CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis que les civilisations existent, quatre forces ont façonné le paysage stratégique, politique, économique et social. Le climat, d’abord, qui décide de la localisation des activités humaines. La démographie, qui constitue le rapport de force le plus simple et le plus puissant entre les peuples. La technologie ensuite, qui a une fonction amplificatrice : sa maîtrise renforce les avantages ; son partage, qui exclut toute domination, permet de développer les échanges ; et son absence génère une position de faiblesse qui peut, à terme, détruire le reste. L’idéologie enfin, qui propose une vision et la promesse d’un monde meilleur, à partir de laquelle les peuples sont mobilisés et qui permet de justifier les sacrifices qui leur sont demandés. C’est cette grille qui, pour moi, permet de comprendre d’où nous venons et où nous allons, et aide à définir ce que sont nos défis et quelles doivent être nos priorités.

Un déclin inévitable de notre poids relatif

2La domination de la civilisation européenne depuis les grandes découvertes du XVe siècle et surtout depuis le XIXe siècle, durant lequel la Chine a cessé d’être la première économie mondiale, peut s’expliquer à travers le prisme de cette grille, par un climat tempéré, une démographie qui était jusqu’ici très dynamique et portée par des progrès rapides du système de santé, une domination technologique depuis le XVe siècle, et enfin une vision civilisatrice – d’abord à travers l’idéal chrétien, puis démocratique, avec des valeurs fondamentales hissant le respect de la liberté individuelle au plus haut niveau, selon l’idée que l’Homme est le seul maître de son destin. Ces conditions ne sont aujourd’hui plus réunies de la même manière.

3La démographie occidentale est déclinante, tandis que d’autres sont en croissance continue. L’Europe est entrée dans une ère de dépopulation (avec un nombre de décès supérieur au nombre de naissances) en 2015, tandis que d’ici 2030, un tiers de la croissance démographique mondiale sera porté par trois pays (non occidentaux) seulement : l’Inde, le Nigeria et la Chine. La part relative occupée par l’Occident dans l’économie et les échanges mondiaux décroît incontestablement depuis le dernier quart du XXe siècle, alors qu’elle augmentait depuis le XIXe siècle. L’Europe se dévitalise face à une Afrique dont la poussée démographique (30 millions de solde net positif chaque année, presque une demi-France) va devenir irrésistible.

4La menace la plus importante pour l’Occident est le réchauffement climatique. Il change la donne, car il prive les territoires occidentaux d’une partie de l’avantage comparatif lié au climat dont ils jouissaient jusqu’ici. De plus, outre la transition que les sociétés vont avoir à gérer, vers des modes de production et de consommation différents – et plus frugaux – que ceux qui étaient au centre de notre système pendant des décennies, le réchauffement va provoquer de nouvelles migrations. Celles-ci vont contribuer à déstabiliser davantage encore nos sociétés – comme ce fut notamment le cas lors de la vague migratoire qu’a connue l’Europe en 2015-2016.

5Enfin, la diminution du coût d’accès à la technologie la rend de plus en plus universelle et de mieux en mieux partagée, ce qui contribue à renforcer la menace de déclin relatif de l’Occident, qui perd un outil important au service de sa suprématie. Au-delà, la technologie constitue un véritable game changer pour le rapport de force entre puissances : elle a créé une dimension qui n’existait pas avant, un champ nouveau qui n’est plus limité par les contraintes physiques. Si le monde est géographiquement fini, il ne l’est pas virtuellement. Cette dimension occupe d’ailleurs une importance croissante dans les confrontations entre puissances, qui n’hésitent plus à recourir à tous les modes d’action de la conflictualité hybride, notamment les manipulations de l’information ou les cyberattaques.

6En créant à la fois des effets d’échelle quasi illimités comme des menaces et des opportunités fortement asymétriques (deux personnes dans un garage peuvent aujourd’hui espérer changer le monde en bien ou en mal et menacer les situations établies d’entités considérablement plus importantes et reconnues), la technologie rend obsolètes une part de nos modes classiques d’organisation et notamment certaines composantes des États westphaliens.

