CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1« Pourquoi la France s’arme-t-elle parfois avec l’Europe, par des coopérations, et parfois sans l’Europe, par des programmes “Made in France” ou des importations des États-Unis ? ». Pour répondre à cette question, Samuel Faure a mené un travail d’enquête colossal, réalisant plusieurs centaines d’entretiens auprès d’acteurs de l’industrie de l’armement, d’hommes politiques de différents plans et d’officiers des différentes armées françaises. Ces entretiens fournissent une extraordinaire matière première au travail d’analyse de l’auteur, qui court sur plus de soixante ans de politique française d’armement.

2Pour son analyse, Samuel Faure adopte une grille de lecture basée sur le concept emprunté à Norbert Elias des « configurations » ou « chaînes d’interdépendances », entendues comme une dynamique des relations professionnelles et privées entre un ensemble d’acteurs. Ils sont « des amis, des alliés, des partenaires potentiels, mais aussi représentants d’intérêts opposés, des concurrents et adversaires en puissance ». Cette approche relationnelle des politiques d’armement ne cherche pas la révélation sensationnaliste et son constat peut sembler banal : les politiques d’armements sont soumises à l’influence d’une multitude d’acteurs politiques, industriels et militaires aux motivations particulières et subjectives. Néanmoins, il y a un monde entre énoncer une telle affirmation et en apporter la démonstration scientifique basée sur des preuves solides, à savoir les centaines d’heures d’entretiens réalisés par l’auteur. Au fil des pages, ces entretiens révèlent des liens et relations parfois inattendus entre acteurs de la DGA, de Dassault Aviation, d’Airbus, de l’État ou de l’Armée qui, en coopérant ou s’opposant, façonnent certains des plus grands projets d’armement de ces dernières décennies. Il est d’ailleurs parfois frustrant de n’avoir accès qu’à des extraits succincts de ces entretiens ; il aurait été intéressant d’avoir accès à la retranscription intégrale de certains d’entre eux.

3L’intérêt majeur de cette méthodologie est la démonstration de la relative faiblesse de l’argument scientifique rationnel ou de l’idée d’efficacité face à des logiques d’interactions parfois improbables entre acteurs : les motivations politiques, marchandes ou interpersonnelles jouent un rôle considérable dans les processus de la politique d’armement française et européenne, et les projets menés en coopération exacerbent encore cette tendance, en démultipliant les acteurs et leurs interactions possibles.

4Cette méthodologie permet, en outre, de montrer que l’aboutissement d’un projet n’est pas le fruit d’une volonté, mais le résultat des jeux de relations entre les différentes configurations : celles-ci se combattent ou coopèrent pour faire triompher leurs intérêts et visions, ce qui crée une dynamique particulière, non issue d’une seule volonté : l’A400M, le Rafale ou l’achat de drones Reaper sont les produits de concours de circonstances parfois absolument improbables.

5Samuel Faure se concentre donc sur trois différents projets pour illustrer ces cas de figure :

6• L’A400M avec son développement multilatéral chaotique est l’exemple d’une coopération européenne ayant abouti, malgré une quantité considérable d’obstacles. Un des facteurs de réussite reste, d’après l’auteur, le relatif désintérêt de certains acteurs potentiels pour un projet peu stratégique d’avion de transport. L’absence d’ingérence de ces acteurs a ainsi permis de ne pas aggraver encore le parcours déjà délicat du programme.

7A contrario considéré comme « hautement stratégique », le Rafale a suscité des passions considérables entre les différents acteurs, aboutissant à un développement francofrançais mené sans (et parfois contre) l’Europe, travaillant de son côté au développement de l’Eurofighter. Le poids de l’industrie française est ici capital dans la décision française de quitter le projet au profit d’un avion national. Les relations d’amitiés ou d’inimitiés entre acteurs individuels pèsent plus lourd que les projets politiques d’européanisation.

8• Enfin, l’achat de drones Reaper aux États-Unis illustre le cas d’un achat sur étagère. L’auteur prend le temps de retracer la laborieuse histoire des projets de drones européens : d’abord peu considéré par les industriels et les officiers de l’état-major de l’Armée de l’air, le drone devient à partir du milieu des années 1990 l’objet d’une course sans pitié entre industriels pour répondre à la demande croissante des armées européennes. Cette concurrence et les interactions qui en découlent empêchent l’émergence de propositions européennes valables, menant l’Armée de l’air à se procurer des Reapers « sur étagère » américaine.

9Le fil rouge de l’ouvrage reste la question de l’européanisation progressive des politiques d’armement françaises et de nos partenaires continentaux. Pour Samuel Faure, la réussite des projets de coopération passés a permis l’émergence de liens entre élites politiques, industrielles et militaires qui favorisent des programmes plus ambitieux. La réalisation de projets « mineurs » ou « à faible valeur stratégique », comme l’A400M, a créé un microcosme européen favorable à une montée en gamme vers des projets majeurs comme le système de combat aérien du futur (Scaf) ou le MGCS (Main Ground Combat System). Ces projets ne sont pas exempts aujourd’hui des tares de leurs prédécesseurs, comme en témoignent les échanges parfois ombrageux entre France et Allemagne sur les coopérations en cours.

10Néanmoins, même s’il ne devait pas aboutir, un projet aussi ambitieux que le Scaf (qui englobe, dans un système de systèmes, avion de combat, drone et cloud de combat) aurait été impensable il y a encore trente ans. L’avenir seul nous dira si cette européanisation est suffisamment aboutie pour permettre la concrétisation de projets de coopération aussi stratégiques. Les échecs passés des soixante dernières années nous rappellent combien de telles réalisations sont ardues et nous renseignent sur les écueils à éviter à l’avenir.

11En moins de 200 pages, Samuel Faure livre une analyse combinant la rigueur universitaire du chercheur et l’incarnation concrète de son mode d’enquête. L’ensemble se lit en quelques heures, offrant au lecteur un aperçu de la complexité des politiques d’armement françaises. S’il est parfois regrettable de ne pas avoir accès à davantage de retranscriptions des entretiens, le lecteur se prendra également à souhaiter un travail similaire sur d’autres projets d’armement français et européens, peut-être moins tourné exclusivement vers les systèmes d’armes aériens pour compléter la fresque ici amorcée. De même, un droit de réponse critique de certains acteurs évoqués serait un complément pertinent.

Léo Péria-Peigné
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/04/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.839.0130
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