraissait pas si compliqué à réaliser. En somme, ils sous-estimaient les exigences administratives et créatives propres au montage et à la réalisation. Il nous a fallu trois ans pour en faire la première diffusion. Le chercheur est alors un traître en puissance. Non seulement, ils ne s’attendaient plus à rien de notre part mais, plus encore, notre traitement de leurs luttes n’était pas de l’ordre de la propagande. Car il s’agissait de raconter les puissances de cette rébellion, mais aussi ses fragilités. Dans le moment de la restitution, notre respect spontané se transformait en une attention analytique [8].

10Enfin, il importe de souligner que la présence du chercheur est susceptible d’entraîner de graves conséquences pour ceux qui restent. En 2014, la situation en Syrie était chaotique. Aux environs d’Hama, les combats étaient d’une forte intensité. Les brigades se recomposaient. L’armée syrienne libre perdait du terrain tandis que les forces islamistes, particulièrement Al Nosra, occupaient une place toujours plus importante [9]. Notre place sur le terrain était fragile et menacée sans que nous puissions discerner précisément la teneur des dangers auxquels on s’exposait et que l’on faisait courir aux combattants qui nous protégeaient. Au départ, Al Nosra tolérait notre présence. Cependant, notre équipement vidéo et sonore, nécessaire à la réalisation d’un documentaire, suscita des doutes et des suspicions à notre encontre. À plusieurs reprises, des combattants d’Al Nosra sont venus là où nous séjournions pour nous « interroger ». Notre brigade décida de nous protéger et de nous déplacer dans une autre zone afin d’échapper à leur vigilance. Nous savons qu’ils ont hésité à nous livrer et que, pour des raisons qui nous sont inconnues, ils ont fait le choix d’assurer notre protection. Cela ne fut pas sans conséquences. Après notre retour en France, plusieurs d’entre eux ont été arrêtés et emprisonnés. Ils étaient notamment accusés d’avoir collaboré avec des « forces occidentales ». Cette issue tragique pose la question de savoir si « tout » peut être étudié, en particulier lorsque rien ne garantit que la présence du chercheur n’engendre aucune répercussion potentielle pour « ceux qui restent ». Renoncer reviendrait à soustraire du regard commun une réalité qui exige pourtant d’être pensée. Mais, « faire du terrain malgré tout » est aussi le signe d’une posture insouciante et naïve. Le chercheur devient alors complice de l’irresponsable et participe alors – sans qu’il n’en mesure la teneur – à un jeu politique dévastateur et menaçant pour ceux qui restent.

Notes

  • [1]
    Cet article s’inscrit dans le cadre du programme « Ethnographie des guérillas et des émeutes. Formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire ». Ce programme est financé par l’Agence nationale de la recherche dans la section « Sécurité globale et cybersécurité ».
  • [2]
    Romain Huët : « Quand des malheureux deviennent des enragés. Ethnographie de moudjahidines syriens », Culture et Conflits, n° 97, 2015 ; Le Vertige de l’émeute, Paris, Puf, 2019 ; « Désolation. Effets de la violence sur la subjectivité en Syrie », Revue européenne des sciences sociales, n° 65/3, 2021, p. 8-19.
  • [3]
    Hervé Mazurel : Vertiges de la guerre ; Paris, Les Belles Lettres, 2013.
  • [4]
    Catherine Rémy : « Accepter de se perdre. Les leçons ethnographiques de Jeanne Favret-Saada », Sociologies (http://journals.openedition.org/sociologies/4776).
  • [5]
    Laurent L’Hermitte, Romain Huët : Après le printemps. Vie ordinaire de combattants syriens, documentaire ; Entre2prises, Les Films de l’Ouest, Cine 2000 ; TV Bocal, 2017.
  • [6]
    Hannah Arendt : De l’humanité dans de sombres temps ; Paris, Vies Politiques, Gallimard, 1974, p. 11-41.
  • [7]
    Laurent L’Hermitte, Romain Huët : Après le printemps. Vie ordinaire de combattants syriens, op. cit.
  • [8]
    Georges Didi-Huberman : Peuples exposés, peuples figurants ; Paris, L’œil de l’histoire, Les Éditions de Minuit, 2012.
  • [9]
    Précisons qu’à cette période, l’État islamique ne présentait pas encore une menace sérieuse dans cette zone. Ils se situaient à Homs à une centaine de kilomètres de Murek.
Français

La recherche ethnographique sur le terrain est particulièrement complexe quand celui-ci est lié à une guerre civile. Pour le chercheur, il faut se faire accepter par les protagonistes, mais savoir garder de la distance pour que son travail soit objectif et non pas un relais de propagande au profit de ceux qui l’ont accueilli.

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Romain Huët
Maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes 2, laboratoire Prefics. Responsable scientifique de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Jeune chercheur EGR (ethnographie des guérillas et des émeutes).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/05/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.840.0035
Pour citer cet article
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