7Elle change aussi la donne dans l’espace. Longtemps dominé par les deux grandes puissances de la fin du XXe siècle, mais aujourd’hui partagé avec les puissances émergentes et même certains acteurs privés, l’espace, comme la sphère virtuelle, offre de nombreuses opportunités, mais nécessite que nous établissions de nouvelles règles et que nous définissions une vision de la place que nous souhaitons y occuper.

8Nous avons vécu dans un monde dans lequel notre position dominante était protégée par un droit international dont nous avions posé les principes et dans lequel nos succès stratégiques, économiques et sociaux faisaient de nos sociétés des modèles enviés. L’enlisement dans des conflits militaires secondaires, la crise financière, la montée des crises sociales, alors même que la Chine et certains pays émergents accumulaient les succès apparents, ont changé la donne. Notre modèle est moins séduisant, moins envié et même maintenant contesté, de la Chine au Proche et Moyen-Orient par des modèles alternatifs qui veulent au moins se voir reconnus et parfois nous mettre en cause, voire nous remplacer.

9Certaines puissances nous défient au mépris des règles internationales, sur tous les territoires partagés. C’est notamment le cas d’Ankara en Méditerranée orientale ou de Pékin en mer de Chine méridionale, mais également dans l’espace et le cyberespace, où la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie sont très offensives.

10Nous avons jusqu’à aujourd’hui évité la confrontation directe, mais le benign neglect ou la passivité ne sont plus possibles et il va nous falloir trouver les voies d’une coexistence constructive ou compétitive si nous voulons continuer de peser et garder notre souveraineté.

Réinventer notre modèle et revoir nos aspirations

11Nous faisons face à un double défi : réinventer notre rapport au monde qui nous entoure, en étant plus réalistes sur nos aspirations et plus exigeants sur nos moyens, et réinventer aussi notre promesse économique et sociale pour préserver la cohésion de nos sociétés.

12Nous devons d’abord accepter que l’ordre mondial, auquel nous pouvons aspirer et qui nous permettra de continuer à exister, doit être plus pragmatique, plus partagé et plus modeste qu’autrefois. Les nations occidentales, réunies par la croyance que le bon modèle est celui qui privilégie la liberté individuelle, tempérée par un corps de règles, doivent faire leur deuil de la « mission civilisatrice universelle » qu’elles se sont donnée durant plusieurs siècles. Mais elles doivent en parallèle, surtout en Europe, accepter de faire les efforts sérieux indispensables à la restauration de leur crédibilité, notamment militaire.

13Le déclin de l’Occident implique un risque de disparition dans deux cas : si nous cherchons une logique « confrontationnelle », qui répondrait à la logique non souhaitable du « quitte ou double », ou si nous ne faisons rien. En effet, nous sommes entrés dans une ère d’affirmation des puissances militaires émergentes ou concurrentes. Le monde s’est considérablement réarmé depuis les années 2000, et l’année 2019 fut une année record en termes d’augmentation des dépenses militaires mondiales avec 1 917 milliards de dollars dépensés (+ 3,7 % par rapport à 2018). Les États-Unis conservent les dépenses les plus importantes (elles ont augmenté de 54 % entre 2000 et 2019), mais la hausse des dépenses militaires chinoises sur cette même période est de 521 %. La Russie et la Turquie ont également réalisé un effort considérable en la matière (respectivement + 175 % et + 62 %), alors que les dépenses de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni n’ont augmenté que de 11 %, 14 % et 11 %. Si l’Occident, sous le parapluie des États-Unis, conserve donc pour l’instant l’avantage, une confrontation s’avérerait incertaine, et l’inaction destructrice.

14La redéfinition de notre rapport aux autres ne saurait se limiter au volet sécuritaire.

15De manière plus positive, et si nous préférons une logique de coexistence constructive à celle d’une aléatoire confrontation, il existe des territoires de convergence réels. La recherche de solutions au défi climatique et celle de la sécurité sanitaire en sont des exemples majeurs, il en va de même du souci de préserver les ressources naturelles rares. Dans ces domaines, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle administration américaine, plus prévisible, plus apaisée et plus concernée constitue une source d’espoir.

