CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Vous allez publier un nouveau livre[1], pas très loin de notre sujet…

2Le 51e livre. C’est beaucoup… Trop ? Mais Gorbatchev, c’est une période cruciale pour la Russie, et le monde ! Une période que j’ai connue de très près.

3Dans cette livraison de la RDN, nous nous interrogeons sur l’éventuel déclin de l’Occident. Quelle est votre définition de l’Occident ?

4L’Occident bien sûr, ce n’est pas géographique, c’est d’abord géopolitique : l’alliance entre les États-Unis, l’Europe et le Japon. Mais il faut aller au-delà : l’Occident c’est aussi civilisationnel, l’héritier et le porteur d’une civilisation, dont les racines sont judéo-chrétiennes. C’est un facteur important, une réalité. Or, l’Occident ne l’assume en fait plus clairement. L’Occident affronte beaucoup de problèmes aujourd’hui, car il fait face à de nombreux défis envers lesquels il n’assume plus réellement ce qu’il est. C’est l’un des sujets centraux. Pour la question du déclin, laissons le point d’interrogation : il faut être politiquement correct !

5L’Héritage des lumières peut-être aussi ?

6Oui, bien sûr, mais cet ensemble occidental, au moins pour sa partie américano-européenne est, dans son inspiration, ses valeurs politiques et son référentiel, d’abord judéo-chrétien.

7Le regard d’un Russe sur l’Occident ?

8Dans la tradition russe, il y a deux tendances. L’une est europhile, l’autre slaviste. Dans mon action diplomatique, comme dans mes livres, j’ai été l’un des porte-drapeaux de cette tradition occidentaliste. L’action de Gorbatchev s’inscrivait dans cette référence à une alliance civilisationnelle entre l’Europe et la Russie, dans la tradition de Pierre le Grand.

9Il faut employer le passé ?

10Absolument, et aujourd’hui j’éprouve une grande blessure, une immense frustration : on a raté l’occasion d’une alliance historique lors de la chute du communisme. À l’époque de Gorbatchev, 80 % des Russes étaient pro-occidentaux. Actuellement, c’est l’inverse. Mon ami Iakovlev, bras droit de Gorbatchev, avait acquis la certitude que le système soviétique était en réalité irréformable, qu’il fallait tuer le régime totalitaire et nous pensions que l’Occident allait voir en la nouvelle démocratie russe un espoir pour le monde. Avec, pour ce qui concerne l’Europe, la « maison commune », un projet qui s’inspirerait de l’approche gaullo-mitterrandienne. Il y avait un alignement des planètes autour d’un Président, Gorbatchev. C’est lui qui a personnellement assuré la fin du régime communiste. Le facteur « guerre des étoiles » a bien sûr existé. Mais il y a eu ce passage à l’acte responsable. Il reste que les Américains ont perdu l’après-guerre froide : aujourd’hui la Russie est éloignée de l’Occident. J’ai œuvré toute ma vie pour que cela n’arrive pas. Il y a, à mon sens, une rupture définitive entre la Russie et l’Occident.

11L’adjectif « définitive » s’impose ?

12Je le crains. De nos jours, on n’assiste pas seulement à une rupture grave au niveau de l’élite, mais plus encore, au niveau de la population ! À force de diabolisation, même les plus pro-occidentaux changent d’avis. Le Main Stream en Russie est dorénavant du côté de l’alliance avec la Chine. Pourtant, les Russes ont été prêts ! Ils voyaient l’Occident de manière idyllique ! 80 % des Russes étaient prêts à en faire partie. Aujourd’hui, on ne dépasse pas 20 % ! Le résultat d’une diabolisation constante de la Russie, de l’arrogance intellectuelle, de la méconnaissance des Occidentaux… Après la chute du communisme, la Russie a été bafouée en tant que nation, et de surcroît l’Occident n’a pas tenu parole. On a détruit tout le système de fusibles qui avait été créé, en travaillant patiemment avec les Américains et les Européens : le contrôle des armes est remis en question. De la diplomatie à courte vue. Il arrive que les chancelleries occidentales soient aux mains d’amateurs.