16Sur le plan interne, les promesses démocratiques sont presque partout fragilisées par l’augmentation des inégalités d’accès à l’éducation, à l’emploi, à la sécurité et à la santé. La démocratie ne peut pas survivre si elle ne garantit pas l’accès à ces quatre éléments fondamentaux du pacte social. Or, cette promesse est aujourd’hui remise en cause, comme en témoignent les difficultés causées par la pandémie de la Covid-19 et l’adaptation imparfaite de nos sociétés à celle-ci. C’est donc sur la redéfinition du pacte social qu’il convient de travailler en priorité.

17Pour y parvenir, il faut accepter de remettre en cause notre architecture de gouvernance. Dans un monde qui a fondamentalement changé, s’arc-bouter sur des schémas largement hérités du XVIIIe et du XIXe siècles est illusoire et mortifère. Le modèle qui a dominé est celui de l’État westphalien. L’évolution des mœurs et la technologie ont entraîné un besoin de transformation de celui-ci.

18S’il correspondait bien à un monde géographiquement fini, où l’État pouvait imposer ses règles et sa force parce qu’il dominait les autres parties prenantes et était en mesure de répondre efficacement aux aspirations de sécurité et de développement, il est plus fragile et parfois inadapté dans un monde où les rapports de force n’ont certes pas disparu, mais où de nouveaux acteurs « non gouvernementaux », ONG, organisations terroristes multinationales, réseaux sociaux, entreprises géantes, ont émergé avec une force jusqu’alors inconnue pour revendiquer leur place dans les débats et les décisions.

19Cela doit conduire les États classiques à redéfinir les niveaux de responsabilité en fonction des différents enjeux et revoir leur structure de gouvernance entre les niveaux locaux, régionaux, nationaux, supranationaux et globaux. Ces États classiques ne sont en effet plus toujours le niveau de réponse le plus pertinent aux défis que nous devons relever, la crise de la Covid-19 aura eu la vertu de nous le rappeler.

L’Europe, ni naïve, ni démodée…

20Dans cette nécessaire réinvention intérieure et extérieure de notre modèle, la construction européenne et son approfondissement trouvent tout leur sens. Les nations de l’Union ont l’avantage majeur de former un territoire cohérent et de largement partager un corps de valeurs fondamentales.

21La taille critique de l’Union, un demi-milliard d’habitants et le premier marché du monde, offre de plus l’échelle nécessaire pour pouvoir traiter certains de nos défis majeurs, du climat à la sécurité ou à l’immigration.

22En outre, dans un monde où l’innovation est devenue à la fois plus rapide, plus profonde et surtout plus « granulaire », notre modèle reposant sur une recherche de la liberté individuelle, tempérée seulement par le respect d’un corps de règles communes convient mieux que les autres au développement de l’initiative.

23C’est donc en regardant l’avenir et les défis qu’il nous pose que nous devons penser le futur de notre société et la définition de nos priorités et de nos modes d’action politiques, économiques et sociaux, et non en continuant de nous enfermer dans les schémas hérités des siècles précédents.

24C’est l’existence d’un cadre européen seulement qui garantira notre succès pour la sécurité de nos frontières, virtuelles ou réelles, pour le contrôle des migrations, le respect de la vie privée et de nos concitoyens, le développement de l’innovation dans les domaines-clés.

25De ce point de vue, les évolutions que la combinaison de la présidence Trump dans ses derniers excès et de la crise sanitaire a provoquées, sont une source d’espoir fort, quelles que soient leurs imperfections. La solidarité financière et sanitaire, les progrès, certes modestes de la défense européenne, les efforts vigoureux sur la réglementation des données et des acteurs de la technologie, en témoignent.

26Ces progrès ne nous permettront certes pas, à nous Français, de faire l’économie des réformes internes profondes que nous n’avons que trop longtemps différées, mais ils nous montrent qu’il existe un chemin qu’il ne tient qu’à nous de suivre si nous en avons collectivement la volonté, ce qui, au fond, est la condition nécessaire et légitime à l’existence et à la survie de toute société.

Français

Si le poids démographique relatif de l’Europe entraîne de facto un recul inévitable, il est cependant largement possible de rebondir à condition de réinventer notre modèle de gouvernance et de proposer une approche plus réaliste mais aussi ambitieuse. Les errements récents du monde occidental permettent d’en tirer des leçons pour l’avenir.

  • démographie
  • gouvernance
  • modèle
  • Europe
Henri de Castries
Président de l’Institut Montaigne.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.838.0011
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