13À cet égard, précisément, la Russie a toujours valorisé dans l’histoire le fait qu’elle était au carrefour de continents. Vous n’allez pas faire croire qu’elle aurait subitement un intérêt stratégique à ne miser que sur un seul côté, l’Asie !

14Vous pensez que la politique est rationnelle. Elle ne l’est pas ! Il faut analyser les situations à la façon des analystes professionnels du renseignement, de façon froide. Rationnellement, la Russie a cet intérêt, vous avez raison : l’aigle à deux têtes, celui qui regarde l’Asie, celui qui regarde l’Europe. Les peuples réagissent différemment, bien plus avec des sentiments : amertume, rancœur, qui peuvent même devenir inimitié.

15Difficile de croire sérieusement à une alliance équilibrée avec la Chine…

16Nous n’avons pas le choix. Vous ne mesurez pas la distance actuelle avec l’Occident. C’est beaucoup plus grave que vous ne le pensez. Poutine a donné aux Russes un code de fierté, avec comme meilleur agent les erreurs et les fautes de l’Occident.

17La considérable dissymétrie n’est donc pas répulsive pour la Russie ?

18Rationnellement oui. Mais nous n’avons pas le choix. Et notre armement garantit notre indépendance. « Nous avons la bombe ! »

19Les analystes occidentaux se sont en fait trompés doublement : sur la rupture civilisationnelle en cours, mais tout autant sur la capacité dont a fait preuve Poutine d’utiliser l’argent du pétrole pour transformer totalement le complexe militaro-industriel russe. Les Occidentaux n’ont pas senti les transformations radicales de l’outil militaire. La transformation est colossale. Brejnev et Andropov ont perdu la guerre des étoiles, mais Poutine a réinvesti intelligemment la défense.

20La Russie a une tradition scientifique, mais l’Occident innove plus. Les succès futurs sont liés à l’innovation, atout de la Chine, cela ne vous inquiète pas ?

21Les Chinois sont très en avance, oui, mais dans certains domaines. Et sur les sciences pointues, les Russes restent là. Les Russes, non, ne sont pas en retard. Par contre, c’est vrai, les transferts de technologie de la Russie vers la Chine sont dangereux.

22Sur deux des paramètres centraux de la géostratégie, la géographie et la démographie, auxquels on peut ajouter la croissance, n’êtes-vous pas plus en risque vis-à-vis de la Chine, et ses appétits, notamment d’espace, qu’avec l’Occident ? Devant Chirac, Deng Xiaoping avait qualifié la Sibérie de « Province du nord »…

23La géographie peut être tentante, mais l’espace est aussi un facteur majeur de la résilience russe. Comme la capacité militaire ! Sinon Hitler serait au Kremlin. L’Occident est-il capable de mener une guerre (c’est une inquiétude à avoir d’ailleurs) ? La Russie, oui… Ils vivent dans l’éventualité d’une guerre, et sont prêts pour avoir été diabolisés par tant de déclarations irresponsables… Le chef d’état-major américain, n’a-t-il pas l’an passé déclaré que la guerre avec la Russie « était inévitable » ? Folies ce genre de déclarations ! On assiste donc à une alliance de fait avec les Chinois. Stratégique, puis diplomatique, avec prolongement militaire. Un seul point d’inquiétude de la stratégie à l’égard de Pékin : le transfert de technologie qui l’accompagne.

24La Russie retourne donc à ce qu’elle a longtemps privilégié : la capacité de nuisance…

25Cela, c’est le passé. Dans plusieurs domaines les Russes sont aujourd’hui les premiers. Mais ne sous-estimez pas le niveau de la rupture civilisationnelle, dans l’opinion, par rapport à l’Occident. L’Occident a créé cela. Cela ne devait pas se passer comme cela. La maison commune c’était un vrai pôle civilisationnel : l’héritage de Tolstoï, Dostoïevski… et une société allant vers la démocratie, avec un grand marché. Cet Occident européen élargi était inacceptable pour les Américains. Ils ne veulent pas d’une Europe autre que vassalisée. Une grande erreur intellectuelle. Ils ne comprennent pas et sont allergiques aux alliances qu’ils ne maîtrisent pas. Ils ne voient pas qu’un grand ensemble civilisationnel européen serait, en réalité, profitable à l’Occident sur un plan global. La France aurait pu jouer un rôle important, s’appuyant sur l’estime que les Russes lui portent. À dire vrai, les Russes croient plus en la France éternelle que les Français eux-mêmes !

26La pandémie n’a-t-elle pas montré les faiblesses des régimes autoritaires ?

27C’est une plaisanterie. Le coronavirus a révélé, au contraire, les faiblesses de l’Occident. L’Occident se croit encore meilleur… La population elle-même n’y croit plus (masques, vaccins… c’est un fait). Le triomphe de l’idéologie ! De mon temps les gens mentaient, il y avait la propagande. Mais il y avait une distinction entre la propagande et la croyance en le mensonge : on ne croyait pas en nos propres mensonges ! Aujourd’hui, avec le carcan du politiquement correct, vous prenez l’habitude de croire en votre propre propagande ! Objectivement, pour le coronavirus, ce sont les Russes qui ont trouvé le premier vaccin. Et les Asiatiques ont géré la crise beaucoup plus efficacement – certes dans des conditions autoritaires dures à accepter, mais les résultats sont objectivement là. La période a révélé la percée extraordinaire de l’Asie sur beaucoup de plans. Cette Asie qui est loin de l’Occident.

28Le rapport futur à l’Occident ?

29Il est dorénavant fondé sur une méfiance fondamentale, un discrédit. L’Occident nous a déçus, les Russes ont perdu confiance, pensant que les valeurs occidentales ont été trahies par l’Occident lui-même. Ils sont persuadés que les Occidentaux ne sont pas respectés parce qu’ils ont trahi leurs propres valeurs – face à l’islam par exemple. La dictature du politiquement correct occidental est un poison qui tuera l’Europe voire l’Occident. Elle a amené la situation où les gens croient en leurs postures. C’est un problème. Les Occidentaux pensent que le problème de l’Occident, c’est Poutine… Mais leur problème, ce sont les Occidentaux eux-mêmes !

30Revenons à la dégradation de la vision russe de l’Occident…

31Le soir de la chute du mur, j’étais avec Eltsine. Nous avons tous les deux arrosé sans mesure à la Vodka ces images stupéfiantes ! La Russie allait, à son rythme, vers l’adoption des valeurs occidentales. Nous avions une alliance objective. Il y avait un double projet : constituer un pôle de dialogue et être un fusible de sécurité pour l’Europe. Mais aujourd’hui le peuple russe pense que Gorbatchev était un agent occidental !

32Puis ? De quel côté sont les dévoiements ?

33Puis, les rendez-vous ratés se sont enchaînés. Le traitement sans égard de la Russie après la chute du communisme, le non-respect des engagements sur le non-élargissement de l’Otan. La guerre des Balkans et le traitement de la Serbie. La rebuffade après le 11 septembre 2001, quand Poutine, le jour même, a proposé à Bush toutes les ressources russes vis-à-vis du terrorisme. Dans la fatigue intellectuelle occidentale, il y a eu le mépris de l’expérience russe face à l’islam. Une longue tradition : coexistence avec l’islam, intransigeance envers l’islamisme. Encore que la différence soit ténue : il n’y a guère plus d’islamisme modéré qu’il y a eu de bolchevisme modéré. Je le sais, je connais le monde arabe en profondeur, je parle couramment la langue, j’étais l’interprète arabe de Brejnev : j’ai rencontré tous les leaders arabes. Je connais leurs vues, ils pensent que, grâce à la « guerre des ventres », le futur de l’Europe c’est l’islamisation. Un problème très grave, qui saute aux yeux. Il faut citer aussi le lâchage régulier des alliés par les États-Unis (Égypte…), qui n’a pas accru l’estime, et les lourdes erreurs stratégiques (Printemps arabe, Libye, Bachar el-Assad…). Poutine est un analyste froid, comme souvent les hommes du renseignement. L’empathie envers Bachar n’était pas le sujet, seule comptait l’analyse de la situation. L’utilisation de l’islamisme modéré contre les Russes fut une bêtise monumentale. Ajoutons encore à cette liste le défaut de courage (Soljenitsyne lui-même le vise en 1978 dans son célèbre discours de Harvard). Tout cela n’a pas coloré d’optimisme le regard peu amène des Russes envers l’Occident. Par ailleurs, l’Occident a joué avec les pires, les oligarques. Des voleurs, des pillards. Avec eux l’idée de propriété privée a été discréditée, et la démocratie avec. Des milliards dilapidés. Cela a été fait avec l’Occident. La privatisation a été assimilée au vol. Aujourd’hui, le peuple dit « les démocrates-voleurs » au lieu de dire « les démocrates »… Les sanctions ont enfin renforcé les néostaliniens de manière radicale et, partant, le système Poutine. Le retour en grâce de Staline s’explique parce qu’il symbolise la résistance russe face à l’Occident et qu’il incarne la reconstruction du pays – voire de l’empire qu’il fut.

34Comment voyez-vous l’avenir à long terme de l’Occident ?

35Une pente de déclin, alors que parallèlement l’Asie jaillit, se présente comme un avenir central. Mais je ne suis pas totalement pessimiste sur l’affaissement définitif de l’Occident. Les choses peuvent changer, rien n’est vraiment prévisible : la fin du communisme n’était pas prévisible…

36Bien sûr le danger demeure : le message destructeur du politiquement correct, et celui de l’élite mondialiste occidentale, que les Russes appellent « les grands inquisiteurs », passe d’autant moins que la crise s’installe. Il convainc de moins en moins les masses. Cette élite, qui ne voit que l’écume, avait pour elle la réussite économique. Mais on sait maintenant que l’avenir économique est en Asie… Évidemment les Russes ont aussi, à leur tour, leur illusion, celle de penser que la rupture avec l’Europe occidentale n’est pas si grave, d’autres alliances de substitution pouvant exister dans le sens du Linkage de Kissinger. Mais en son for intérieur, Poutine n’a pas abandonné l’idée d’un grand arrangement avec l’Occident incluant notamment le dossier ukrainien. L’Ukraine a un vrai destin : non pas celui d’être un fer de lance contre la Russie, plutôt celui d’être un trait d’union. Et puis, en Europe, on se ressaisit régulièrement, en France et en Allemagne, malgré les postures liées à l’actualité immédiate… Un sursaut parce qu’il s’agit de survie civilisationnelle. La survie de la civilisation européenne est importante pour la survie de la civilisation russe. D’où viendra la nécessité de revenir à cet aigle bicéphale… Une réaction, un sursaut est possible, vous existez encore ! Il faut seulement que la France s’affirme. Elle a de la peine à s’imposer face à l’Allemagne, qui se couche devant les Américains.

37Je vais reprendre votre formule : « C’est nous qui avons la bombe… ! »

38(Rires)… C’est aussi pour ce genre de réflexe que j’aime la France ! La crise du coronavirus a été terrible pour la France, il faut renouer avec la tradition gaullo-mitterrandienne. L’Europe et la Russie ne sont pas adversaires, nous sommes complémentaires, je suis persuadé que l’on peut solidifier l’Occident par notre civilisation européenne. Et Poutine n’est pas éternel, il va sortir du jeu. Sa succession sera une ressource si les néostaliniens ne lui succèdent pas, renforcés qu’ils sont par la myopie et le manque d’audace de l’Occident.

Notes

  • [1]
    Le Roman vrai de Gorbatchev ; Flammarion, 2021.
Français

L’Occident n’a pas su gérer l’après-URSS, au point que la Russie d’aujourd’hui rejette une relation pacifiée avec l’espace occidental d’autant plus que celui-ci semble remettre en cause ses propres fondements civilisationnels. Il est urgent que les dirigeants de l’Ouest se reprennent et trouvent des voies de dialogue avec Moscou.

  • URSS
  • Russie
  • Occident
  • Poutine
Vladimir Fédorovski
Écrivain et ancien diplomate russe.
Olivier Petros
Membre du conseil d’administration du Comité d’études de défense nationale (CEDN).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.838.0049
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